La Divine Comédie (Lamennais 1863)/L’Enfer/Chant 10

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 284-290).
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L’Enfer


CHANT DIXIÈME


1. Maintenant, par un étroit sentier, entre le mur de la ville et les tourmentés, va mon Maître, et moi derrière lui.

2. — O vertu suprême 1 dis-je, qui, comme il te plaît, me conduis par les tristes circuits, parle-moi et satisfais mes désirs.

3. La gent qui gît dans les sépulcres, la pourrait-on voir ? Tous les couvercles sont levés, et nul ne fait garde.

4. Et lui à moi : « Tous seront scellés, quand de Josaphat ils reviendront ici avec les corps qu’ils ont laissés là-haut.

5. « De ce côté ont leur cimetière, avec Épicure, tous ces sectateurs, qui veulent que l’âme meure avec le corps.

6. « Au reste, de là dedans on satisfera bientôt ta demande, et aussi le désir que tu me tais. »

7. Et moi : — Bon maître, si je ne te découvre pas tout mon cœur, c’est pour être bref comme déjà auparavant tu m’y as induit.

8. « O Toscan, qui t’en vas, vivant, par la cité du feu ainsi sagement parlant, qu’il te plaise t’arrêter en ce lieu !

9. « Ton langage montre que tu es né dans cette noble patrie 2 à laquelle peut-être fus-je trop rude. »

10. Subitement cette voix sortit d’une des tombes : de quoi effrayé, je me rapprochai un peu de mon Guide.

11. Et lui me dit : « Que fais-tu ? Tourne-toi. Vois là Farinata qui s’est levé : tu le verras tout entier de la ceinture en haut. »

12. J’avais déjà mes yeux fixés sur les siens, et lui de la poitrine et du front se dressait, comme s’il eût eu l’enfer à grand mépris.

13. Les mains promptes et hardies du Maître me poussèrent vers lui à travers les sépulcres, disant : « Que tes paroles soient nettes 3 ! »

14. Et quand je fus au pied de sa tombe, il me regarda un peu, puis d’un air hautain me demanda : « Qui furent tes ancêtres ? »

15. Moi qui d’obéir étais désireux, je ne les lui célai point, mais je les nommai tous : sur quoi il éleva un peu les sourcils,

16. Puis dit : « Cruellement ils furent ennemis de moi, et de mes aïeux, et de mon parti ; aussi les chassai-je deux fois. »

17. — S’ils furent chassés, répondis-je, de toutes parts ils revinrent et l’une et l’autre fois ; mais les vôtres n’apprirent jamais cet art.

18. Lors, se montrant à découvert, surgit une ombre, qui seulement au menton de l’autre atteignait ; elle s’était, je crois, levée sur les genoux.

19. Elle regarda autour, comme désirant voir si un autre était avec moi ; et après qu’en elle l’espérer fut entièrement éteint,

20. Pleurant elle dit : « Si, à travers cette sombre prison, tu vas par grandeur d’âme, mon fils où est-il ? pourquoi pas avec toi ? »

21. Et moi à lui : — Je ne viens pas de moi-même ; me conduit en ces lieux celui qui attend là, et que votre Guido eut peut-être à dédain 4.

22. Ses paroles et le genre de la peine m’avaient déjà de celui-ci appris le nom : ce pourquoi la réponse fut si pleine.

23. Soudain se dressant, il s’écria : « N’as-tu pas dit : Il eut ? Ne vit-il plus ? La douce lumière ne frappe-t-elle plus ses yeux ? »

24. Voyant qu’un peu je tardais à répondre, à la renverse il retomba, et ne parut plus au dehors.

25. Mais cet autre magnanime, à la demande de qui je m’étais arrêté, ne changea point de visage ; sa tête ; son corps restèrent immobiles.

26. Et continuant le premier discours : « Qu’ils aient mal appris cet art, dit-il, cela me tourmente plus que cette couche.

27. « Mais de la Dame qui règne ici 5 le flambeau ne se sera pas rallumé cinquante fois, que tu sauras ce que coûte cet art.

28. « Et si jamais tu retournes dans le doux monde 6, dis-moi pourquoi ce peuple, en toutes ses lois, est si cruel contre les miens ? »

29. Et moi à lui : — Le massacre et le carnage qui rougit l’Arbia 7 fait faire une telle oraison dans notre temple 8.

30. Après avoir en soupirant secoué la tête : « A cela, dit-il, je ne fus pas seul, et ce n’eût pas certes été sans cause qu’avec les autres je m’y fusse porté ;

31. « Mais quand tous consentaient à détruire Florence, seul en face je la défendis. »

32. — Ah ! si jamais les vôtres recouvrent le repos, lui dis-je, levez, je vous prie, le voile dont vous avez enveloppé ma sentence 9 ;

33. Car, si je l’entends bien, il semble que, le présent vous étant caché, vous voyez au delà ce que le temps amène avec lui.

34. « Nous voyons, dit-il, comme on voit avec une mauvaise vue, les choses qui sont loin, autant que les éclaire le souverain Maître.

35. « Quand elles s’approchent, ou sont déjà, toute notre intelligence s’évanouit ; et si quelque autre ne vient ici nous en instruire, nous ne savons rien de votre état humain.

36. « Ainsi, tu peux comprendre que pour nous mourra toute connaissance, de ce moment où sera fermée la porte de l’avenir 10. »

37. Alors, comme contrit de ma faute : — Maintenant, dis-je, vous direz à ce tombé 11 que son fils est encore parmi les vivants.

38. Et si, tardant de répondre, je demeurai muet, faites-lui savoir que ce fut parce que j’étais encore dans l’erreur dont vous m’avez tiré 12.

39. Déjà mon Maître me rappelait, ce pourquoi je priai l’esprit de se hâter de me dire qui était avec lui.

40. Il me dit : « Ici je gis avec plus de mille ; là-dessous est le second Frédéric, et le cardinal 13 : je me tais des autres.

41. Puis il s’enfonça : et moi vers l’antique Poëte je tournai mes pas, repensant aux paroles qui me semblaient menaçantes.

42. Lui se mut, et ainsi allant, il me dit : « Pourquoi es-tu si troublé ? » Et moi je satisfis à sa demande.

43. « Que ta mémoire conserve ce que tu as entendu contre toi, me commanda ce Sage ; maintenant regarde ici ! » Et il leva le doigt 14.

44. « Quand tu seras devant le doux rayon de celle dont le bel œil voit tout 15, par elle tu connaîtras le voyage de ta vie. »

45. Il tourna ensuite à main gauche : nous laissâmes le mur, et vînmes vers le milieu par un sentier qui aboutit à une vallée

Dont, jusque d’en haut, l’on sentait la puanteur.




NOTES DU CHANT DIXIÈME


10-1. Virgile.

10-2. Florence, patrie de Farinata degli Uberti, lequel, uni aux Gibelins de Sienne, exerça de grandes sévérités contre ceux de ses concitoyens qui appartenaient au parti guelfe.

10-3. Le sens paraît être : « Tu peux parler librement, hardiment. » Cependant conte peut aussi signifier brèves, et ce sens s’accorderait mieux avec ce que dit Dante plus loin : « Déjà mon maître me rappelait. »

10-4. Guido Cavalcanti, fils de Cavalcante de’ Cavalcanti, avait abandonné la poésie pour s’appliquer à la philosophie.

10-5. La Lune.

10-6. Cette tournure empruntée des anciens, et qui se retrouve plus bas, exprime une sorte de souhait conditionnel : — « Dis-moi, et qu’ainsi puisses-tu retourner dans le doux monde. — »

10-7. Lors de la défaite des Guelfes près de ce fleuve.

10-8. De telles lois, disent les commentateurs, qui entendent par tempio le lieu où s’assemblaient les magistrats. Ce mot, joint à celui d’ovazione, nous paraît, dans la pensée du Dante, trop d’accord avec les ardentes passions politiques du temps, ériger la vengeance en une sorte de culte.

10-9. Dante, inquiet de ces paroles obscures et menaçantes de Farinata : Tu sauras ce que coûte cet art, le prie de s’expliquer plus clairement.

10-10. Après le Jugement dernier, où il n’y aura plus d’avenir, parce qu’il n’y aura plus de temps.

10-11. Cavalcante de’ Cavalcanti.

10-12. « Parce que je croyais, à tort, que les damnés connaissaient les choses présentes. »

10-13. Le cardinal Ottaviano degli Ubaldini, si passionnément attaché au parti Gibelin, qu’il disait : « S’il y a une âme, je l’ai perdue pour les Gibelins. » — Voilà pourquoi il est mis ici parmi les hérétiques.

10-14. Peut-être pour indiquer le ciel où il verra Béatrice, laquelle, comme il le dit plus bas, lui fera connaître le voyage de sa vie, — l’instruira de ce qui doit lui arriver plus tard.

10-15. Béatrice.