La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Introduction/Complément

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 202-209).
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Introduction


(complément de l’éditeur)


On vient de lire les dernières lignes tracées par la plume éloquente de Lamennais. Au seuil de la seconde Cantique et de la troisième, s’arrête, scellé pour jamais des mains de la mort, le plus magnifique commentaire que la Trilogie Dantesque ait dû à ses innombrables interprètes.

Fallait-il laisser inachevé, tel qu’il était resté dans les mains glacées du laborieux ouvrier, ce monument impérissable ? Et, si on voulait, non certes le parfaire, mais du moins en marquer jusqu’au bout le dessein primitif, en indiquer le plan, — comme font les adeptes dans l’art de Vitruve et de Palladio, quand ils restituent un édifice partiellement exhumé, — à quel successeur demander le complément d’un travail où s’est si fortement empreint le génie d’un maître ? Telles ont été les questions qui se posaient devant nous.

Nous aurions accepté la première des deux alternatives, si nous nous étions senti le droit d’espérer que notre respect pour l’œuvre magistrale ne nous serait reproché par personne comme une négligence coupable, un oubli de devoirs sacrés.

La seconde nous plaçait en face d’une tentative que, pour notre compte personnel, nous eussions regardée comme une espèce de sacrilège.

Un moyen terme s’est offert, qui, s’il n’est pas approuvé de tous, ne saurait en aucun cas mériter à l’éditeur des Œuvres posthumes de Lamennais, ni le reproche d’avoir négligé sa tâche, ni celui d’avoir trop présumé des droits que le choix d’un ami semblait lui donner.

Parmi les nombreux ouvrages consultés par Lamennais, est un volume anglais sur la Littérature de l’Italie depuis l’origine de la langue italienne jusqu’à la mort de Boccace[1]. L’auteur, M. Léonard-Francis Simpson, a essayé, lui aussi, une analyse détaillée du poëme de Dante. Son travail, bien moins étendu que celui de Lamennais, embrassé d’une vue moins haute, nourri d’une science bien moins variée, est cependant une œuvre consciencieuse et d’utile emploi.

Ainsi l’avait jugé Lamennais. Cette approbation nous est une garantie qu’en plaçant ici la portion de l’analyse anglaise qui nous conduit, pas à pas, jusqu’aux derniers chants de l’épopée italienne, nous ne commettons, envers la mémoire de notre illustre ami, aucune irrévérence que, vivant, il eût désapprouvée. Nous espérons également que M. Simpson voudra bien nous excuser de réunir ainsi, — non sans péril, mais non sans gloire pour lui, — un fragment de son livre à l’Introduction de Lamennais.

Le public enfin, juge en dernier ressort de nos intentions et de nos actes, devra comprendre et nos scrupules et le parti qu’ils nous ont fait adopter.

E. D. F.


LE PURGATOIRE
(suite)


... Le Poëte croit distinguer dans l’espace, au loin, sept arbres d’or, mais il constate que ce sont sept candélabres, à ce point resplendissants qu’ils semblent autant de lunes. Des personnages vêtus de blanc, sept arcs-en-ciel tracés sur l’azur, vingt-quatre vieillards du plus noble aspect couronnés de fleurs de lis, quatre animaux mystiques décorés de feuillages verts et dont chacun a six ailes couvertes d’yeux (symbole pour l’explication duquel Dante renvoie au livre d’Ezéchiel), escortent un char triomphal traîné par un griffon, à la fois oiseau et quadrupède. Le char de Phœbus est éclipsé par les splendeurs de celui-ci. Trois femmes dansent à sa droite, quatre s’ébattent à sa gauche :

« Trois dames venaient dansant en rond du côté de la roue droite ; l’une si rouge, que dans le feu à peine la discernerait-on ;

« L’autre, comme si les chairs et les os eussent été d’émeraude ; la troisième, semblable à la neige qui vient de tomber. »

« À gauche, quatre autres, vêtues de pourpre, menaient leur danse à la suite de l’une d’elles qui à la tête avait trois yeux. »

Suivent deux vénérables vieillards dont l’un porte une épée, puis quatre personnages d’humble apparence ; puis un vieillard seul (saint Jean) plongé dans un sommeil extatique[2].

Au sein d’un chœur éclatant, entonné par cent messagers d’amour qui chantent, en jonchant le sol de fleurs, leur hymne de joie, et parmi la pompe de ce magnifique cortége, apparaît enfin Béatrix appelée à guider le Poëte, du Paradis terrestre qu’il vient de dépeindre, au véritable Paradis, ciel des cieux, empyrée divin.

On a reconnu, sous ce langage figuré, le tableau tracé par Dante de l’Église et de ses formes essentielles. On a vu qu’il puisait à pleines mains dans les Révélations de saint Jean. Les sept candélabres représentent, ou les sept églises d’Asie, ou les sept grâces de l’Esprit saint. Les vingt-quatre vieillards sont les vingt-quatre livres de l’Ancien Testament ; on suppose que le char est le trône de saint Pierre ; les quatre animaux mystiques symbolisent les quatre évangélistes. La double nature du griffon est une allusion à la double nature de l’Homme-Dieu qui sauva le monde. Les trois nymphes de droite sont les vertus théologales ; les quatre de gauche, les vertus cardinales, marchant sous la direction de la Prudence. Suivent saint Luc et saint Paul, l’un sous le costume de médecin, l’autre armé d’une épée, pour montrer que la Clémence et la Justice doivent servir d’étais au trône de saint Pierre comme au trône de Dieu lui-même. Enfin viennent les grands docteurs de l’Église précédant Béatrix — ou la Théologie.

Cette dernière apparition et l’élan passionné que Dante ressent devant elle, les souvenirs de jeunesse que fait refleurir en lui l’aspect de cette forme adorée, constituent un des plus beaux fragments de tout le poëme.

« J’ai vu au point du jour l’orient tout rose, et le reste du ciel orné d’une douce sérénité,

« Et le soleil naître voilé d’ombres, de sorte que l’œil pouvait longtemps en soutenir l’éclat tempéré par les vapeurs.

« Ainsi dans une nuée de fleurs qui s’épanchaient des mains angéliques et retombaient en bas, dedans et dehors,

« Sous un voile blanc, couronnée d’olivier, m’apparaît une dame revêtue d’un vert manteau et d’une robe couleur de flamme vive.

« Et mon esprit qui depuis si longtemps déjà n’avait, tremblant, éprouvé la stupeur que me causait sa présence,

« Sans davantage la reconnaître des yeux, par une vertu occulte qui d’elle émana, de l’ancien amour sentit la grande puissance. »

Dante, alors, jette un regard en arrière, espérant revoir Virgile ; mais son Guide a soudainement disparu. Béatrix lui adresse des reproches de négligence qu’il faut interpréter dans un double sens : le premier, ayant trait à la théologie dont il a délaissé l’étude ; le second, à son premier amour dont il a outragé le souvenir en se mariant après la mort de celle qui en était l’objet ; Cependant, Béatrix pardonne. Cette dame (Mathilde) qu’il avait vue sur l’autre bord du courant mystique, l’immerge dans les eaux du Léthé, — car c’est bien le Léthé qui les séparait naguère, — et ce bain précieux lui ôte jusqu’à la ressouvenance du péché. Elle lui fait boire les eaux de l’Eunoé, dont le goût ravive en lui la mémoire du bien, qu’il avait perdue en se plongeant dans le fleuve d’oubli. Purifié, rajeuni grâce à ces eaux saintes,

« Je revins, dit-il, de la très-sainte onde, renouvelé comme des plantes qu’une vie nouvelle a revêtues d’un nouveau feuillage,

« Pur et préparé à monter aux étoiles. »

Donnant à entendre par là que la confession du péché, accompagnée d’un vrai repentir, peut seule conduire l’homme à la contemplation des choses célestes.


  1. Nous traduisons littéralement le titre de ce volume, publié à Londres en 1851, chez l’éditeur Bentley.
  2. Le sommeil de l’Apocalypse.