La Duchesse de Malfi
Dédiée à George Harding, baron Berkeley, et représentée à Londres, vers l’an 1616, sur le Théâtre de Blackfriars.
FERDINAND, duc de Calabre.
LE CARDINAL, son frère.
ANTONIO BOLOGNA, intendant de la duchesse.
DÉLIO, ami d’ANTONIO.
DANIEL de BOSOLA, grand écuyer de la duchesse.
CASTRUCCIO.
Le marquis de PESCARA.
Le comte MALATESTI.
RODERIGO.
SILVIO.
GRISOLAN.
Un médecin.
Des fous.
La duchesse de MALFI.
CARIOLA, sa suivante.
JULIA, femme de Castruccio et maîtresse du cardinal.
Une vieille dame.
Dames, enfants, pèlerins, exécuteurs, officiers et valets.
ACTE PREMIER
Scène Ire
Délio. — Soyez le bienvenu dans votre patrie, cher Antonio. Un long séjour en France vous a transformé en un véritable Français. Comment vous a plu la cour là-bas ?
Antonio. — Je l’admire. Le roi procède sagement en épurant sa propre maison avant de réformer l’État et le peuple. Il purge sa cour des sycophantes, des personnages infâmes et débauchés. C’est ce qu’il appelle, humblement, collaborer à l’œuvre du Ciel, à la maîtresse œuvre de son Maître. Il tient la cour d’un prince pour une fontaine publique qui ne doit débiter qu’une onde pure comme l’argent : si le scandale empoisonne cette source de vie, la maladie et la mort se propagent dans tout le pays. Imbu de cet esprit, le roi s’entoure de conseillers intègres qui lui dénoncent franchement la corruption. Comme de juste, certains courtisans taxent ces conseillers de présomption et déclarent les rois les meilleurs juges de leur devoir. Mais voici Bosola, le seul censeur de la cour de Malfi. N’allez pas croire, toutefois, que ce soit l’amour de la vertu qui l’excite : il déclame contre ce qu’il convoite. S’il en trouvait les moyens, il serait aussi cupide, aussi dissolu, aussi orgueilleux, aussi sanguinaire que les autres. Le cardinal l’accompagne.
Bosola. — Je m’attache à vos pas.
Le cardinal. — À votre aise !
Bosola. — Je vous ai trop bien servi pour être méprisé de la sorte. Maudite époque où la seule récompense du bienfait est de bien faire.
Le cardinal. — Vous vous prévalez trop de votre mérite.
Bosola. — C’est à votre service que j’ai mérité et même subi les galères. Je portai, durant deux ans, pour toute chemise, une couple de serviettes rejetées sur l’épaule à la façon d’une toge. Conspué à ce point ! Mais je veux parvenir à tout prix. Les corbeaux sont les plus gras en hiver, et moi je n’arriverais pas à engraisser en temps de canicules !
Le cardinal. — Que ne devenez-vous honnête ?
Bosola. — J’attends que votre orthodoxie m’en trace la voie. Beaucoup de voyageurs naviguèrent fort loin à la recherche de l’honnêteté et s’en revinrent coquins aussi fieffés qu’à leur départ, ayant toujours remorqué le vieil homme à leur suite. (Exit le cardinal.) Vous vous dérobez. On prétend qu’il y a des gens possédés du diable, mais si ce grand personnage possédait le diable le plus méchant, c’est le diable qui deviendrait le possédé !
Antonio. — Le cardinal t’a refusé quelque grâce ?
Bosola. — Son frère et lui ressemblent aux pruniers penchés au-dessus des mares stagnantes ; riches et surchargés de fruits, ils ne nourrissent que les corneilles, les pies et les chenilles. Que ne suis-je un de leurs proxénètes ? Je m’attacherais à leurs oreilles, comme font les sangsues, et je n’en tomberais que repu. Laissez-moi, je vous prie. Qui se résignerait à cette abjection sur la foi d’un lendemain meilleur ? Quelle créature fut plus déçue que Tantale qui espérait toujours ? Le supplice est le plus atroce pour celui qui comptait être gracié. Les princes récompensent les frivoles services de leurs faucons et de leurs chiens ; mais quant au soldat qui risqua sa peau dans une bataille, il ne trouve de secours que dans une sorte de géométrie…
Délio. — De géométrie ?
Bosola. — Eh oui ! L’invalide portant ses bras en écharpe ou prenant son dernier élan dans le monde, d’hôpital en hôpital, sur une paire de béquilles, ne dessine-t-il pas d’agréables figures géométriques ! Dieu vous garde, Messieurs. Un conseil encore : Ne vous moquez pas trop de nous, car les *[1] places à la cour sont comme des lits dans un hôpital où la tête de l’un est aux pieds de l’autre et ainsi de suite toujours en descendant *. (Exit.)
Délio. — Ce gaillard a passé sept ans aux galères pour un meurtre instigué et payé, croyait-on à cette époque, par le cardinal. Lors de la prise de Naples, il fut relâché par le général français Gaston de Foix.
Antonio. — Quel dommage qu’il en soit réduit là ! On le dit très courageux. Cette funeste mélancolie empoisonnera toute sa vertu. L’oisiveté rouille les facultés de l’âme. La paresse engendre les plus noirs coquins. Leur moral est une terre inculte ou mieux une défroque abandonnée où se loge la vermine.
Délio. — Le salon de réception commence à se garnir. Vous m’avez promis de me faire connaître les caractères de vos principaux courtisans…
Antonio. — Ceux de Mgr le cardinal et d’autres étrangers actuellement ici ? Je m’exécute. Voici d’abord le puissant duc de Calabre.
suivis de leurs gens.
Ferdinand. — Quel est le vainqueur dans la course des bagues ?
Silvio. — Antonio Bologna, Monseigneur.
Ferdinand. — L’intendant de notre sœur, la duchesse ? Qu’on lui remette le prix. Quand abandonnerons-nous ces jeux anodins pour nous adonner à l’action…
Castruccio. — Seigneur, je suppose que vous ne souhaitez pas combattre en personne ?
Ferdinand. — Je n’en attends que l’occasion. Et pourquoi pas, seigneur ?
Castruccio. — J’admets qu’un soldat s’élève jusqu’au trône, mais non qu’un prince se ravale au rang d’un simple capitaine.
Ferdinand. — Vraiment ?
Castruccio. — C’est là mon avis. Il appartient aux princes de combattre par procuration.
Ferdinand. — Autant alors dormir, manger et boire par procuration ! Autant nous décharger sur d’autres de ces fonctions viles et matérielles ! Mais nous priver des nobles émotions de la guerre, renoncer aux bénéfices du courage, à l’honneur de la victoire ! Jamais…
Castruccio. — Croyez-en mon expérience. Les princes belliqueux ont ruiné plus de royaumes qu’ils n’en ont fondé.
Ferdinand. — Ne m’as-tu pas dit que ta femme avait horreur des batailles ?
Castruccio. — En effet. Monseigneur…
Ferdinand. — Et tu m’as répété aussi la plaisanterie qu’elle fit un jour sur le compte d’un capitaine couvert de blessures ? Je ne me la rappelle plus.
Castruccio. — Elle lui dit, Monseigneur, qu’il était un pitoyable personnage, de reposer ainsi sous la tente comme les enfants d’Ismaël[2].
Ferdinand. — Ma foi, voilà une femme d’esprit capable de ruiner tous les chirurgiens de la ville ; car quelque courroux animât nos galants l’un contre l’autre, eussent-ils même tiré l’épée et croisé le fer, pareils arguments les raccommoderaient.
Castruccio. — Elle en serait bien capable, en effet… Comment trouvez-vous mon genet d’Espagne !
Roderigo. — Il est tout feu et tout flammes.
Ferdinand. — On peut lui appliquer ce passage de Pline : Il semble avoir été engendré par le vent ; il court comme s’il était lesté de vif-argent…
Silvio. — En effet, Monseigneur, il trébuche souvent dans l’arène…
Roderigo et Grisolan. — Ha ! ha ! ha !
Ferdinand. — Pourquoi riez-vous ? Vous autres courtisans devez me servir d’amadou, ne prendre feu qu’à mon étincelle ; c’est-à-dire ne rire que lorsque je ris, la plaisanterie fût-elle la plus spirituelle du monde !
Castruccio. — Parfaitement, Monseigneur. En entendant une excellente plaisanterie j’ai souvent dédaigné de paraître posséder un esprit assez sot pour la comprendre.
Ferdinand. — Je puis me moquer de votre fou, seigneur.
Castruccio. — Il ne parle pas, comme vous le savez, mais il tire des grimaces ; ma femme ne peut le souffrir…
Ferdinand. — Non ?
Castruccio. — Pas plus qu’elle ne supporte une compagnie joyeuse ; elle déclare que trop rire et trop s’amuser lui donnent des rides.
Ferdinand. — Il nous manque un instrument mathématique qui, appliqué contre le visage de la dame, l’empêche de rire outre mesure. Je vous ferai prochainement visite à Milan, seigneur Silvio.
Silvio. — Votre Grâce sera la mieux venue !
Ferdinand. — Vous êtes bon cavalier, Antonio ; vous avez d’excellents écuyers en France ; que pensez-vous de l’équitation ?
Antonio. — J’en pense ce qu’il y a de mieux. Ainsi, que nombre de princes fameux sortirent des flancs du cheval de Troie ; les premiers éclairs du courage et de la résolution, qui entraînent l’âme vers les nobles entreprises, proviennent d’une équitation bien entendue.
Ferdinand. — Vous en parlez comme il sied.
Silvio. — Votre frère, Mgr le cardinal, et la duchesse votre sœur.
Le cardinal. — Les galères sont-elles arrivées ?
Grisolan. — Oui, Monseigneur.
Ferdinand. — Voici le seigneur Silvio qui se dispose à prendre congé de nous.
Délio, (à Antonio). — Eh bien, Monsieur, j’attends l’exécution de votre promesse. Quel est ce cardinal, ou du moins quel est son caractère ? Il passe pour un brave gaillard, qui risquera cinq mille couronnes au jeu de paume, danseur intrépide, séducteur irrésistible, duelliste enragé.
Antonio. — Pareilles lueurs le revêtent superficiellement pour la forme ; mais observez son caractère intérieur ; c’est un mélancolique homme d’église ; le printemps de son visage n’est autre chose que l’engendrement de crapauds ; s’il jalouse quelqu’un, il lui suscite des épreuves plus périlleuses que celles auxquelles fut soumis Hercule, car il parsème sa route de flatteurs, de proxénètes, d’espions, d’athées et d’un millier de pareils monstres politiques. Il aurait été pape ; mais au lieu d’arriver au pontificat par les vertus primordiales de l’Église, il distribua les présents corrupteurs avec une largesse et un cynisme tels qu’il semblait vouloir l’emporter à l’encontre du ciel. Il a fait quelque bien…
Délio. — Vous en avez trop dit sur lui. Quel est son frère ?
Antonio. — Le duc que voici ? Une nature des plus perverses et turbulentes : sa gaieté est un masque ; il ne rit cordialement que pour bafouer la vertu !
Délio. — Ils sont jumeaux ?
Antonio. — Moralement du moins. Le duc parle par la bouche et écoute par les oreilles d’autrui, il affectera de sommeiller sur son siège de justice uniquement afin d’embarrasser les prévenus dans leurs réponses ; il condamne les gens à mort sur une information et les récompense sur un ouï-dire.
Délio. — Alors la loi pour lui est comme la toile noire et sale pour l’araignée. Il en fait son logis et un cachot pour entortiller ceux qui le nourriront.
Antonio. — On ne peut plus vrai. Il n’admet pour créanciers que ceux qui lui ont rendu de méchants offices ; mais aussi il paie ces dettes-là avec usure ! Pour en finir avec son frère le cardinal, ceux qui le flattent le plus disent que des oracles découlent de ses lèvres ; et je les crois certainement, car le diable parle par sa bouche. Mais quant à leur sœur, la très noble duchesse, jamais vous n’avez fixé le regard sur trois belles médailles de caractères si différents réunies en une seule figure. Son discours est tellement plein de charme que l’on s’attriste lorsqu’elle a cessé de parler. Malheureusement, dans sa modestie, elle estime que beaucoup parler est un plaisir frivole et elle craint de fatiguer ceux que son langage comble de ravissement ! En conversant elle vous enveloppe d’un regard si doux qu’il ragaillardirait un paralytique et l’affolerait d’amour. Mais dans ce même regard parle une si divine chasteté qu’elle supprime toute espérance lascive et vaine. Ses jours sont voués à tant de noble vertu, que certes ses nuits, non mieux, son sommeil même est plus céleste que les bonnes œuvres des autres femmes. Que toutes les tendres dames brisent leurs miroirs flatteurs, pour ne plus se mirer qu’en elle !
Délio. — Fi, Antonio, tu passes ses perfections à la filière !
Antonio. — Je rengainerai le portrait ; écoute seulement ceci : le total de ses qualités déshonore le passé et illumine l’avenir !
Cariola. — Il vous faut attendre, d’ici à une demi-heure, ma maîtresse dans la galerie.
Antonio. — Je m’y rendrai. (Exeunt Antonio et Délio.)
Ferdinand. — Ma sœur, j’ai une requête à vous adresser.
La duchesse. — À moi, Monsieur ?
Ferdinand. — Un gentilhomme d’ici, Daniel de Bosola, un qui fut aux galères…
La duchesse. — Oui, je le connais.
Ferdinand. — Au demeurant, un digne gaillard. Je vous en prie, permettez-moi de demander pour lui la provisorerie de vos équipages…
La duchesse. — Votre recommandation l’impose à ma préférence…
Ferdinand. — Qu’on l’appelle. (Exit un serviteur.) Nous sommes sur notre départ. Bon seigneur Silvio, recommandez-nous au souvenir de tous nos amis de la Ligue.
Silvio. — Je n’y manquerai pas, Monsieur.
Ferdinand. — Vous allez à Milan ?
Silvio. — En effet.
La duchesse. — Faites avancer les carrosses. Nous vous conduirons jusqu’au port. (Exeunt la duchesse, Silvio, Castruccio, Roderigo, Grisolan, Cariola, Julia et les serviteurs.)
Le cardinal. — Ce Bosola est un espion à vos gages. Voilà pourquoi, ne voulant qu’il servît deux maîtres à la fois, je l’ai encore éconduit ce matin, lorsqu’il sollicitait ma protection.
Ferdinand. — Antonio, le grand maître de sa maison, m’aurait mieux convenu…
Le cardinal. — Vous le jugez mal : sa nature est trop honnête pour pareil emploi. Voici votre homme. Je vous laisse à vos affaires. (Exit.)
Bosola. — Vous m’avez appelé ?
Ferdinand. — Le cardinal, mon frère, que voilà, n’a jamais pu vous souffrir…
Bosola. — Jamais depuis qu’il est mon débiteur…
Ferdinand. — Il se peut que quelque trait oblique de votre visage le fait vous suspecter…
Bosola. — Étudie-t-il la physiognomonie ? Il ne faut pas accorder plus de crédit au visage qu’à l’urine du malade, que quelques-uns appellent la p… des médecins, parce qu’elle ne cesse de les duper. Votre frère me suspectait à tort.
Ferdinand. — Laissons aux grands personnages le temps de se reconnaître ? La défiance est cause que nous sommes rarement trompés. En secouant fréquemment le cèdre, on enfonce plus solidement ses racines.
Bosola. — Pourtant, prenez garde ! En vous défiant à tort d’un ami, vous lui apprenez à vous soupçonner à son tour et vous l’excitez à vous tromper…
Ferdinand. — Voici de l’or…
Bosola. — Vraiment. Et après ? Pareils grêlons ne tombent jamais sans entraîner un orage à leur suite. À qui dois-je couper la gorge ?
Ferdinand. — Ton penchant à répandre le sang court la poste et devance l’occasion que j’aurais de t’utiliser. Je te donne cela pour vivre ici, à la cour, et observer la duchesse, noter toutes les particularités de sa conduite. Renseigne-moi sur les poursuivants qui la recherchent en mariage et sache toujours dire lequel obtient la préférence. Elle est veuve mais jeune. Je ne veux pas qu’elle se remarie.
Bosola. — Non, Monsieur ?
Ferdinand. — N’en demande pas la raison. Je ne le veux pas et cela suffit.
Bosola. — Il semble que vous veuillez me prendre pour familier…
Ferdinand. — Un familier ! Qu’est-cela ?
Bosola. — Mais un diable, furtif et subtil, fait homme, — un espion…
Ferdinand. — Je te veux du bien. Si tu me sers comme je l’entends, tu parviendras avant peu à une plus haute place…
Bosola. — Reprenez ces démons que l’enfer appelle des anges ; ces présents maudits feraient de vous un corrupteur et de moi un traître impudent. Et si je les acceptais, ils m’entraîneraient en enfer…
Ferdinand. — Monsieur, je ne reprends jamais ce que je donne. Il y avait une place vacante chez la duchesse, la provisorerie des équipages. En avez-vous entendu parler ?
Bosola. — Non.
Ferdinand. — Elle est à vous. Ne vaut-elle pas des remercîments ?
Bosola. — Je voudrais vous entendre vous maudire vous-même ; maintenant que votre munificence me convertit en un scélérat. Quelle alternative ! Afin de ne pas me montrer un ingrat envers vous, il me faut commettre tout le mal que vous inventerez contre les autres. Le diable confit tous les péchés, et ce que le ciel déclare vil, lui le nomme louable.
Ferdinand. — Sois toi-même ; conserve ton ancien extérieur de mélancolie ; il exprimera que tu envies ceux qui sont placés au-dessus de ton atteinte, il te ménagera l’accès des logis privés, où tu pourras à la façon d’une politique marmotte…
Bosola. — De celles que j’ai vu manger dans l’assiette de leur maître, à moitié endormies, ne semblant point écouter la moindre conversation ! Et pourtant elles lui ont troué la gorge comme en un rêve. Quelle est ma place ? Proviseur des chevaux ! Autant dire que ma corruption est sortie du fumier de cheval. Je suis votre créature.
Ferdinand. — Va t’en !
Bosola. — Que les bonnes gens se contentent d’une bonne renommée pour prix de leurs bonnes actions, puisque les places et les richesses sont souvent les prix de la honte. Mais le diable prêche si bien ! (Exit.)
Le cardinal. — Nous allons nous séparer de vous. Et vous n’aurez désormais pour conseil que votre propre discernement…
Ferdinand. — Étant veuve, vous savez déjà comment est fait l’homme, et pour ce motif ne permettez pas que la jeunesse, le haut rang, l’éloquence…
Le cardinal. — Non, ni rien de ce qui est contraire à l’honneur gouverne votre noble sang…
Ferdinand. — Certes, ils sont des paillards fieffés ceux qui se remarient…
Le cardinal. — Ô, fi !
Ferdinand. — Leurs entrailles sont plus souillées que les moutons de Laban !
La duchesse. — On dit pourtant que ces diamants ont le plus de valeur, qui ont passé par le plus de mains de bijoutiers.
Ferdinand. — À ce compte les prostituées seraient hors de prix.
La duchesse. — Voulez-vous m’en croire ? Je ne me remarierai jamais.
Le cardinal. — La plupart des veuves parlent ainsi ; mais généralement cette résolution ne subsiste que la période de temps mesurée par le sablier ; elle finit avec l’oraison funèbre.
Ferdinand. — Écoutez-moi. La cour où vous vivez, ici, représente un riant pâturage. Mais la rosée mielleuse qui le recouvre est délétère ; elle empoisonnera votre bonne renommée. Veillez-y. Ne rusez pas. Car celles dont le visage déguise le cœur sont des sorcières avant d’avoir atteint leur vingt ans et donnent à téter au diable.
La duchesse. — Voici de terribles bons conseils !
Ferdinand. — Sachez que vos actions les plus cachées, voire vos plus intimes pensées viendront au jour.
Le cardinal. — Vous pourriez vous leurrer et suivre votre penchant en contractant, à la faveur de la nuit, une union secrète.
Ferdinand. — Et la considérer comme la meilleure action de votre vie ; ainsi le crabe tortueux qui marche à reculons, s’imagine aller droit parce qu’il marche à sa guise. Considérez encore qu’on peut dire avec raison de pareilles noces qu’elles seront exécutées plutôt que célébrées.
Le cardinal. — La nuit nuptiale est l’entrée de quelque prison.
Ferdinand. — Et ces joies, ces plaisirs voluptueux sont comme les lourds sommeils, présages des calamités.
Le cardinal. — Adieu. La sagesse ne nous visite souvent qu’à la dernière extrémité. Ne l’oubliez pas. (Exit.)
La duchesse. — Je crois que vous avez concerté ce discours ensemble, tant vous l’avez débité rondement.
Ferdinand. — Vous êtes ma sœur. Ce poignard était celui de mon père, voyez-vous ? Je serais désolé s’il se rouillait, parce que c’était le sien. Je voudrais vous voir renoncer à ces fêtes dispendieuses. La visière et le masque sont des ruches bourdonnantes qui n’ont jamais été bâties pour les abeilles du bien. Adieu, les femmes aiment surtout ce morceau qui, comme la lamproie, ne contient jamais d’os.
La duchesse. — Fi, Monsieur.
Ferdinand. — Eh bien ! quoi ? Je veux parler de la langue, autre instrument de séduction. Il n’est rien qu’un adroit coquin ne puisse faire croire à une femme par un discours flatteur. Adieu, désirable veuve. (Exit.)
La duchesse. — Ils se flattent de m’émouvoir ainsi ! Si tous mes nobles parents obstruaient ma route vers ce mariage, je les foulerais aux pieds. Des soldats m’ont conté que dans les grandes batailles l’appréhension du danger leur faisait accomplir des actions prodigieuses. En ce moment même, mise au défi par la haine, je veux, à travers les terreurs et les épouvantails, tenter cette périlleuse aventure. De vieilles commères pourraient rapporter que j’ai distingué et choisi un époux. Cariola, j’ai confié à ta discrétion éprouvée plus que ma vie : ma réputation.
Cariola. — Et toutes deux seront sauves ; car je déroberai ce secret au monde aussi prudemment que les marchands de poisons cachent ceux-ci à leurs enfants.
La duchesse. — Ta protestation est ingénieuse et cordiale. J’y crois. Antonio est-il arrivé ?
Cariola. — Il vous attend.
La duchesse. — Âme chère et bonne, laisse-moi ; ou plutôt, tiens-toi derrière la tapisserie pour que tu puisses nous entendre. Souhaite-moi bonne chance car je m’engage dans un désert où je trouverai ni sentier ni peloton de fil pour me guider. (Cariola se retire derrière la tapisserie.)
La duchesse. — Je vous ai fait appeler. Asseyez-vous. Prenez plume et encre. Êtes-vous prêt ?
Antonio. — Oui.
La duchesse. — Qu’ai-je dit ?
Antonio. — Qu’il me fallait écrire quelque chose.
La duchesse. — Ô, je me souviens. Après ces triomphes et cette grande dépense, il convient qu’à l’exemple des maris parcimonieux, nous nous informions de ce qu’on a réservé pour le lendemain.
Antonio. — Comme il plaira à votre bellissime excellence.
La duchesse. — Ô, bellissime. Vraiment, je vous remercie. Si je parais jeune, c’est grâce à vous qui vous êtes chargé de tous mes soucis…
Antonio. — Permettez que j’aille chercher pour votre grâce le bilan de vos revenus et de vos dépenses…
La duchesse. — Ô, vous êtes un trésorier modèle. Mais vous vous méprenez sur mes intentions. En m’enquérant de mes ressources pour le lendemain, j’entendais parler de mes perspectives là-bas…
Antonio. — Où, là-bas ?
La duchesse. — Au ciel. Je suis en train de faire mon testament. (Il convient que les princes s’acquittent de ce soin en parfaite lucidité) Et dites-moi, je vous prie, Monsieur, s’il ne vaut pas mieux prendre ces dispositions le sourire aux lèvres qu’en les accompagnant de profonds gémissements et de regards lugubres, comme si les biens dont il faut se séparer étaient cause de cette violente agonie.
Antonio. — Ô, beaucoup mieux…
La duchesse. — Si j’avais un époux en ce moment, je serais débarrassée de ce soin. Mais j’entends faire de vous mon exécuteur testamentaire. Par quelle bonne œuvre commencerons-nous ? Dites…
Antonio. — Commencez par la première bonne œuvre qui se fit à l’origine du monde, après la création de l’homme : l’œuvre de chair, le sacrement du mariage. Je voudrais vous savoir pourvue d’un bon mari. Donnez-lui le tout…
La duchesse. — Le tout ?
Antonio. — Oui, à commencer par votre excellente personne…
La duchesse. — Dans un suaire alors ?…
Antonio. — Non, sous les draps de lit…
La duchesse. — Saint Winifred ! Voilà qui ferait un étrange testament.
Antonio. — Il serait bien plus étrange que vous n’eussiez plus l’intention de vous remarier…
La duchesse. — Que pensez-vous du mariage ?
Antonio. — J’en pense comme ceux qui nient le purgatoire. Il contient ou tout l’enfer ou tout le paradis. Il n’y a pas de milieu.
La duchesse. — Comment l’aimeriez-vous ?
Antonio. — Le célibat, alimentant ma mélancolie, me le faisait souvent envisager ainsi…
La duchesse. — Parlez, je vous prie…
Antonio. — L’homme demeuré célibataire, l’homme sans enfants ne perd que la simple vanité d’être père ; le maigre délice de voir un petit lutin chevaucher un bâton, ou de l’entendre gazouiller comme un sansonnet apprivoisé !…
La duchesse. — Fi ! Fi ! Vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites. Tenez, vous avez l’œil injecté ! Appliquez-y ma bague. On dit le remède souverain. C’était ma bague de mariage et j’ai fait vœu de ne m’en dessaisir jamais qu’au profit de mon second époux.
Antonio. — Vous vous en êtes séparée à présent…
La duchesse. — Oui, afin de vous dessiller les yeux…
Antonio. — Vous m’avez aveuglé complètement au contraire…
La duchesse. — Comment cela ?
Antonio. — Un démon présomptueux et effronté danse dans cet anneau.
La duchesse. — Chassez-le.
Antonio. — Comment ?
La duchesse. — Il ne faut pas grande conjuration pour cela ; votre doigt suffit à l’exorcisme. Tenez, de cette façon. (Elle lui passe la bague au doigt. Il s’agenouille)
Antonio. — Qu’avez-vous dit ?
La duchesse. — Seigneur, votre aimable foyer est construit trop bas ; je ne puis m’y tenir debout ou discourir sans que je le rehausse. Relevez-vous ou s’il vous plaît d’accepter ma main pour vous y aider. Voici[3]. (Elle le relève.)
Antonio. — L’ambition, Madame, est la folie des grands. On ne l’enferme point dans des cellules étroites et suffocantes, mais on la traite dans d’agréables appartements bien éclairés. On l’enveloppe du bourdonnement d’un essaim de visiteurs bavards qui la rendent frénétique et incurable. Ne croyez point que je sois assez stupide pour abuser de vos faveurs. Il serait fou celui-là qui, ayant les mains gelées, les jetterait dans le feu pour les réchauffer plus vite.
La duchesse. — Or, à présent que la terre est fouillée, vous pouvez apprécier de quelle mine opulente je vous fais le maître.
Antonio. — Ô mon indignité !
La duchesse. — Vous ne vous faisiez point valoir. Heureusement, pour éclater aux yeux, vos mérites pouvaient se passer des artifices auxquels recourent les marchands de la ville. Leurs éclairages aveuglants sont destinés à les débarrasser des articles de mauvaise défaite. Il me faut vous le dire : Si vous désirez savoir où respire un homme accompli (je le déclare sans flatterie), ne détournez pas les yeux de vous-même.
Antonio. — S’il n’y avait ni ciel ni enfer, je demeurerais honnête encore. J’ai longtemps servi la vertu sans lui demander de gages.
La duchesse. — Aujourd’hui elle paie ses dettes. Ô notre malheur à nous qui sommes de haute naissance ! Forcées de nous déclarer parce que personne n’ose se déclarer à nous ! De même qu’un despote n’emploie que des paroles à double sens et ne procède que par équivoques, nous n’exprimons nos passions violentes que par des énigmes et des fables ! Arrière toute contrainte ! Tu m’as laissé sans cœur ; le mien loge dans ta poitrine. J’espère qu’il y multipliera les amours. Tu trembles. Ne fais pas de ton cœur un si piteux morceau de chair qu’il me craigne plus qu’il ne m’aime ! Seigneur, aie confiance. D’où te vient cet émoi ? Ceci te représente de la chair et du sang, Seigneur. Ce n’est pas la figure taillée dans l’albâtre, agenouillée sur la tombe de mon époux. Homme, réveille, réveille-toi ! Je dépouille ici tout vain prestige et ne t’apparais que comme une jeune veuve qui te réclame pour époux et, comme il sied aux veuves, je ne rougis plus que d’une joue.
Antonio. — Que la vérité parle pour moi ! Je demeurerai le tabernacle constant de ta bonne renommée.
La duchesse. — Merci, gentil amour. Et pour que tu ne viennes pas à moi en débiteur, à présent que tu es mon maître, je signe ce quietus est sur tes lèvres. Tu aurais déjà dû m’en redemander. Mais j’ai souvent vu des enfants croquer leurs bonbons de cette manière, comme s’ils craignaient de les dévorer trop vite.
Antonio. — Quant à vos frères…
La duchesse. — Ne t’en inquiète pas. Je déplorerais leur ressentiment, mais sans le redouter. S’ils venaient à apprendre la chose, le temps détournerait facilement la tempête.
Antonio. — Je ferais miennes ces paroles trop tendres pour moi, et toutes celles que tu prononces si elles étaient assez tendres pour toi[4] !
La duchesse. — À genoux ! (Cariola quitte sa cachette.)
Antonio. — Ha !
La duchesse. — Ne t’alarme point ! Cette femme est dans ma confidence. J’ai entendu dire par des hommes de loi, qu’un contrat fait en chambre perva presenti constitue un mariage absolu. (Elle et Antoine s’agenouillent.) Le ciel bénisse ce gordien sacré et empêche la violence de le trancher jamais !
Antonio. — Et puissent nos douces affections, comme les sphères, graviter éternellement !…
La duchesse. — Avec une ardeur et un essor croissants ; en exhalant la même tendre musique !
Antonio. — Imitons les palmiers amoureux, le meilleur emblème d’un paisible mariage. Séparés ils ne portent plus jamais de fruits !
La duchesse. — Quelle consécration demander à l’église ?
Antonio. — Jamais la fortune ne suscite un accident joyeux ou triste qui divise nos souhaits confondus !
La duchesse. — Comment l’église bâtirait-elle plus solidement ! À présent nous sommes mari et femme, et l’église n’a plus qu’à faire écho. Cariola, laisse-nous. Je suis aveugle en ce moment.
Antonio. — Que m’ordonnez vous ?
La duchesse. — Je voudrais te voir conduire ta fortune par la main jusqu’à ton lit conjugal !… (Tu m’inspires ceci, car à présent je me confonds en toi.) Couchons-nous, conversons ensemble, avisons, si tu veux, au moyen d’apaiser ma farouche parenté. Si cela te plaît, comme dans le vieux conte d’Alexandre et Lodowick, place entre nous une épée nue pour nous tenir chastes… Ô, laisse-moi abriter dans ton sein mes rougeurs trop pudiques, puisqu’il représente désormais l’écrin de tous mes secrets… (Exeunt la Duchesse et Antonio.)
Cariola. — Que ce soit l’esprit de son rang ou l’esprit de son sexe qui domine en elle, je l’ignore ; mais tout ceci dénote une effrayante folie. Je lui dois beaucoup de pitié ! (Exit.)
ACTE II
Scène Ire
Bosola. — Ainsi vous souhaiteriez ardemment d’être pris pour un éminent magistrat ?
Castruccio. — C’est le but même de mon ambition.
Bosola. — Voyons ; vous avez déjà le physique de l’emploi et votre serre-tête dégage suffisamment vos longues oreilles. Apprenez encore à chiffonner avec bonne grâce les brides de votre rabat et lorsque vous prononcez un discours mesuré ne manquez pas de tousser trois ou quatre fois à la fin de chaque période et de vous moucher avec fracas jusqu’à ce que le nez vous démange et que la mémoire vous soit revenue. En présidant une audience criminelle, s’il vous arrive de sourire à un prisonnier, faites le pendre ; mais si vous lui lancez des regards courroucés et menaçants, qu’il soit certain d’échapper au gibet.
Castruccio. — Je ferais un président bien joyeux…
Bosola. — Ne soupez pas le soir ; votre esprit n’en sera que plus lucide le lendemain.
Castruccio. — Cela me fournirait plutôt un estomac de querelleur ; car à ce qu’il paraît les casseurs d’assiettes mangent rarement de viande et c’est ce qui les rend si vaillants. Mais comment saurai-je si le peuple me prend pour un sujet éminent ?
Bosola. — Je vous fournirai le moyen de l’apprendre : Faites répandre le bruit de votre agonie et si la populace vous maudit, soyez certain d’avoir joué un rôle tapageur. (Entre une vieille dame.) Tu viens de peindre ?
La vieille dame. — De peindre quoi ?
Bosola. — Autrement dit, tu viens de droguer ton visage. Ce serait presque un miracle de te rencontrer non maquillée. Ton visage retrace les profondes ornières et les fétides bourbiers rencontrés durant le dernier voyage de la cour. Une dame de France ayant eu la variole, se fit écorcher le visage pour le rendre plus uni ; mais alors qu’avant l’opération elle avait l’air d’une râpe à muscades, après elle ressembla à un hérisson venu avant terme.
La vieille dame. — Appelez-vous ceci de la peinture ?
Bosola. — Non, non, appelons-le plutôt le carénage d’une vieille dame dartreuse, qui lui permette de courir à de nouveaux abordages. Voilà la définition brutale de votre plastique.
La vieille dame. — Mon cabinet de toilette vous est donc bien familier ?
Bosola. — On le prendrait pour un laboratoire de sorcière à y trouver du gras de serpent, du frai de reptiles, de la bave de Juif et des excréments d’enfants circoncis : et tout cela destiné au visage. Je préférerais manger un œil de perdrix extrait de la plante des pieds d’un malade de la peste, qu’embrasser, même à jeun, une de vos pareilles. Vous voilà deux sujets dont le péché de jeunesse sert de patrimoine au médecin ; il lui permet de renouveler au printemps le harnais de son cheval et de remplacer sa courtisane haut-cotée à la chute des feuilles. Je m’étonne que vous ne vous abhorriez pas vous-même. Suivez encore le cours de cette méditation :
Que doit-on priser dans la forme extérieure de l’homme ?
Nous considérons comme de mauvais augure la naissance d’un poulain, d’un agneau, d’un faon ou d’une chevrette ressemblant, en quelque membre, à l’homme, et nous fuyons ce produit de la nature comme un prodige. L’homme est consterné de retrouver sa difformité dans d’autres créatures que son espèce. Mais quoique nous portions en notre propre chair des affections dont on emprunte la nomenclature aux bêtes, telles que la lycanthropie et l’éléphantiasis, quoique nous soyons mangés de poux et de vers, et quoique nous promenions partout un corps usé et pourri, nous aimons dissimuler celui-ci dans de riches étoffes ; toute notre crainte, non, toute notre terreur provient de l’arrêt du médecin qui nous enterre pour nous convertir en fumier ! Votre femme est partie pour Rome. Vous deux, accouplez-vous et allez récupérer vos forces aux eaux de Luques. J’ai d’autre besogne sur le chantier. (Exeunt Castruccio et la vieille dame.)
J’ai remarqué que notre duchesse est malade par intermittences ; elle a des nausées et des crampes ; la bordure de ses paupières est bleue comme chez les femmes enceintes ; ses joues se creusent et son flanc s’arrondit, et, contrairement à notre mode italienne, elle porte une robe flottante. Je crois tenir un joli stratagème pour savoir de quelle affection elle souffre. J’ai acheté quelques abricots, les premiers de la saison. (Entrent Antonio et Délio.)
Délio. — Mariés, et depuis si longtemps ! Vous me stupéfiez.
Antonio. — Que tes lèvres demeurent scellées pour jamais ! Car si je supposais un instant qu’une autre chose que l’air pût aspirer ces paroles, je souhaiterais que tu n’eusses plus de souffle. — Eh bien. Monsieur, toujours en contemplation ? Vous étudiez le moyen de devenir un grand sage.
Bosola. — Ô, Monsieur, le sentiment de la sagesse est un vilain mal cutané qui recouvre tout le corps de l’homme. L’ignorance est une garantie de bonheur. La plus subtile folie provient de la plus subtile sagesse. Soyons simplement honnête.
Antonio. — Je lis en vous-même.
Bosola. — Vraiment.
Antonio. — Ne voulant point paraître ébloui, aux yeux du monde, par votre subite promotion, vous vous obstinez dans cette mélancolie hors de saison. Abandonnez-la !
Bosola. — Accordez-moi d’exprimer mon honnêteté dans le mode qui me convient. Faut-il me confesser à vous ? Je ne regarde pas au delà de ce que je puis atteindre. Les dieux seuls chevauchent des coursiers ailés. Une mule d’avocat, au pas tranquille, convient à la fois à mes dispositions et à mon emploi ; car remarquez que lorsque l’esprit d’un cavalier court plus vite que son cheval ne galope, tous deux sont bientôt fourbus.
Antonio. — Vous faites semblant de contempler le ciel, mais je crois que le diable offusque constamment vos regards.
Bosola. — Ô, Monsieur, vous êtes maître du pouvoir, l’homme de confiance de la duchesse, cousin germain d’un duc détrôné. Descendriez-vous en droite ligne du roi Pépin ou seriez-vous celui-ci, que cela reviendrait au même. Remontez aux sources des plus grands fleuves, vous ne trouverez que quelques bulles d’eau. D’aucuns s’imaginent l’âme des princes d’essence plus noble que les âmes du commun des mortels. Ils se trompent, toutes sortent du même moule. Des passions identiques les gouvernent. Le mobile qui incite un vicaire de campagne à réclamer des tribunaux le cochon de la redevance et à ruiner ses paroissiens, détermine aussi les princes à ravager une province entière, à saper des cités florissantes à coups de canon.
La duchesse. — Votre bras, Antonio. N’ai-je pas pris de l’embonpoint ? Je deviens asthmatique. — Bosola, pourriez-vous me procurer une litière semblable à celle qu’employait la duchesse de Florence ?
Bosola. — La duchesse s’en servait durant sa grossesse.
La duchesse. — Je crois, en effet. — Viens ici, toi, rajuste ma fraise. Que tu es lente ! Ton haleine fleure les pastilles de citron. Auras-tu bientôt fini ou me faut-il défaillir sous tes doigts ? Mes vapeurs me tourmentent à ce point…
Bosola (à part). — Des vapeurs ! Assez solides ces vapeurs [5] !
La duchesse. — Je vous ai entendu dire que les seigneurs français gardaient leur chapeau devant le roi…
Antonio. — En effet.
La duchesse. — Lors d’une réception ?
Antonio. — Oui.
La duchesse. — Pourquoi n’introduirions-nous pas cet usage ? Donnez l’exemple au reste de la cour. Remettez votre chapeau le premier.
Antonio. — Pardonnez-moi de n’en faire rien. J’ai vu dans des pays plus froids que la France les nobles demeurer découverts devant le roi, et cette contenance était la plus digne.
Bosola. — J’ai un présent pour Votre Grâce.
La duchesse. — Pour moi, Monsieur [6] ?
Bosola. — Des abricots, Madame.
La duchesse. — Ô Monsieur, où sont-ils ? Je n’en ai pas encore vus cette année !
Bosola (à part). — À merveille. Son teint s’anime.
La duchesse. — Réellement, je vous remercie beaucoup. C’est qu’ils sont superbes, ces abricots. Quel gaillard malhabile que notre jardinier. Nous n’en aurons aucun ce mois-ci.
Bosola. — Votre Grâce ne désire-t-elle pas les peler ?
La duchesse. — Non… Ils ont un goût de musc, me semble-t-il… En effet, ils ont bien ce goût…
Bosola. — Je ne sais pas. Toutefois j’aurais préféré que Votre Grâce les eût pelés…
La duchesse. — Pourquoi ?
Bosola. — J’avais oublié de vous dire que ce coquin de jardinier, pour en tirer profit le plus tôt possible, les avait forcés au moyen de crottin de cheval…
La duchesse. — Quelle plaisanterie ! — Vous en jugerez. Goûtez-y…
Antonio. — N’en déplaise à Votre Grâce, je ne suis pas amateur de fruits…
La duchesse. — C’est mal à vous, Monsieur, de dédaigner nos friandises. C’est un fruit délicat et on le dit nourrissant.
Bosola. — Un art ingénieux que la greffe !
La duchesse. — Dites plutôt un perfectionnement de la nature…
Bosola. — Faire venir une pomme de reinette sur un sauvageon, une prune de Damas sur une épine noire ! (À part.) Comme elle les dévore ! Puisse un ouragan soulever les paniers de cette p… ! Car n’étaient ces atours et cette jupe flottante, j’aurais découvert ostensiblement le jeune garçon qui cabriole dans son ventre !
La duchesse. — Je vous remercie, Bosola ! Ils étaient vraiment fameux. Pourvu qu’ils ne m’incommodent pas…
Antonio. — Eh bien. Madame ?
La duchesse. — Ces fruits verts et mon estomac se combattent. Comme ils me gonflent !…
Bosola (à part). — Non, vous étiez déjà trop gonflée pour cela !
La duchesse. — Ô, il me prend une sueur froide !
Bosola. — Vous me voyez au regret…
La duchesse. — De la lumière, dans ma chambre ! Ô mon bon Antonio, je suis perdue !…
Délio. — De la lumière ! holà ! de la lumière ! (Exeunt la duchesse et ses dames — Exit d’un autre côté Bosola.)
Antonio. — Ô mon très fidèle Délio, nous sommes perdus ! Je crois qu’elle est en travail d’enfant. Et nous n’avons plus le temps de la transporter !
Délio. — Avez-vous préparé ses suivantes à l’assister ? L’accoucheuse choisie par la duchesse a-t-elle été introduite secrètement au palais ?
Antonio. — Tout était prêt.
Délio. — Profitez alors de cette conjoncture fortuite. Publiez que ce Bosola l’a empoisonnée avec ses abricots. Cela expliquera sa brusque retraite dans ses appartements.
Antonio. — Gardons-nous en bien. Ce serait le moyen d’ameuter, autour d’elle, tous les médecins de la ville.
Délio. — Vous les éloignerez en déclarant que la duchesse, craignant d’être empoisonnée une seconde fois par eux, a préféré prendre un antidote de sa préparation.
Antonio. — Ma consternation est telle que je ne sais à quel parti me résoudre.
Scène II
Bosola. — Tout va bien ! Plus de doute ! Son embonpoint et l’extrême voracité avec laquelle elle a mangé ces abricots sont des symptômes évidents de sa grossesse. (Entre une vieille dame.) Eh quoi ?
La vieille dame. — Je suis pressée, Monsieur…
Bosola. — Il y avait une fois une jeune camériste travaillée par un monstrueux désir de voir la verrerie…
La vieille dame. — De grâce, laissez-moi passer…
Bosola. — Et cela dans le but unique de connaître l’étrange instrument capable d’enfler le verre au point de le faire ressembler à un ventre de femme…
La vieille dame. — Je ne veux plus entendre un mot de cette verrerie… Vous vous gaussez toujours des femmes ?
Bosola. — Qui, moi ? Non pas. Je dénonce seulement leurs faiblesses, à l’occasion. L’oranger porte à la fois des fruits mûrs, des fruits verts et des fleurs ; de même parmi vous quelques-unes logent à la fois divers sentiments amoureux ; mais toutefois l’amour pur est le plus rare et l’amour vénal le plus répandu. L’été robuste a bonne odeur mais l’automne déclinant a meilleure saveur. Si nous dispensons encore les mêmes pluies d’or qui pleuvaient au temps de Jupiter tonnant, vous comptez encore de ces Danaés toujours prêtes à ouvrir leur giron pour les recevoir. N’as tu jamais appris les mathématiques ?
La vieille dame. — Qu’est cela, Monsieur ?
Bosola. — Mais le moyen de faire converger une quantité de rayons vers un centre unique. Allez, allez donner de bon conseils à vos filles de lait. Dites-leur que le diable prend plaisir à se pendre à la ceinture des femmes, à la façon d’une montre rouillée qui les empêche de discerner la fuite du temps. (Exit la vieille dame.)
Antonio. — Fermez les portes de la cour !
Roderigo. — Pourquoi, Monsieur ? Où est le danger ?
Antonio. — Fermez les portes à l’instant, vous dis-je, et appelez tous les officiers dans la cour.
Grisolan. — J’obéis, Monsieur. (Exit.)
Antonio. — Qui garde les clefs de l’entrée du parc ?
Roderigo. — Forobosco.
Antonio. — Qu’il les apporte sur le champ. (Rentrent Grisolan avec des domestiques.)
Premier domestique. — Ô, nos bons seigneurs de la cour ! Quelle trahison abominable !
Bosola (à part). — Si cependant ces abricots eussent été empoisonnés à mon insu !
Premier domestique. — On vient d’arrêter un garde suisse dans la chambre de la duchesse !
Deuxième domestique. — Un Suisse !
Premier domestique. — Avec un pistolet caché dans ses chausses.
Bosola. — Ha ! ha ! ha !
Premier domestique. — Sa braguette lui servait de fontes…
Deuxième domestique. — Le fieffé coquin ! Qui aurait songé à le fouiller de ce côté ?…
Premier domestique. — Personne ne s’y serait avisé s’il n’avait été surpris dans le quartier des dames. Et tous les boutons de son uniforme étaient des balles de plomb.
Deuxième domestique. — Ô, le vilain cannibale ! Un mousquet dans ses chausses !
Premier domestique. — Un complot français pour sûr.
Deuxième domestique. — Dites plutôt une invention du diable !
Antonio. — Tous les officiers sont-ils présents !
Les domestiques. — Tous, sommes ici.
Antonio. — Messieurs, on nous a déjà soustrait quantité d’argenterie ; ce soir encore des bijoux pour une valeur de quatre mille ducats ont disparu du secrétaire de la duchesse. Les portes sont-elles fermées ?
Les domestiques. — Oui.
Antonio. — C’est le bon plaisir de la duchesse que tous les officiers soient enfermés dans leur chambre jusqu’au lever du soleil ; elle exige aussi qu’on lui délivre les clefs de tous coffres, armoires et autres meubles de leurs quartiers. Sa Grâce est fort malade…
Roderigo. — Qu’il soit fait comme elle l’ordonne…
Antonio. — Elle vous prie de ne pas le prendre de mauvaise part. L’innocent ne sortira que plus glorieux de cette épreuve.
Bosola. — Eh bien, Monsieur du chantier au bois, où est passé votre Suisse à présent ?
Premier domestique. — Coupez-moi la main si la chose ne m’avait pas été racontée par un garçon de peine. (Exeunt tous, sauf Antonio et Délio.)
Délio. — Quelles nouvelles de la duchesse ?
Antonio. — Elle endure les pires tortures, morales et physiques…
Délio. — Prodiguez-lui les consolations !
Antonio. — Je me moque de mon propre danger. Cher ami, partez cette nuit même, en poste, pour Rome. Ma vie dépend de votre zèle…
Délio. — Ne doutez pas de moi.
Antonio. — Loin de moi cette pensée. Mais l’inquiétude m’apporte le pressentiment de graves dangers.
Délio. — Croyez-moi, ce ne sont là que des fantômes enfantés par la crainte. Avec quelle superstition nous entretenons nos maux ! Une salière renversée, la rencontre d’un lièvre, un saignement de nez, un cheval qui bute, le chant du grillon, autant de présages qui abattent notre énergie virile. Adieu, Seigneur, je vous souhaite toutes les joies d’une paternité bénie. Et quant à ma fidélité, gravez cette maxime au fond de votre poitrine : Comme les vieilles épées, les vieux amis ne trahissent jamais celui qui les emploie ! (Exit.) (Entre Cariola.)
Cariola. — Seigneur, vous êtes l’heureux père d’un garçon. Sa mère le recommande à votre protection.
Antonio. — Divine béatitude ! Pour l’amour du ciel, soignez-la de votre mieux. Je vais de ce pas dresser l’horoscope de l’enfant. (Exeunt.)
Scène III
Bosola. — Pour sûr, j’ai entendu un cri de femme. Chut !… Ha ! Et si mon oreille est fidèle, le son partait de l’appartement de la duchesse. Il y a quelque stratagème en cette façon de consigner tous nos courtisans dans leurs chambres. J’en aurai le cœur net ou j’en perdrai l’esprit. Chut ! De nouveau ce cri ! À moins que ce ne soit l’appel de l’oiseau mélancolique, le meilleur ami du silence et de la solitude, le hibou… Ha, Antonio. (Entre Antonio.)
Antonio. — J’ai entendu du bruit. Qui va là ! Qui es-tu ? Parle…
Bosola. — Antonio, ne livre pas ton visage et ton corps à pareille expression de terreur ! C’est moi, Bosola, ton ami !
Antonio. — Bosola ! (À part.) Cette taupe mine notre terrain. N’avez-vous pas entendu un bruit à l’instant même ?
Bosola. — D’où partait-il ?
Antonio. — De l’appartement de la duchesse.
Bosola. — Je n’ai rien entendu. Et vous, bien ?
Antonio. — Oui, à moins d’avoir rêvé.
Bosola. — Allons alors du côté d’où partait cette rumeur…
Antonio. — Non, ce n’était peut-être que le vent.
Bosola. — Probablement. Il me semble, à moi, qu’il fait très froid et pourtant je vous vois tout en nage. Vous avez l’air égaré.
Antonio. — J’ai consulté les astres pour retrouver les bijoux de la duchesse.
Bosola. — Ah ! et que vous ont-ils répondu ? Êtes-vous édifié ?
Antonio. — Que vous importe. J’aurais aussi à leur demander comment il se fait que vous errez ainsi qu’un somnambule lorsque tous les hommes ont été consignés dans leurs quartiers. (À part.) Ce gaillard me perdra ! — Vous avez donné aujourd’hui des abricots à la duchesse. Dieu veuille qu’ils n’étaient pas empoisonnés !
Bosola. — Empoisonnés ! Je fais la figue à cette imputation !
Antonio. — Les coquins paient d’audace jusqu’à ce qu’ils soient démasqués. Il y a aussi eu des bijoux volés. Dans ma conviction, personne n’est plus suspect que vous !
Bosola. — Vous êtes un intendant infidèle !
Antonio. — Esclave effronté, je vous ferai pendre par les talons !
Bosola. — Il se peut que la ruine vous pulvérise avant moi !
Antonio. — Voilà bien un venimeux reptile. À peine s’est-il réchauffé qu’il darde son aiguillon ? Vous diffamez à merveille, Monsieur !
Bosola. — Non, Monsieur. Vous dictez et je ne fais que signer.
Antonio (à part). — Bon, je saigne du nez ! Mauvais augure pour les gens superstitieux, disait tout à l’heure Délio. Pur hasard, dit ma raison. Le sang efface deux lettres de mon nom ! Un simple accident ! — Quant à vous, Monsieur, j’aviserai pour vous faire mettre en sûreté, demain matin. (À part.) C’est cela qui donnera le change sur les couches de la duchesse. — Vous ne franchirez pas ce seuil, Monsieur ; il ne convient pas que vous vous approchiez des appartements de la duchesse avant de vous être justifié. (À part.) Les grands ressemblent aux misérables, non, ils sont même identiques lorsqu’ils évitent la honte par des moyens honteux. (Exit.)
Bosola. — Il m’a semblé qu’Antonio a laissé tomber un papier. Sans doute un de vos inventaires, mon cher ami. Le voici. Qu’est cela ? L’horoscope d’un nouveau-né ! (Il lit.) La duchesse s’est accouchée d’un fils entre la douzième et la première heure de la nuit. Anno Dom 1504. C’est bien cette année-ci ! decimo nonos decembris, le 19 décembre ! Donc cette nuit même, constaté d’après le méridien de Malfi ; plus de doute, il s’agit bien de notre duchesse ! Quelle riche découverte ! Le Seigneur de la première maison étant en feu dans l’ascendant, signifie une courte vie, et Mars se trouvant dans le signe humain en conjonction avec la queue du Scorpion dans la huitième maison, menace de mort violente. Cœtera non scrutantur. Voilà qui est catégorique. Ce gaillard scrupuleux est le proxénète de la duchesse. Les choses tournent à mon souhait ! C’est pour favoriser leur petit manège que nos courtisans ont été mis sous clef. Il s’ensuit aussi que je serai poursuivi sous prétexte de l’avoir empoisonnée. J’endurerais volontiers ces poursuites, je m’en moquerais même si on pouvait trouver le père à présent ! Mais celui-là se découvrira avec l’aide du temps ! Le vieux Castruccio part en poste, pour Rome, dans la matinée. J’enverrai par son entremise, aux frères de la duchesse, une lettre qui fera déborder le fiel de leur foie. La comédie n’était pas mal inventée. La luxure recourt en vain aux plus étranges déguisements ; souvent ingénieuse, elle n’est jamais sagace. (Exit.)
Scène IV
Le cardinal. — Assieds-toi. Tu es l’objet de mes meilleurs désirs. Conte-moi, je te prie, le tour que tu inventas pour venir à Rome sans ton mari.
Julia. — Mais, Seigneur, je lui ai simplement dit que j’allais visiter ici, par dévotion, un vieil anachorète…
Le cardinal. — Tu es une malicieuse et fausse pièce, — j’entends, à son égard.
Julia. — Vous avez prévalu contre moi en dépit de mes plus fermes résolutions. Au moins, ne soyez pas inconstant.
Le cardinal. — Ne te mets pas volontairement à la torture ; tes propres torts te rendent soupçonneuse.
Julia. — Comment cela, Monseigneur ?
Le cardinal. — Tu te défies de ma constance, parce que tu as éprouvé toi-même ces revirements étourdis et sauvages.
Julia. — Les avez-vous jamais constatés ?
Le cardinal. — En vérité, l’homme parviendrait plus aisément à rendre le verre malléable qu’à fixer le cœur de la généralité des femmes.
Julia. — Vraiment, Monseigneur ?
Le cardinal. — En recourant à la lunette fantastique inventée par Galilée le Florentin, on trouverait peut-être une femme constante dans la lune.
Julia. — De mieux en mieux, Monseigneur.
Le cardinal. — Pourquoi pleurez-vous ? Des larmes sont-elles votre justification ? Les mêmes larmes tomberont sur la poitrine de votre époux, Madame, avec une éloquente protestation que vous l’aimez par-dessus toute chose. Viens, je t’aimerai sagement, étant très certain que tu ne pourras me faire cocu.
Julia. — Je veux retourner à la maison, auprès de mon mari.
Le cardinal. — Au moins, me remercierez-vous de vous avoir détaché de votre perchoir pour vous camper sur mon poing, vous montrer du gibier, et vous laisser voler à lui. Je t’en prie, embrasse-moi. Quand tu étais avec ton mari tu étais surveillée comme un éléphant apprivoisé. Oui, tu me dois de la reconnaissance ! Tu n’en obtenais que des baisers et une nourriture relevée. Mais quel délice représentait cela ? C’était comme quelqu’un qui sait un peu pincer du luth, mais ne sait pas accorder son instrument. Tu vois bien que tu me dois de la reconnaissance.
Julia. — Vous me parliez d’une pitoyable blessure au cœur et d’un foie malade, quand vous me fîtes la cour pour la première fois ; vous aviez l’air d’un incurable.
Le cardinal. — Qui est là ? (Entre un domestique.) Rassure-toi, car, en comparaison de mon affection pour toi, la foudre est frigide.
Le domestique. — Madame, un gentilhomme, venu de Malfi, désire vous voir.
Le cardinal. — Faites-le entrer, je me retire. (Exit.)
Le domestique. — Il dit que votre mari, le vieux Castruccio, est arrivé à Rome, mis dans un état lamentable pour avoir couru la poste… (Exit.)
Julia (à part). — Le Seigneur Délio ! Un de mes anciens adorateurs !
Délio. — C’est hardi à moi de me présenter à vos regards.
Julia. — Vous êtes le bienvenu, Seigneur.
Délio. — Couchez-vous ici !
Julia. — Vous n’ignorez pas que nos prélats romains ne donnent pas à loger aux dames.
Délio. — Fort bien. Je ne vous ai pas apporté de lettres de recommandation de votre mari, car sa recommandation n’en aurait pas été une pour vous.
Julia. — J’entends qu’il est venu à Rome.
Délio. — Je n’ai jamais connu bête de somme et son faix, cheval et cavalier, plus fatigués l’un de l’autre ; s’il avait eu meilleur dos il aurait fini par charger l’animal sur ses épaules, tant le postérieur lui cuisait.
Julia. Votre rire est toute ma compassion pour lui.
Délio. — Madame, j’ignore si vous avez besoin d’argent, mais je vous en ai apporté un peu…
Julia. — De mon mari ?
Délio. — Non, de ma propre caisse.
Julia. — Avant de me décider à l’accepter, il me faut savoir vos conditions.
Délio. — Regardez, c’est de l’or. N’a-t-il pas jolie couleur ?
Julia. — J’ai un oiseau plus merveilleux…
Délio. — Écoutez quel son mélodieux !
Julia. — La corde d’un luth résonne beaucoup plus agréablement. Votre or manque du parfum des fleurs de cassie ou de la civette. Il ne possède même aucune vertu médicale, quoique certains docteurs à la mode en préconisent l’infusion dans le pot-au-feu. En vérité, c’est une créature engendrée par… (Rentre le domestique.)
Le domestique. — Votre mari est arrivé. Il a remis au duc de Calabre une lettre qui me paraît l’avoir jeté hors de ses gonds. (Exit.)
Julia. — Vous entendez, Monsieur. Je vous prie de me faire connaître, aussi brièvement que possible, vos affaires ici et ce que vous voulez de moi.
Délio. — Pour le faire court, voici. Je voudrais vous avoir pour maîtresse aux heures où vous ne vivez pas avec votre mari.
Julia. — Monsieur, je cours demander l’autorisation de mon mari et vous rapporte instantanément sa réponse… (Exit.)
Délio. — Admirable ! Est-ce sa malice ou son honnêteté qui parle ainsi ? Ne viens-je pas d’entendre dire par quelqu’un que le duc était excité au plus haut degré par une lettre envoyée de Malfi. Je crains qu’Antonio ait été trahi. Que son ambition paraît redoutable aujourd’hui ! Fortune infortunée ! Ils franchissent des gouffres et s’épargnent de profondes calamités ceux qui pèsent l’événement avant de commettre l’action.
Scène V
Ferdinand. — J’ai déterré cette nuit une mandragore.
Le cardinal. — Vous dites ?
Ferdinand. — Et elle m’a rendu fou [7]…
Le cardinal. — Quel est ce prodige ?
Ferdinand. — Lisez ceci ; une sœur damnée ! elle a fait la culbute ; elle est devenue une prostituée notoire…
Le cardinal. — Parlez plus bas.
Ferdinand. — Plus bas ! Quand les coquins ne se contentent plus de se chuchoter la chose à l’oreille, mais cherchent à la claironner le plus fort qu’ils peuvent, comme les domestiques qui proclament les largesses de leurs maîtres en ameutant les badauds friands de scandale ! Ô ! que l’enfer la confonde ! Les plus madrés maquereaux ont servi sa lubricité et lui ont procuré de plus nombreuses occasions de débauche que les villes de garnison n’en offrent à leurs soldats.
Le cardinal. — Est-ce possible ? Ceci peut-il être prouvé ?
Ferdinand. — De la rhubarbe ! Ô de la rhubarbe pour purger cette colère ! Voici pour aiguillonner ma mémoire, l’horoscope maudit. Je n’éprouverai de soulagement que lorsque j’aurai fait du cœur de cette g… une éponge imbibée de sang pour effacer cet horoscope !
Le cardinal. — Pourquoi monter en une si furieuse tempête ?
Ferdinand. — Je voudrais en être une ; pour lancer les débris de son palais autour de ses oreilles, déraciner ses luxuriantes forêts, confondre ses prairies, et dévaster toutes ses possessions comme elle a ravagé son honneur.
Le cardinal. — Notre sang, le sang royal d’Aragon et de Castille, a-t-il été souillé ainsi ?
Ferdinand. — Appliquons des remèdes désespérés. N’usons point de baumes, mais de cautères, de cuisantes ventouses, car c’est là le moyen de purger ce sang infecté, un sang comme le sien… Une sorte de pitié humecte encore mon œil. Je la ferai passer dans le mouchoir que je léguerai à son bâtard…
Le cardinal. — À quelle fin ?
Ferdinand. — Puisse-t-il réduire ce mouchoir en charpie et panser les blessures de sa mère après que je l’aurai taillée en pièces ?
Le cardinal. — Maudite créature ! Nature capricieuse qui place tellement à gauche le cœur de la femme !
Ferdinand. — Insensés les hommes de confier jamais leur honneur à une barque tressée d’un jonc aussi frêle que les femmes, prête à sombrer à chaque instant !…
Le cardinal. — L’ignorance a beau acheter l’honneur, elle ne saurait le porter.
Ferdinand. — Il me semble l’entendre rire, l’excellente hyène ! Parlez-moi vite de quelque chose d’autre ou mon imagination m’entraînera à la voir dans l’acte honteux de son péché.
Le cardinal. — Avec qui ?
Ferdinand. — Sans doute avec quelque batelier aux fortes cuisses, ou un gars du chantier au bois adroit au jeu du palet, ou quelque autre gentil seigneur qui monte les charbons dans son appartement !
Le cardinal. — Vous perdez la raison !
Ferdinand. — Allez toujours, la belle ! Ce n’est pas votre lait de prostituée qui étouffera mon feu dévorant, mais bien votre sang de prostituée…
Le cardinal. — Combien paraît oiseuse cette rage qui vous transporte comme ceux que les sorcières entraînent, à travers les airs, sur des trombes violentes ? Ce bruit intempestif ressemble aux discours criards des sourds qui parlent à tue-tête, s’imaginant que tous les mortels souffrent de leur infirmité.
Ferdinand. — Vous ne partagez donc pas mon indignation ?
Le cardinal. — Oui, mais je puis être en colère sans faire explosion. Il n’y a pas dans la nature une chose qui rende l’homme si difforme, si bestial, qu’une fureur effrénée. Corrigez-vous. N’imitez pas ces simples qui expriment le désir de se reposer en s’agitant et en se tourmentant eux-mêmes. Allons, revenez à la raison…
Ferdinand. — En me domptant, je n’arriverai qu’à paraître ce que je ne suis pas. Je pourrais la tuer à présent, en votre personne, ou en moi-même, car je pense que c’est un de nos péchés que le ciel punit en elle.
Le cardinal. — Êtes-vous fou furieux ?
Ferdinand. — Je voudrais brûler leurs corps dans une fosse à charbon dont l’ouverture serait bouchée afin d’empêcher que leur maudite fumée puisse s’élever au ciel, ou bien enduire de poix et de soufre les draps entre lesquels ils reposent, les entortiller dans ces draps et les faire flamber comme une allumette ; ou mieux encore accommoder leur bâtard en un coulis et le servir à son paillard de père pour réparer ses forces amoureuses.
Le cardinal. — Je vous laisse…
Ferdinand. — Non, j’ai fini. Si j’avais été plongé dans le feu éternel, pareille nouvelle eût suffi pour me procurer une sueur froide. Rentrons, rentrons, je vais essayer de dormir. Je ne bougerai pas avant de savoir qui couche avec ma sœur. Mais alors je trouverai des scorpions pour tresser mes fouets [8] et la plonger dans une éclipse totale. (Exeunt.)
ACTE III
Scène Ire
Antonio. — Notre noble ami, mon très cher Délio, que votre absence de la cour nous a paru longue ? Arrivez-vous avec le duc Ferdinand ?
Délio. — Oui, Seigneur. Et comment se porte votre noble duchesse ?
Antonio. — On ne peut mieux. Elle ne cesse d’enrichir notre race. Depuis votre départ elle a eu deux autres enfants : un garçon et une fille.
Délio. — Il me semble que notre dernière entrevue est de la veille. Et si je n’avais devant les yeux votre visage un peu amaigri, je gagerais même que tout cela s’est passé il y a une demi-heure.
Antonio. — Le temps ne paraît long qu’aux plaideurs, aux prisonniers, aux compétiteurs d’un grand personnage, au mari affligé d’une vieille femme, et comme aucun de ces cas n’est le vôtre, cher Délio…
Délio. — Dites-moi, Seigneur, votre secret n’est-il pas arrivé encore aux oreilles du cardinal ?
Antonio. — Je le crains. Depuis son retour ici le duc Ferdinand a d’inquiétantes allures.
Délio. — Que voulez-vous dire ?
Antonio. — Il est si calme qu’il semble engourdi par la tempête comme les marmottes par l’hiver. Mais les maisons hantées sont les plus silencieuses jusqu’au lever du diable.
Délio. — Que dit-on dans le peuple ?
Antonio. — La populace tient la duchesse pour une catin.
Délio. — Et vos gens en place, plus politiques, qu’en pensent-ils ?
Antonio. — Ceux-là prétendent que je m’enrichis par des détournements. Tous affectent de croire que la duchesse me ferait rendre gorge si elle ne craignait ainsi de faire indirectement, à ses sujets, l’aveu de sa mauvaise gestion. Quant à l’état réel de mes rapports avec la duchesse, ils feignent de ne pas s’en douter…
Délio. — Motus ! Le duc Ferdinand se retire pour la nuit.
Ferdinand. — Permettez, avant de prendre du repos, que je vous entretienne d’un prétendant à votre main !
La duchesse. — D’un prétendant. Seigneur ! Et qui donc, je vous prie…
Ferdinand. — Le grand comte Malatesti.
La duchesse. — La peste soit du personnage ! Un comte, lui ? Dites un simple bâton de sucre d’orge. On voit au travers. Je n’agréerai qu’un époux qui vous fasse honneur…
Ferdinand. — En cela vous aurez raison. Comment vous portez-vous, mon digne Antonio ?
La duchesse. — Un moment encore, Seigneur. Je désirais vous parler en particulier, d’une rumeur scandaleuse répandue sur mon compte.
Ferdinand. — Je ne prêterai jamais l’oreille à ces racontars. Sans doute encore une fois quelque pasquinade, quelque cancan de la cour, une de ces bouffées de calomnie dont les palais des princes sont rarement purgés… En admettant même que ces bruits soient fondés, mon affection est assez solide pour excuser, pour atténuer, même pour absoudre les erreurs dont vous vous seriez rendue coupable… Allez, sous la garde de votre propre innocence !
La duchesse (à part). — Je me sens réconfortée. Et cet air qui me suffoquait me semble subitement purifié. (Exeunt la duchesse, Antonio, Délio et la suite.)
Ferdinand. — Sa culpabilité la met sur des charbons ardents.
Ferdinand. — Eh bien, Bosola, où en sommes-nous ?
Bosola. — Nous marchons encore à tâtons. On dit qu’elle a eu trois bâtards, mais les astres seuls pourraient nous révéler le nom de leur père…
Ferdinand. — Alors rien de plus simple, puisque toutes choses sont écrites dans les astres.
Bosola. — Oui, à condition de trouver les lunettes qu’il faut pour lire cette écriture… Je crois la duchesse victime d’un sortilège…
Ferdinand. — Un sortilège ? Dans quel but ?
Bosola. — Afin de la rendre amoureuse d’un gaillard inavouable.
Ferdinand. — Ta crédulité va-t-elle jusqu’à attribuer à des philtres et à des charmes le pouvoir de nous rendre amoureux malgré nous ?
Bosola. — Certainement.
Ferdinand. — Tais-toi. Ce sont là des fourberies, des épouvantails inventés par quelques charlatans pour nous duper. Crois-tu que des herbages et des potions parviennent à forcer la volonté ? Des expériences ont démontré que les ingrédients employés pour ces folles pratiques étaient des poisons lénitifs capables tout au plus de vous rendre fou. Ce qui n’empêchait pas la sorcière de jurer que les patients étaient amoureux ! Non, s’il y a sorcellerie dans le cas de la duchesse, le maléfice gît dans son sang aduste. Cette nuit, je lui arracherai sa confession. Ne m’avais-tu pas parlé, il y a deux jours, d’une fausse clef de sa chambre à coucher ?…
Bosola. — La voici.
Ferdinand. — À souhait.
Bosola. — Que comptez-vous faire ?
Ferdinand. — Tu ne le devines pas ?
Bosola. — Non.
Ferdinand. — Ne m’interroge pas alors. L’homme capable de me circonvenir et de pénétrer mes desseins, peut tout aussi bien se vanter d’avoir ceint les flancs du monde et d’en avoir sondé tous les abîmes.
Bosola. — Je ne le pense pas.
Ferdinand. — Que penses-tu alors, je te prie ?
Bosola. — Que vous êtes votre propre historiographe et que vous vous flattez grossièrement.
Ferdinand. — Ta main. Je te remercie. Avant de t’employer je n’avais jamais entretenu que des flatteurs. Adieu. Celui-là seul est l’ami d’un grand personnage qui lui signale ses défauts à mesure qu’il les découvre.
Scène II
La duchesse. — Apporte-moi ce coffret et ce miroir. — Ce soir il n’y a pas ici de logement pour vous, Monseigneur…
Antonio. — Que faut-il donc faire pour obtenir l’hospitalité ?
La duchesse. — Je souhaite qu’un jour l’usage impose aux maris de mendier, à genoux et nu-tête, l’entrée du lit conjugal.
Antonio. — En attendant cette loi, je compte bien coucher ici.
La duchesse. — Je compte bien ! Tout beau ! En voilà un abus de pouvoir…
Antonio. — Mais si je n’ai de pouvoir que la nuit !
La duchesse. — Enfin, que me voulez-vous ?
Antonio. — Nous dormirons ensemble.
La duchesse. — Hélas ! Quel plaisir deux amants peuvent-ils prendre à dormir ?
Cariola. — Monseigneur, je couche souvent avec elle ; croyez-moi, elle vous incommodera beaucoup.
Antonio. — Vous entendez comme on se plaint de vous !
Cariola. — C’est la compagne de lit la plus remuante que je connaisse.
Antonio. — Je ne l’en aimerai que mieux pour cela.
Cariola. — Seigneur, m’est-il permis de vous poser une question ?
Antonio. — À votre aise, Cariola.
Cariola. — Pourquoi, lorsque vous couchez avec ma dame, vous levez-vous toujours si tôt ?
Antonio. — Les ouvriers aussi consultent souvent l’horloge, Cariola, et sont heureux à l’expiration de leur tâche.
La duchesse. — Je veux te clore la bouche. (Elle l’embrasse.)
Antonio. — Nous sommes loin de compte ; deux tendres colombes traînent le char de Vénus ; il me faut la paire. (Elle le baise de nouveau.) Quand te marieras-tu, Cariola ?
Cariola. — Jamais, Seigneur…
Antonio. — Ô, fi de ce célibat ! Ne t’y obstine point. La Fable nous apprend que Daphné fut changée en un stérile laurier après sa sotte retraite ; Syrinx devint un roseau creux et chétif ; Anaxarète se refroidit jusqu’à se transformer en marbre. En revanche, celles qui se marièrent ou qui répondirent à ceux qui les aimaient furent métamorphosées, par les soins des dieux, en olives, grenades ou mûres, ou tournèrent en fleurs, en pierres précieuses, en constellations.
Cariola. — Vaine poésie que tout cela. Dites-moi plutôt lequel je devrais choisir des trois jeunes gens qui m’apporteraient respectivement sagesse, fortune et beauté…
Antonio. — La question est délicate. C’est, renversée, l’aventure de Pâris. Celui-ci fut d’abord ébloui, et pour cause, car comment juger, sainement, en présence de trois déesses amoureuses et nues par-dessus le marché ? La situation eût embarrassé le juge le plus austère. En considérant vos deux visages si bien assortis, il me vient une autre pensée.
Cariola. — Quelle est-elle ?
Antonio. — Je me demande pourquoi les dames mal partagées par la nature prennent généralement à leur service des suivantes encore plus mal loties et n’en peuvent supporter de jolies ?
La duchesse. — Ô, la raison en est par trop simple. Y a-t-il exemple d’un rapin qui soit allé se loger à côté d’un peintre de valeur ? Ce voisinage déprécierait par trop ses travaux. Il y a longtemps que nous n’avons plus été gais comme ce soir… Bon, voilà mes cheveux qui s’embrouillent…
Antonio. — Je t’en prie, Cariola, glissons-nous hors de la chambre et laissons-la se parler à elle-même. Je lui ai souvent joué ce tour pour la taquiner. J’aime la voir légèrement en colère. Doucement, Cariola. (Exeunt Antonio et Cariola.)
La duchesse. — On dirait que mes cheveux grisonnent ?
Quand ils auront complètement changé de couleur, toute la cour se poudrera à l’iris pour me ressembler. — Vous avez raison de m’aimer, Antonio, je vous ai introduit dans mon cœur avant que vous ayez daigné m’en demander les clefs ! (Entre Ferdinand.)
Un jour mes frères vous surprendront dans votre sommeil.
La présence du duc à la cour aurait dû, me semble-t-il, vous retenir dans votre propre lit.
Mais vous m’objecterez que le plus doux est l’amour mélangé d’inquiétudes…
Pourtant je suis résolue à ne plus vous donner d’enfants avant que mes frères consentent à en être les parrains.
Avez-vous perdu votre langue ?
À la grâce de Dieu. Que je meure ou que je vive, je vivrai et mourrai en princesse…
Ferdinand. — Meurs donc, sur le champ ! (Il lui donne un poignard.) Où t’es-tu cachée, ô vertu ? Quelque odieuse nuée t’offusque ?
La duchesse. — De grâce. Seigneur, écoutez-moi.
Ferdinand. — Ou est-il vrai, ô vertu ! que tu ne sois qu’un vain mot.
La duchesse. — Monsieur…
Ferdinand. — Ne parle pas.
La duchesse. — Non, Monsieur… Pour vous écouter, mon âme habitera mes oreilles…
Ferdinand. — Ô trop imparfaite lumière de la raison humaine qui nous permet de prévoir l’irrémissible ! Assouvis tes désirs, vautre-toi dans la honte ! Tu n’y trouveras de repos que lorsque tu en auras dépassé toutes les limites et que tu en auras perdu toutes les notions.
La duchesse. — De grâce. Seigneur, écoutez-moi. Je suis mariée.
Ferdinand. — Vraiment.
La duchesse. — Malheureusement, contre votre gré. Mais vos ciseaux arrivent un peu tard pour contrarier ma préférence et lui couper les ailes. L’oiseau a déjà pris son vol. Voulez-vous voir mon mari ?
Ferdinand. — Oui, si je pouvais échanger mes yeux contre ceux d’un basilic…
La duchesse. — Pourtant, c’est lui qui a dû vous introduire ici…
Ferdinand. — Les hurlements du loup sont de la musique, comparés à tes cris d’orfraie. Tais-toi, veux-tu ? — Qui que tu sois, toi qui as abusé de ma sœur, — car je suis sûr que tu m’entends, — pour l’amour de toi fais en sorte que je ne te connaisse jamais. Je vins ici dans l’intention de te découvrir ; mais à présent je suis persuadé que les conséquences de cette découverte nous damneraient tous deux. Je ne voudrais pas, pour dix millions, t’avoir vu. Donc à toi d’user de tous les moyens pour que j’ignore toujours ton nom. À cette condition continue de jouir de ta luxure et de ta misérable vie ! — Et quant à toi, femme vile, si tu souhaites que ton paillard vive longtemps entre tes bras, à ta place je lui construirais un de ces ermitages où nos anachorètes vaguent à de plus saintes occupations. Que le soleil ne l’éclaire plus tant qu’il vivra ; qu’il ne converse qu’avec les chiens, les singes et les êtres muets auxquels la nature interdit de prononcer son nom. N’apprivoise pas un perroquet de peur qu’il ne l’apprenne. Si tu l’aimes, arrache-toi la langue, de crainte qu’elle ne le trahisse !
La duchesse. — Pourquoi ne pouvais-je me marier ? Je n’ai pas créé par là une mode ou une coutume nouvelle !
Ferdinand. — Tu es perdue ! Tu m’as cuirassé le cœur au moyen de la lourde chape en plomb qui recelait les ossements de ton époux.
La duchesse. — Mon propre cœur saigne à cette pensée.
Ferdinand. — Le tien ! Ton cœur à toi ! Que représente-t-il, sinon un boulet creux dévoré d’un feu inextinguible !
La duchesse. — Vous êtes trop rigide en ceci ; et si vous n’étiez mon suzerain et mon frère, je dirais trop tyrannique. Ma réputation est sauve…
Ferdinand. — Sais-tu seulement ce qu’on appelle réputation ? Je te le dirai, sans grande utilité puisque l’enseignement vient trop tard. Un certain jour la Réputation, l’Amour et la Mort décidèrent de parcourir le monde et convinrent de se séparer en prenant trois voies différentes. La Mort dit qu’on la retrouverait au cœur des grandes batailles ou des cités ravagées par les fléaux. L’Amour leur recommanda de s’informer de lui parmi les pâtres obscurs qui ne s’entretiennent jamais de trésors, et parfois aussi auprès de paisibles orphelins auxquels leurs parents n’ont rien laissé. « Arrêtez ! » s’écria la réputation, « ne m’abandonnez pas ; car à cause de mon essence même, ceux qui se séparent de moi ne me retrouveront plus jamais ! » Il en va ainsi de toi ! Tu as pris congé de la réputation et l’as rendue invisible. À son exemple, je te dis adieu pour ne plus te revoir.
La duchesse. — Pourquoi, seule de toutes les princesses de la terre, devrais-je être isolée et enfermée comme une sainte relique ? J’ai de la jeunesse et un peu de beauté.
Ferdinand. — Quelques vierges sont des sorcières. Je ne te reverrai jamais plus. (Exit.)
La duchesse. — Vous avez vu cette apparition ?
Antonio. — Oui. Nous sommes trahis. Comment vint-il ici ? C’est contre toi que je devrais tourner cette arme !
Cariola. — Faites, Seigneur, je vous en prie. Et lorsque vous m’aurez arraché le cœur, vous y lirez mon innocence.
La duchesse. — Il s’est introduit par ce couloir.
Antonio. — Que ne reparaît-il à mes yeux, cet objet de terreur ? Je finirais bien par le réconcilier avec l’idée de nos légitimes amours. (Elle lui montre le poignard) Ha ! Que, signifie ceci ?
La duchesse. — Il me l’a laissé.
Antonio. — Souhaitant, à ce qu’il semble, que vous le tourniez contre vous.
La duchesse. — En effet, tel devait être le but de sa démarche.
Antonio. — Il faudrait plutôt tremper cette arme dans son fiel. (On frappe au dehors.) Holà ! Qui frappe ? Encore des cataclysmes !
La duchesse. — C’est comme si on allait faire sauter une mine sous nos pieds !
Cariola. — C’est Bosola !
La duchesse. — Fuyez ! Ô misère ! Pourquoi devons-nous recourir aux masques et aux voiles déguisant les actions mauvaises ! Cachez-vous ! Je tiens mon plan… (Exit Antonio.)
Bosola. — Le duc, votre frère, agité comme un ouragan, vient de monter à cheval et de partir, ventre à terre, pour Rome.
La duchesse. — À cette heure de la nuit !
Bosola. — En sautant en selle il m’a dit que vous étiez perdue.
La duchesse. — Pour dire vrai, je ne vaux guère mieux.
Bosola. — Qu’est-il arrivé ?
La duchesse. — Antonio, notre intendant, m’a indignement trompée. Mon frère et moi étions engagés pour de fortes sommes vis-à-vis d’un juif napolitain ; Antonio a négligé de payer ces traites…
Bosola. — C’est incroyable ! (À part.) Pas mal imaginé !
La duchesse. — De sorte que les effets de mon frère sont protestés à Naples. Appelez vos officiers !…
Bosola. — À vos ordres. (Exit.)
La duchesse. — Fuyez à Ancône. Vous y louerez une maison. J’enverrai mon trésor et mes bijoux à votre suite. Ne me demandez pas de longues explications. De brièves syllabes remplacent les périodes. Je vais vous accuser publiquement d’un crime. Ce mensonge, de ceux que le Tasse appelle magnanima menzogna, nous sauvera la vie. Alerte ! Les voilà !
Antonio. — Votre Grâce daignera-t-elle m’entendre ?
La duchesse. — Plus un mot. Messieurs, je voudrais que l’exemple de cet homme vous servît de leçon à tous. À cette condition vous conserverez ma faveur. Pour le reste, épargnez-le. Quoiqu’il ait commis des actions que vous ne vous imagineriez pas, je ne veux pas rendre sa honte publique et me contente de me débarrasser de lui. Allez chercher fortune ailleurs.
Antonio. — Je ne récriminerai point. Ma mauvaise étoile et non le caprice de ma souveraine étant cause de ceci. Ô le terrain mouvant et pourri que la condition des fonctionnaires ! Je suis pareil au voyageur plongé dans un profond sommeil au coin d’un feu mourant pendant une nuit d’hiver ; il n’a pu se résoudre à s’en éloigner et lorsqu’il se remet en route il est plus gelé qu’à l’arrivée.
La duchesse. — En attendant que vous nous rendiez vos comptes, nous confisquons tout ce que vous possédez…
Antonio. — Tout ce que je possède vous appartient comme moi-même.
La duchesse. — Vous avez votre sauf-conduit. Partez !
Antonio. — Voilà, Seigneurs, ce qu’on récolte à servir les princes. (Exit.)
Bosola. — Certaines fortunes bâties au moyen d’extorsions ressemblent à l’eau que le soleil retire de la mer et qui y retombe dès que l’astre pâlit.
La duchesse. — Je désirerais connaître votre opinion, à chacun, sur cet Antonio ?
Deuxième officier. — Comme il ne pouvait supporter la vue d’une tête de porc, j’étais certain que Votre Grâce finirait par trouver le juif.
Troisième officier. — C’est vous qui auriez dû être son intendant !
Quatrième officier. — Il y aurait eu plus d’argent dans vos coffres…
Premier officier. — Il s’enfonçait de la laine noire dans les oreilles et se faisait passer pour sourd auprès des solliciteurs.
Deuxième officier. — On le croyait hermaphrodite, tant les femmes semblaient lui répugner.
Quatrième officier. — Rappelez-vous sa morgue lorsque les coffres étaient pleins ! Qu’il s’en aille au diable !
Premier officier. — Et que tous les grappilleurs courent à sa suite pour partager les anneaux de sa chaîne d’or [9] !
La duchesse. — Laissez-nous ! (Exeunt les officiers.) Que pensez-vous de ceux-là ?
Bosola. — Aux jours de sa fortune, pour se le concilier, les mêmes coquins auraient consenti à se laisser river ses étriers boueux au nez et ils auraient suivi sa mule comme un ours dans un cercle. Leurs filles eussent assouvi sa luxure ; leurs fils seraient devenus ses mignons. Pour eux, il n’y eût point existé bonheur plus grand que celui de graviter dans son orbite et de porter sa livrée. Et à présent ces poux se détachent de lui ! Jamais vous ne rencontrerez son pareil. Il a laissé derrière lui un troupeau de vils flatteurs. Leur ruine suivra la sienne. Les princes paient les flatteurs en bienfaits illusoires. Les flatteurs dissimulent les vices des princes et ceux-ci déguisent les mensonges des courtisans. Hélas, ce pauvre seigneur !
La duchesse. — Pauvre, dites-vous ! Il a rempli grassement ses coffres !
Bosola. — Au contraire, il était trop honnête. Lorsque Plutus, dieu des richesses, est envoyé par Jupiter chez un mortel, il s’y rend en boitant, voulant dire par là que ce qui vient de la part de Dieu vient lentement ; mais lorsqu’il est envoyé en mission par le diable, il court la poste et tombe comme une bombe. Laissez-moi vous montrer quel joyau inestimable vous avez rejeté loin de vous, en un moment d’humeur folle, pour la bénédiction de celui qui le ramassera. C’était un parfait homme de cour, un conseiller fidèle, un soldat connaissant sa valeur sans en tirer vanité. Ses vertus autant que sa personne méritaient un meilleur destin. Dans la conversation, il prenait un plus grand plaisir à écouter et à réfléchir qu’à briller pour son compte. Dans sa poitrine s’étaient réfugiées toutes les perfections et celles-ci n’y faisaient pourtant pas plus de bruit que les pénitentes dans un confessionnal…
La duchesse. — Mais il était de basse extraction…
Bosola. — Votre jugement n’est-il pas plus équitable que celui des conseillers héraldiques qui négligent les qualités des hommes pour ne tenir compte que de leur généalogie ? Il vous manquera, car sachez que pour un prince, l’honnête homme d’État est un cèdre planté au bord d’une source. La source humecte les racines de l’arbre et l’arbre reconnaissant la protège de son ombre. Que n’avez-vous joué le rôle de la source ? Vrai, je préférerais naviguer jusqu’aux îles Bermudes, avec, pour tout esquif, une couple de vessies de politiciens réunies au moyen de la fibre d’un cœur d’espion, que de dépendre de la faveur d’un souverain aussi capricieux… Adieu, Antonio ! La malignité publique a provoqué ta disgrâce, mais sans te faire grand mal, puisque ta chute même a exalté ta vertu.
La duchesse. — Ô, tes paroles me sont une délicieuse musique !
Bosola. — Que voulez-vous dire ?
La duchesse. — L’homme accompli dont vous parlez est mon époux.
Bosola. — Se pourrait-il ? Cette époque d’ambition aurait-elle vu naître des cœurs assez larges pour s’attacher un homme uniquement à cause de ses mérites et quoiqu’il fût dénué de tous les vains avantages du rang et de la fortune ?
La duchesse. — Je lui ai déjà donné trois enfants.
Bosola. — Heureuse princesse qui avez fait de votre lit nuptial le tendre et radieux tabernacle de la vertu ! Sans doute, plus d’un bachelier sans fortune vous prônera pour cette action et se réjouira de l’encouragement accordé au mérite. Les vierges sans dot espéreront que, piqués au jeu, de riches poursuivants imitent votre désintéressement. C’est au point que, dans leur admiration, si vous aviez besoin de soldats, les Turcs et les Maures se convertiraient pour guerroyer à votre service. Enfin, pour l’amour de cet homme modèle que vous avez élevé au pouvoir, les poètes, vos contemporains, chanteront vos louanges à satiété, et vous couvriront de fleurs de rhétorique, même lorsque vous serez couchée dans la tombe ; si bien que cette tombe deviendra mieux que le salon des princes vivants, le rendez-vous, le sanctuaire des beaux et bons esprits. Quant à Antonio, sa renommée coulera aussi de toutes les plumes, et les hérauts s’époumoneront à la proclamer.
La duchesse. — Je voudrais trouver en vous un confident aussi discret qu’un panégyriste affectueux…
Bosola. — Le secret de ma souveraine restera celé au plus profond de mon cœur !
La duchesse. — Chargez-vous de tout ce que je possède d’argent et de valeurs ; suivez Antonio ; il se retire à Ancône.
Bosola. — Vraiment !
La duchesse. — Où je compte le rejoindre d’ici à quelques jours.
Bosola. — Que je réfléchisse un instant. Je conseillerais à Votre Grâce de prétexter un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, située seulement à sept lieues de la riante Ancône. De cette façon vous pourriez quitter le pays avec plus de prestige, et comme vous seriez accompagnée d’une escorte et de votre suite habituelle, votre fuite aurait l’air d’un simple voyage.
La duchesse. — Je me laisse guider par vous, Monsieur.
Cariola. — À mon humble avis, la princesse ferait mieux de se rendre aux bains de Lucca ou de visiter Spa et l’Allemagne, car pour vous dire toute ma pensée, je n’aime pas beaucoup ce simulacre de pèlerinage qui tourne en dérision la religion.
La duchesse. — Tu n’es qu’une petite sotte superstitieuse ! Prépare tout à l’instant pour notre départ. (Exeunt la Duchesse et Cariola.)
Bosola. — La cervelle d’un politicien c’est l’enclume du diable ! Tous les maux imaginables s’y forgent, sans qu’on entende résonner les marteaux. Ces forges-là, comme je viens de le prouver, ne donnent pas même l’éveil à la sensibilité féminine. Que faire à présent ? Parbleu, tout révéler à mon maître ! Ô l’odieux métier d’espion ! Tant pis ! Voici qui avancera joliment mes affaires !
Scène III
Le cardinal. — Il nous va donc falloir guerroyer.
Malatesti. — L’empereur, se rappelant vos exploits avant que vous eussiez dépouillé la cuirasse pour la pourpre, vous confie le commandement de ses armées de partage avec le marquis de Pescara, cet heureux capitaine, et le non moins fameux Lannoy…
Le cardinal. — Celui qui eut l’honneur de faire prisonnier le roi de France…
Malatesti. — Lui-même. Veuillez prendre connaissance de ce projet de nouvelles fortifications pour Naples ?
Ferdinand. — Ainsi ce grand comte Malatesti a obtenu du service ?
Délio. — Pas précisément, Monseigneur. Une note marginale dans le registre-matricule le renseigne comme simple volontaire…
Ferdinand. — Ce n’est pas un soldat.
Délio. — Il ne connaît la poudre que pour en avoir plombé ses dents cariées afin de combattre l’odontalgie.
Silvio. — Il se rend au camp dans l’intention bien arrêtée de ne se nourrir que de bœuf et d’oignons et une fois blasé sur la nouveauté de ce régime, il s’en retournera droit à la cour…
Délio. — Il ne connaît la dernière campagne que par la chronique de la ville : deux peintres sont attachés à son service pour lui représenter des batailles… en effigie.
Silvio. — Il se battra donc dans son fauteuil.
Délio. — Et poussera la précaution jusqu’à consulter l’almanach, afin de ne rien entreprendre les jours néfastes. En attendant, tout comme un preux, il arbore les couleurs de sa maîtresse.
Silvio. — Oui, à l’en croire, il accomplirait des prodiges pour cette écharpe de soie…
Délio. — Il irait même jusqu’à déserter le champ de bataille pour empêcher ce gage de tomber aux mains de l’ennemi.
Silvio. — Dame ! il a peur que l’odeur de la poudre n’en altère le parfum.
Délio. — Un jour, un Hollandais, qu’il s’était permis d’appeler pot à bière, lui fit dans la tête un trou large comme la gueule d’un canon…
Silvio. — Quel dommage que ce Hollandais n’y ait pas ajouté la lumière ! Ce n’est vraiment qu’un cheval de parade, pour figurer dans les cortèges de la cour.
Pescara. — Bosola ici ! Quel vent nous l’amène. Quelque querelle entre les cardinaux. Les discordes des grands rappellent les renards d’Annibal ; les torches enflammées attachées à leur queue épargnent l’ennemi puissant mais ruinent le pauvre monde.
Silvio. — Qu’est-ce que ce Bosola ?
Délio. — À Padoue, où je l’ai connu, c’était un écolier méticuleux, un de ces fesse-cahiers qui retiennent le nombre de nœuds de la massue d’Hercule, la couleur de la barbe d’Achille, et vous apprennent qu’Hector souffrait des dents. Il a étudié, au point d’en devenir chassieux, la ressemblance exacte entre le nez de César et un chausse-pied. Tout cela pour mériter un jour la réputation d’un esprit spéculatif.
Pescara. — Observez le prince Ferdinand. On s’attendrait à voir ses prunelles s’incendier au feu de ses regards.
Silvio. — La malignité de ce cardinal a façonné plus de vilaines figures que le génie de Michel-Ange n’en a sculpté d’idéales. Regardez-le. Il relève le nez comme un marsouin qui renifle à l’approche de la tempête.
Pescara. — Le prince Ferdinand vient de rire.
Délio. — Ainsi le canon lance les éclairs avant la fumée.
Pescara. — Par quelles angoisses mortelles passent ceux qui disputent leur vie aux potentats !
Délio. — C’est au milieu d’un pareil silence que les sorcières prononcent leurs incantations…
Le cardinal. — Se flatte-t-elle que la religion la protégera à la fois contre la pluie et le soleil ?…
Ferdinand. — Cela même la condamne. Semblable à la lèpre, ses vices et ses charmes confondus paraissent d’autant plus blancs qu’ils sont plus pourris… Je doute que sa misérable portée ait seulement reçu le baptême !…
Le cardinal. — Je vais obtenir immédiatement du pape leur bannissement de l’État d’Ancône.
Ferdinand. — Vous partez pour Lorette. Je n’assisterai pas à la cérémonie de votre prise d’armes. Adieu. (À Bosola.) Écrivez au duc de Malfi, mon jeune neveu qu’elle eut de son premier mari, pour l’aviser du déshonneur de sa mère…
Bosola. — Cela sera fait.
Ferdinand. — Antonio ! Un cuistre qui puait l’encre et la paperasse, et n’eut jamais de la vie l’air d’un gentilhomme !… Faites diligence, et allez m’attendre avec cent cinquante cavaliers au pont-levis de la porte. (Exit.)
Scène IV
Premier pèlerin. — Jamais je ne vis plus noble sanctuaire que celui-ci et cependant j’en ai visité un grand nombre.
Deuxième pèlerin. — C’est aujourd’hui que le cardinal d’Aragon se dépouille de son chapeau. Sa sœur, la duchesse, est aussi arrivée ici pour accomplir un vœu. Nous assisterons à une cérémonie émouvante.
Premier pèlerin. — Sans doute… Les voici.
(Scène muette au fond de la chapelle, dans le chœur. Le cardinal se dépouille de la crosse, du chapeau, de la pourpre et de l’anneau. Il dépose ces insignes sur l’autel. Il ceint le baudrier, s’arme de l’épée et du bouclier
coiffe le casque. Un acolyte lui chausse les éperons.
Sur ces entrefaites, Antonio, la duchesse et leurs enfants se présentent à l’entrée du chœur ; une pantomime leur signifie un ordre de bannissement au nom du cardinal et de l’État d’Ancône.
Durant toute cette scène on chante un chœur de circonstance [10] accompagné d’une musique très solennelle. Puis les personnages se retirent, à l’exception des deux pèlerins.)
Premier pèlerin. — Étrange retour des choses d’ici-bas ? Qui croirait une si grande dame coupable d’une si criante mésalliance ! M’est avis pourtant que le cardinal la traite avec trop de cruauté.
Deuxième pèlerin. — Ils sont bannis, elle et les siens.
Premier pèlerin. — Je me demande, pourtant, jusqu’à quel point l’État d’Ancône a le droit de contrarier les mouvements d’un prince indépendant.
Deuxième pèlerin. — Ancône aussi est un État libre, mon frère, et le cardinal a fait entendre qu’à la nouvelle des débordements de la princesse, le pape a saisi le duché qu’elle tenait en douaire pour le mettre sous la protection de l’Église.
Premier pèlerin. — Mais encore, de quel droit ?…
Deuxième pèlerin. — Le droit n’importe guère au cardinal ; les instigations de son frère ont suffi…
Premier pèlerin. — Quel objet le cardinal vient-il de retirer avec tant de violence du doigt de la pauvre princesse ?
Deuxième pèlerin. — Son anneau de mariage. Il lui a même annoncé que cet anneau servirait sous peu d’instrument de vengeance.
Premier pèlerin. — Infortuné Antonio ! (Exeunt.)
Scène V
La duchesse. — Bannis d’Ancône !
Antonio. — Vous voyez de quel pouvoir disposent ces potentats.
La duchesse. — Notre escorte se réduit-elle à cette poignée d’hommes ?
Antonio. — Ceux-ci, de pauvres diables qui ne gagnaient pas gros à votre service, ont fait vœu de partager votre sort, tandis que vos favoris, gorgés de vos richesses, ont profité de la première occasion pour vous abandonner.
La duchesse. — Ce sont des gens bien avisés. Ainsi, les médecins ne condamnent généralement leurs malades qu’après les avoir dépouillés !
Antonio. — Il en va ainsi en ce monde. Les flatteurs s’écartent des fortunes déchues. On cesse de bâtir là où les fondations s’enfoncent.
La duchesse. — J’ai fait un rêve étrange cette nuit…
Antonio. — Racontez-le moi.
La duchesse. — Comme j’étais assise sur mon trône, revêtue des ornements princiers, soudain tous les diamants de mon diadème se changèrent en perles…
Antonio. — Hélas ! Ces perles sont des larmes que vous répandrez bientôt.
La duchesse. — Que ne vivons-nous, comme les oiseaux des champs, des bienfaits de la frugale nature ! Plus heureux que nous, ils sont libres de s’accoupler à leur gré et chantent leurs amours à chaque printemps !
Bosola. — Je vous apporte un agréable message…
La duchesse. — De la part de mon frère…
Bosola. — De lui-même. Il y ajoute ses compliments et ses offres de service.
La duchesse. — Tu voudrais blanchir le mal que tu fais.
Sur l’océan le calme n’est jamais si parfait qu’avant la tempête ; de même les cœurs faux ne font entendre de douces paroles qu’à ceux qu’ils ont l’intention de perdre.
(Elle lit :) « Envoyez-moi Antonio, j’ai besoin de sa tête pour une affaire urgente. »
La délicate équivoque ! Il ne s’agit pas de vos lumières, mais de votre tête même… En d’autres termes, il ne dormira pas tant que vous serez en vie.
Et voici une autre facétie de bourreau en belle humeur : une plaisanterie aimable comme une oubliette jonchée de roses ; savourez-la, elle en vaut la peine. (Lisant :)
« Je suis le créancier de votre mari pour quelques sommes avancées dans l’affaire de Naples, mais que cette dette ne le tracasse point, je préfère posséder son cœur que son argent. » Je le crois sans peine !…
Bosola. — Que croyez-vous ?
La duchesse. — Il compte si peu sur l’affection de mon mari, que pour gagner sûrement son cœur, il est résolu de le lui arracher. Cependant, aussi madré que soit le diable, il n’est pas encore de force à nous leurrer par ses énigmes…
Bosola. — Quoi ! vous repousseriez ce pacte d’amitié franche, ces avances spontanées ?
La duchesse. — Ce pacte m’est aussi suspect qu’un traité d’amitié conclu par les goujons avec un brochet. Dites-lui cela de ma part…
Bosola. — Et que faut-il lui rapporter de la vôtre ?
Antonio. — Mes beaux-frères ont lancé leurs « chiens de sang » à mes trousses. Aussi longtemps que ces bêtes ne seront pas muselées, j’ai le droit de suspecter les intentions de leurs maîtres, et me garderai bien de me livrer à eux…
Bosola. — Voilà qui dénote votre basse extraction. Il suffit du moindre objet pour exciter à la crainte une nature vile. L’aimant n’agit pas plus sûrement sur le fer. Adieu, Monsieur, vous aurez bientôt de nos nouvelles… (Exit.)
La duchesse. — Je redoute quelque embûche. C’est pourquoi, au nom de notre amour, je te conjure de fuir à Milan et d’emmener notre fils aîné avec toi. Divisons notre enjeu et ne risquons pas tout ce qui nous reste sur une même carte.
Antonio. — Le conseil est sage. Adieu donc, toi, la meilleure part de ma vie. Puisse le ciel ne nous séparer que pour nous rassembler plus étroitement ensuite ; puisse Dieu en agir avec nous comme ces artistes ingénieux qui ne démontent une horloge que pour en fortifier les rouages et la faire mieux marcher dans la suite.
La duchesse. — Je ne sais ce que je préférerais : de te voir périr ou de te quitter sans retour… — Adieu, mon fils. Heureux es-tu de ne pouvoir apprécier ton infortune ! La culture de notre esprit ne sert qu’à mieux nous édifier sur nos malheurs !… Cher seigneur, séparés dans cette vie, espérons que notre réunion prochaine sera éternelle !
Antonio. — Ô ! réconforte-toi ! Que ta résignation s’élève jusqu’à la grandeur d’âme ! Ne plie pas sous l’injustice de ce traitement… Comme la fleur de cassie, la fleur humaine exhale son plus doux parfum sous les doigts qui la froissent !…
La duchesse. — Faut-il bénir le tyran qui nous frappe, comme le Russe chérit son esclavage ! Dire que le tyran n’agit que par la main pesante du ciel ! Je me suis souvent comparée à la toupie que fouettait mon petit garçon. Rien ne nous relève et ne nous fait marcher droit comme le fouet du ciel.
Antonio. — Ne pleure pas… À peine le ciel nous a-t-il retirés du néant que nous tendons à y rentrer chaque jour ! Adieu, Cariola, adieu, mes doux rejetons. — Si je ne dois plus te revoir, sois une bonne mère pour tes petits. Protège-les contre les griffes du tigre ! Adieu…
La duchesse. — Laisse-moi te regarder une dernière fois, car tu viens de parler comme un père expirant… Ah ! tes lèvres sont plus froides que celles d’un ermite baisant le crâne d’un mort…
Antonio. — Mon cœur n’est plus qu’une lourde masse de plomb qui me sert à sonder nos dangers. Adieu. (Exeunt Antonio et son fils.)
La duchesse. — Mon laurier s’est flétri sur sa tige !
Cariola. — Voyez, Madame, cette troupe d’hommes d’armes qui s’approche de nous…
La duchesse. — Qu’ils soient les bienvenus ! Le poids d’une destinée princière accélère la vitesse de la roue de la fortune ! Tant mieux, nous courrons plus rapidement à la mort. (Rentre Bosola, la visière rabattue, à la tête des hommes d’armes.) Je suis à votre merci, n’est-ce pas ?
Bosola. — En effet, vous ne devez plus revoir votre époux.
La duchesse. — Quel démon es-tu pour contrefaire le tonnerre du ciel ?
Bosola. — Ce bruit est-il si terrible ? Dites-moi, je vous prie, lequel des deux sons est le plus funeste, du fracas qui fait lever des blés les oiseaux imprudents, ou du murmure qui les attire dans les filets ? Vous avez trop prêté l’oreille à cette perfide musique…
La duchesse. — Misère de ma vie ! Ne pourrai-je jamais éclater comme un canon trop chargé ! Vers quelle prison m’entraînez-vous ?
Bosola. — Qui vous parle de prison ?
La duchesse. — Où me conduisez-vous alors ?
Bosola. — À votre palais.
La duchesse. — J’ai pourtant entendu dire que si la barque de Caron passait les ombres de l’autre côté du lac funèbre, elle ne les ramenait jamais au premier rivage…
Bosola. — Vos frères vous ont pris en compassion et se préoccupent uniquement de votre sécurité…
La duchesse. — De la pitié ! Oui, cette pitié qui vous fait entretenir en cage les cailles et les faisans ; histoire de les avoir sous la main, le jour où ils seront assez gras pour être mangés.
Bosola. — Ce sont là vos enfants ?
La duchesse. — Oui…
Bosola. — Savent-ils déjà babiller !…
La duchesse. — Non, mais maudits dès leur berceau, j’entends que leur première parole soit une imprécation !
Bosola. — Fi, Madame ! Oubliez donc ce personnage infime et bas…
La duchesse. — Si j’étais homme, à l’instant un soufflet te ferait rentrer le masque dans ton visage…
Bosola. — Peuh ! Tout cela pour un homme sans naissance !
La duchesse. — Il était né pauvre, mais ses vertus le paraient autrement que la richesse…
Bosola. — Vertus stériles et même funestes !
La duchesse. — Et c’est toi qui jugeras de la vertu !… Mais, marchons ; je vais où vous voudrez. Je suis cuirassée contre la misère et me soumets à toutes les fantaisies de mes ennemis. Il n’y a de profondes vallées que près des hautes montagnes. (Exeunt.)
ACTE IV
Scène Ire
Ferdinand. — Comment notre sœur la duchesse prend-elle sa captivité ?
Bosola. — Elle l’endure noblement, sans récriminer. Comme quelqu’un habitué de longue date au malheur, elle appelle plutôt qu’elle ne redoute la fin de ses misères. Personnifiée par elle, l’adversité devient presque désirable. Vous trouverez plus de charme encore dans ses larmes que dans ses sourires. Elle passe des heures entières sans sortir de sa rêverie ; et son silence est plus poignant que ses discours.
Ferdinand. — Sa mélancolie semble doublée d’un étrange stoïcisme.
Bosola. — En effet. La contrainte la rend semblable aux dogues anglais qui, tenus à l’attache, deviennent de plus en plus ombrageux, la nostalgie leur évoquant sous des couleurs trop intenses les jouissances dont ils sont sevrés.
Ferdinand. — Le diable l’emporte ! En voilà assez de cette étude du cœur d’autrui. Informe-la de ce que je t’ai dit. (Exit.)
Bosola. — Mes meilleurs souhaits à Votre Grâce ?
La duchesse. — Je n’ai qu’en faire. Pourquoi continuer, dis-moi, à recouvrir d’or et de sucre tes pilules empoisonnées ?
Bosola. — Le duc Ferdinand, votre frère aîné, compte se rendre auprès de vous. Par malheur, ayant fait un jour, à la légère, le serment de ne plus vous voir, il ne viendra que la nuit et il demande humblement que votre rencontre ait lieu dans l’obscurité. Il vous baisera la main en signe de réconciliation. Son serment seul l’empêchera de vous regarder.
La duchesse. — Qu’il soit fait ainsi qu’il le désire. Emportez les lumières… Le voici.
Ferdinand. — Où êtes-vous ?
La duchesse. — Ici, Seigneur…
Ferdinand. — Les ténèbres sont de mise dans votre cas…
La duchesse. — Je sollicite mon pardon…
Ferdinand. — Il vous est accordé. Armé du droit et du pouvoir de frapper, je tiens le pardon pour ma plus noble vengeance… Où sont vos jeunes ?
La duchesse. — De qui parlez-vous…
Ferdinand. — À la rigueur je puis les appeler vos enfants. Car quoique la loi établisse une distinction entre les bâtards et les héritiers légitimes, la nature compatissante les met au même rang.
La duchesse. — C’est pour me tenir de semblables discours que vous êtes venu ! Sachez que vous insultez à un sacrement de l’église. Cette impiété vous sera comptée dans l’enfer…
Ferdinand. — Quel dommage que vous n’ayez pas toujours vécu comme à présent. La vie au grand jour, en pleine lumière, ne vous valait rien. Mais brisons là. Je suis venu faire ma paix avec vous. Prenez cette main. (Il lui tend une main de mort.) Vous lui aviez voué beaucoup d’affection. Tâtez cette bague ; vous me l’avez passée à ce doigt…
La duchesse. — Donnez, que je baise affectueusement cette main amie…
Ferdinand. — Oui. embrassez-la. Je vous la tends en signe d’affectueux témoignage ; fixez-en l’empreinte dans votre cœur. Je fais mieux : je vous abandonne cette main, en attendant de vous mettre aussi en possession du cœur qu’elle a servi. Et si vous avez besoin d’un ami, envoyez la main à son propriétaire, vous verrez comme il s’empressera d’accourir…
La duchesse. — Vous avez bien froid, mon frère. Je crains que le voyage ne vous ait indisposé… Ha ! De la lumière ! Horreur !…
Ferdinand. — Donnez-lui de la lumière, à discrétion ! (Exit.)
La duchesse. — Par quel sortilège m’a-t-il laissé une main de mort ?
Bosola. — Regardez. Voici le cadavre auquel cette main a été amputée. Votre frère ne vous a offert ce triste spectacle que pour que, les sachant morts, vous cessiez de vous désoler par la suite au sujet d’un malheur irréparable.
La duchesse. — Rien ne m’est plus après ceci. Je meurs des blessures qu’on lui a infligées comme s’il avait été fait à mon image et que son trépas déterminât le mien. Voici qui fournit à mon tyran un excellent moyen de torture, je lui serais même reconnaissante de me l’appliquer.
Bosola. — Quel est-il ?
La duchesse. — Attachez-moi à ce cadavre glacé, jusqu’à ce que je me refroidisse à mon tour.
Bosola. — Allons, il vous faut vivre.
La duchesse. — Oui, comme les damnés dont la principale torture est de ne pouvoir mourir ! Portia, tu renais de tes cendres et t’incarnes en ma personne pour donner l’exemple rare d’une femme aimante !
Bosola. — Ô fi ! Du désespoir, à présent ! Songez que vous êtes chrétienne.
La duchesse. — L’église prescrit le jeûne ; je me laisserai mourir de faim.
Bosola. — Chassez cette tristesse noire. L’abeille qui a logé son aiguillon dans votre main est désormais inoffensive pour votre paupière !
La duchesse. — Ô ! le digne, le consolant gaillard qui persuade au supplicié rompu sur la roue qu’on peut lui remboîter les os et qui l’engage à vivre, ne fût-ce que pour se prêter à une nouvelle exécution. Allons, qui m’expédiera ? J’ai hâte de quitter cette scène où je joue à contre-cœur.
Bosola. — Du courage ! Je sauverai votre vie…
La duchesse. — En vérité, je m’inquiète bien de pareille baliverne !
Bosola. — Sur mon âme, j’ai pitié de vous…
La duchesse. — Compassion superflue ; je n’en ai plus pour moi-même. Mon cœur est plein de poignards. Pouah !… Laissez-moi souffler ces vipères… (Entre un domestique.) Qui êtes-vous ?
Le serviteur. — Quelqu’un qui vous souhaite de longs jours…
La duchesse. — Je voudrais te voir pendu pour cette horrible imprécation ! Bientôt on me citera comme un miracle de détresse… Ah, je vais prier… non, je vais maudire…
Bosola. — Ô fi !
La duchesse. — Maudites, les étoiles !
Bosola. — Quelle extravagance !
La duchesse. — Que les saisons de l’année se réduisent au stérile hiver ! La terre retourne au chaos !
Bosola. — Regardez. Les étoiles brillent encore.
La duchesse. — Ma malédiction ne les aura pas encore rejointes… Que les fléaux moissonnent jusqu’au dernier les nombreuses familles des hommes et consument à leur tour les pléiades des astres !
Bosola. — Fi, Madame !
La duchesse. — Qu’à l’égal des tyrans on ne conserve la mémoire que du mal qu’elles ont causé ; que les prêtres les plus charitables les oublient dans leurs prières !
Bosola. — Quelle impiété !
La duchesse. — Que pour les punir, le ciel refuse quelque temps ses palmes aux martyrs !… Va, crie-leur cela ; dis-leur que j’ai hâte de voir couler mon sang. Il y a quelque miséricorde à expédier promptement ses victimes… (Exit.)
Ferdinand. — L’expérience réussit au delà de mon attente. On la torture à la perfection. Ces épouvantails ne sont que des figures de cire fabriquées par Vincentio Lauriola, un maître qui excelle dans ce genre de sculpture, à preuve qu’elle les a prises pour de vrais cadavres.
Bosola. — Pourquoi ce luxe d’horreurs ?
Ferdinand. — Pour la réduire au désespoir…
Bosola. — Croyez-moi, en voilà assez. Trêve de cruautés. Envoyez-lui un cilice pour qu’elle en mortifie sa chair coupable, et approvisionnez-la de rosaires et de livres d’heures…
Ferdinand. — Malédiction sur elle ! Que j’épargne son âme ! Mais à l’époque où le sang de notre race y coulait noble et immaculé, son corps valait mieux que son âme, que cette âme qu’il loge à présent, cette âme pourrie que tu voudrais consoler. Je lui enverrai des mascarades de courtisanes débauchées, je la ferai servir par des prostituées et des ruffians, et pour ébranler totalement sa raison, je suis décidé à extraire les fous de leur hôpital et à les enfermer près de son appartement. Là je leur laisserai toute liberté de se chamailler, de chanter, de danser et de se trémousser jusqu’à la pleine lune. Tant mieux, si elle parvient à s’endormir. Laisse-moi faire ! Ta tâche est à peu près terminée.
Bosola. — Me faut-il la revoir ?
Ferdinand. — Assurément.
Bosola. — Jamais…
Ferdinand. — Tu le dois…
Bosola. — Jamais, du moins, sous ma véritable forme. Depuis cette cruelle comédie, mon esprit refuse de se prêter à de nouvelles tortures. Ô ! lorsque vous me renverrez auprès d’elle, que ce soit enfin pour la soulager…
Ferdinand. — C’est probable. Toutefois, cette pitié chez toi est une anomalie ! Antonio se cache à Milan. Tu t’y rendras sous peu pour allumer un incendie digne de ma vengeance ; elle ne se calmera qu’après avoir consumé son dernier aliment. Sache qu’en temps d’épidémie les médecins n’éprouvent plus de pitié ! (Exeunt.)
Scène II
La duchesse. — D’où vient ce bruit abominable ?
Cariola. — C’est la bande forcenée des fous, Madame, que votre frère a fait enfermer près de votre logis. Ce supplice n’avait jamais été appliqué auparavant.
La duchesse. — Je remercie sincèrement mon frère. Il n’y a que le tumulte et la frénésie pour contenir ma raison ; la sagesse et le calme me rendraient tout à fait folle. Assieds-toi, Cariola, et conte-moi quelque tragédie atroce.
Cariola. — Vous voulez donc que j’attise votre tristesse ?
La duchesse. — Le récit d’une infortune plus grande que la mienne serait une consolation… Sommes-nous donc en prison ?
Cariola. — Oui, mais vous survivrez à la captivité.
La duchesse. — Autant dire que le rossignol et le rouge-gorge supportent la cage.
Cariola. — De grâce, séchez vos yeux… À quoi songez-vous, Madame ?
* [11] La duchesse. — À rien. Quand je rêve ainsi, je dors.
Cariola. — Comme une folle ? Les yeux ouverts ?
La duchesse. — Crois-tu que nous nous connaîtrons l’un l’autre dans l’autre monde ?
Cariola. — Sans doute.
La duchesse. — Ô ! si l’on pouvait avoir un entretien de deux jours seulement avec les morts ! J’apprendrais quelque chose que j’ignorerai toujours de ce côté de la tombe. Que je te raconte un miracle : je ne suis pas encore folle, mais je le regrette profondément. Au-dessus de ma tête le ciel a beau me sembler d’airain fondu et la terre de soufre enflammé, je ne suis pas folle encore. J’ai pris l’habitude du désespoir comme le galérien tanné celle de son aviron. Dis-moi à qui je ressemble à présent ? *
Cariola. — À votre portrait, dans la galerie. L’apparence de la vie ; une simple illusion sans une ombre de réalité. Vous êtes aussi pareille à un monument vénéré dont on pleure les vestiges…
La duchesse. — C’est la vérité. Et la Fortune est capable de dépouiller son bandeau pour assister à ma tragédie. Alerte ! Quel bruit est cela ? (Entre un serviteur.)
Le serviteur. — J’ai l’honneur d’annoncer à Votre Grâce que Monseigneur le duc a organisé un divertissement à votre intention. L’hypocondrie affligeait le Saint-Père lorsqu’un grand médecin lui amena plusieurs sortes de fous. Les grimaces et les contorsions de ces lunatiques agités déridèrent Sa Sainteté et firent crever son abcès d’humeur noire. C’est pourquoi le duc a voulu essayer l’effet de cette cure sur Votre Grâce…
La duchesse. — Eh bien, qu’ils entrent !
Le serviteur. — Voici un avocat insensé, un prêtre séculier, un médecin dont la jalousie a égaré l’esprit ; un astrologue qui avait annoncé dans un de ses livres le jugement dernier pour un certain jour et qui devint fou, sa prédiction ne s’étant pas accomplie ; un tailleur anglais dont le cerveau s’est fêlé en combinant des modes nouvelles, un huissier qui se cassa la tête à se rappeler le nombre quotidien de révérences et de « Comment vous portez-vous ? » de la dame qu’il servait. Voici encore un fermier, fieffé coquin devenu fou parce qu’on lui épargna la déportation ; ajoutez un usurier à cette bande, et vous pourrez vous croire en présence d’un conventicule de damnés…
La duchesse. — Assieds-toi, Cariola. — Lâchez-les quand il vous plaira ; ne me faut-il pas passer par toutes les inventions de votre tyrannie ?
Hurlons quelque chant qui suffoque
Un cantique rauque, engorgé,
Pareil à la plainte équivoque
Des corbeaux, quand il a neigé.
Comme les hiboux et les fauves
Hululons, glapissons en chœur,
Et que, blottis dans leurs alcôves,
Les sages en perdent le cœur.
Et lorsque l’atroce musique
Aura corrodé nos poumons,
Quand de notre chair de phtisique
Se seront lassés les démons,
Nous fêterons la Mort bénie
Par un hymne délicieux,
Tel qu’en exhalent vers les cieux
Les cygnes blancs à l’agonie !
Premier fou. — Le jugement dernier n’est pas encore arrivé ! Je le conjurerai au moyen d’une lunette d’approche, ou je taillerai une lentille qui mettra instantanément l’univers en feu. Je ne puis dormir. On a rembourré mon oreiller avec des piquants de porc-épic.
Deuxième fou. — L’enfer ! Un laboratoire de verre. Les diables y passent leur temps à faire sauter des âmes de femmes sur des grils, au-dessus d’un feu qui ne s’éteindra jamais.
Troisième fou. — La douzième nuit je prétends coucher avec toutes les femmes de ma paroisse ; ensuite je les broyerai comme du colchique.
Quatrième fou. — Il ne sera pas dit que parce que je suis cocu mon apothicaire me supplantera ? J’ai découvert sa friponnerie ; il fait de l’alun avec de l’urine de sa femme et il le vend à des puritaines qui ont mal à la gorge à force de s’être surmenées.
Premier fou. — Tel que vous me voyez, je suis très versé dans l’art héraldique.
Deuxième fou. — Vraiment.
Premier fou. — Votre écu porte la tête d’un coq de bruyère dont on a extrait la cervelle. Vous êtes de fort ancienne maison.
Troisième fou. — Le Grec est devenu Turc. Il n’y a plus de salut pour nous que dans la version helvétique.
Premier fou. — Approchez, Monsieur, que je vous explique le droit.
Deuxième fou. — Autant m’appliquer un cautère. Le droit nous ronge jusqu’aux os.
Troisième fou. — Quiconque ne boit que pour se désaltérer sera damné.
Quatrième fou. — Si j’avais ma lunette d’approche, je vous procurerais un tel spectacle que toutes les femmes de l’assistance me traiteraient de sorcier.
Premier fou. — Que fait-il ? Est-ce un cordier ?
Deuxième fou. — Non, non, non, c’est un sinistre farceur. Sous prétexte de vous montrer des sépulcres, il plonge la main sous la jupe des femmes.
Troisième fou. — Maudit soit le carrosse qui a ramené à trois heures du matin ma femme du bal masqué ; il contenait tout un lit de plumes…
Quatrième fou. — J’ai limé quarante fois les ongles au diable, je les ai rôtis dans des œufs de corbeau et j’en ai préparé un antidote contre la fièvre intermittente.
Troisième fou. — Qu’on me cherche trois cents chauves-souris donnant du lait pour en faire des potions dormitives…
Quatrième fou. — Toute la faculté peut me tirer son chapeau à présent. J’ai constipé un marchand de savon. C’est là mon chef-d’œuvre !
La duchesse. — Et celui-ci est-il fou aussi ?
Le serviteur. — Demandez-le-lui vous-même, je vous laisse. (Le serviteur et les fous se retirent.)
Bosola. — Je viens creuser ta tombe.
La duchesse. — Ma tombe, dis-tu ? Suis-je si mal que tu me parles comme si je râlais sur mon lit de mort ?
Bosola. — Oui, d’autant plus basse que tu ne t’en aperçois pas.
La duchesse. — Tu n’es pas fou comme les autres, j’imagine. Me connais-tu ?
Bosola. — Oui.
La duchesse. — Qui suis-je ?
Bosola. — Un régal pour les vers, ou tout au moins de la poussière de momie. Qu’est-ce que la chair ? Un peu de lait caillé, d’étrange pâtisserie feuilletée. Nos corps fragiles sont les niches en papier dans lesquelles les écoliers enferment les mouches, mais moins propres puisqu’ils sont destinés à loger des vers de terre. As-tu jamais vu une alouette prisonnière ? Telle, l’âme dans le corps. La terre est cette petite motte de gazon ; le ciel, ce miroir qui meublent la cage. Suspendu au-dessus de notre tête, le ciel nous dissimule l’étroitesse de notre prison…
La duchesse. — Ne suis-je pas ta souveraine ?
Bosola. — Une grande dame, incontestablement, car sur ton front, encadré de cheveux gris, les rides s’accusent vingt ans plus tôt que chez le commun des mortelles. Tu dors plus mal qu’une souris forcée de nuiter dans l’oreille d’un chat. À l’enfant en mal de dentition qu’on coucherait près de toi, tu semblerais le coucheur le plus remuant des deux.
La duchesse. — Je suis encore duchesse de Malfi.
Bosola. — C’est précisément cela qui interrompt ton sommeil. Pareilles aux vers luisants, les dignités brillent de loin ; mais vues de près elles ne répandent pas plus de lumière que de chaleur…
La duchesse. — Tu parles d’or…
Bosola. — Mon métier est de choyer les morts et non les vivants. Je suis fossoyeur.
La duchesse. — Et tu viens confectionner ma tombe ?
Bosola. — En effet.
La duchesse. — Tu plaisantes, je crois… De quelle matière sera-t-elle faite ?
Bosola. — À toi de me dire d’abord à quelle mode tu la désirerais ?
La duchesse. — Comme si l’on caressait encore des fantaisies sur son lit de mort et que dans la tombe même on continuait d’obéir à la mode !
Bosola. — Absolument. Les statues des mausolées n’élèvent pas les yeux au ciel pour prier, comme il arrivait aux princes qu’elles représentent, de le faire de leur vivant. Non, elles sont couchées, la tête dans leurs mains, comme si elles souffraient des dents. Elles ne fixent pas les yeux sur les étoiles, mais leurs pensées appartenant uniquement à la terre, c’est aussi vers la terre que ces effigies tournent le visage…
La duchesse. — Trêve de préambules. Apprends-moi franchement à quoi doit préluder cette conversation digne d’un charnier…
Bosola. — Tu vas le savoir.
(Entrent des bourreaux avec une bière, des cordes et une cloche.)
Voici les présents de Leurs Grâces vos frères. Puissiez-vous les accueillir avec complaisance, car sous la forme d’un suprême chagrin il vous apportent leur dernière faveur.
La duchesse. — Voyons ces présents… Mon sang est si soumis à présent que je voudrais qu’il coulât dans les veines de mes frères pour leur bien…
Bosola. — Voici votre dernier logis…
Cariola. — Ô ma bonne maîtresse !
La duchesse. — Calme-toi ; cela ne m’effraie pas.
Bosola. — Je suis le sonneur public qu’on envoie généralement aux condamnés la veille de leur supplice.
La duchesse. — Il n’y a qu’un instant, tu le donnais pour le fossoyeur…
Bosola. — C’était afin de vous préparer par degrés à la douleur. Écoute…
À présent que tout repose,
L’appel morose du veilleur
Et le cri du chat-huant
Ont invité notre dame
À endosser au plus vite
Sa robe : le linceul blanc.
Qui régna sur un empire
Tiendra dans l’étroit caveau !
Tant de fatigue à la tête !
Tant de glaives dans le cœur !
Viens, parfume tes cheveux !
Ce linge frais sur ta chair !
Un crucifix dans les mains !
Pour éloigner le maudit.
Profitons de la marée haute.
Cesse de gémir et viens !
Cariola. — Arrière, misérables, scélérats, assassins !… Hélas !… Qu’allez-vous faire à ma maîtresse ?… Au secours !
La duchesse. — Qui appeler ? Nos proches voisins ? Les fous de tout à l’heure ?
Bosola (à Cariola). — Cesse de crier.
La duchesse. — Adieu, Cariola. Je n’ai que peu de chose à te laisser. Tant de parasites se sont partagés mon bien…
Cariola. — Je veux mourir avec elle !
La duchesse. — N’oublie pas de donner un peu de sirop à mon petit garçon pour son rhume, et fais réciter ses prières à ma petite fille avant de la coucher. (Les bourreaux entraînent Cariola.) Je suis à votre disposition. Quelle mort ?
Bosola. — La corde ! Voici vos exécuteurs.
La duchesse. — Je leur pardonne. Une toux, l’apoplexie, le catarrhe en feraient autant.
Bosola. — La mort ne vous effraie pas ?
La duchesse. — Qui en aurait peur, sachant rencontrer si bonne compagnie dans l’autre monde ?
Bosola. — J’ai craint pourtant que ce genre de mort vous terrifierait.
La duchesse. — Pas le moins du monde. Croyez-vous qu’il serait moins cruel d’avoir la gorge coupée par des diamants ; ou d’être étouffée sous des fleurs de cassie ou lapidée avec des perles ? Les dix mille portes de sortie que la mort met à la disposition des hommes tournent sur des gonds si ingénieusement combinés qu’elles s’ouvrent du dedans comme du dehors. À vous de les faire jouer. Mais de grâce, finissons-en. Je voudrais être loin déjà de vos chuchotements ! Plus je retrouve mon sang-froid et plus j’envisage la mort comme le meilleur présent que pouvaient m’envoyer mes frères. Ne manquez pas de le leur dire. J’aurais voulu me confesser de mes dernières fautes ; mais je ne mettrai pas plus longtemps votre patience à l’épreuve…
Premier exécuteur. — Nous sommes prêts…
La duchesse. — Après lui avoir arraché le souffle, abandonnez au moins mon corps à mes femmes ?
Premier exécuteur. — Comptez sur nous.
La duchesse. — Serrez, serrez ferme ; plus vous tirerez sur la corde, plus le ciel descendra rapidement vers moi !… Un instant encore. Les portes du paradis sont bien plus basses que celles de nos palais, et nous ne pouvons les franchir que sur nos genoux. (Elle s’agenouille.) Viens, mort violente, mandragore qui procure le dernier sommeil ! Lorsque vous m’aurez ensevelie, dites à mes frères qu’ils peuvent dîner tranquilles. (Les exécuteurs étranglent la duchesse.)
Bosola. — Où se cache la suivante ? Amenez-la. Que d’autres étranglent les enfants. (Cariola et les enfants sont entraînés sur la scène ; les exécuteurs étranglent les enfants.) Regarde, ta maîtresse est endormie…
Cariola. — Ô ! soyez éternellement damnés ! C’est mon tour, à présent ?
Bosola. — Oui. Et je suis charmé de te voir si bien préparée.
Cariola. — Détrompez-vous, Monsieur. Je ne suis pas préparée, au contraire. Je ne veux pas mourir. Je veux d’abord être jugée et connaître mon crime…
Bosola. — Tarare ! Qu’on l’expédie… Tu gardais ses secrets ; nous allons nous assurer à notre tour de ta discrétion…
Cariola. — Je ne veux… je ne puis mourir. Je suis engagée à un jeune gentilhomme…
Premier exécuteur. — La corde sera ton anneau de mariage.
Cariola. — Qu’on me mène auprès du duc. On conspire contre lui ; je lui livrerai des noms…
Bosola. — Des bêtises ! Étranglez-la !
Premier exécuteur. — Aïe, elle griffe et mord…
Cariola. — Si vous me tuez à présent, je suis damnée ; il y a deux ans que je n’ai été à confesse…
Bosola (aux exécuteurs). — Dépêchons !
Cariola. — Je suis grosse…
Bosola. Voilà pour t’épargner le déshonneur… (Les exécuteurs étranglent Cariola.) Portez-la dans l’autre chambre… Laissez reposer ceux-ci. (Les exécuteurs emportent le corps de Cariola.)
Ferdinand. — Est-elle morte ?
Bosola. — Elle est telle que vous le vouliez… Mais par humanité vous auriez dû en rester là. Quel était leur crime à ceux-ci, hélas ? (Lui montrant les enfants étranglés.)
Ferdinand. — Depuis quand pleure-t-on les louveteaux ?
Bosola. — Regardez de ce côté !
Ferdinand. — Voilà.
Bosola. — Vous ne pleurez pas ? Les autres crimes murmurent, mais l’assassinat pousse des hurlements. L’eau humecte et arrose la terre, mais le sang monte comme une marée et submerge le ciel.
Ferdinand. — Voilez-lui la face. Mes yeux se troublent. Elle était bien jeune…
Bosola. — Non pas. Son malheur représentait un fort total d’années.
Ferdinand. — Nous étions jumeaux. Si je mourais sur l’heure, j’aurais vécu, à une minute près, aussi longtemps qu’elle.
Bosola. — Vous venez de donner une confirmation sanglante à cette vérité qu’il n’est pire haine que celle entre proches.
Ferdinand. — Que je revoie son visage !… Pourquoi n’as-tu point pris pitié d’elle ? Quel homme excellent et accompli tu eusses fait si tu l’avais cachée dans quelque couvent ! ou même si, puisant de l’audace dans la bonté de la cause, tu t’étais jeté, l’épée nue, entre sa faiblesse et ma vengeance ! Dans un moment d’égarement je t’ai commandé d’aller tuer ce que j’avais de plus cher au monde et tu m’as obéi. Rappelle-toi le cas. En quoi m’atteignait sa mésalliance ? Je confesserai, à la rigueur, mon espoir de la voir rester veuve ; ses biens ayant dû revenir, dans ce cas, à mes enfants. Mais quelle a été la cause de mon ressentiment ? Son mariage. Il creusa dans mon cœur le lit d’un fleuve de fiel… De même qu’au théâtre on maudit le meilleur acteur du moment qu’il remplit un rôle odieux, je te hais ; tu as trop bien fait beaucoup de mal…
Bosola. — Permettez-moi, Seigneur, de vous rafraîchir la mémoire ; car vous me paraissez tourner à l’ingratitude. Laissez-moi vous réclamer la récompense due à mes services…
Ferdinand. — Apprends ce que je te donnerai…
Bosola. — Parlez…
Ferdinand. — Je t’accorderai l’impunité…
Bosola. — Parbleu !
Ferdinand. — Et c’est bien la plus grande faveur que je puisse dispenser sur ton exécrable personne. Parle, dis-moi quelle autorité t’a fait exécuter cette sentence inique ?
Bosola. — La vôtre.
Ferdinand. — La mienne ! Étais-je son juge ? Quel texte de loi la condamnait à périr ? Un jury régulièrement constitué a-t-il prononcé sa culpabilité devant le tribunal ? Où ce jugement sera-t-il enregistré ailleurs qu’en enfer ? Écoute, brute sanguinaire que tu es, cette action t’enlève ton droit à la vie, il faut ta mort pour l’expier…
Bosola. — Du moment que les criminels s’avisent de s’entre-tuer, il est certain que les magistrats vont pouvoir se reposer… Qui oserait révéler ceci ?
Ferdinand. — Qui ? Je le sais, moi. Les loups trouveront sa tombe et en gratteront la terre non pas pour dévorer le cadavre, mais pour dénoncer l’horrible meurtre…
Bosola. — Cette découverte ne fera trembler que vous.
Ferdinand. — Va-t’en !…
Bosola. — Je veux d’abord toucher mon salaire…
Ferdinand. — Misérable !…
Bosola. — C’est l’ingratitude qui parle…
Ferdinand. — Horreur ! Et dire que celui qui enchaîne les démons est impuissant à imposer leur devoir aux hommes !… Ne reparais plus jamais devant moi !…
Bosola. — Eh bien, soit. Adieu. Un digne couple que votre frère et vous. Deux cœurs aussi pourris que les sépulcres de l’Évangile et capables d’en pourrir d’autres ! Ils frappent du même coup, comme deux boulets enchaînés ! Ah ! vous méritiez bien d’être frères ; la trahison et la peste sont aussi enfants du même lit… Moi j’ai commis le mal en somnambule, et je me fais horreur depuis que je suis réveillé…
Ferdinand. — Pars pour quelque contrée ignorée ; que je ne te revoie jamais plus.
Bosola. — M’apprendrez-vous enfin pourquoi vous me traitez ainsi ? À vous servir, Seigneur, j’ai mis toute mon ambition et tout mon zèle, dût-il m’en coûter l’estime du reste de l’univers. Malgré mon aversion pour le mal, j’en vins à chérir celui qui me le commandait, plus soucieux d’être un serviteur dévoué qu’un honnête homme.
Ferdinand. — C’est l’heure des hiboux, un temps propice à la chasse au blaireau. Bon temps aussi pour les œuvres de ténèbres. (Il sort.)
Bosola. — Il est tombé en démence. Loin de moi les honneurs illusoires ! En nous leurrant de chimères méchantes, nous prétendons transpirer dans la glace et geler dans le feu ! Ah ! si c’était à refaire ! Je n’échangerais plus la tranquillité de ma conscience contre tous les trésors de l’Europe… Elle remue, elle vit… Ressuscite des ténèbres, âme irréprochable et retire en même temps la mienne de l’enfer du remords… Son corps est encore chaud, elle respire… Ô je veux exprimer jusqu’à la dernière goutte de mon cœur sur tes lèvres pâlies pour leur rendre leur éclat vermeil… Holà ! Quelqu’un ! Un cordial… Hélas, je n’ose pas appeler… Leur pitié bannirait la mienne… Ses yeux s’ouvrent. Du même coup s’ouvre le ciel qui m’était fermé !
La duchesse. — Antonio !
Bosola. — Oui, Madame, il vit ; les cadavres qui vous terrifièrent n’étaient que des statues ; il s’est réconcilié avec vos frères ; le pape vous a envoyé son pardon…
La duchesse. — Merci ! (Elle meurt.)
Bosola. — Ô ! elle est repartie… Les cordes de la vie viennent de se rompre… Sainte innocence, doucement endormie sur le duvet des tourterelles !… Conscience coupable, registre noir, où sont inscrites nos actions bonnes ou mauvaises ! Perspective béante ouverte sur l’enfer ! Ô ! l’impossibilité de faire le bien lorsque nous en avons envie ! Voici un bon mouvement ; je me sens redevenir homme. Ces larmes, j’en suis sûr, je ne les ai pas sucées avec le lait de ma mère !… Je suis tombé si bas que je n’ai plus à craindre d’autre chute !… Où étaient ces fontaines de repentir quand la victime respirait encore ? Elles étaient gelées !… Cette vue est aussi affreuse pour moi que celle d’une épée pour le parricide !… Viens, je t’emporterai et pour exécuter ta dernière volonté, je veux remettre ton corps aux soins pieux de tes femmes ! Le duc ne me refusera pas cela. Puis, je partirai pour Milan, j’essayerai de me réhabiliter à mes propres yeux. (Exit.)
ACTE V
Scène Ire
Antonio. — Que penses-tu de mon espoir de réconciliation avec les frères aragonnais ?
Délio. — Je me méfie. Les sauf-conduits qu’ils vous ont envoyés pour vous permettre de vous rendre à Milan, me semblent des filets pour vous attraper. Le marquis de Pescara qui tenait quelques-unes de vos terres en fief, s’est laissé persuader, malgré son noble caractère, de s’emparer de ces possessions et j’apprends que plusieurs de ses vassaux intriguent auprès de lui pour être investis de vos domaines. Je ne pense pas que ceux qui vous dépouillent de votre vivant avec tant d’empressement soient bien heureux de vous voir en vie…
Antonio. — Tu m’enlèveras donc toujours mes illusions sur un avenir moins orageux !…
Délio. — Voici justement le marquis. Je vais solliciter une partie de vos terres, afin de savoir où en est le partage.
Antonio. — Oui, fais cela. (Il se tient à l’écart.)
Délio. — Seigneur, j’ai une demande à vous adresser…
Pescara. — À moi ?
Délio. — Ô il vous sera très facile de me satisfaire ! Vous connaissez la citadelle de Saint-Benoît et les quelques terres qui en dépendent, autrefois en la possession d’Antonio Bologna ; vous plairait-il de m’en accorder la jouissance ?
Pescara. — Vous êtes mon ami. Pareil don serait aussi indigne de celui qui le fait que de celui qui l’accepte.
Délio. — Pourtant Monsieur…
Pescara. Je justifierai plus longuement mon refus, lorsque nous serons seul à seul. Voici la maîtresse du cardinal.
Julia. — Monseigneur, vous voyez devant vous une humble solliciteuse qui serait, sans doute, fort mal accueillie si elle n’était munie d’une lettre d’introduction d’un haut personnage. Le cardinal, en personne, me recommande à votre faveur. (Elle remet une lettre à Pescara)
Pescara. — Il réclame pour vous la citadelle de Saint-Benoît appartenant à Bologna, le proscrit.
Julia. — En effet.
Pescara. — Je cherche en vain parmi mes amis quelqu’un à qui j’eusse pu en faire don. Elle est à vous.
Julia. — Seigneur, je vous remercie. Le cardinal saura combien je suis touchée non seulement par votre don, mais aussi par la promptitude que vous mettez à me l’accorder. (Exit.)
Antonio. — Comme ils s’engraissent de mes dépouilles !
Délio. — Seigneur, je ne vous suis guère obligé…
Pescara. — De quoi ?
Délio. — De ce que vous accordiez à pareille créature ce que vous veniez de me refuser.
Pescara. — Savez-vous bien ce que vous me demandiez ? C’était le bien d’Antonio ; un bien qui ne lui a pas été enlevé par l’autorité légale, mais qu’on lui arrache arbitrairement à la requête du cardinal. Il ne me convenait pas d’associer mon ami à une pareille iniquité. C’est une gratification due seulement à une prostituée ; car c’est une flagrante injustice. Me va-t-il falloir bientôt répandre le sang innocent pour que mes partisans, mes amis, s’en désaltèrent et paraissent plus sanguins ? Je suis bien heureux que ces possessions arrachées par une si noire ingratitude à leur propriétaire légitime ne représentent plus que le salaire de la luxure. Mon bon Délio, ne me demande que de nobles choses, et tu trouveras en moi un noble donateur !…
Délio. — Vous m’édifiez complètement, Seigneur.
Antonio. — Voici un homme qui materait le cynisme des mendiants les moins vergogneux !
Pescara. — Le prince Ferdinand arrive à Milan, malade, dit-on, des suites d’une apoplexie ; mais d’autres prétendent qu’il est tombé en démence. Je me porte à sa rencontre. (Exit.)
Antonio. — Le noble vieillard !
Délio. — Que comptez-vous faire, Antonio ?
Antonio. — Exposer cette nuit à la pire méchanceté du cardinal ma pauvre vie languissante et ma fortune précaire. Je me suis assuré les moyens de pénétrer secrètement dans sa chambre ; je le visiterai, vers minuit et à l’improviste, comme son frère visita autrefois notre noble duchesse. Il se peut que la crainte subite du danger — car je me présenterai sans déguisement — aussitôt dissipée par mon attitude respectueuse et sympathique, extraie tout poison de son cœur et provoque même une réconciliation entre nous. Si cette suprême tentative échoue, je serai du moins débarrassé de cette misérable existence. Car mieux vaut tomber brusquement que déchoir par degrés.
Délio. — Va, je te seconderai dans tout danger. Ma vie n’est-elle pas liée à la tienne ?
Antonio. — Tu es toujours le meilleur et le plus aimé des amis.
Scène II
Pescara. — Eh bien, docteur, m’est-il permis de voir votre malade ?
Le docteur. — C’est comme il plaira à Votre Seigneurie. Si vous voulez attendre ici un instant, il va venir prendre l’air dans cette galerie.
Pescara. — Pourriez-vous me dire de quelle affection il souffre ?
Le docteur. — D’un mal terrible, de la lycanthropie…
Pescara. — Qu’est cela ? Veuillez me l’expliquer…
Le docteur. — Voici. Ceux qui en sont atteints distillent une si noire mélancolie qu’ils s’imaginent être transformés en loups. La nuit il s’introduisent secrètement dans les cimetières pour y déterrer les cadavres. Ainsi il y a deux nuits, on rencontra le duc, vers minuit, derrière l’église Saint-Marc, portant sur l’épaule la jambe d’un mort. Il hurlait horriblement et se donnait pour un loup, en expliquant que contrairement à la plupart des autres loups, il avait la peau velue à l’intérieur. Il offrit même à ceux qui l’avaient rejoint, de l’écorcher et de vérifier ainsi la vérité de ce qu’il avançait. On me fît aussitôt appeler ; je lui administrai un médicament et le trouvai quelque temps après, complètement remis de cet accès.
Pescara. — Je suis heureux de ce rétablissement…
Le docteur. — Si la folie le reprenait, je le soumettrais à un traitement d’une violence telle que Paracelse n’eût jamais osé en rêver de pareil. Bien entendu il faut qu’on me donne carte blanche. C’est à coups de poing que j’extirperai sa démence. Écartez-vous. Le voici.
Ferdinand. — Laissez-moi !
Malatesti. — D’où vous vient, Monseigneur, ce grand amour de la solitude ?
Ferdinand. — Les aigles volent généralement seuls. Ce sont les corbeaux, les choucas et les étourneaux qui voyagent par bandes. Regardez là. Qui me suit ?
Malatesti. — Personne, Monseigneur…
Ferdinand. — Oui.
Malatesti. — C’est votre ombre.
Ferdinand. — Arrêtez-la. Qu’on l’empêche de me hanter.
Malatesti. — C’est impossible du moment que vous bougez et que le soleil luit.
Ferdinand. — Ah ! Je l’étranglerai. (Il se précipite sur son ombre.)
Malatesti. — Ô Monseigneur, vous vous irritez pour rien.
Ferdinand. — Laisse-moi faire ! Comment pourrais-je attraper mon ombre sans me laisser tomber dessus ?… Lorsque je descendrai aux enfers, j’entends me munir de cadeaux, car, crois-moi, il n’est si redoutable personnage qu’on ne puisse désarmer par des présents.
Pescara. — Relevez-vous, mon bon seigneur…
Ferdinand. — J’étudie l’art de patienter…
Pescara. — Une noble vertu…
Ferdinand. — À cette fin je veux conduire six limaçons d’ici à Moscou, sans recourir une seule fois à l’aiguillon ou au fouet, mais en leur laissant prendre leur temps. L’homme le plus patient de la terre m’a proposé ce pari… Je me traînerai à leur suite comme leur berger…
Le cardinal. — Allons. Relevez-le de force. (Ils le relèvent.)
Ferdinand. — Traitez-moi bien. Dans votre intérêt. Ce que j’ai fait est fait. Je ne confesserai rien.
Le docteur. — Permettez-moi de lui parler. Êtes-vous fou, Monseigneur ? Avez-vous perdu votre auguste raison ?
Ferdinand. — Qui est celui-là ?
Pescara. — Votre médecin.
Ferdinand. — Qu’on lui scie la barbe et qu’on lui lime plus décemment les sourcils…
Le docteur. — Il me faut flatter sa folie par des extravagances, c’est le seul moyen de me le concilier… J’apporte à Votre Grâce une peau de salamandre pour vous protéger contre les coups de soleil…
Ferdinand. — J’ai si mal aux yeux…
Le docteur. — Le blanc d’un œuf de basilic est un remède infaillible…
Ferdinand. — Un œuf frais pondu, voulez-vous dire… Cachez-moi… Arrachez-moi à sa vue… Les médecins sont comme les rois, ils ne souffrent pas la contradiction.
Le docteur. — Ah ! Il commence à me craindre. Laissez-moi seul avec lui.
Le cardinal. — Et quoi ? Vous dépouillez votre robe…
Le docteur. — Qu’on me cherche quarante pots de chambre remplis d’eau de rose. Nous nous en aspergerons. Attention, il commence à me craindre… Savez-vous battre un entrechat, Monseigneur ? Laissez-le faire. Laissez-le faire ! Je réponds de lui. Ses yeux révèlent la peur qu’il a de moi. Je le rendrai aussi docile qu’une marmotte…
Ferdinand. — Savez-vous battre un entrechat, Monseigneur ? Je veux le réduire en bouillie, l’écorcher, pour couvrir de sa peau un des squelettes que ce coquin a exposés au froid dans la salle de dissection. — Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Vous ressemblez tous à des bêtes sacrifiées ; il ne reste plus rien de votre corps que la langue et le ventre : la flatterie et la paillardise. (Exit.)
Pescara. — Docteur, il ne vous a pas craint outre mesure.
Le docteur. — En vérité, j’ai été un peu présomptueux.
Bosola. — Miséricorde ! Quelle terrible justice a frappé ce pauvre Ferdinand !
Pescara. — Votre Grâce sait-elle quel accident a plongé le prince dans cet état étrange ?
Le cardinal, (à part). — Inventons quelque chose… Voici, paraît-il, comment le mal se serait déclaré : vous avez dû entendre dire que depuis un temps immémorial, personne ne meurt dans notre famille sans que lui apparaisse le fantôme d’une de nos ancêtres assassinée, du moins à ce que rapporte la tradition, par des neveux qui convoitaient son bien. Une nuit qu’il travaillait dans sa bibliothèque, le spectre apparut au prince. Les officiers accourus à ses cris de terreur, le trouvèrent étendu par terre, le corps inondé d’une sueur froide, la physionomie bouleversée, la parole égarée. Depuis cette apparition, son état s’est toujours empiré, et je crains beaucoup pour sa vie…
Bosola. — Seigneur, je voudrais vous parler.
Pescara. — Nous prenons congé de Votre Grâce, en souhaitant au prince, notre noble seigneur, la guérison de l’âme et du corps.
Le cardinal. — Vous serez toujours les bienvenus. (Exeunt Pescara, Malatesti et le docteur.) Ah, vous voilà ! Fort bien. (À part.) Il faut à tout prix que ce gaillard ignore la part que j’ai prise au meurtre de la duchesse ; car quoique je l’aie conseillé, le tout semble être l’œuvre de Ferdinand. — Eh bien, Monsieur, comment se porte notre gracieuse sœur ? Je ne crois pas que ce soit le chagrin seul qui la fait ressembler à une robe trop souvent teinte ! Je compte la réconforter. D’où vous vient cet air hagard ? C’est, sans doute, l’état de votre maître, le prince Ferdinand, qui vous abat ainsi… Mais rassurez-vous… Si vous me rendez l’unique service que j’attends de vous, c’est moi, désormais, qui satisferai votre ambition, au cas où le duc irait reposer sous une froide pierre tombale…
Bosola. — Parlez. Pour que je m’empresse de vous servir.
Julia. — Seigneur, le souper vous attend…
Le cardinal. — Laisse-moi, je suis occupé…
Julia, (à part, dévisageant Bosola). — Ce gaillard a vraiment excellente mine. (Exit.)
Le cardinal. — À la question… Antonio rôde ici, à Milan ; tu vas le rechercher et tu le tueras… Tant qu’il vivra, ma sœur ne pourra se remarier et je lui destine un glorieux parti… Obéis et je me charge de ton avancement…
Bosola. — Mais comment dénicher Antonio…
Le cardinal. — Il se trouve pour le moment ici, au camp, un gentilhomme nommé Délio, depuis longtemps l’ami intime d’Antonio. Aie l’œil ouvert sur ce personnage. Suis-le lorsqu’il se rend à la messe ; il se peut qu’Antonio l’accompagne malgré le dédain qu’il professait pour la religion, une simple mode, un préjugé d’après lui, ou sinon, informe-toi du confesseur de Délio et tache d’apprendre de ce prêtre, en le corrompant, où se cache Antonio. Il y a mille façons de découvrir sa trace. Ainsi tu pourrais te renseigner sur les gens qui harcèlent et galopent en ce moment les juifs aux fins de leur emprunter de grosses sommes d’argent ; car il est certes au nombre de ces besogneux… Ou bien encore, tu pourrais savoir par les peintres quel personnage acheta récemment le portrait de la duchesse… L’un ou l’autre de ces moyens ne peut manquer de te réussir.
Bosola. — Je ne perdrai pas de temps. Il me tarde d’expédier ce misérable Antonio…
Le cardinal. — À l’œuvre alors. Et bonne chance… (Exit.)
Bosola. — Les yeux de ce coquin nourrissent des serpents. Il a trempé dans le meurtre et il affecte d’ignorer la mort de la duchesse. Voilà sa malice ! Mais nous jouerons au plus fin. Il n’y a pas de piste plus sûre que celle d’un vieux renard…
Julia. — Enchantée de vous rencontrer, Monsieur…
Bosola. — Que voulez-vous dire ?
Julia. — Inutile de feindre avec moi. Les portes sont bien fermées. Allons, avouez-moi de bonne grâce votre perfidie.
Bosola. — Ma perfidie !
Julia. — Oui, je veux vous faire nommer celle de mes femmes que vous avez déterminée à verser de la poudre d’amour dans ma coupe…
Bosola. — De la poudre d’amour ?
Julia. — Oui, lorsque j’étais à Malfi. Comment aurais-je pu, sinon, m’amouracher d’un visage comme le tien ? Je n’ai que trop souffert à cause de toi, et toi seul peux étancher ma soif haletante…
Bosola. — Vous me mettez le pistolet sur la gorge. Pistolet chargé, je le veux bien, de parfums et de fruits suaves, mais avouez, excellente dame, que votre façon de me signifier votre ardeur, est pour le moins originale ! Allons, venez, venez, que je vous désarme et vous arme à mon tour. C’est égal, l’aventure est étrange…
Julia. — Regarde ton image dans mes yeux et tu ne trouveras plus ma préférence si bizarre ! Après cela, libre à toi de me traiter de débauchée. Avoue plutôt que cette jolie pudeur tant vantée chez les femmes n’est qu’un témoin gênant et indiscret qui les hante…
Bosola. — Me connaissez-vous ? Je ne suis qu’un grossier soldat…
Julia. — Tant mieux. Ils manquent de feu ceux qui n’ont pas d’éclats de brutalité…
Bosola. — J’aurais besoin de vernis…
Julia. — L’ignorance des façons de la cour n’est pas un obstacle à ce que j’attends de vous…
Bosola. — Vous, si jolie !
Julia. — Non, si vous me faites un grief de ma beauté, je vais plaider mon innocence…
Bosola. — Vos yeux magnifiques contiennent un carquois de flèches plus perçantes que les rayons du soleil…
Julia. — Trêve de madrigaux. Vous vous croyez obligé de me cajoler, parce que je me jette à votre cou…
Bosola, (à part). — J’ai trouvé. Cette créature me servira. Prêtons-nous à ses épanchements. Livrons-nous aux privautés les plus amoureuses. Si le grand cardinal me surprenait dans cette posture, il me traiterait comme un misérable…
Julia. — Mais non… Il pourrait me traiter de gourgandine sans avoir le moindre motif de t’en vouloir, à toi ; car si je convoite et m’approprie un diamant, la faute n’en est pas à la pierre, mais à moi, voleuse, qui la dérobe… Je vais vite en besogne, n’est-ce pas ? Nous autres grandes amoureuses, avons coutume de supprimer ces désirs vagues et ces ardeurs languissantes et inquiètes, et nous faisons naître au même instant le charmant prétexte et le suave délice… Si tu avais été dans la rue, là, sous ma fenêtre, je me serais offerte à toi avec la même franchise…
Bosola. — Ô trois fois excellente dame !
Julia. — Ordonne-moi, afin d’éprouver mon amour, quelque chose que je puisse faire pour toi, sur-le-champ…
Bosola. — Je te prends au mot… S’il est vrai que tu m’aimes à ce point, ne manque pas d’exécuter ta promesse… Le cardinal est devenu étrangement morose ; demande-lui la cause de cette humeur ; et surtout ne te contente pas des premiers prétextes qu’il te donnera ; insiste, tâche de découvrir la raison capitale de cette dépression…
Julia. — Pourquoi désires-tu savoir cela ?
Bosola. — C’est que je fonde tout mon espoir sur sa fortune. Or, si, comme on me l’a affirmé, sa disgrâce auprès de l’empereur est certaine, pareil aux rats qui désertent les maisons qui s’écroulent, je quitterai son service et chercherai un autre protecteur.
Julia. — Inutile de suivre l’armée. Je me fais ta protectrice…
Bosola. — Et moi ton féal serviteur… Mais je ne puis pourtant abandonner mon métier de soldat…
Julia. — Quoi ! tu hésiterais entre un général ingrat et l’amour d’une tendre dame ! Tu ressembles à ces êtres fantasques qui ne sauraient dormir dans un lit de plumes et prennent un billot pour oreiller…
Bosola. — Feras-tu ce que je te demande ?…
Julia. — Tu peux y compter…
Bosola. — Demain, je viendrai prendre des nouvelles…
Julia. — Demain ! Non, à l’instant même… Passe dans mon cabinet et tu seras renseigné sur-le-champ… Et toi, à ton tour, tâche de me satisfaire aussi promptement. Je ressemble à ces patients à qui on a promis leur grâce ; ils voudraient la voir scellée. Va, cache-toi là, tu verras ma langue s’enrouler comme un écheveau de soie autour de son cœur… (Exit Bosola.)
Le cardinal. — Holà, quelqu’un !
Un domestique. — Me voici, Monseigneur…
Le cardinal. — Si tu tiens à la vie, toi et les autres drôles à mon service, ne laisse approcher personne du prince Ferdinand. (À part.) Dans l’état où il se trouve, il pourrait révéler l’assassinat. (Exit le domestique.) Ah ! voilà mon ardent vampire ! J’en suis las et voudrais m’en débarrasser, coûte que coûte…
Julia. — Eh bien, Monseigneur, qu’est-ce qui vous tourmente ?
Le cardinal. — Rien…
Julia. — Oh ! vous êtes bien changé… Venez. Ne suis-je pas votre confidente. Débarrassez votre sein de ce vilain poids ? Qu’y a-t-il ?
Le cardinal. — Je ne puis te le dire…
Julia. — Êtes-vous si jaloux de votre tristesse que vous refusiez de la partager ? Ou croyez-vous que j’aime moins Votre Grâce lorsqu’elle est triste que lorsqu’elle est gaie ? Douteriez-vous que celle qui possède depuis tant d’hivers le secret de votre cœur garde aussi religieusement le secret de votre parole ?
Le cardinal. — Cesse de me mettre à la question… J’ai commis une action que je désire cacher toujours au monde…
Julia. — Pourquoi me la cacher à moi ? Vous m’avez bien fait partager un secret aussi grand que l’adultère. Seigneur, jamais vous n’aurez l’occasion de mettre ma fidélité à une épreuve aussi décisive qu’à présent. Parlez, je vous en conjure…
Le cardinal. — Si je parle tu t’en repentiras…
Julia. — Jamais.
Le cardinal. — Sache que ma confidence entraînerait ta ruine. Non, je ne te dirai rien. Sois raisonnable et considère quel danger il y a de recevoir les secrets des princes… Pareils confidents devraient avoir la poitrine cerclée de diamants pour mieux garder leur funeste dépôt. Je t’en prie, avant d’exiger que je satisfasse ta curiosité, examine ta propre faiblesse. Il est plus facile de nouer une intrigue que de la dénouer. Comme un poison lent ce secret pourrait circuler dans tes veines et ne te tuer qu’après sept ans.
Julia. — Allez, vous vous moquez de moi…
Le cardinal. — Assez. Tu sauras tout. Il y a quatre nuits, la puissante duchesse de Malfi et deux de ses jeunes enfants ont été étranglés, sur mon ordre…
Julia. — Ô ciel ! Seigneur, qu’avez-vous fait ?
Le cardinal. — Justice. Eh bien, que vous en semble ! Croyez-vous encore votre poitrine un sépulcre assez sombre et assez fermé pour y enterrer pareil secret ?…
Julia. — Vous vous êtes livré, Seigneur…
Le cardinal. — Comment cela ?
Julia. — Il ne dépend pas de moi de cacher votre secret…
Le cardinal. — Tu crois ? Viens, alors, je vais te faire jurer sur ce livre…
Julia. — Très pieusement…
Le cardinal. — Baise-le ! (Elle baise le livre.) À présent tu ne parleras plus. Ta curiosité t’a perdue. Les feuillets de ce livre sont empoisonnés. Sachant que tu ne saurais garder le silence, je t’ai vouée à la mort.
Bosola. — Par pitié, arrêtez !
Le cardinal. — Ha, Bosola !
Julia. — Je vous pardonne. Vous avez bien fait, car je vous avais trahi pour cet homme. Il nous écoutait. Voilà pourquoi je vous disais qu’il ne dépendait plus de moi de cacher ce secret…
Bosola. — Ô misérable femme, que ne l’as-tu empoisonné, lui ?
Julia. Pure faiblesse… Mais assez pensé à ce qu’on aurait pu faire… Je m’en vais, je ne sais où. (Elle meurt.)
Le cardinal. — Que viens-tu faire ici ?
Bosola. — J’espère rencontrer en vous un gros personnage moins lunatique que Mgr Ferdinand, et qui se rappellera mes services…
Le cardinal. — Qui t’a introduit ici ?
Bosola. — Sa luxure à ce qu’elle disait.
Le cardinal. — Fort bien. Tu sais donc que je suis ton complice. Allons de franc jeu… La fortune t’attend.
Bosola. — Me faudra-t-il cheminer longtemps encore vers la fortune ? C’est l’enfer qui est au bout de ce pèlerinage !
Le cardinal. — Je te réserve des honneurs à foison…
Bosola. — Beaucoup de chemins mènent à de semblables honneurs, et il y en a de bien bourbeux dans le nombre…
Le cardinal. — Envoie ta mélancolie au diable ! Le feu brûle à souhait. À quoi bon l’attiser et engendrer plus de fumée ? Veux-tu me débarrasser d’Antonio ?
Bosola. — Oui…
Le cardinal. — Ramasse ce corps…
Bosola. — Je serai bientôt aussi encombré de cadavres qu’une fosse commune.
Le cardinal. — Je t’autorise à soudoyer une douzaine de suppôts pour t’aider dans ce meurtre…
Bosola. — Je n’en ai que faire. Lorsque les médecins appliquent des sangsues sur une tumeur maligne, ils leur coupent la queue, afin que le sang passe plus vite à travers leur corps ; de même, lorsque je vais saigner mon prochain, dispensez-moi de tout accompagnement, de peur que l’escorte soit plus nombreuse encore à l’heure où je me rendrai au gibet.
Le cardinal. — Viens me trouver après minuit, pour m’aider à transporter ce cadavre dans son appartement… Je prétendrai qu’elle est morte de la peste. Cela coupera court à toute enquête…
Bosola. — Où est Castruccio, son époux ?
Le cardinal. — Parti pour Naples où il va prendre possession de la citadelle d’Antonio.
Bosola. — Croyez-moi, vous lui avez rendu un signalé service…
Le cardinal. — Ne manque pas de venir. Voici la clef principale de mon appartement. Juge par là de la confiance que je place en toi.
Bosola. — Vous me trouverez prêt. (Exit le Cardinal.)
Oui, mon bon Antonio, je te rechercherai, mais tout mon souci sera de te soustraire aux atteintes de ces limiers féroces qui ont déjà lapé une partie de ton sang. (Exit.)
Scène III
Délio. — Là-bas sont les fenêtres du cardinal… Ces fortifications proviennent des ruines d’une ancienne abbaye et du côté de la rivière se trouve un mur, dernier vestige du cloître, qui produit le plus merveilleux écho. La voix caverneuse répète si distinctement les paroles qu’on croirait converser avec un mort.
Antonio. — J’aime ces anciennes ruines. À chaque pas on foule quelque souvenir vénérable. Sans doute ce cloître ouvert, exposé à présent à toutes les injures de la tempête, servit autrefois de cimetière aux moines. Ils croyaient qu’en ce terrain consacré leurs os seraient protégés jusqu’au jugement contre les attentats des hommes. Mais toutes choses prennent fin ! Églises et cités subissent des maux semblables aux nôtres et expirent un jour comme nous…
Écho. — Expire un jour comme nous !
Délio. — Bon, voilà l’écho qui t’a surpris.
Antonio. — Il se lamentait, m’a-t-il semblé, d’une voix funèbre…
Écho. — Une voix funèbre !
Antonio. — On dirait la voix de ma femme !
Écho. — La voix de ma femme !
Délio. — Viens, éloignons-nous de ce lieu sinistre… Crois-moi, ne vas pas chez le cardinal, cette nuit. N’y vas pas…
Écho. — N’y vas pas !
Délio. — Mieux que la philosophie le temps calme les blessures violentes : laisse faire le temps ; veille sur toi…
Écho. — Veille sur toi !
Antonio. — La fatalité me pousse. Rappelle-toi les événements de ta propre vie et dis-moi quand tu as fui ton sort…
Écho. — Ah ! fuis ton sort !
Délio. — Écoute. Les pierres mortes semblent te prendre en pitié et te donner un bon conseil.
Antonio. — Je ne veux pas converser avec toi, pitoyable écho ; car tu es une chose morte.
Écho. — Tu es une chose morte !
Antonio. — Ma duchesse goûte sans doute à cette heure un doux sommeil avec ses chers petits. Ô ciel, ne pourrai-je jamais la revoir… ?
Écho. — Jamais la revoir…
Antonio. — Voici la seule réponse de cet écho qui m’impressionne. Au même instant j’ai cru voir passer un visage désolé, dans un furtif éclair…
Délio. — Pure imagination !
Antonio. — Viens, je veux sortir de cette attente. Vivre ainsi n’est plus vivre. C’est la dérision et la caricature de la vie.
Délio. — Je cours chercher ton fils aîné. Tu le prendras avec toi chez le cardinal et peut-être que la vue de son propre sang, rehaussant ce jeune et délicieux visage, inspirera quelque compassion à cet oncle dénaturé.
Scène IV
Le cardinal. — Inutile de veiller cette nuit le prince, mon frère. Il est complètement rétabli…
Malatesti. Mon bon seigneur, souffrez cependant que…
Le cardinal. — Ô, absolument pas… Vos allées et venues autour de lui l’affecteraient plus que l’isolement. Je vous en prie, que chacun se couche. Même, s’il lui arrivait, en proie à un nouvel accès, de crier et d’appeler, ne vous levez pas, je vous en supplie…
Pescara. — Nous nous soumettrons à votre désir, Monseigneur…
Le cardinal. — Non, promettez-moi même sur l’honneur de ne pas intervenir. Le duc lui-même m’a chargé de vous faire prendre cet engagement. Il paraissait y attacher un prix extrême…
Pescara. — Eh bien, tous nous jurons de ne pas mettre le pied dans sa chambre…
Le cardinal. — Vous répondez aussi de l’abstention de vos gens…
Malatesti. — C’est entendu…
Le cardinal. — Il se peut, lorsqu’il sera endormi, que je me lève moi-même pour éprouver votre parole, que j’imite quelques-unes de ses extravagances, et me mette à crier au secours et à me débattre comme si je courais un danger…
Malatesti. Maintenant que vous avez ma parole, dussiez-vous râler comme un égorgé je ne viendrais pas à votre aide.
Le cardinal. — À la bonne heure et merci. Je n’attendais pas moins de votre complaisance.
Grisolan. — Quel horrible temps il a fait ce soir…
Roderigo. — La chambre du prince Ferdinand était secouée comme un panier…
Malatesti. — Peuh ! Pure attention paternelle du diable : il berçait son fils. (Tous sortent, excepté le Cardinal.)
Le cardinal. — Je les ai éloignés du chevet de mon frère, afin de ne pas être dérangé lorsque je transporterai à minuit Julia dans son appartement. Ô ma conscience ! Je voudrais prier à présent ; mais au moment où je me recueille, le diable emporte mon cœur ! Bosola doit venir m’aider à me débarrasser de ce cadavre. La mort l’attend aussitôt qu’il m’aura rendu ce dernier service. (Exit.)
Bosola. — Ha ! C’était la voix du cardinal. Il me nommait et parlait en même temps de ma mort. Silence… j’entends des pas.
Ferdinand. — La corde est un genre de mort très bénin…
Bosola (à part). — Tenons-nous sur nos gardes…
Ferdinand. — Qu’avez-vous à y redire ? Répondez-moi, tout bas. Consentiriez-vous à finir de cette façon ? Approchez donc. Bien… La chose se fera dans la nuit. Le cardinal ne voudrait pour rien au monde que le médecin se doutât de quelque chose (Exit.)
Le domestique. — Demeurez ici, Monsieur, et ayez confiance. Je vais chercher de la lumière. (Exit.)
Antonio. — Si je pouvais le surprendre en train de prier ! Il n’en serait que plus enclin au pardon…
Bosola. — Comporte-toi bien, fidèle épée. (Il le frappe.) Je ne veux pas te donner le temps de prier…
Antonio. — Tu viens d’exaucer d’un seul coup ma longue prière…
Bosola. — Qui es-tu ?
Antonio. — Un être bien désorbité, que la mort, ton bienfait, a remis dans le bon chemin…
Le serviteur. — Où êtes-vous, Seigneur ?
Antonio. — Tout près du but… Bosola !
Le serviteur. — Ô douleur !
Bosola. — Dévore ta pitié ou tu es un homme mort !… Antonio ! L’homme que j’aurais voulu sauver au prix de ma propre vie ! Nous ne sommes que les balles d’un jeu de paume. Les étoiles fatidiques, comme des raquettes, se jettent et se renvoient nos destinées au gré de leurs caprices ! Ô bon Antonio, je vais te porter le coup de grâce : Ta belle duchesse… Tes deux tendres enfançons…
Antonio. — Oh ! leurs noms seuls me ravivent !…
Bosola. — Ils sont assassinés…
Antonio. — Quelques-uns ont souhaité mourir à l’ouïe de tristes nouvelles ; je suis heureux que tel soit mon cas. À présent, je m’opposerais à tout pansement, à tous soins, car je n’aurais plus d’emploi de la vie. Nous courons après les grandeurs comme les enfants après les bulles de savon… Qu’est-ce que le bonheur ? Une trêve accordée par la fièvre ! Un repos qui nous prépare à endurer de nouvelles tortures ! Inutile de poursuivre mes assassins… Rappelez-moi au souvenir de Délio…
Bosola. — Brise-toi, pauvre cœur !
Antonio. — Puisse mon fils fuir la cour des princes ! (Il meurt.)
Bosola. — Tu sembles avoir eu quelque affection pour Antonio…
Le serviteur. — Je l’avais conduit jusqu’ici. Il se flattait de se réconcilier avec le cardinal…
Bosola. — Transporte ce mort dans l’aile du palais qu’occupait la signora Julia… Oh ! ma tâche touche à sa fin !… Déjà j’ai attiré le cardinal dans la forge ; il s’agit encore de l’entraîner sous le marteau… Fatale méprise ! Confusion des actions glorieuses avec les actions viles ! Je ne me retrouve plus moi-même et j’ai l’air de jouer un rôle pour le néant et le silence ! (Exeunt.)
Scène V
Le cardinal. — Une question concernant l’enfer ne laisse pas de m’inquiéter. Il est dit ici que quoique d’essence purement physique, le feu de l’enfer ne brûlera pas tous les hommes de la même façon. Ô, la chose encombrante qu’une mauvaise conscience ! Lorsqu’il m’arrive de contempler les viviers de mon parc, il me semble apercevoir sous l’eau, je ne sais quelle forme hideuse armée d’un harpon dont elle me menace. (Entrent Bosola et le serviteur portant le corps d’Antonio). Eh bien ! Te voilà ! Quel air lugubre ! Ton visage exprime à la fois la crainte et la résolution…
Bosola. — Voilà qui me dispense de tout autre préambule. Je suis venu pour te tuer…
Le cardinal. — Ha ! Au secours ! À moi ! mes gardes !
Bosola. — Tu as beau crier, ils ne t’entendront pas…
Le cardinal. — Arrête ! Et je partagerai loyalement avec toi la totalité de mes revenus.
Bosola. — Tes prières ne sont pas plus de saison que tes offres…
Le cardinal. — À moi, mes gardes ! Trahison !…
Bosola. — Je vous ai coupé toute retraite. Pas moyen de fuir plus loin que la chambre de Julia.
Le cardinal. — À moi ! Au secours !
Malatesti. — Écoutez !
Le cardinal. — Mon duché pour qui me sauvera !
Roderigo. — La piteuse contrefaçon !
Malatesti. — Mais ce n’est pas la voix du cardinal.
Roderigo. — Oui, c’est lui-même… On peut l’étrangler, avant que je songe à descendre auprès de lui…
Le cardinal. — C’est un guet-apens… Il me tient, je suis perdu…
Grisolan. — Bien joué, mais nous sommes prévenus. Tout cela pour nous faire manquer à notre parole, hein ?
Le cardinal. — On me met l’épée sur la gorge…
Roderigo. — Tu ne crierais pas si fort !
Malatesti. — Allons, allons, retournons nous coucher. Il nous avait annoncé cette comédie…
Pescara. — En effet, lui-même nous a défendu de nous rendre à ses appels ; et pourtant, j’hésite à lui obéir, car les accents de sa voix trahissent plus qu’une détresse feinte… À tout hasard, je descends et vais même forcer sa porte. (Exit.)
Roderigo. — Suivons-le. Ne fût-ce que pour voir le cardinal se gausser de lui. (Exeunt Pescara, Malatesti, Roderigo et Grisolan.)
Bosola. — À toi d’abord. Cela t’empêchera d’ouvrir à ceux qui viendraient à sa rescousse. (Il tue le domestique.)
Le cardinal. — Pourquoi en veux-tu à mes jours ?
Bosola. — Regarde…
Le cardinal. — Antonio !…
Bosola. — Antonio, tué involontairement par moi. Fais ta prière, et promptement. En massacrant ta sœur, tu as dérobé à la justice sa balance et ne lui as laissé que son glaive.
Le cardinal. — Ô miséricorde !
Bosola. — Ta superbe n’était donc qu’apparente, que tu t’abaisses avant que la calamité t’aie frappé. Ne perdons pas de temps, Tiens… (Il le frappe.)
Le cardinal. — Tu m’as blessé !
Bosola. — Encore ! (Il le frappe de nouveau.)
Le cardinal. — Je mourrai donc comme un lièvre, sans résistance… À moi, à moi, au secours ! On m’égorge…
Ferdinand. — On a sonné le boute-selle ! Vite un nouveau cheval ! Ralliez l’avant-garde ou la journée est perdue. Rendez-vous, rendez-vous donc ! Je t’accorderai les honneurs, j’étendrai mon épée au-dessus de la tête, mais rends-toi !
Le cardinal. — À l’aide ! Je suis ton frère…
Ferdinand. — Diable ! Mon frère est passé à l’ennemi… (Il blesse le cardinal et dans la mêlée, en ferraillant, il porte aussi un coup mortel à Bosola.) Voilà qui t’épargnera l’embarras de réunir ta rançon…
Le cardinal. — C’est le moment de l’expiation…
Ferdinand. — Vous tombez tous deux au champ d’honneur. La souffrance est relative : l’idée d’un mal plus grand suffit pour l’adoucir. Aussi la rage de dents est guérie par la vue seule du dentiste. Voilà de la philosophie à votre usage.
Bosola. — Achevons ma vengeance ! Tombe, toi le principal moteur de ma ruine. (Il frappe Ferdinand.) Les derniers moments de ma vie auront été les mieux employés.
Ferdinand. — Faites-moi la charité d’un peu de barbotage ; je suis poussif. Ce monde n’est qu’un chenil. On ne goûte de véritables jouissances et on ne jouit d’un réel pouvoir qu’après la mort.
Bosola. — Maintenant qu’il est à toute extrémité, on dirait qu’il revient à de bons sentiments…
Ferdinand. — Que nous tombions par l’ambition, par le meurtre ou par la volupté, toujours, comme les diamants, nous sommes tranchés par notre propre poussière. (Il meurt.)
Le cardinal. — Tu as ton compte aussi…
Bosola. — Oui, mon âme fatiguée s’agite entre mes dents, impatiente de me quitter. Mais je jubile en te voyant, toi, pyramide énorme qui couvrais un empire de ta base, finir, là, misérablement, sans prendre plus de place que le cadavre d’un pendard.
Pescara. — Eh bien. Seigneur ?
Malatesti. — Ô funeste désastre.
Roderigo. — Que s’est-il passé ?
Bosola. — J’ai vengé la duchesse de Malfi assassinée par ses frères, Antonio immolé par mon propre bras ; Julia, la courtisane, empoisonnée par cet homme, et comme je fus acteur dans ces événements, beaucoup contre ma volonté, je me suis vengé de moi-même…
Pescara. — Eh bien, Monseigneur ?
Le cardinal. — Occupez-vous plutôt de mon frère. Il nous porta ces coups mortels, comme nous luttions sur le carreau. Et maintenant, qu’on m’enfouisse, et qu’on ne pense plus jamais à moi. (Il meurt.)
Pescara. — La fatalité a voulu qu’il se privât volontairement de toute chance de salut.
Malatesti. — Objet sanguinaire, dis, comment Antonio a-t-il trouvé la mort ?
Bosola. — Dans un mirage… Je ne sais trop comment… Une erreur comme j’en ai vu au théâtre… Ô je meurs ! Murs de tombes voûtées, nos ruines ne rendent plus d’écho. Adieu ! Ô ce sombre monde ! Dans quelles ténèbres, au fond de quel abîme d’obscurité vit cette pauvre humanité craintive ! (Il expire.)
Pescara. — Comme j’arrivais au palais, le noble Délio m’avertit de la présence d’Antonio et me présenta un jeune gentilhomme, son fils et héritier…
Malatesti. — Hélas, Seigneur, vous arrivez trop tard.
Délio. — J’ai appris la catastrophe et me suis aguerri en chemin pour supporter cette épreuve. Tirons le meilleur parti de ce grand désastre. Unissons nos forces fidèles pour rétablir ce jeune seigneur dans les possessions de sa mère. Quant à ces deux puissants personnages, ils ne laissent pas plus de gloire après eux que le voyageur terrassé par la gelée ne laisse son empreinte dans la neige. Aussitôt que paraît le soleil, il fait fondre et l’empreinte et le moule.
- ↑ Les passages entre astérisques sont ceux traduits par M. H. Taine dans son admirable
étude consacrée à John Webster (t. II, Histoire de la littérature anglaise). Nous
les intercalons, comme traduits définitivement, dans notre travail. G. E.
- ↑ To lie, like the children of Ismael, all in tents.
Calembour intraduisible. Webster joue sur le mot tents qui signifie à la fois les tentes d’un campement et les petits rouleaux de charpie dont se servent les chirurgiens. Le même calembour se retrouve dans une pièce de Middleton. G. E.
- ↑ L’obscurité de ce passage, traduit littéralement ou à peu près, réside dans le texte anglais parvenu, sans doute, mutilé jusqu’à nous :
Sir, this goodly roof of yours is too low built ;
I cannot stand upright in ’t nor discourse,
Without I raise it higher : raise yourself ;
Or if you please, my hand to help you. So.Est-il fait allusion à l’attitude d’Antonio en ce moment ou à sa situation morale. Ce toit (roof), ce faîte doit-il désigner le visage d’Antonio ou son emploi à la cour. G. E.
- ↑ La traduction littéraire aurait été : « Ces paroles seraient à moi ainsi que toutes les parties de votre discours, si beaucoup n’avaient pas eu la saveur d’une flatterie. » G. E.
- ↑ Il m’a fallu trouver un équivalent au calembour que fait Bosola sur le mot mother, qui signifie à la fois mère et crise d’hystérie. L’original porte :
La duchesse. — I am so troubled with the mother !
Bosola. — I fear too much ! G. E.
- ↑ « Voyez dans Webster, Duchesse de Malfi, une scène d’accouchement admirable ». dit H. Taine dans une note, page 52, tome II de son Histoire de la Littérature anglaise. G. E.
- ↑ On croyait que les mandragores retirées de la terre poussaient des gémissements affreux, capables de rendre fous ceux qui les écoutaient. Voir dans Shakespeare, Roméo et Juliette, acte IV, scène iii.
- ↑ Dans le Paradis perdu, Milton parle aussi d’un fouet de scorpions, (whip of scorpions). G. E.
- ↑ Passage obscur :
Yes and the clippings of the buttery fly after him, to scour his gold chain ! Littéralement : « Oui et que les miettes du cellier volent à sa suite pour nettoyer sa chaîne d’or ! » G. E.
- ↑ Dans une note de l’édition de 1623, l’auteur récuse la paternité de ce chant, assez banal d’ailleurs, et que nous nous dispenserons de traduire. G. E.
- ↑ Les passages entre astérisques ont été traduits par M. Taine.