La Décadence latine/III

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ÉROS-ROI


I



Éros, roi des cœurs vagissants, Sagittaire railleur dont les flèches ignées hérissent de désirs les reins mortels !

De l’Olympe descends, et viens de ta divinité animer cette forme, pieusement pétrie, selon le rituel.

À t’évoquer, l’heure est propice : le taureau bondit au zodiaque ; Pasiphaé le suit, d’une course affolée, aux champs crétois. Les doux mystères du printemps, dans la forêt frissonnante, se révèlent à l’amant hardi, à la craintive amante. Les mondes, amoureusement dans leur ronde solaire, irradient jusqu’à nous de purs rayons de lumière.

L’air est plein de baisers flottants, qui effleurent très doucement les bras nus des vierges. Quel souffle chaud fait voltiger aux lèvres la moue d’un baiser, les poils follets aux nuques frêles ?

Le désir jaillit sous les pas, et, dans les plis droits des tuniques, des effluves montent, lubriques.

Alanguies, enlacées et le regard perdu, sous bois, elles s’en vont interroger les fleurs ; et, dans l’écorce des bouleaux, avec l’épingle de leurs cheveux, elles écrivent le nom qu’elles n’osent pas prononcer. Loin du pédagogue ennuyeux, l’adolescent rêveur s’esseule en des chemins ombreux pour écouter la voix nouvelle qui parle en lui et qui parle d’aimer. À travers le fourré, entend-il point ricaner les vieux faunes ? aperçoit-il pas l’éclair charnel d’une nymphe surprise et qui fuit vers les saules, un péplos mal jeté sur ses beaux membres nus ?

Éros, roi des cœurs vagissants. Sagittaire railleur dont les flèches ignées hérissent de désirs les reins mortels !

De l’Olympe descends, et viens de ta divinité animer cette forme, pieusement pétrie, selon le rituel.


II


Éros, roi des cœurs battants, titilleur des seins turgescents, entremetteur de la nature entière, proxénète par qui tout rut est exaucé !

Insuffle à cette argile et l’extase amollie du plaisir qui s’avance et les spasmes vibrants.

C’est toi qui règnes et resplendis quand, sous l’or d’Hélios, la strideuse cigale chante les pâmoisons de la terre enflammée, quand l’argent de Phœbée poudroie dans la nuit bleue ; autant de cubicules, autant d’autels, Éros ! autant de sacrifices en ton nom, puissant Dieu !

Comme des lutteurs acharnés, l’un à l’autre liés, les amants ne sont plus qu’un seul corps ; ils balbutient des mots perdus dans les baisers ; en leurs fauves ardeurs ils crient et mordent. Zeus alors peut lancer ses foudres redoutables, Poséidon soulever les vagues monstrueuses et celles-ci vomir des dragons effroyables, sans troubler seulement ces mortels enivrés. Le battement de leurs artères et la pulsation de leur cœur les fait semblables aux Dieux, extasiés et solitaires, sans pensée et sans peur.

Éros, roi des cœurs battants, titilleur des seins turgescents, entremetteur de la nature entière, proxénète par qui tout rut est exaucé !

Insuffle à cette argile et l’extase amollie du plaisir qui s’avance et les spasmes vibrants.


III


Éros, roi des cœurs mourants, déceveur des âmes candides, qui souffles l’inconstance au cœur, la lassitude au corps !

Donne à cette effigie le regard éperdu d’un grand amour trompé, artisan des déceptions amères !

Lamentables et obstinées, les chercheuses d’amour ne te maudissent pas ; les seins pendants, les lèvres lasses et le corps tout meurtri aux combats du plaisir, elles mendient encore un même amant trompeur.

D’autres à l’abandon ne se résignent pas, et de la même main qui versait la caresse, broient la ciguë ; impuissantes à garder leur amant, elles le donnent à la Mort !

Plus avides, les mâles fourragent les baisers sur les lèvres qui passent, et, presque sans choisir, errent de femme en femme, sans jamais assouvir leur turpide désir. Là-bas, à l’écart, le rocher de Leucade atteste, ô dieu de la vie, que tu fiances à la mort ; l’humanité te fait, Éros, un effrayant cortège : les râles du trépas, les râles du plaisir, affreusement se mêlent ; ces cris confus sont-ils de haine ou de bénédiction, ces passionnés, tes serfs, sont-ils sages ou fous ? Charmes-tu la vie ou bien si tu la troubles ?

Éros, roi des cœurs mourants, déceveur des âmes candides, qui souffles l’inconstance au cœur, la lassitude au corps !

Donne à cette effigie le regard éperdu d’un grand amour trompé, artisan des déceptions amères !

Éros, roi des formes aimées, au milieu de l’oubli d’un siècle inconscient, tu renais sous ma main et ta gloire à nouveau par mon art apparaît.

Aux Érotides, les Thespiens t’ont-ils voué plus bel icône ? Je t’ai ressuscité, Éros, pour te braver et te vaincre. Vois en moi Anteros, le hiérophante-maître.

La forme splendide où tu revis n’est que le signe de ma volonté : sous ces traits d’argile, j’enchaîne tes prestiges et tes charmes, et la cause seconde qui fait ta force. J’ai brisé la ligne verte dès longtemps et je la brise aujourd’hui pour cette vierge : aussi t’ai-je donné le double charme Asmodéen. Règne sur les multitudes, Éros ; elles sont viles et dignes d’un tel roi ; mais souviens-toi de docilement servir ceux qui marchent sur l’aspic et le basilic et qui foulent le lion et le dragon ».