La Double Vie de Théophraste Longuet/16

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XVI

JE TE DOIS MON DOIGT !


— Monsieur, répondit tristement Théophraste, je vous remercie de l’intérêt que vous me portez, et je ne vous cacherai pas que vous m’êtes extraordinairement sympathique, malgré vos squelettes et les mots bizarres qui sont écrits sur vos murs. Vous devez être très savant, si j’en crois tous les livres qui vous entourent. (La pièce où ils se trouvaient, en effet, semblait uniquement tapissée, décorée, meublée de livres, de grands et de petits, de très vieux livres.) Vous devez être aussi très bon, c’est ce qui fait que je vous aime comme le plus tendre et le plus compatissant de mes frères humains, mais je vous le dis bien tristement, bien tristement, vous ne pouvez rien pour moi ; car, hélas ! monsieur, vous me croyez malade, et je ne suis pas malade. Si j’étais malade, vous me guéririez, je le jure, mais on ne guérit pas un homme qui n’est pas malade ! Vous me dites : « Il va falloir chasser Cartouche ! » C’est une parole très belle, tout à fait magnifique, une grande parole que j’admire, mais à laquelle je ne crois pas, mon cher monsieur d’Éliphas de Brandebourg de Feu-Saint-Elme de la Boxe !

Cependant que Marceline et Adolphe étaient atterrés de cette extraordinaire façon qu’avait Théophraste de comprendre les noms d’Éliphas, celui-ci dit, en lui serrant encore la main avec une inconcevable amitié :

— Et cependant, il va falloir chasser Cartouche, car si nous ne parvenions pas à le chasser, il nous faudrait le tuer, et je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur Théophraste Longuet, que c’est une opération délicate !

« Quand l’Homme de Lumière, dit Théophraste dans ses mémoires, entreprit de chasser de mon être l’obsession de Cartouche, qui ne s’y trouvait point, hélas ! en imagination, mais bien en réalité, je ne pus que sourire de pitié et me gausser d’un si formidable orgueil ; mais quand je sus qu’il voulait le chasser par le seul miracle de la raison, je pensai qu’il était temps de servir cet homme tout chaud à Charenton.

» Or, il faut que l’on sache cela, parce que vraiment cela en vaut la peine, il n’avait pas prononcé trois phrases que déjà j’étais avec lui, que je le comprenais, que je jugeais nécessaire de servir le dessein qu’il avait de chasser Cartouche de moi par le seul miracle de la raison. Enfin, dans la suite de son discours, il se rendit si bien maître de ma pensée que je ne pouvais comprendre comment j’avais pu rester de si longues années sans même soupçonner la vérité évidente qu’il m’enseignait. Il me serait absolument impossible de répéter ici les mots magnifiques qui rendaient la vérité plus éblouissante encore, mais comme ses arguments sont les plus simples qui puissent se présenter à l’esprit des hommes, je ne désespère pas de produire chez ceux qui me liront, en les leur apportant tout sèchement, une impression efficace. Je pus ainsi mesurer tout d’abord l’abîme qui séparait l’Homme de Lumière de mon ami Adolphe, et qui séparera toujours l’Homme de Raison du Singe Savant.

» Avant tout, il me dit qu’il croyait que j’avais été Cartouche. Il en était sûr. Et il m’affirma que c’était une chose toute naturelle. Il me confia qu’il avait « grondé » sévèrement M. Lecamus de m’avoir présenté mon cas comme possible mais exceptionnel, attendu que mon cas est celui de tout le monde. Certes ! tout le monde n’a pas été Cartouche, mais tout le monde a été, avant d’être, quelques-uns parmi lesquels il a pu se trouver des hommes qui valaient bien Cartouche.

» Vous entendez l’Homme de Lumière ? Mon cas était ordinaire. Tout le monde, tout le monde, tout le monde a vécu avant de vivre et revivra. « C’est, me dit-il, la Loi du Karma. Mon esprit pouvait être en paix. » Il m’expliqua en quelques mots inouïs de clarté la Loi du Karma, et vraiment, quand je l’eus comprise — ce qui est aussi facile que d’additionner de tête deux chiffres — je me demandai comment j’avais pu être assez niais pour m’imaginer qu’on pouvait commencer à naître ou finir de naître. On naît tout le temps, on ne meurt jamais ! Et quand on meurt, c’est qu’on renaît, et ainsi de suite depuis le commencement du commencement des commencements !

» Le véritable but, m’a-t-il dit, de cette effrayante évolution des âmes à travers les corps, est de les développer pour les rendre aptes à goûter le bonheur absolu qui sera finalement la part de tous les heureux qui entreront dans le Royaume des Cieux, qu’il appelle Nirvana.

» Ne trouvez-vous point la sagesse de cette religion admirable, et n’en aimez-vous pas la clarté qui touche au sublime ? Il est entendu qu’à chaque naissance la personnalité diffère de la précédente et de la suivante, mais ce n’est qu’une modification du véritable Moi divin et spirituel ; ces diverses personnalités ne sont, en quelque sorte, que les différents anneaux de la chaîne infinie de la vie qui constitue à travers les âges notre Individualité immortelle !

» Et alors l’Homme de Lumière me dit que lorsqu’on est persuadé de cette Vérité immense, on ne saurait s’étonner que quelques événements du Maintenant rappellent quelques événements de l’Autrefois ! Mais, pour vivre selon la loi de sagesse, il faut vivre le Maintenant et ne plus regarder en arrière. J’avais trop regardé en arrière ; mon esprit, mal dirigé par M. Lecamus, ne s’était plus occupé, depuis quelques semaines, que de mon Autrefois et, certainement, pour peu que cela eût continué, j’aurais été réduit à un état voisin de la folie. Je ne devais pas plus m’étonner d’avoir été un autre état d’âme, il y a deux cents ans, que je ne devais m’étonner d’avoir été un autre état d’âme, il y a vingt ans. Est-ce que le Théophraste de vingt ans avait quelque chose à faire avec le Théophraste d’aujourd’hui ? Non. Le Théophraste d’aujourd’hui ignorait ce jeune homme : même il le haïssait. N’aurais-je pas été stupide de rassembler tout l’effort de ma mémoire pour revivre aujourd’hui le jeune Théophraste de la vingtième année ? Ainsi, ma faute terrible avait été de ne plus vivre que pour Cartouche, parce que, par hasard, je m’étais souvenu d’avoir été Cartouche !

» La parole de M. Éliphraste de la Boxe, vous dis-je, coulait en moi comme un rafraîchissement et me faisait un bien infini.

» Il me dit encore des choses qui ne sortiront jamais de ma mémoire, pendant cent mille ans. Il me dit que ce qu’on appelait des vocations chez les hommes d’aujourd’hui n’était qu’une révélation latente du passé, et qu’elles ne pouvaient s’expliquer que de cette sorte. Il me dit que ce qu’on appelait « facilité » chez les hommes d’aujourd’hui n’était autre chose que de la sympathie rétrospective pour des objets qu’ils connaissaient mieux que tous les autres pour les avoir mieux étudiés avant la vie actuelle, et que ceci ne pouvait encore s’expliquer que de cette sorte. Il me dit que chacun de nous faisait, presque toujours, sans s’en douter, les gestes du passé ; et qu’il avait vu, lui, de ses propres yeux vu, le soir de la bataille du Bourget, tomber à ses côtés deux jeunes gens, beaux comme des demi-dieux, braves comme Castor et Pollux, et qui succombèrent avec la grâce que les héros mettaient à mourir à Salamine, à Marathon et à Platées !

» L’Homme de Lumière me pressa alors sur son cœur comme un père embrasse son petit enfant ; il souffla sur mon front et sur mes yeux son souffle divin et il me demanda si j’étais bien persuadé maintenant de sa Vérité et que, pour être heureux, il fallait que nous cherchions à nous rendre compte de notre condition de changement perpétuel, et qu’ainsi nous apprendrions à vivre le Maintenant et à comprendre que le temps nous appartient tout entier. Ne sommes-nous pas les enfants de l’Éternel, aux yeux de qui « mille ans sont comme un jour et un jour comme mille ans » ?

» Je lui répondis en pleurant de joie — et ma chère femme aussi pleurait de joie, et mon cher Adolphe aussi pleurait de joie — que je croyais, que je voyais, que je ne m’étonnais plus du tout d’avoir été Cartouche, que je le regrettais un peu, mais que la chose, après tout, était si naturelle que jamais plus mon esprit ne s’y arrêterait. Je lui dis : « Soyez tranquille, soyons heureux, vivons le Maintenant, Cartouche est chassé ! »

» Là-dessus Marceline demanda l’heure qu’il était et Adolphe lui répondit qu’il était onze heures ; moi, je tirai mon oignon et je vis qu’il était onze heures et demie ; or, comme ma montre ne s’était jamais dérangée, j’affirmai qu’il était onze heures et demie.

» — Non, fit Adolphe, je te demande pardon, il est onze heures.

» — Et moi ! m’écriai-je, car j’étais bien sûr de ma montre, je te donne mon doigt à couper qu’il est onze heures et demie.

» Mais l’Homme de Lumière consulta son chronomètre et dit qu’il était onze heures. C’était mon ami Adolphe qui avait raison. Je le regrettai à cause de mon doigt. Je suis un homme juste et un honnête commerçant. J’ai toujours tenu ma parole et j’ai toujours fait honneur à ma signature. Je n’hésitai pas. Pouvais-je faire autrement ? « C’est bien, dis-je à Lecamus, je te dois mon doigt ! Le voilà ! » Et, saisissant une petite hachette que l’Homme de Lumière avait sur son bureau et qui lui servait de presse-papiers, je la fis tourner en l’air et l’abattis sur mon petit doigt de la main gauche que j’avais mis bien en évidence sur le bout de la table du bureau. (C’était mon droit de ne donner à Adolphe que le petit doigt de ma main gauche. Je lui avais dit en effet : « Je te donne mon doigt à couper », mais je n’avais pas stipulé lequel, et j’avais choisi celui dont l’absence devait le moins me gêner.) Mon petit doigt allait être infailliblement tranché, quand l’Homme de Lumière saisit au passage mon poignet avec une adresse et une force incroyables. Il me dit de lâcher ma hachette ; je lui répondis que je ne lâcherais ma hachette que lorsqu’elle aurait tranché mon doigt, qui appartenait à Adolphe. Adolphe s’écria qu’il n’avait que faire de mon doigt et que je pouvais le garder. Marceline se joignit à Adolphe, me priant d’accepter mon doigt, qu’Adolphe m’en faisait cadeau, mais je répondis au premier qu’il n’y avait aucune raison pour me faire des cadeaux à cette époque de l’année, et à la seconde qu’elle n’entendait rien aux affaires. C’est alors que M. d’Éliphraste de l’Équinoxe me fit observer que je ne suivais pas les conditions du contrat. J’avais dit : « Je te donne mon doigt à couper », par conséquent c’était à Adolphe qu’il appartenait de me couper le doigt. J’admirai cette profonde logique, dont il ne se départissait jamais, et je lui remis ma hachette.

» J’eus tort de lâcher ma hachette dans cette maison de la rue de la Huchette. Ils se précipitèrent sur moi, et j’entendis l’Homme de Lumière qui disait : « Allons, il est trop tard, il n’y a plus qu’à le tuer ! »