La Double Inconstance/Acte II

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Théâtre, volume I, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 188-224).
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ACTE DEUXIÈME


Scène première

SILVIA, FLAMINIA.
Silvia.

Oui, je vous crois. Vous paraissez me vouloir du bien. Aussi vous voyez que je ne souffre que vous ; je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais où est Arlequin ?

Flaminia.

Il va venir ; il dîne encore.

Silvia.

C’est quelque chose d’épouvantable que ce pays-ci. Je n’ai jamais vu de femmes aussi prévenantes, d’hommes aussi honnêtes. Ce sont des manières si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d’amitié ! Vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu’ils sont pleins de cœur et de conscience. Quelle erreur ! De tous ces gens-là, il n’y en a pas un qui ne vienne me dire d’un air prudent : « Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d’abandonner Arlequin et d’épouser le prince » ; mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s’ils m’exhortaient à quelque bonne action. « Mais, leur dis-je, j’ai promis à Arlequin ; où est la fidélité, la probité, la bonne foi ? » Ils ne m’entendent pas ; ils ne savent ce que c’est que tout cela ; c’est tout comme si je leur parlais grec. Ils me rient au nez, me disent que je fais l’enfant, qu’une grande fille doit avoir de la raison ; eh ! cela n’est-il pas joli ? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être fourbe et menteur, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? D’où sortent-ils ? De quelle pâte sont-ils ?

Flaminia.

De la pâte des autres hommes, ma chère Silvia. Que cela ne vous étonne pas ; ils s’imaginent que le mariage du prince ferait votre bonheur.

Silvia.

Mais ne suis-je pas obligée d’être fidèle ? N’est-ce pas mon devoir d’honnête fille ? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse ? Par-dessus le marché, cette fidélité n’est-elle pas mon charme ? Et on a le courage de me dire : « Là, fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal ; perds ton plaisir et ta bonne foi » ; et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée !

Flaminia.

Que voulez-vous ? ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le prince fût content.

Silvia.

Mais ce prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté ? Quelle fantaisie d’en vouloir une qui ne veut pas de lui ! Quel goût trouve-t-il à cela ? Car c’est un abus que tout ce qu’il fait ; tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu’il m’envoie, tout cela lui coûte un argent infini ; c’est un abîme, il se ruine ; demandez-moi ce qu’il y gagne. Quand il me donnerait toute la boutique d’un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu’un petit peloton qu’Arlequin m’a donné.

Flaminia.

Je n’en doute pas ; voilà ce que c’est que l’amour ; j’ai aimé de même, et je me reconnais au peloton.

Silvia.

Tenez, si j’avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç’aurait été contre un officier du palais, qui m’a vue cinq ou six fois et qui est d’aussi bonne façon qu’on puisse être. Il y a bien à tirer si le prince le vaut ; c’est dommage que je n’aie pu l’aimer dans le fond et je le plains plus que le prince.

Flaminia, souriant.

Oh ! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le prince autant que lui quand vous le connaîtrez.

Silvia.

Eh bien ! qu’il tâche de m’oublier, qu’il me renvoie, qu’il voie d’autres filles. Il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi ; mais cela ne les empêche pas d’aimer tout le monde. J’ai bien vu que cela ne leur coûte rien ; mais pour moi, cela m’est impossible.

Flaminia.

Eh ! ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous ?

Silvia.

Oh ! que si ; il y en a de plus jolies que moi ; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu’à moi d’être tout à fait belle. J’en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu’on y est trompé.

Flaminia.

Oui ; mais le vôtre va tout seul, et cela est charmant.

Silvia.

Bon ! moi ! je ne parais rien, je suis toute d’une pièce auprès d’elles ; je demeure là, je ne vais ni ne viens ; au lieu qu’elles, je les vois d’une humeur joyeuse ; elles ont des yeux qui caressent tout le monde ; elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gêne point, qui est sans façon ; cela plaît davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n’ose regarder les gens et qui est confuse qu’on la trouve belle.

Flaminia.

Eh ! voilà justement ce qui touche le prince, voilà ce qu’il estime, c’est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles. Eh ! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d’ici ; car elles ne vous louent guère.

Silvia.

Qu’est-ce donc qu’elles disent ?

Flaminia.

Des impertinences ; elles se moquent de vous, raillent le prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. « Y a-t-il de visage plus commun ? disaient l’autre jour ces jalouses entre elles ; de taille plus gauche ? » Là-dessus l’une vous prenait par les yeux, l’autre par la bouche ; il n’y avait pas jusqu’aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie ? J’étais dans une colère !

Silvia.

Pardi ! voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là.

Flaminia.

Sans difficulté.

Silvia.

Que je hais ces femmes-là ! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le prince m’aime et qu’il les laisse là ?

Flaminia.

Oh ! elles sont persuadées qu’il ne vous aimera pas longtemps, que c’est un caprice qui lui passera et qu’il en rira tout le premier.

Silvia.

Hum ! elles sont bien heureuses que j’aime Arlequin ; sans cela j’aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là.

Flaminia.

Ah ! qu’elles mériteraient bien d’être punies ! Je leur ai dit : « Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au prince ; et si elle le voulait, il ne daignerait pas vous regarder. »

Silvia.

Pardi ! vous voyez bien ce qui en est ; il ne tient qu’à moi de les confondre.

Flaminia.

Voilà de la compagnie qui vous vient.

Silvia.

Eh ! je crois que c’est cet officier dont je vous ai parlé ; c’est lui-même. Voyez la belle physionomie d’homme !



Scène II

LE PRINCE, sous le nom d’officier du palais ; LISETTE, sous le nom de dame de la cour ; SILVIA, FLAMINIA.
(Le Prince, en voyant Silvia, salue avec beaucoup de soumission.)
Silvia.

Comment ! vous voilà, monsieur ? Vous saviez donc bien que j’étais ici ?

Le Prince.

Oui, mademoiselle, je le savais ; mais vous m’aviez dit de ne plus vous voir, et je n’aurais osé paraître sans madame, qui a souhaité que je l’accompagnasse, et qui a obtenu du prince l’honneur de vous faire la révérence.

(Lisette ne dit mot et regarde seulement Silvia avec attention ; Flaminia et elle se font des signes d’intelligence.)

Silvia.

Je ne suis pas fâchée de vous revoir et vous me trouvez bien triste. À l’égard de cette dame, je la remercie de la volonté qu’elle a de me faire une révérence ; je ne mérite pas cela, mais qu’elle me la fasse puisque c’est son désir ; je lui en rendrai une comme je pourrai ; elle excusera si je la fais mal.

Lisette.

Oui, m’amie, je vous excuserai de bon cœur ; je ne vous demande pas l’impossible.

Silvia, faisant une révérence.

Je ne vous demande pas l’impossible ! Quelle manière de parler !

Lisette.

Quel âge avez-vous, ma fille ?

Silvia.

Je l’ai oublié, ma mère.

Flaminia, à Silvia.

Bon.

Lisette.

Elle se fâche, je pense ?

Le Prince.

Mais, madame, que signifient ces discours-là ? Sous prétexte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte !

Lisette.

Ce n’est pas mon dessein. J’avais la curiosité de voir cette petite fille qu’on aime tant, qui fait naître une si forte passion ; et je cherche ce qu’elle a de si aimable. On dit qu’elle est naïve, c’est un agrément campagnard qui doit la rendre amusante ; priez-là de nous donner quelques traits de naïveté ; voyons son esprit.

Silvia.

Eh ! non, madame, ce n’est pas la peine ; il n’est pas si plaisant que le vôtre.

Lisette, en riant.

Ah ! ah ! vous demandiez du naïf ; en voilà.

Le Prince.

Allez-vous-en, madame.

Silvia.

Cela m’impatiente, à la fin ; et si elle ne s’en va, je me fâcherai tout de bon.

Le Prince, à Lisette.

Vous vous repentirez de votre procédé.

Lisette.

Adieu ; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait le choix.



Scène III

LE PRINCE, SILVIA, FLAMINIA.
Flaminia.

Voilà une créature bien effrontée !

Silvia.

Je suis outrée. J’ai bien affaire qu’on m’enlève pour se moquer de moi ; chacun a son prix. Ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là ? Je ne voudrais pas être changée contre elles.

Flaminia.

Bon ! ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-là.

Le Prince.

Belle Silvia, cette femme-là nous a trompés, le prince et moi ; vous m’en voyez au désespoir, n’en doutez pas. Vous savez que je suis pénétré de respect pour vous ; vous connaissez mon cœur. Je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chère, et reconnaître notre souveraine… mais je ne prends pas garde que je me découvre, que Flaminia m’écoute, et que je vous importune encore.

Flaminia.

Quel mal faites-vous ? Ne sais-je pas bien qu’on ne peut la voir sans l’aimer ?

Silvia.

Et moi, je voudrais qu’il ne m’aimât pas, car j’ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change. Encore si c’était un homme comme tant d’autres, à qui l’on dit ce qu’on veut ; mais il est trop agréable pour qu’on le maltraite, lui, il a toujours été comme vous le voyez.

Le Prince.

Ah ! que vous êtes obligeante, Silvia ! Que puis-je faire pour mériter ce que vous venez de me dire, si ce n’est de vous aimer toujours ?

Silvia.

Eh bien ! aimez-moi, à la bonne heure ; j’y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience ; car je ne saurais mieux faire, en vérité. Arlequin est venu le premier ; voilà tout ce qui vous nuit. Si j’avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne foi je vous aurais attendu ; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse.

Le Prince.

Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d’aimer Silvia ? Connaissez-vous de cœur plus compatissant, plus généreux que le sien ? Non ; la tendresse d’un autre me toucherait moins que la seule bonté qu’elle a de me plaindre.

Silvia, à Flaminia.

Et moi, je vous en fais juge aussi ; là, vous l’entendez ; comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu’on lui dit en bien ?

Flaminia.

Franchement, il a raison, Silvia ; vous êtes charmante, et à sa place je serais tout comme il est.

Silvia.

Ah çà ! n’allez pas l’attendrir encore. Il n’a pas besoin qu’on lui dise tant que je suis jolie ; il le croit assez. (Au Prince.) Croyez-moi, tâchez de m’aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m’a injuriée.

Le Prince.

Oui, ma chère Silvia, j’y cours. À mon égard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris ; j’aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie.

Silvia.

Oh ! je m’en doutais bien ; je vous connais.

Flaminia.

Allez, monsieur ; hâtez-vous d’informer le prince du mauvais procédé de la dame en question ; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dû à Silvia.

Le Prince.

Vous aurez bientôt de mes nouvelles.



Scène IV

SILVIA, FLAMINIA.
Flaminia.

Vous, ma chère, pendant que je vais chercher Arlequin, qu’on retient peut-être un peu trop longtemps à table, allez essayer l’habit qu’on vous a fait ; il me tarde de vous le voir, Silvia.

Silvia.

Tenez, l’étoffe est belle ; elle m’ira bien ; mais je ne veux point de tous ces habits-là ; car le prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marché-là.

Flaminia.

Vous vous trompez ; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout ; vraiment, vous ne le connaissez pas.

Silvia.

Je m’en vais donc sur votre parole ; pourvu qu’il ne me dise après : « Pourquoi as-tu pris mes présents ? »

Flaminia.

Il vous dira : « Pourquoi n’en avoir pas pris davantage ? »

Silvia.

En ce cas-là, j’en prendrai tant qu’il voudra, afin qu’il n’ait rien à me dire.

Flaminia.

Allez, je réponds de tout.

(Silvia sort.)



Scène V

FLAMINIA, ARLEQUIN, éclatant de rire ; TRIVELIN.
Flaminia.

Il me semble que les choses commencent à prendre forme. Voici Arlequin. En vérité, je ne sais ; mais si ce petit homme venait à m’aimer, j’en profiterais de bon cœur.

Arlequin, riant.

Ah ! ah ! ah ! Bonjour, mon amie.

Flaminia.

Bonjour, Arlequin. Dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j’en rie aussi.

Arlequin.

C’est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m’a mené par toutes les chambres de la maison, où l’on trotte comme dans les rues, où l’on jase comme dans notre halle, sans que le maître de la maison s’embarrasse de tous ces visages-là qui ne daignent pas lui donner le bonjour, qui vont le voir manger sans qu’il leur dise : « Voulez-vous boire un coup ? » Je me divertissais de ces originaux-là en revenant, quand j’ai vu un grand coquin qui a levé l’habit d’une dame par derrière. Moi, j’ai cru qu’il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement : « Arrêtez-vous, polisson ; vous badinez malhonnêtement. » Elle, qui m’a entendu, s’est retournée et m’a dit : « Ne voyez-vous pas bien qu’il me porte la queue ? — Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue ? » ai-je repris. Sur cela le polisson s’est mis à rire ; la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait ; par compagnie je me suis mis à rire aussi. À cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri tous ?

Flaminia.

D’une bagatelle. C’est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire à ce laquais est un usage parmi les dames.

Arlequin.

C’est donc encore un honneur ?

Flaminia.

Oui, vraiment.

Arlequin.

Pardi ! j’ai donc bien fait d’en rire ; car cet honneur-là est bouffon et à bon marché.

Flaminia.

Vous êtes gai ; j’aime à vous voir comme cela. Avez-vous bien mangé depuis que je vous ai quitté ?

Arlequin.

Ah ! morbleu ! qu’on a apporté de friandes drogues ! Que le cuisinier d’ici fait de bonnes fricassées ! Il n’y a pas moyen de tenir contre sa cuisine. J’ai tant bu à la santé de Silvia et de vous que, si vous êtes malade, ce ne sera pas ma faute.

Flaminia.

Quoi ! vous vous êtes encore ressouvenu de moi ?

Arlequin.

Quand j’ai donné mon amitié à quelqu’un, jamais je ne l’oublie, surtout à table. Mais, à propos de Silvia, est-elle encore avec sa mère ?

Trivelin.

Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours à Silvia ?

Arlequin.

Taisez-vous quand je parle.

Flaminia.

Vous avez tort, Trivelin.

Trivelin.

Comment ! j’ai tort !

Flaminia.

Oui ; pourquoi l’empêchez-vous de parler de ce qu’il aime ?

Trivelin.

À ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérêts du prince !

Flaminia.

Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous.

Arlequin, en colère.

Non, ma bonne. (À Trivelin.) Écoute ; je suis ton maître, car tu me l’as dit ; je n’en savais rien, fainéant que tu es ! S’il t’arrive de faire le rapporteur et qu’à cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnête fille-là, c’est deux oreilles que tu auras de moins ; je te les garantis dans ma poche.

Trivelin.

Je ne suis pas à cela près, et je veux faire mon devoir.

Arlequin.

Deux oreilles ; entends-tu bien à présent ? Va-t’en.

Trivelin.

Je vous pardonne tout à vous, car enfin il le faut ; mais vous me le payerez, Flaminia.

(Il sort.)



Scène VI

ARLEQUIN, FLAMINIA.
Arlequin.

Cela est terrible ! Je n’ai trouvé ici qu’une personne qui entende la raison, et l’on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chère Flaminia, à présent, parlons de Silvia à notre aise ; quand je ne la vois point, il n’y a qu’avec vous que je m’en passe.

Flaminia, d’un air simple.

Je ne suis point ingrate ; il n’y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux ; et d’ailleurs vous êtes si estimable, Arlequin, que, quand je vois qu’on vous chagrine, je souffre autant que vous.

Arlequin.

La bonne sorte de fille ! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m’apaise ; je suis la moitié moins fâché d’être triste.

Flaminia.

Pardi ! qui est-ce qui ne vous plaindrait pas ? Qui est-ce qui ne s’intéresserait pas à vous ? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin.

Arlequin.

Cela se peut bien ; je n’y ai jamais regardé de si près.

Flaminia.

Si vous saviez combien il m’est cruel de n’avoir point de pouvoir ! si vous lisiez dans mon cœur !

Arlequin.

Eh ! je ne sais point lire ; mais vous me l’expliquerez. Par la mardi ! je voudrais n’être plus affligé, quand ce ne serait que pour le souci que cela vous donne ; mais cela viendra.

Flaminia.

Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement ; voilà qui est fini ; Trivelin causera, l’on me séparera d’avec vous ; et que sais-je, moi, où l’on m’emmènera ? Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n’y a plus de plaisir pour moi dans le monde.

Arlequin, triste.

Pour la dernière fois ! J’ai donc bien du guignon ! Je n’ai qu’une pauvre maîtresse, ils me l’ont emportée ; vous emporteraient-ils encore ? et où est-ce que le prendrai du courage pour endurer tout cela ? Ces gens-là croient-ils que j’ai un cœur de fer ? Ont-ils entrepris mon trépas ? Seront-ils aussi barbares ?

Flaminia.

En tout cas, j’espère que vous n’oublierez jamais Flaminia, qui n’a rien tant souhaité que votre bonheur.

Arlequin.

M’amie, vous me gagnez le cœur. Conseillez-moi dans ma peine ; avisons-nous ; quelle est votre pensée ? Car je n’ai point d’esprit, moi, quand je suis fâché. Il faut que j’aime Silvia ; il faut que je vous garde ; il ne faut pas que mon amour pâtisse de notre amitié, ni notre amitié de mon amour ; et me voilà bien embarrassé.

Flaminia.

Et moi bien malheureuse ! Depuis que j’ai perdu mon amant, je n’ai eu de repos qu’en votre compagnie, je respire avec vous ; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler ; je n’ai vu dans le monde que vous et lui de véritablement aimables.

Arlequin.

Pauvre fille ! il est fâcheux que j’aime Silvia ; sans cela je vous donnerais de bon cœur la ressemblance de votre amant. C’était donc un joli garçon ?

Flaminia.

Ne vous ai-je pas dit qu’il était comme vous, que vous êtes son portrait ?

Arlequin.

Et vous l’aimiez donc beaucoup ?

Flaminia.

Regardez-vous, Arlequin ; voyez combien vous méritez d’être aimé, et vous verrez combien je l’aimais.

Arlequin.

Je n’ai vu personne répondre si doucement que vous. Votre amitié se met partout. Je n’aurais jamais cru être si joli que vous le dites ; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l’original mérite quelque chose.

Flaminia.

Je crois que vous m’auriez encore plu davantage ; mais je n’aurais pas été assez belle pour vous.

Arlequin, avec feu.

Par la sambille ! je vous trouve charmante avec cette pensée-là.

Flaminia.

Vous me troublez, il faut que je vous quitte ; je n’ai que trop de peine à m’arracher d’auprès de vous ; mais où cela nous conduirait-il ? Adieu, Arlequin ; je vous verrai toujours, si on me le permet ; je ne sais où j’en suis.

Arlequin.

Je suis tout de même.

Flaminia.

J’ai trop de plaisir à vous voir.

Arlequin.

Je ne vous refuse pas ce plaisir-là, moi ; regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la pareille.

Flaminia.

Je n’oserais, adieu. (Elle sort.)

Arlequin.

Ce pays-ci n’est as digne d’avoir cette fille-là. Si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir je crois que je me retirerais avec elle.



Scène VII

TRIVELIN, UN SEIGNEUR qui vient derrière lui, ARLEQUIN.
Trivelin.

Seigneur Arlequin, n’y a-t-il point de risque à reparaître ? N’est-ce point compromettre mes épaules ? Car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois.

Arlequin.

Je serai bon quand vous serez sage.

Trivelin.

Voilà un seigneur qui demande à vous parler.

(Le Seigneur approche et fait des révérences, qu’Arlequin lui rend.)

Arlequin, à part.

J’ai vu cet homme-là quelque part.

Le Seigneur.

Je viens vous demander une grâce ; mais ne vous incommoderai-je point, monsieur Arlequin ?

Arlequin.

Non, monsieur ; vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité. (Voyant le Seigneur qui se couvre.) Vous n’avez seulement qu’à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau.

Le Seigneur.

De quelque façon que vous soyez vous me ferez honneur.

Arlequin, se couvrant.

Je vous crois, puisque vous dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie ? Mais ne faites point de compliments ; ce serait autant de perdu, car je n’en sais point rendre.

Le Seigneur.

Ce ne sont point des compliments, mais des témoignages d’estime.

Arlequin.

Galbanum que tout cela[1] ! Votre visage ne m’est point nouveau, monsieur ; je vous ai vu quelque part à la chasse, où vous jouiez de la trompette ; je vous ai ôté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là.

Le Seigneur.

Quoi ! je ne vous saluai point ?

Arlequin.

Pas un brin.

Le Seigneur.

Je ne m’aperçus donc pas de votre honnêteté ?

Arlequin.

Oh ! que si ; mais vous n’aviez point de grâce à me demander ; voilà pourquoi je perdis mon étalage.

Le Seigneur.

Je ne me reconnais point à cela.

Arlequin.

Ma foi, vous n’y perdez rien. Mais que vous plaît-il ?

Le Seigneur.

Je compte sur votre bon cœur ; voici ce que c’est : j’ai eu le malheur de parler cavalièrement de vous devant le prince…

Arlequin.

Vous n’avez encore qu’à ne vous pas reconnaître à cela.

Le Seigneur.

Oui ; mais le prince s’est fâché contre moi.

Arlequin.

Il n’aime donc pas les médisants ?

Le Seigneur.

Vous le voyez bien.

Arlequin.

Oh ! oh ! voilà qui me plaît ; c’est un honnête homme ; s’il ne me retenait pas ma maîtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit ? Que vous étiez un mal appris ?

Le Seigneur.

Oui.

Arlequin.

Cela est très raisonnable. De quoi vous plaignez-vous ?

Le Seigneur.

Ce n’est pas là tout : « Arlequin, m’a-t-il répondu, est un garçon d’honneur. Je veux qu’on l’honore, puisque je l’estime ; la franchise et la simplicité de son caractère sont des qualités que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis à son amour et je suis au désespoir que le mien m’y force. »

Arlequin, attendri.

Par la morbleu ! je suis son serviteur ; franchement, je fais cas de lui, et je croyais être plus en colère contre lui que je ne le suis.

Le Seigneur.

Ensuite il m’a dit de me retirer ; mes amis là-dessus ont tâché de le fléchir pour moi.

Arlequin.

Quand ces amis-là s’en iraient aussi avec vous, il n’y aurait pas grand mal ; car, dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.

Le Seigneur.

Il s’est aussi fâché contre eux.

Arlequin.

Que le ciel bénisse cet homme de bien ; il a vidé là sa maison d’une mauvaise graine de gens.

Le Seigneur.

Et nous ne pouvons reparaître tous qu’à condition que vous demandiez notre grâce.

Arlequin.

Par ma foi ! messieurs, allez où il vous plaira ; je vous souhaite un bon voyage.

Le Seigneur.

Quoi ! vous refuserez de prier pour moi ? Si vous n’y consentiez pas, ma fortune serait ruinée ; à présent qu’il ne m’est plus permis de voir le prince, que serais-je à la cour ? Il faudra que je m’en aille dans mes terres, car je suis comme exilé.

Arlequin.

Comment, être exilé ! Mais ce n’eset point vous faire d’autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous.

Le Seigneur.

Vraiment non ; voilà ce que c’est.

Arlequin.

Et vous vivrez là paix et aise ; vous ferez vos quatre repas comme à l’ordinaire.

Le Seigneur.

Sans doute ; qu’y a-t-il d’étrange à cela ?

Arlequin.

Ne me trompez-vous pas ? Est-il sûr qu’on est exilé quand on médit ?

Le Seigneur.

Cela arrive assez souvent.

Arlequin.

Allons, voilà qui est fait, je m’en vais médire du premier venu, et j’avertirai Silvia et Flaminia d’en faire autant.

Le Seigneur.

Et la raison de cela ?

Arlequin.

Parce que je veux aller en exil, moi. De la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu’il y a plus de gain à être puni qu’à être récompensé.

Le Seigneur.

Quoi qu’il en soit, épargnez-moi cette punition-là, je vous prie. D’ailleurs, ce que j’ai dit de vous n’est pas grand’chose.

Arlequin.

Qu’est-ce que c’est ?

Le Seigneur.

Une bagatelle, vous dis-je.

Arlequin.

Mais voyons.

Le Seigneur.

J’ai dit que vous aviez l’air d’un homme ingénu, sans malice ; là, d’un garçon de bonne foi.

Arlequin, riant de tout son cœur.

L’air d’un innocent, pour parler à la franquette ; mais qu’est-ce que cela fait ? Moi, j’ai l’air d’un innocent ; vous, vous avez l’air d’un homme d’esprit ; eh bien, à cause de cela, faut-il s’en fier à notre air ? N’avez-vous rien dit que cela ?

Le Seigneur.

Non ; j’ai ajouté seulement que vous donniez la comédie à ceux qui vous parlaient.

Arlequin.

Pardi ! il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc tout ?

Le Seigneur.

Oui.

Arlequin.

C’est se moquer ; vous ne méritez pas d’être exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien.

Le Seigneur.

N’importe ; empêchez que je ne le sois. Un homme comme moi ne peut demeurer qu’à la cour. Il n’est en considération, il n’est en état de pouvoir se venger de ses envieux qu’autant qu’il se rend agréable au Prince, et qu’il cultive l’amitié de ceux qui gouvernent les affaires.

Arlequin.

J’aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l’amitié de ces gens-là n’est pas aisée à avoir ni à garder.

Le Seigneur.

Vous avez raison dans le fond : ils ont quelquefois des caprices fâcheux, mais on n’oserait s’en ressentir, on les ménage, on est souple avec eux, parce que c’est par leur moyen que vous vous vengez des autres.

Arlequin.

Quel trafic ! C’est justement recevoir des coups de bâton d’un côté, pour avoir le privilège d’en donner d’un autre ; voilà une drôle de vanité ! À vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous êtes si glorieux.

Le Seigneur.

Nous sommes élevés là-dedans. Mais écoutez ; vous n’aurez point de peine à me remettre en faveur ; car vous connaissez bien Flaminia.

Arlequin.

Oui, c’est mon intime.

Le Seigneur.

Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle ; elle est la fille d’un de ses officiers ; et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit cousin que j’ai à la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au prince ; mon dessein me conciliera ses bonnes grâces.

Arlequin.

Oui ; mais ce n’est pas là le chemin des miennes ; car je n’aime point qu’on épouse mes amies, moi, et vous n’imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin.

Le Seigneur.

Je croyais…

Arlequin.

Ne croyez plus.

Le Seigneur.

Je renonce à mon projet.

Arlequin.

N’y manquez pas ; je vous promets mon intercession, sans que le petit cousin s’en mêle.

Le Seigneur.

Je vous aurai beaucoup d’obligation ; j’attends l’effet de vos promesses. Adieu, monsieur Arlequin.

Arlequin.

Je suis votre serviteur. Diantre ! je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin.



Scène VIII

ARLEQUIN, FLAMINIA.
Flaminia.

Mon cher, je vous amène Silvia ; elle me suit.

Arlequin.

Mon amie, vous deviez bien venir m’avertir plus tôt, nous l’aurions attendue en causant ensemble.



Scène IX

SILVIA, ARLEQUIN, FLAMINIA.
Silvia.

Bonjour, Arlequin. Ah ! que je viens d’essayer un bel habit ! Si vous me voyiez, en vérité, vous me trouveriez jolie ; demandez à Flaminia. Ah ! ah ! si je portais ces habits-là, les femmes d’ici seraient bien attrapées ; elles ne diraient pas que j’ai l’air gauche. Oh ! que les ouvrières d’ici sont habiles !

Arlequin.

Ah ! m’amour, elles ne sont pas si habiles que vous êtes bien faite.

Silvia.

Si je suis bien faite, Arlequin, vous n’êtes pas moins honnête.

Flaminia.

Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents à présent.

Silvia.

Eh ! dame, puisqu’on ne nous gêne plus, j’aime autant être ici qu’ailleurs ; qu’est-ce que cela fait d’être là ou là ? On s’aime partout.

Arlequin.

Comment, nous gêner ! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu’ils disent de moi.

Silvia.

J’attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m’avoir pas trouvée belle.

Flaminia.

Si quelqu’un vous fâche dorénavant, vous n’avez qu’à m’en avertir.

Arlequin.

Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous étions frères et sœurs. (À Flaminia.) Aussi, de notre part, c’est queussi-queumi.

Silvia.

Devinez, Arlequin, qui j’ai encore rencontré ici ? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tourné. Je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon cœur aussi.

Arlequin.

À la bonne heure ; je suis de bon accord.

Silvia.

Après tout, quel mal y a-t-il qu’il me trouve à son gré ? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n’est-il pas vrai ?

Flaminia.

Sans doute.

Arlequin, gaiement.

Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrée.

Flaminia.

Arlequin, vous me donnez là une marque d’amitié que je n’oublierai point.

Arlequin.

Ah çà ! puisque nous voilà ensemble, allons faire une collation ; cela amuse.

Silvia.

Allez, allez, Arlequin. À cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n’est pas la peine de nous ôter notre liberté à nous-mêmes ; ne vous gênez point.

Flaminia, à Arlequin.

Je m’en vais avec vous ; aussi bien voilà quelqu’un qui entre et qui tiendra compagnie à Silvia.



Scène X

LISETTE, suivie de quelques femmes ; SILVIA.
(Lisette fait de grandes révérences.)
Silvia.

Ne faites point tant de révérences, madame ; cela m’exemptera de vous en faire ; je m’y prends de si mauvaise grâce, à votre fantaisie !

Lisette.

On ne vous trouve que trop de mérite.

Silvia.

Cela se passera. Ce n’est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez ; il me fâche assez d’être si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle.

Lisette.

Ah ! quelle situation !

Silvia.

Vous soupirez à cause d’une petite villageoise, vous êtes bien de loisir ; et où avez-vous mis votre langue de tantôt, madame ? Est-ce que vous n’avez plus de caquet quand il faut bien dire ?

Lisette.

Je ne puis me résoudre à parler.

Silvia.

Gardez donc le silence ; car lorsque vous vous lamenteriez jusqu’à demain, mon visage n’empirera pas, beau ou laid, il restera comme il est. Qu’est-ce que vous me voulez ? Est-ce que vous ne m’avez pas assez querellée ? Eh bien ! achevez, prenez-en votre suffisance.

Lisette.

Épargnez-moi, mademoiselle ; l’emportement que j’ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l’embarras ; le prince m’oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans me railler.

Silvia.

Voilà qui est fini, je ne me moquerai plus de vous ; je sais bien que l’humilité n’accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mépriser ?

Lisette.

J’avais cru m’apercevoir que le prince avait quelque inclination pour moi et je ne croyais pas en être indigne ; mais je vois bien que ce n’est pas toujours aux agréments qu’on se rend.

Silvia.

Vous verrez que c’est à la laideur et à la mauvaise façon, à cause qu’on se rend à moi. Comme ces jalouses ont l’esprit tourné !

Lisette.

Eh bien ! oui, je suis jalouse, il est vrai ; mais puisque vous n’aimez pas le prince, aidez-moi à le remettre dans les dispositions où j’ai cru qu’il était pour moi. Il est sûr que je ne lui déplaisais pas, et je le guérirai de l’inclination qu’il a pour vous si vous me laissez faire.

Silvia.

Croyez-moi, vous ne le guérirez de rien ; mon avis est que cela vous passe.

Lisette.

Cependant cela me paraît possible ; car enfin, je ne suis ni si maladroite ni si désagréable.

Silvia.

Tenez, tenez, parlons d’autre chose ; vos bonnes qualités m’ennuient.

Lisette.

Vous me répondez d’une étrange manière ! Quoi qu’il en soit, avant qu’il soit quelques jours, nous verrons si j’ai si peu de pouvoir.

Silvia.

Oui, nous verrons des balivernes. Pardi ! je parlerai au prince ; il n’a pas encore osé me parler, lui, à cause que je suis trop fâchée ; mais je lui ferai dire qu’il s’enhardisse, seulement pour voir.

Lisette.

Adieu, mademoiselle ; chacune de nous fera ce qu’elle pourra. J’ai satisfait à ce qu’on exigeait de moi à votre égard, et je vous prie d’oublier tout ce qui s’est passé entre nous.

Silvia.

Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous êtes au monde.



Scène XI

SILVIA, FLAMINIA.
Flaminia.

Qu’avez-vous, Silvia ? Vous êtes bien émue ?

Silvia.

J’ai… que je suis en colère. Cette impertinente femme de tantôt est venue pour me demander pardon ; et sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m’a encore fâchée, m’a dit que c’était à ma laideur qu’on se rendait ; qu’elle était plus agréable, plus adroite que moi ; qu’elle ferait bien passer l’amour du prince ; qu’elle allait travailler pour cela ; que je verrai… pati, pata ; que sais-je, moi, tout ce qu’elle a mis en avant contre mon visage ! Est-ce que je n’ai pas raison d’être piquée ?

Flaminia.

Écoutez ; si vous ne faites taire tous ces gens-là, il faut vous cacher pour toute votre vie.

Silvia.

Je ne manque pas de bonne volonté ; mais c’est Arlequin qui m’embarrasse.

Flaminia.

Eh ! je vous entends ; voilà un amour bien mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu’il se puisse.

Silvia.

Oh ! j’ai toujours eu du guignon dans les rencontres.

Flaminia.

Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse ?

Silvia.

Il ne m’aimera pas tant, voulez-vous dire ?

Flaminia.

Il y a tout à craindre.

Silvia.

Vous me faites rêver à une chose. Ne trouvez-vous pas qu’il est un peu négligent depuis que nous sommes ici ? il m’a quittée tantôt pour aller goûter ; voilà une belle excuse !

Flaminia.

Je l’ai remarqué comme vous ; mais ne me trahissez pas au moins ; nous nous parlons de fille à fille. Dites-moi, après tout, l’aimez-vous tant, ce garçon ?

Silvia.

Mais, vraiment oui, je l’aime ; il le faut bien.

Flaminia.

Voulez-vous que je vous dise ? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l’esprit, l’air fin et distingué ; il a l’air pesant, les manières grossières ; cela ne cadre point et je ne comprends pas comment vous l’avez aimé ; je vous dirai même que cela vous fait tort.

Silvia.

Mettez-vous à ma place. C’était le garçon le plus passable de nos cantons ; il demeurait dans mon village ; il était mon voisin ; il est assez facétieux, je suis de bonne humeur ; il me faisait quelquefois rire ; il me suivait partout ; il m’aimait ; j’avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l’ai aimé aussi, faute de mieux ; mais j’ai toujours bien vu qu’il était enclin au vin et à la gourmandise.

Flaminia.

Voilà de jolies vertus, surtout dans l’amant de l’aimable et tendre Silvia ! Mais à quoi vous déterminez-vous donc ?

Silvia.

Je l’ignore ; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. D’un côté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu’à manger ; d’un autre côté, si l’on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu’on m’aura dit : « Va-t’en, tu n’es pas assez jolie. » D’un autre côté, ce monsieur que j’ai retrouvé ici…

Flaminia.

Quoi ?

Silvia.

Je vous le dis en secret ; je ne sais ce qu’il m’a fait depuis que je l’ai revu ; mais il m’a toujours paru si doux, il m’a dit des choses si tendres, il m’a conté son amour d’un air si poli, si humble, que j’en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m’empêche encore d’être maîtresse de moi.

Flaminia.

L’aimez-vous ?

Silvia.

Je ne crois pas ; car je dois aimer Arlequin.

Flaminia.

Ce monsieur est un homme aimable.

Silvia.

Je le sens bien.

Flaminia.

Si vous négligiez de vous venger pour l’épouser, je vous pardonnerais ; voilà la vérité.

Silvia.

Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure. Je serais en droit de lui dire : « Tu m’as quittée, je te quitte, je prends ma revanche » ; mais il n’y a rien à faire. Qui est-ce qui voudrait d’Arlequin ici, rude et bourru comme il est ?

Flaminia.

Il n’y a pas presse, entre nous. Pour moi, j’ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs ; Arlequin est grossier ; je ne l’aime point, mais je ne le hais pas ; et, dans les sentiments où je suis, s’il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir.

Silvia.

Mais mon plaisir, où est-il ? il n’est ni là, ni là ; je le cherche.

Flaminia.

Vous verrez le prince aujourd’hui. Voici ce cavalier qui vous plaît ; tâchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantôt.



Scène XII

SILVIA, LE PRINCE.
Silvia.

Vous venez ; vous allez encore me dire que vous m’aimez, pour me mettre davantage en peine.

Le Prince.

Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s’était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n’avez qu’à m’ordonner de me taire et de me retirer ; je me tairai, j’irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout.

Silvia.

Ne voilà-t-il pas ? Ne l’ai-je pas bien dit ? Comment voulez-vous que je vous renvoie ? Vous vous tairez, s’il me plaît ; vous vous en irez, s’il me plaît ; vous n’oserez pas vous plaindre, vous m’obéirez en tout. C’est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose !

Le Prince.

Mais que puis-je mieux que de vous rendre maîtresse de mon sort ?

Silvia.

Qu’est-ce que cela avance ? Vous rendrai-je malheureux ? en aurai-je le courage ? Si je vous dis : « Allez-vous-en », vous croirez que je vous hais ; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous ; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies ; elles vous affligeront ; en serai-je plus à mon aise après ?

Le Prince.

Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia ?

Silvia.

Oh ! ce que je veux ! j’attends qu’on me le dise ; j’en suis encore plus ignorante que vous. Voilà Arlequin qui m’aime ; voilà le prince qui demande mon cœur ; voilà vous qui mériteriez de l’avoir ; voilà des femmes qui m’injurient, et que je voudrais punir ; voilà que j’aurai un affront, si je n’épouse pas le Prince. Arlequin m’inquiète ; vous me donnez du souci, vous m’aimez trop ; je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d’avoir tout ce tracas-là dans la tête.

Le Prince.

Vos discours me pénètrent, Silvia. Vous êtes trop touchée de ma douleur ; ma tendresse, toute grande qu’elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m’aimer.

Silvia.

Je pourrais bien vous aimer ; cela ne serait pas difficile, si je voulais.

Le Prince.

Souffrez donc que je m’afflige, et ne m’empêchez pas de vous regretter toujours.

Silvia.

Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre ; il me semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela ? Pardi ! j’aurai moins de mal à vous aimer tout à fait qu’à être comme je suis. Pour moi, je laisserai tout là ; voilà ce que vous gagnerez.

Le Prince.

Je ne veux donc plus vous être à charge ; vous souhaitez que je vous quitte ; je ne dois pas résister aux volontés d’une personne si chère. Adieu, Silvia.

Silvia.

Adieu, Silvia ! Je vous querellerais volontiers ; où allez-vous ? Restez-là, c’est ma volonté ; je la sais mieux que vous, peut-être.

Le Prince.

J’ai cru vous obliger.

Silvia.

Quel train que tout cela ! Que faire d’Arlequin ? Encore si c’était vous qui fussiez le prince !

Le Prince.

Et quand je le serais ?

Silvia.

Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez être le maître ; ce serait mon excuse ; mais il n’y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là.

Le Prince, à part.

Qu’elle est aimable ! il est temps de dire qui je suis.

Silvia.

Qu’avez-vous ? est-ce que je vous fâche ? Ce n’est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c’est seulement à cause de vous tout seul ; et si vous l’étiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour ; voilà ma raison. Mais non, après tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maître ; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me résoudre à être une infidèle ; voilà qui est fini.

Le Prince, à part.

Différons encore de l’instruire. (Haut.) Silvia, conservez-moi seulement les bontés que vous avez pour moi. Le prince vous a fait préparer un spectacle ; permettez que je vous y accompagne et que je profite de toutes les occasions d’être avec vous. Après fête, vous verrez le prince ; et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre cœur ne vous dit rien pour lui.

Silvia.

Oh ! il ne me dira pas un mot ; c’est tout comme si j’étais partie ; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez ; eh ! que sait-on ce qui peut arriver ? peut-être que vous m’aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu’Arlequin ne vienne.



  1. Galbanum que tout cela ! Piège, ruse, artifice. On prend les renards avec du galbanum.