La Duchesse de Malfi

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Traduction par Georges Eekhoud.
Imprimerie Veuve Monnom.


John WEBSTER


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LA


DUCHESSE DE MALFI


TRADUCTION DE


GEORGES EEKHOUD



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BRUXELLES
IMPRIMERIE VEUVE MONNOM
32, rue l’industrie, 32


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1893




John WEBSTER


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LA


DUCHESSE DE MALFI


TRADUCTION DE


GEORGES EEKHOUD



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BRUXELLES
IMPRIMERIE VEUVE MONNOM
32, rue l’industrie, 32


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1893


LA DUCHESSE DE MALFI


tragédie en cinq actes, par John Webster.


Dédiée à George Harding, baron Berkeley, et représentée à Londres, vers l’an 1616, sur le Théâtre de Blackfriars.


PERSONNAGES


FERDINAND, duc de Calabre. — LE CARDINAL, son frère. — ANTONIO BOLOGNA, intendant de la duchesse. — DÉLIO, ami d’ANTONIO. — DANIEL de BOSOLA, grand écuyer de la duchesse. — CASTRUCCIO. — Le marquis de PESCARA. — Le comte MALATESTI. — RODERIGO. — SILVIO. — GRISOLAN. — Un médecin. — Des fous. — La duchesse de MALFI. — CARIOLA, sa suivante. — JULIA, femme de Castruccio et maîtresse du cardinal. — Une vieille dame.

Dames, enfants, pèlerins, exécuteurs, officiers et valets


ACTE PREMIER


SCÈNE Ire


Malfi. — Salon de réception dans le palais de la Duchesse.


ANTONIO, DÉLIO


Délio. — Soyez le bienvenu dans votre patrie, cher Antonio. Un long séjour en France vous a transformé en un véritable Français. Comment vous a plu la cour là-bas ?

Antonio. — Je l’admire. Le roi procède sagement en épurant sa propre maison avant de réformer l’État et le peuple. Il purge sa cour des sycophantes, des personnages infâmes et débauchés. C’est ce qu’il appelle, humblement, collaborer à l’œuvre du Ciel, à la maîtresse œuvre de son Maître. Il tient la cour d’un prince pour une fontaine publique qui ne doit débiter qu’une onde pure comme l’argent : si le scandale empoisonne cette source de vie, la maladie et la mort se propagent dans tout le pays. Imbu de cet esprit, le roi s’entoure de conseillers intègres qui lui dénoncent franchement la corruption. Comme de juste, certains courtisans taxent ces conseillers de présomption et déclarent les rois les meilleurs juges de leur devoir. Mais voici Bosola, le seul censeur de la cour de Malfi. N’allez pas croire, toutefois, que ce soit l’amour de la vertu qui l’excite : il déclame contre ce qu’il convoite. S’il en trouvait les moyens, il serait aussi cupide, aussi dissolu, aussi orgueilleux, aussi sanguinaire que les autres. Le cardinal l’accompagne.


Les Mêmes, LE CARDINAL, BOSOLA


Bosola. — Je m’attache à vos pas.

Le cardinal. — A votre aise !

Bosola. — Je vous ai trop bien servi pour être méprisé de la sorte. Maudite époque où la seule récompense du bienfait est de bien faire.

Le cardinal. — Vous vous prévalez trop de votre mérite.

Bosola. — C’est à votre service que j’ai mérité et même subi les galères. Je portai, durant deux ans, pour toute chemise, une couple de serviettes rejetées sur l’épaule à la façon d’une toge. Conspué à ce point ! Mais je veux parvenir à tout prix. Les corbeaux sont les plus gras en hiver, et moi je n’arriverais pas à engraisser en temps de canicules !

Le cardinal. — Que ne devenez-vous honnête ?

Bosola. — J’attends que votre orthodoxie m’en trace la voie. Beaucoup de voyageurs naviguèrent fort loin à la recherche de l’honnêteté et s’en revinrent coquins aussi fieffés qu’à leur départ, ayant toujours remorqué le vieil homme à leur suite. (Exit le cardinal.) Vous vous dérobez. On prétend qu’il y a des gens possédés du diable, mais si ce grand personnage possédait le diable le plus méchant, c’est le diable qui deviendrait le possédé !

Antonio. — Le cardinal t’a refusé quelque grâce ?

Bosola. — Son frère et lui ressemblent aux pruniers penchés au-dessus des mares stagnantes ; riches et surchargés de fruits, ils ne nourrissent que les corneilles, les pies et les chenilles. Que ne suis-je un de leurs proxénètes ? Je m’attacherais à leurs oreilles, comme font les sangsues, et je n’en tomberais que repu. Laissez-moi, je vous prie. Qui se résignerait à cette abjection sur la foi d’un lendemain meilleur ? Quelle créature fut plus déçue que Tantale qui espérait toujours ? Le supplice est le plus atroce pour celui qui comptait être gracié. Les princes récompensent les frivoles services de leurs faucons et de leurs chiens ; mais quant au soldat qui risqua sa peau dans une bataille, il ne trouve de secours que dans une sorte de géométrie…

DÉLIO. — De géométrie ?

BOSOLA. — Eh oui ! L’invalide portant ses bras en écharpe ou prenant son dernier élan dans le monde, d’hôpital en hôpital, sur une paire de béquilles, ne dessine-t-il pas d’agréables figures géométriques ! Dieu vous garde. Messieurs. Un conseil encore : Ne vous moquez pas trop de nous, car les *[1] places à la cour sont comme des lits dans un hôpital où la tête de l’un est aux pieds de l’autre et ainsi de suite toujours en descendant*. (Exit.)

DÉLIO. — Ce gaillard a passé sept ans aux galères pour un meurtre instigué et payé, croyait-on à cette époque, par le cardinal. Lors de la prise de Naples, il fut relâché par le général français Gaston de Foix.

ANTONIO. — Quel dommage qu’il en soit réduit là ! On le dit très courageux. Cette funeste mélancolie empoisonnera toute la vertu L’oisiveté rouille les facultés de l’âme. La paresse engendre les plus noirs coquins. Leur moral est une terre inculte ou mieux une défroque abandonnée où se loge la vermine.

DÉLIO. — Le salon de réception commence à se garnir. Vous m’avez promis de me faire connaître les caractères de vos principaux courtisans…

ANTONIO. — Ceux de Mgr le cardinal et d’autres étrangers actuellement ici ? Je m’exécute. Voici d’abord le puissant duc de Calabre.

Entrent FERDINAND, CASTRUCCIO, SILVIO, RODERIGO, GRISOLAN, suivis de leurs gens.

Ferdinand. — Quel est le vainqueur dans la course des bagues ?

SiLVIO. — Antonio Bologna, Monseigneur.

Ferdinand. — L’intendant de notre sœur, la duchesse ? Qu’on lui remette le prix. Quand abandonnerons-nous ces jeux anodins pour nous adonner à l’action…

Castruccio. — Seigneur, je suppose que vous ne souhaitez pas combattre en personne ?

Ferdinand. — Je n’en attends que l’occasion. Et pourquoi pas, seigneur ?

CASTRUCCIO. — J’admets qu’un soldat s’élève jusqu’au trône, mais non qu’un prince se ravale au rang d’un simple capitaine.

Ferdinand. — Vraiment ? Castruccio. — C’est là mon avis. Il appartient aux princes de com- battre par procuration. Ferdinand. — Autant alors dormir, manger et boire par procuration! Autant nous décharger sur d’autres de ces fonctions viles et matérielles! Mais nous priver des nobles émotions de la guerre, renoncer aux bénéfices du courage, à l’honneur de la victoire! Jamais .. Castruccio — Croyez-en mon expérience. Les princes belliqueux ont ruiné plus de royaumes qu’ils n’en ont fondé. Ferdinand. — Ne m’as-tu pas dit que ta femme avait horreur des batailles ? Castruccio — En effet. Monseigneur... Ferdinand. — Et tu m’as répété aussi la plaisanterie qu’elle fit un jour sur le compte d’un capitaine couvert de blessures? Je ne me la rappelle plus. Castruccio. — Elle lui dit, Monseigneur, qu’il était un pitoyable personnage, de reposer ainsi sous la tente comme les enfants d’Ismaël (i). Ferdinand. — Ma foi, voilà une femme d’esprit capable de ruiner tous les chirurgiens de la ville ; car quelque courroux animât nos galants l’un contre l’autre, eussent-ils même tiré l’epée et croisé le fer, pareils arguments les raccommoderaient. Castruccio. — Elle en serait bien capable, en effet... Comment trou- vez-vous mon genêt d’Espagne! RODERIGO. — Il est tout feu et tout flammes. Ferdinand. — On peut lui appliquer ce passage de Pline : Il semble avoir été engendré par le vent; il court comme s’il était lesté de vif- argent... SILVIO. — En effet, Monseigneur, il trébuche souvent dans l’arène... RODERIGOet GrisOLAN. — Ha ! ha ! ha ! Ferdinand — Pourquoi riez-vous? Vous autres courtisans devez me servir d’amadou, ne prendre feu qu’à mon étincelle ; c’est-à-dire ne rire que lorsque je ris, la plaisanterie fût-elle la plus spirituelle du monde ! Castruccio. — Parfaitement, Monseigneur. En entendant une excel- lente plaisanterie j’ai souvent dédaigné de paraître posséder un esprit assez sot pour la comprendre. Ferdinand. — Je puis me moquer de votre fou, seigneur. Castruccio. — Il ne parle pas, comme vous le savez, mais il tire des gri aces ; ma femme ne peut le souffrir... (i) To lie,, like the children of Ismael, ail in tents. Calembour intraduisible. Webrter joue sur le mot tents qui signifie à la fois les tentes d’un campement et les petits rouleaux de charpie dont se servent les chirurgiens. Le même calembour se retrouve dans une pièce de Middleton. G. E. Ferdinand. — Non? CastruCCIO. — Pas plus qu’elle ne supporte une compagnie joyeuse; elle déclare que trop rire et trop s’amuser lui donnent des zizis. Ferdinand. — Il nous manque un instrument mathématique qui, appliqué contre le visage de la dame, l’empêche de rire outre mesure. Je vous ferai prochainement visite à Milan, seigneur Silvio. SiLViO. — Votre Grâce sera la mieux venue! Ferdinand. — Vous êtes bon cavalier, Antonio; vous avez d’excellents écuyers en France ; que pensez-vous de l’équitation i ANTONIO. — J’en pense ce qu’il y a de mieux. Ainsi, que nombre de princes fameux sortirent des flancs du cheval de Troie ; les premiers éclairs du courage et de la résolution, qui entraînent l’âme vers les nobles entre- prises, proviennent d’une équitation bien entendue. Ferdinand. — Vous en parlez comme il sied. Silvio. — Votre frère, Mgr le cardinal, et la duchesse votre sœur. LES MÊMES, LE CARDINAL, LA DUCHESSE, CARIOLA, JULIA Le cardinal. — Les galères sont-elles arrivées? Grisolan. — Oui, Monseigneur. Ferdinand. — Voici le seigneur Silvio qui se dispose à prendre congé de nous. DÉLIO (à Antonio). — Eh bien, Monsieur, j’attends l’exécution de votre promesse. Quel est ce cardinal, ou du moins quel est son caractère? Il passe pour un brave gaillard, qui risquera cinq mille couronnes au jeu de paume, danseur intrépide, séducteur irrésistible, duelliste enragé. ANTONIO. Pareilles lueurs le revêtent superficiellement pour la forme; mais observez son caractère intérieur c’est un mélancolique homme d’église ; le printemps de son visage n’est autre chose que l’engendrement de crapauds; s’il jalouse quelqu’un, il lui suscite des épreuves plus péril- leuses que celles auxquelles fut soumis Hercule, car il parsème sa route de flatteurs, de proxénètes, d’espions, d’athées et d’un millier de pareils monstres politiques. Il aurait été pape; mais au lieu d’arriver au pontihcat par les vertus primordiales de l’Eglise, il distribua les présents corrupteurs avec une largesse et un cynisme tels qu’il semblait vouloir l’emporter à ren- contre du ciel. Il a fait quelque bien... DÉLIO. — Vous en avez trop dit sur lui. Quel est son frère? ANTONIO. — Le duc que voici ? Une nature des plus perverses et turbu- lentes : sa gaieté est un masque; il ne rit cordialement que pour bafouer la vertu!

— 6 -

DÉLIO. — Ils sont jumeaux ?

Antonio. — Moralement du moins. Le duc parle par la bouche et écoute par les oreilles d’autrui, il atfectera de sommeiller sur son siège de justice uniquement afin d’embarrasser les prévenus dans leurs réponses ; il condamne les gens à mort sur une information et les récompense sur un ouï-dire.

DÉLIO. — Alors la loi pour lui est comme la toile noire et sale pour l’araignée. Il en fait son logis et un cachot pour entortiller ceux qui le nourriront.

ANTONIO. — On ne peut plus vrai. Il n’admet pour créanciers que ceux qui lui ont rendu de méchants offices ; mais aussi il paie ces dettes-là avec usure ! Pour en finir avec son frère le cardinal, ceux qui le flattent le plus disent que des oracles découlent de ses lèvres ; et je les crois certainement, car le diable parle par sa bouche. Mais quant à leur sœur, la très noble duchesse, jamais vous n’avez fixé le regard sur trois belles médailles de caractères si différents réunies en une seule figure. Son discours est tellement plein de charme que l’on s’attriste lorsqu’elle a cessé de parler. Malheureusement, dans sa modestie, elle estime que beaucoup parler est un plaisir frivole et elle craint de fatiguer ceux que son langage comble de ravissement ! En conversant elle vous enveloppe d’un regard si doux qu’il ragaillardirait un paralytique et l’affolerait d’amour. Mais dans ce même regard parle une si divine chasteté qu’elle supprime toute espérance lascive et vaine. Ses jours sont voués à tant de noble vertu, que certes ses nuits, non mieux, son sommeil même est plus céleste que les bonnes œuvres des autres femmes. Que toutes les tendres dames brisent leurs miroirs flatteurs, pour ne plus se mirer qu’en elle !

DÉLIO. — Fi, Antonio, tu passes ses perfections à la filière ! Antonio. — Je rengainerai le portrait ; écoute seulement ceci : le total de ses qualités déshonore le passé et illumine l’avenir î Cariola. — Il vous faut attendre, d’ici à une demi-heure, ma maîtresse dans la galerie.

Antonio. — Je m’y rendrai. [Exeunt Antonio et Délio.) Ferdinand. — Ma sœur, j’ai une requête à vous adresser. La duchesse. — A moi, Monsieur ?

Ferdinand. - Un gentilhomme d’ici, Daniel de Bosola, un qui fut aux galères...

La duchesse. — Oui, je le connais.

Ferdinand. — Au demeurant, un digne gaillard. Je vous en prie, permettez-moi de demander pour lui la provisorerie de vos équipages... La duchesse. — Votre recommandation l’impose à ma préférence... — 7 — Ferdinand. — Qu’on l’appelle. (Exit un serviteur.) Nous sommes sur notre départ. Bon seigneur Silvio, recommandez-nous au souvenir de tous nos amis de la Ligue. Silvio. — Je n’y manquerai pas, Monsieur. Ferdinand. — Vous allez à Milan ? Silvio. — En effet. La duchesse. — Faites avancer les carrosses. Nous vous conduirons jusqu’au port. [Exeuntla. duchesse, Silvio, Castruccio, Roderigo, Grisolan, Cariola, Julia et les serviteurs.) Le cardinal. — Ce Bosola est un espion à vos gages. Voilà pourquoi, ne voulant qu’il servît deux maîtres à la fois, je l’ai encore éconduit ce matin, lorsqu’il sollicitait ma protection. Ferdinand. — Antonio, le grand maître de sa maison, m’aurait mieux convenu... Le cardinal. — Vous le jugez mal : sa nature est trop honnête pour pareil emploi Voici votre homme. Je vous laisse à vos affaires. {Exit.) Rentre BOSOLA Bosola. — Vous m’avez appelé ? Ferdinand. — Le cardinal, mon frère, que voilà, n’a jamais pu vous souffrir... Bosola. — Jamais depuis qu’il est mon débiteur... Ferdinand. — Il se peut que quelque trait oblique de votre visage le fait vous suspecter... Bosola — Étudie-t-il la physiognomonie ? Il ne faut pas accorder plus de crédit au visage qu’à l’urine du malade, que quelques-uns appellent la p... des médecins, parce qu’elle ne cesse de les duper. Votre frère me suspectait à tort. Ferdinand. — Laissons aux grands personnages le temps de se recon- naître ? La défiance est cause que nous sommes rarement trompés. En secouant fréquemment le cèdre, on enfonce plus solidement ses racines. Bosola. — Pourtant, prenez garde ! En vous défiant à tort d’un ami, vous lui apprenez à vous soupçonner à son tour et vous l’excitez à vous tromper... Ferdinand. — Voici de l’or... Bosola. — Vraiment. Et après ? Pareils grêlons ne tombent jamais sans entraîner un orage à leur suite. A qui dois-je couper la gorge ? Ferdinand. — Ton penchant à répandre le sang court la poste et devance l’occasion que j’aurais de t’utiliser. Je te donne cela pour vivre ici, Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/14 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/15 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/16 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/17 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/18 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/19 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/20 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/21 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/22 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/23 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/24 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/25 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/26 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/27 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/28

BOSOLA. — Vous êtes un intendant infidèle !

Antonio. — Esclave effronté, je vous ferai pendre par les talons !

BosOLA. — Il se peut que la ruine vous pulvérise avant moi !

Antonio. — Voilà bien un venimeux reptile. A peine s’est-il réchauffé qu’il darde son aiguillon ? Vous diffamez à merveille, Monsieur !

BosOLA. — Non, Monsieur. Vous dictez et je ne fais que signer. Antonio ; à pan). — Bon, je saigne du nez ! Mauvais augure pour les gens superstitieux, disait tout à l’heure Délio. Pur hasard, dit ma raison. Le sang efface deux lettres de mon nom ! Un simple accident ! — Quant à vous, Monsieur, j’aviserai pour vous faire mettre en sûreté, demain matin. (A part.) C’est cela qui donnera le change sur les couches de la duchesse. — Vous ne franchirez pas ce seuil, Monsieur ; il ne convient pas que vous vous approchiez des appartements de la duchesse avant de vous être justifié. (A part.) Les grands ressemblent aux misérables, non, ils sont même identiques lorsqu’ils évitent la honte par des moyens honteux. (Exit.)

BosOLA. — Il m’a semblé qu’Antonio a laissé tomber un papier. Sans doute un de vos inventaires, mon cher ami. Le voici. Qu’est cela ? L’horoscope d’un nouveau-né ! (Il lit. La duchesse s est accouchée d’un fils entre la douzième et la première heure de la nuit. Anno Dom ! 5o4. C’est bien cette année-ci ! decimo nonos decembris, le 19 décembre ! Donc cette nuit même, constaté d’après le méridien de Malfi ; plus de doute, il s’agit bien de notre duchesse ! Quelle riche découverte.’Le Seigneur de la première maison étant en feu dans l’ascendant, signifie une courte vie, et Mars se trouvant dans le signe humain en conjonction avec la queue du Scorpion dans la huitième maison, menace de mort violente. Cœtera non scrutantur. Voilà qui est catégorique. Ce gaillard scrupuleux est le proxénète de la duchesse. Les choses tournent à mon souhait ! C’est pour favoriser leur petit manège que nos courtisans ont été mis sous clef. Il s’ensuit aussi que je serai poursuivi sous prétexte de l’avoir empoisonnée. J’endurerais volontiers ces poursuites, je m’en moquerais même si on pouvait trouver le père à présent ! Mais celui-là se découvrira avec l’aide du temps ! Le vieux Castruccio part en poste, pour Rome, dans la matinée. J’enverrai par son entremise, aux frères de la duchesse, une lettre qui fera déborder le fiel de leur foie. La comédie n’était pas mal inventée. La luxure recourt en vain aux plus étranges déguisements ; souvent ingénieuse, elle n’est jamais sagace. (Exit.) Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/30 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/31 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/32 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/33 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/34 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/35 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. 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Et lorsque vous m’aurez arraché le cœur, vous y lirez mon innocence. La duchesse. — Il s’est introduit par ce couloir. Antonio. — Que ne reparaît-il à mes yeux, cet objet de terreur ? Je fini- rais bien par le réconcilier avec l’idée de nos légitimes amours. (Elle lui montre le poignard ) Ha ! Que, signifie ceci ? La duchesse. — Il me l’a laissé. Antonio. — Souhaitant, à ce qu’il semble, que vous le tourniez contre vous. La duchesse. — En effet, tel devait être le but de sa démarche. Antonio. — Il faudrait plutôt tremper cette arme dans son fiel. (On frappe au dehors.) Holà ! Qui frappe ? Encore des cataclysmes ! La duchesse. — C’est comme si on allait faire sauter une mine sous nos pieds ! Cariola. — C’est Bosola ! La duchesse. — Fuyez ! O misère ! Pourquoi devons-nous recourir aux masques et aux voiles déguisant les actions mauvaises ! Cachez-vous ! Je tiens mon plan... [Exit Antonio.) Entre BOSOLA Bosola. — Le duc, votre frère, agité comme un ouragan, vient de mon ter à cheval et de partir, ventre à terre, pour Rome. La duchesse. — A cette heure de la nuit ! Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/42 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/43 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/44 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/45 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/46 — 41 — massue d’Hercule, la couleur de la barbe d’Achille, et vous apprennent qu’Hector souffrait des dents. Il a étudié, au point d’en devenir chassieux, la ressemblance exacte entre le nez de César et un chausse-pied. Tout cela pour mériter un jour la réputation d’un esprit spéculatif. Pescara. — Observez le prince Ferdinand, On s’attendrait à voir ses prunelles s’incendier au feu de ses regards. SiLViO. — La malignité de ce cardinal a façonné plus de vilaines figures que le génie de Michel-Ange n’en a sculpté d’idéales. Regardez-le. Il relève le nez comme un marsouin qui renifle à l’approche de la tempête. Pescara. — Le prince Ferdinand vient de rire. DÉLIO. — Ainsi le canon lance les éclairs avant la fumée. Pescara. — Par quelles angoisses mortelles passent ceux qui disputent leur vie aux potentats ! DÉLIO. — C’est au milieu d’un pareil silence que les sorcières pro- noncent leurs incantations... Le cardinal. — Se flatte-t-eile que la religion la protégera à la fois contre la pluie et le soleil ?... Ferdinand. — Cela même la condamne. Semblable à la lèpre, ses vices et ses charmes confondus paraissent d’autant plus blancs qu’ils sont plus pourris. . . Je doute que sa misérable portée ait seulement reçu le baptême I . . . Le cardinal. — Je vais obtenir immédiatement du pape leur bannis- sement de l’État d’Ancône. Ferdinand. — Vous partez pour Lorette. Je n’assisterai pas à la céré- monie de votre prise d’armes. Adieu. (A Bosola.j Ecrivez au duc de Malfi, mon jeune neveu qu’elle eut de son premier mari, pour l’aviser du déshon- neur de sa mère... BOSOLA. — Cela sera fait. Ferdinand. — Antonio ! Un cuistre qui puait l’encre et la paperasse, et n’eut jamais de la vie l’air d’un gentilhomme !... Faites diligence, et allez m’attendre avec cent cinquante cavaliers au pont-levis de la porte. (Exit.) SCÈNE IV Intérieur du sanctuaire de Notre-Dame de Lorette. Entrent DEUX PÈLERINS Premier pèlerin. —Jamais je ne vis plus noble sanctuaire que celui-ci et cependant j’en ai visité un grand nombre. Deuxième pèlerin. — C’est aujourd’hui que le cardinal d’Aragon se Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/48 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/49 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/50 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. 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Si vous me rendez l’unique service que j’attends de vous, c’est moi, désormais, qui satisferai votre ambition, au cas où le duc irait reposer sous une froide pierre tombale. . . BOSOLA. — Parlez. Pour que je m’empresse de vous servir. Entre JULIA JULIA. — Seigneur, le souper vous attend... Le cardinal. — Laisse-moi, je suis occupé... JULIA (à part, dévisageant Bosolai. — Ce gaillard a vraiment excellente mine. [Exit.) Le cardinal. — a la question... Antonio rôde ici, à Milan; tu vas le rechercher et tu le tueras. . Tant qu’il vivra, ma sœur ne pourra se rema- rier et je lui destine un glorieux parti... Obéis et je me charge de ton avan- cement... BOSOLA. — Mais comment dénicher Antonio... Le cardinal. — Il se trouve pour le moment ici, au camp, un gentil- homme nommé Délio, depuis longtemps l’ami intime d’Antonio. Aie l’œil ouvert sur ce personnage. Suis le lorsqu’il se rend à la messe ; il se peut qu’Antonio l’accompagne malgré le dédain qu’il professait pour la religion, une simple mode, un préjugé d’après lui, ou sinon, informe-toi du confes- seur de Délio et tache d’apprendre de ce prêtre, en le corrompant, où se cache Antonio. Il y a mille façons de découvrir sa trace Ainsi tu pourrais te renseigner sur les gens qui harcèlent et galopent en ce moment les juils aux fins de leur emprunter de grosses sommes d’argent ; car il est certes au nombre de ces besogneux. . Ou bien encore, tu pourrais savoir par les peintres quel personnage acheta récemment le portrait de la duchesse... L’un ou l’autre de ces moyens ne peut manquer de te réussir. BosOLA. — Je ne perdrai pas de temps. Il me tarde d’expédier ce misé- rable Antonio... — 66 — Le cardinal. — A l’œuvre alors. Et bonne chance... (Exit.) BOSOLA. — Les yeux de ce coquin nourrissent des serpents. Il a trempé dans le meurtre et il affecte d’ignorer la mort de la duchesse. Voilà sa ma- lice! Mais nous jouerons au plus fin. Il n’y a pas de piste plus sûre que celle d’un vieux renard. .. Rentre JULIA JULIA. — Enchantée de vous rencontrer, Monsieur... BosOLA. — Que voulez- vous dire? JULIA. — Inutile de feindre avec moi. Les portes sont bien fermées. Allons, avouez-moi de bonne grâce votre perfidie. BOSOLA. — Ma perfidie! JULIA. — Oui, je veux vous faire nommer celle de mes femmes que vous avez déterminée à verser de la poudre d’amour dans ma coupe... BosOLA. — De la poudre d’amour? JULIA. — Oui, lorsque j’étais à Malfi. Comment aurais-je pu, sinon, m’amouracher d’un visage comme le tien? Je n’ai que trop souffert à cause de toi, et toi seul peux étancher ma soif haletante... BosOLA. — Vous me mettez le pistolet sur la gorge Pistolet chargé, je le veux bien, de parfums et de fruits suaves, mais avouez, excellente dame, que votre façon de me signifier votre ardeur, est pour le moins originale! Allons, venez, venez, que je vous désarme et vous arme à mon tour. C’est égal, l’aventure est étrange... JULIA. — Regarde ton image dans mes yeux et tu ne trouveras plus ma préférence si bizarre ! Après cela, libre à toi de me traiter de débauchée. Avoue plutôt que cette jolie pudeur tant vantée chez les femmes n’est qu’un témoin gênant et indiscret qui les hante. . . BosOLA. — Me connaissez-vous? Je ne suis qu’un grossier soldat... JULIA. — Tant mieux. Ils manquent de feu ceux qui n’ont pas d’éclats de brutalité... BosOLA. — J’aurais besoin de vernis... JULIA. — L’ignorance des façons de la cour n’est pas un obstacle à ce que j’attends de vous.... BOSOLA. — Vous, si joHe! JULIA. — Non, si vous me faites un grief de ma beauté, je vais plaider mon innocence... BOSOLA. — Vos yeux magnifiques contiennent un carquois de flèches plus perçantes que les rayons du soleil... Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/73 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/74 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/75 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/76 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/77 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/78 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/79 Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/80 - 75 - cet homme, et comme je fus acteur dans ces événements, beaucoup contre ma volonté, je me suis vengé de moi-même.... Pescara. — Eh bien, Monseigneur? Le cardinal. — Occupez-vous plutôt de mon frère. Il nous porta ces coups mortels, comme nous luttions sur le carreau. Et maintenant, qu’on m’enfouisse, et qu’on ne pense plus jamais à moi (Il meurt.) Pescara. — La fatalité a voulu qu’il se privât volontairement de toute chance de salut Malatesta. — Objet sanguinaire, dis, comment Antonio a-t-il trouvé la mort? BOSOLA. — Dans un mirage... Je ne sais trop comment... Une erreur comme j’en ai vu au théâtre... O je meurs! Murs de tombes voûtées, nos ruines ne rendent plus d’écho. Adieu! O ce sombre monde! Dans quelles ténèbres, au fond de quel abîme d’obscurité vit cette pauvre humanité crain- tive! (Il expire.) Pescara. — Comme j’arrivais au palais, le noble Délio m’avertit de la présence d’Antonio et me présenta un jeune gentilhomme, son fils et héritier. . . Entrent DÉLIO et le fils d’ANTONIO Malatesta. - Hélas, Seigneur, vous arrivez trop tard. DÉLIO. — J’ai appris là catastrophe et me suis aguerri en chemin pour supporter cette épreuve. Tirons le meilleur parti de ce grand désastre. Unissons nos forces fidèles pour rétablir ce jeune seigneur dans les posses- sions de sa mère. Quant à ces deux puissants personnages, ils ne laissent pas plus de gloire après eux que le voyageur terrassé par la gelée ne laisse son empreinte dans la neige. Aussitôt que paraît le soleil, il fait fondre et l’empreinte et le moule.



  1. Les passages entre astérisques sont ceux traduits par M. H. Taine dans son admirable étude consacrée à John Webster (t. II, Histoire de la littérature anglaise,. Nous les intercalons, comme traduits définitivement, dans notre travail. G. E.