La Fameuse comédienne/Histoire de la Guérin

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Anonyme, préface et notes
(p. 1-60).

LA FAMEUSE COMEDIENNE

ou

HISTOIRE DE LA GUERIN

AUPARAVANT FEMME ET VEUVE DE

MOLIÈRE



À FRANCFORT

Chez Frans Rottenberg, Marchand Libraire,
Près les Carmes
1688


LE LIBRAIRE AU LECTEUR


Je ne connois ny l’Autheur de cette Histoire, ny la main d'où elle me vient. Un courrier qui, en passant par cette ville, achetoit quelques livres dans ma boutique, m’en a fait présent et m’a asseuré qu'elle est véritable dans toutes ses circonstances. J’ay creu devoir rendre ce présent au public, pour luy faire part des principales avantures de cette fameuse Comedienne, autant célèbre par sa coquetterie que par la réputation de feu Moliere, son premier mary.

Ce mesme courrier m’a asseuré que l’Autheur de cette Histoire n’y a mis que les principales avantures qui sont arrivées à cette Comedienne coquette, ayant négligé une infinité d'autres petites avantures amoureuses, comme des minuties qui n’auraient pas fait assez d’honneur par leurs circonstances a son livre, ny à son Heroïne. Je suis persuadé qu’il n’y a point en France de Comedienne dont la vie ne puisse fournir autant de matiere qu’il en faut pour faire de pareilles Histoires. En attendant que nous les voyions, je vous donne celle-cy telle qu’elle m’est veneüe entre les mains, sans y augmenter ny diminuer ; je souhaitte qu’elle vous divertisse. Adieu.


HISTOIRE DE LA GUERIN


Quoyque la Guérin, auparavant nommée la Moliere, ne soit pas une personne assez considérable d’elle-mesme pour pouvoir donner beaucoup de curiosité par son Histoire, j’ay creu que sa profession, la réputation de son premier mary et sa conduite estoient suffisantes pour suppléer au deffaut de sa naissance et de son rang. Il est peu de gens du monde qui n’aient conneu ce fameux Comedien, ou qui, du moins, n’en aient entendeu parler comme du premier homme de son siècle en son genre d’escrire ; les ouvrages qu’on a de luy en sont la preuve.

Mais si Moliere s’est fait distinguer entre les Autheurs celebres, sa femme n’est guere moins fameuse entre les femmes galantes. Et si des gens de toutes nations ont trouvé admirables les pièces qu’il a données au Theatre, sa femme a eu des amants de toutes professions, et l’on a donné moins de louanges à Moliere, que l’on n’a dit de douceurs à sa femme. Cependant il ne faut pas estre surpris qu’elle ait esté si sçavante en galanterie, puisque son éducation y avoit beaucoup contribué.

Elle est fille de la deffunte Bejart, Comédienne de campagne, qui faisoit la bonne fortune de quantité de jeunes gens de Languedoc dans le tems de l’heureuse naissance de sa fille. C’est pourquoy il seroit très-difficile, dans une galanterie si confuse, de dire qui en estoit le pere. Tout ce qu’on en sçait est que sa mere asseuroit que, dans son dereglement, si on en exceptoit Moliere, elle n’avoit jamais pu souffrir que des gens de qualité, et que, pour cette raison, sa fille estoit d’un sang fort noble. C’est aussy la seule chose que la pauvre femme luy a tousjours recommandée, de ne s’abandonner qu’à des personnes d’elite. On l’a creuë fille de Moliere, quoyqu’il ait esté depuis son mary ; cependant on n’en sçait pas bien la vérité. Elle a passé sa plus tendre jeunesse en Languedoc, chez une Dame d’un rang distingué dans la Province. Moliere, chef de la troupe où estoit la Bejart, ayant resoleu d’aller à Lyon, on retira sa fille de chez cette Dame, qui, ayant conçeu pour elle une amitié fort tendre, fut faschée de l’abandonner entre les mains de sa mere, pour aller suivre une troupe de Comédiens errants.

Quand ils furent arrivez à Lyon, ils y trouvèrent une autre troupe de Comédiens establie, dans laquelle estoient la Du Parc et la De Brie. Moliere fut d’abord charmé de la bonne mine de la première, mais leurs sentimens ne se trouvèrent pas conformes sur ce chapitre, et cette femme, qui, avec justice, esperoit quelque conqueste plus illustre, traita Moliere avec tant de mespris, que cela l’obligea de tourner ses vœux du costé de la De Brie, dont il fut reçeu plus favorablement : ce qui l’engagea si fort que, ne pouvant pas se résoudre à s’en séparer, il trouva le secret de l’attirer dans sa troupe avec la Du Parc. La Bejart supporta cet engagement avec assez de chagrin ; cependant, comme elle vit que c’estoit un mal sans remede, elle prit le meilleur party, qui estoit de s’en consoler en conservant tousjours sur Moliere l'authorité qu’elle avoit eüe, et l’obligeant à prendre des mesures pour cacher le commerce qui estoit entre la De Brie et luy. Ils demeurerent quelques années dans la mesme intelligence.

Cependant la petite Bejart commençoit à se former, ce qui donnoit la pensée à sa mere, qui avoit perdeu depuis longtems l’esperance de faire revenir Moliere à elle, de le rendre amoureux de sa fille. La chose estoit assez difficile, car la De Brie, qu’il aimoit desjà, estoit fort bien faite, et la petite Bejart n’avoit point encore, dans sa grande jeunesse, ces manieres qui, sans aucuns traits de beauté, l’ont depuis rendeüe si aimable au goust de bien des gens. Mais de quoy une femme jalouse ne vient-elle point à bout, lorsqu’il s’agit de détruire une rivale ?

Elle remarquoit avec plaisir que Moliere aimoit fort la jeunesse ; qu’il avoit, de plus, une inclination particulière pour sa fille, comme l’ayant elevée ; que sa fille aimoit Moliere comme s’il eust esté son pere, parce qu’elle n’en avoit pas conneu d’autre. La Bejart, qui l’entretenoit dans un esprit de mignarderie et d’enfance, comme la seule chose qui pouvoit la faire reüssir à son dessein, ne manquoit pas d’exagerer à Moliere la satisfaction qu’il y a d’elever pour soy un enfant dont on est seur de posséder le cœur, dont l’humeur nous est conneüe, et que ce n’est que dans cet âge d’innocence où l’on pouvoit rencontrer une sincérité qui ne se trouve que rarement dans la pluspart des personnes qui ont veu le grand monde ; que, pour elle, elle ne concevoit pas comment un homme délicat pouvoit s’accommoder d’une personne qui a eu plusieurs intrigues, et qu’autant qu’une jeune personne se faisoit de scrupule de tromper un homme qu’elle aimoit, autant une femme coquette se faisoit de crime d’estre fidelle. Elle repetoit souvent la mesme chose à Moliere, en lui faisant remarquer adroitement cette joye naturelle qui paroissoit sur le visage de sa fille, quand elle le voyoit entrer, et l’obeissance aveugle qu’elle avoit à ses volontez. Elle conduisit si bien la chose, qu’il creut ne pouvoir mieux faire que de l’espouser.

La De Brie, qui s’apperçeut des desseins secrets de sa rivale, mit de son costé tout en usage pour empescher l’accomplissement d’un mariage qui offensoit si fort sa gloire. Rien ne luy paroissoit plus cruel que de ceder un amant à une petite créature qu’elle jugeoit, avec quelque sorte de raison, luy estre inférieure en mérite. Elle en tesmoigna son inquiétude à Molière, et le mit en quelque incertitude par ses reproches. Il conservoit beaucoup d’honnestetez pour elle, et il avoit reçeu des gages de son amour qui le mettoient dans la nécessité d’avoir ces sortes d’esgards.

Mais, heureusement pour la Bejart, leur troupe ayant obteneu la permission de s’establir à Paris par la seule considération de Moliere, il fut plus libre alors de suivre ses sentimens. Il espousa la petite Bejart quelque tems après y estre arrivé ; il fit quelques pièces de theatre, et il eut le plaisir de s’entendre dire des louanges par le plus grand Roy du monde et du plus juste discernement.

La fortune de Moliere attira plus d’amants à sa femme, que ce mérite pretendeu qui l’a depuis rendeue si fiere et si hautaine. Il n’y avoit personne à la Cour, qui ne se fist une affaire d’en avoir des faveurs.

L’Abbé de Richelieu fut un des premiers qui se mit en teste d’en faire sa maistresse. Comme il estoit fort libéral et que la Demoiselle aimoit extresmement la despense, la chose fut bientost concleue. Ils convinrent qu’il luy donneroit quatre pistolles par jour, sans compter les habits et les régals, qui estoient le par-dessus. L’Abbé ne manquoit point de luy envoyer tous les matins, par un page, le gage de leur traité, et de l’aller voir toutes les après-disnées. Cela dura quelques mois sans trouble ; mais Moliere ayant fait La Princesse d'Elide, où la Moliere joue la Princesse, qui estoit le premier rolle considérable où elle eust pareu, parce que la Du Parc les jouoit tous et estoit l’Heroïne du Theatre, elle y parut avec tant d’eclat que Moliere eut tout lieu de se repentir de l’avoir exposée au milieu de cette jeunesse brillante de la Cour. Car, à peine fut-elle à Chambord, où le Roy donnoit ce divertissement, qu’elle devint folle du Comte de Guiche, et que le Comte de Lauzun devint fou d’elle. Le dernier n’espargna rien pour se satisfaire ; mais la Molière, qui estoit entestée de son héros, ne voulut entendre à aucune proposition, et se contentoit d’aller pleurer chez la Du Parc l’indifference que le Comte de Guiche tesmoignoit pour elle.

Le Comte de Lauzun ne perdit pas pour cela l’esperance de la faire venir où il souhaittoit, l’experience luy ayant appris que rien ne pouvoit luy résister. Il connoissoit, outre cela, le Comte de Guiche pour un homme qui comptoit pour peu de bonne fortune le bonheur d’estre aimé des Dames. C’est pourquoy il ne douta pas que ses maniéres indolentes ne rebutassent enfin la Moliere, et que son Etoile ne produisist alors dans son cœur ce qu’elle avoit produit dans celuy de toutes les femmes à qui il avoit vouleu plaire. Il ne se trompa pas ; car la Moliere, irritée des froideurs du Comte de Guiche, se jeta entre les bras du Comte de Lauzun, comme un azile qui pouvoit la garantir d’une seconde rechute pour un ingrat. Un Lieutenant aux Gardes et beaucoup d’autres jeunes gens se mirent de la partie pour la consoler.

L’Abbé de Richelieu, qui avoit esté averty de tout ce fracas, la faisoit epier avec soin et trouva le moyen de surprendre une Lettre qu’elle escrivoit au Comte de Guiche durant le tems de leurs intrigues et qui estoit conçeue en ces termes :

LETTRE

J’avoue ma foiblesse, mon cher Comte : quelque plaisir qu’il y aist d’entendre dire du bien de ce qu’on aime, je ne puis m’empescher d’avoir un peu de jalousie d’apprendre que tout le monde vous trouve aussy bien fait que moy. Je n’ay point de chagrin de la justice qu’on vous rend, mais je suis allarmée de ce que les plus belles femmes de France cherchent à vous plaire ; tout ce qui me rasseure, c’est qu’elles n’auront jamais pour mon aimable Comte les mesmes tendresses que je sens. Adieu ; venez, me voir cette apres-disnée, pour me rasseurer sur mes frayeurs.

L’Abbé de Richelieu, enragé de trouver tant de tendresse dans cette Lettre, qui estoit une preuve certaine qu’elle en avoit peu pour luy, ne s’amusa point aux reproches, qui ne servent jamais de rien ; il se trouva seulement bien heureux de ne l’avoir prise qu’à la journée, et résolut dès ce moment de la laisser là : ce qu’il fit, après avoir fait appercevoir à Moliere que le grand soin qu’il avoit de plaire au public luy ostoit celuy d’examiner la conduite de sa femme, et que, pendant qu’il travailloit pour divertir tout le monde, tout le monde cherchoit à divertir sa femme.

La jalousie resveilla dans son ame la tendresse, que l’estude avoit assoupie. Il courut aussitost faire de grandes plaintes à sa femme, en luy reprochant les grands soins avec lesquels il l’avoit elevée, la passion qu’il avoit estouffée, ses maniéres d’agir, qui avoient esté plustost d’un amant que d’un mary, et que, pour recompense de tant de bontez, elle le rendoit la risée de toute la Cour. La Moliere, en pleurant, luy fit une espece de confidence des sentimens qu’elle avoit eus pour le Comte de Guiche, dont elle luy jura que tout le crime avoit esté dans l’intention, et qu’il falloit pardonner le premier égarement d’une jeune personne à qui le manque d’experience fait faire d’ordinaire ces sortes de démarches, mais que les bontez qu’elle reconnoissoit qu’il avoit pour elle l’empescheroient de retomber dans de pareilles foiblesses.

Moliere, persuadé de sa vertu par ses larmes, luy fit mille excuses de son emportement, et luy remonstra avec douceur que ce n’estoit pas assez pour la réputation, que la pureté de la conscience nous justifiast, qu’il falloit encore que les apparences ne feussent pas contre nous, surtout dans un siecle où l’on trouvoit les esprits disposez à croire le mal et fort éloignez de juger des choses avec indulgence. Il la quitta aussy touchée de ses remonstrances qu’une femme de son caractère le peut estre, et fit tout disposer pour leur retour à Paris. Elle eut dans leur voyage toute la complaisance qu'il pouvoit esperer, et il eust esté à souhaitter pour luy qu’il eust esté plus long ; car sitost qu’il furent arrivez à Paris, elle recommença sa vie avec plus d’eclat que jamais, aidée des conseils de la Chasteauneuf, femme du portier qui ouvre présentement les loges à l' Hostel de Guénégaud.

Cette honneste confidente, qui avoit assez veu le monde pour en pouvoir parler, luy fit entendre qu’une jolie femme se perdoit par une attache que toute la terre pouvoit sçavoir ; que, de plus, il y avoit des amants à craindre ; que la pluspart des hommes ne se retirent pas aussy doucement que l’Abbé de Richelieu ; qu’à l’esgard de la tendresse, c’estoit une erreur dont il falloit se corriger comme nuisible à la fortune, et qu’elle ne devoit songer qu’à profiter de sa jeunesse ; que, si elle vouloit s’en remettre à sa prudence, elle conduiroit ses intrigues d’une maniere si secrette, qu’on ne le sçauroit jamais, et quelle pouvoit compter sur sa discrétion, qui estoit à toute espreuve. La Moliere, en l’embrassant, luy promit de suivre ses ayis : elle en a depuis si bien profité qu’elle n’a jamais refusé d’amants de la main de la Chasteauneuf, pendant qu’elle faisoit languir un nombre infiny de sots qui la croyoient d’une vertu sans exemple.

Moliere, averty, par des gens mal intentionnez pour son repos, de la conduite de son espouse, renouvella ses plaintes avec plus de violence qu’il n’avoit encore fait ; il la menaça mesme de la faire enfermer. La Moliere, outragée de ces reproches, pleura, s’évanouit, et obligea son mary, qui avoit un grand foible pour elle, à se repentir de l’avoir mise en cet estât. Il s’empressa fort de la faire revenir en la conjurant de considérer que l’amour seul avoit causé son emportement, et qu’elle pouvoit juger du pouvoir qu’elle avoit sur son esprit, puisque, malgré tous les sujets qu’il avoit de se plaindre d’elle, il estoit prest de luy pardonner, pourveu qu’elle eust une conduite plus reservée.

Un espoux si extraordinaire auroit pu luy donner des remords et la rendre sage ; sa bonté fit un effet tout contraire, et la peur qu’elle eut de ne pas retrouver une si belle occasion de s’en séparer luy fit prendre un ton fort haut, luy disant qu’elle voyoit bien par qui ces faussetez luy estoient inspirées ; qu’elle estoit rebutée de se voir tous les jours accusée d’une chose dont elle estoit innocente ; qu’il n’avoit qu’à prendre des mesures pour une séparation, et qu’elle ne pouvoit plus souffrir un homme qui avoit tousjours conservé des liaisons particulières avec la De Brie qui demeuroit dans leur maison et n’en estoit point sortie depuis leur mariage.

Les soins que l’on prit pour apaiser la Moliere furent inutiles ; elle conçeut, dès ce moment, une aversion terrible pour son mary, et, lorsqu’il se vouloit servir des privilèges qui luy estoient deus par le mariage, elle le traittoit avec le dernier mespris. Enfin elle porta les choses à une telle extresmité que Moliere, qui commençoit à s’appercevoir de ses meschantes inclinations, consentit à la rupture qu’elle demandoit incessamment depuis leur querelle ; si bien que, sans arrest du Parlement, ils demeurèrent d’accord qu’ils n’auroient plus d’habitude ensemble.

Cependant ce ne fut pas sans se faire une fort grande violence que Moliere résolut de vivre avec elle dans cette indifférence ; et si la raison luy faisoit regarder sa femme comme une personne que sa conduite rendoit indigne des caresses d’un honneste homme, sa tendresse luy faisoit envisager la peine qu’il auroit de la voir, sans se servir des privilèges que donne le mariage.

Il y resvoit, un jour, dans son jardin d’Auteuil, quand un de ses amis, nommé Chapelle, qui s’y venoit promener par hasard, l’aborda et le trouva plus inquiet que de coustume. Il luy en demanda plusieurs fois le sujet. Moliere, qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si fort à la mode, résista autant qu’il put ; mais, comme il estoit alors dans une de ces plénitudes de cœur si conneues par les gens qui ont aimé, il céda à l’envie de se soulager, et avoua de bonne foy à son amy, que la maniére dont il estoit forcé d’en user avec sa femme estoit la cause de l’accablement où il se trouvoit.

Chapelle, qui le croyoît estre au-dessus de ces sortes de choses, le railla de ce qu’un homme comme luy, qui sçavoit si bien peindre le foible des autres hommes, tomboit dans celuy qu’il blasmoit tous les jours, et luy fit voir que le plus ridicule de tous estoit d’aimer une personne qui ne respond pas à la tendresse qu’on a pour elle.

« Pour moy, luy dit-il, je vous avoüe que si j’estois assez malheureux pour me trouver en pareil estât, et que je fusse fortement persuadé que la personne que j’aimerois accordast des faveurs à d’autres, j’aurois tant de mespris pour elle qu’il me guérirait infailliblement de ma passion. Encore, avez-vous une satisfaction que vous n’auriez pas, si c’estoit une maistresse, et la vengeance, qui prend ordinairement la place de l’amour dans un cœur outragé, vous peut payer tous les chagrins que vous cause vostre espouse, puisque vous n’avez qu’à la faire enfermer ; ce sera mesme un moyen asseuré de vous mettre l’esprit en repos. »

Moliere, qui avoit escouté son amy avec assez de tranquillité, l’interrompit pour luy demander s’il n’avoit jamais esté amoureux.

« Ouy, luy respondit Chapelle, je l’ay esté comme un homme de bon sens doit l’estre, mais je ne me serois pas fait une si grande peine pour une chose que mon honneur m’auroit conseillé de faire, et je rougis pour vous de vous trouver si incertain.

— Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé, luy respondit Moliere, et vous avez pris la figure de l’amour pour l’amour mesme. Je ne vous rapporteray point une infinité d’exemples qui vous feroient connoistre la puissance de cette passion ; je vous feray seulement un récit fidelle de mon embarras, pour vous faire comprendre combien on est peu maistre de soy, quand elle a une fois pris sur nous l’ascendant que le tempérament luy donne d’ordinaire. Pour vous respondre sur la connoissance parfaite que vous dites que j’ay du cœur de l’homme, par les portraits que j’en expose tous les jours au public, je demeureray d’accord que je me suis estudié autant que j’ay pu à connoistre leur foible ; mais si ma science m’a appris qu’on pouvoit fuir le péril, mon experience ne m’a que trop fait voir qu’il estoit impossible de l’eviter. J’en juge tous les jours par moymesme : je suis né avec la derniere disposition à la tendresse, et, comme tous mes efforts n’ont pû vaincre les penchans que j’avois à l’amour, j’ay cherché à me rendre heureux, c’est-à-dire autant qu’on peut l’estre avec un cœur sensible. J’estois persuadé qu’il y avoit fort peu de femmes qui méritassent un attachement sincere ; que l’interest, l’ambition et la vanité sont le nœud de toutes leurs intrigues. J’ay vouleu que l’innocence de mon choix me respondist de mon bonheur : j’ay pris ma femme, pour ainsy dire, dès le berceau ; je l’ay elevée avec des soins qui ont fait naistre des bruits dont vous avez sans doute entendeu parler ; je me suis mis en teste que je pourrois luy inspirer par habitude des sentimens que le tems ne pourroit détruire, et je n’ay rien oublié pour y parvenir. Comme elle estoit encore fort jeune quand je l’espousay, je ne m’aperçeus pas de ses meschantes inclinations, et je me creus un peu moins malheureux que la pluspart de ceux qui prennent de pareils engagemens ; aussy, le mariage ne rallentit point mes empressemens, mais je luy trouvay, dans la suitte, tant d’indifference que je commençay à m’appercevoir que toutes mes précautions avoient esté inutiles, et que ce qu’elle sentoit pour moy estoit bien esloigné de ce que j’aurois souhaitté pour cstre heureux. Je me fis à moy-mesme des reproches sur une délicatesse qui me sembloit ridicule dans un mary, et j’attribuay à son humeur ce qui estoit un effet de son peu de tendresse pour moy, Je n’eus que trop de moyens de me convaincre de mon erreur, et la folle passion qu’elle eut peu de tems après pour le Comte de Guiche fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n’espargnay rien à la première connoissance que j’en eus, pour me vaincre moy-mesme dans l’impossibilité que je trouvay à la changer ; je me servis, pour cela, de toutes les forces de mon esprit : j’appelay à mon secours tout ce qui pouvoit contribuer à ma consolation ; je la consideray comme une personne de qui tout le mérite estoit dans l’innocence et qui, par cette raison, n’en conservoit plus depuis son infidélité. Je pris, dès lors, resolution de vivre avec elle comme un honneste homme qui a une femme coquette et qui en est bien persuadé, quoyqu’on puisse dire que sa meschante conduite ne doive point contribuer à luy oster sa réputation. Mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans grande beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on luy trouve à l’éducation que je lui ay donnée, detruisoit en un instant toute ma philosophie ; sa presence me fit oublier mes resolutions, et les premières parolles qu’elle me dit pour sa deffense, me laissèrent si convaincu que mes soupçons estoient mal fondez que je luy demanday pardon d’avoir esté si credule. Mes bontez ne l’ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle, comme si elle n’estoit pas ma femme. Mais si vous sçaviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moy ; ma passion est veneue à un tel point quelle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses interests ; et, quand je considere combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en mesme tems qu’elle a peut-estre la mesme difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’estre coquette, et je me trouve plus de disposition à la plaindre qu’à la blasmer. Vous me direz sans doute qu’il faut estre poëte pour aimer de cette maniéree? Mais, pour moy, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senty de semblables délicatesses n’ont jamais aimé véritablement : toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur ; mon idée en est si fort occupée que je ne sçay rien en son absence qui me puisse divertir ; quand je la vois, une émotion et des transports qu’on peut sentir, mais qu’on ne sçauroit exprimer, m’ostent l’usage de la reflexion ; je n’ay plus d’yeux pour ses deffauts, il m’en reste seulement pour tout ce qu’elle a d’aimable. N’est-ce pas le dernier point de folie ? et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ay de raison ne serve qu’à me faire connoistre ma foiblesse, sans en pouvoir triompher ?

— Je vous avoüe, à mon tour, luy dit son amy, que vous estes plus à plaindre que je ne pensois ; mais il faut tout esperer du tems. Continuez cependant à vous faire des efforts : ils feront leur effet, lorsque vous y penserez le moins. Pour moy, je vais faire des vœux pour que vous soyez bientost content. »

Il se retira et laissa Moliere, qui resva encore fort longtems aux moyens d’amuser sa douleur ; mais, comme son cœur ne pouvoit estre sans occupation, il s’alla mettre en teste de s’attacher au jeune Baron, dans l’esperance de trouver plus de solidité dans l’esprit des hommes que dans celuy des femmes. Mais quand on est de bonne foy, on court tousjours le risque d’estre la duppe des intrigues, et cette derniere espreuve de son malheur luy fit bien connoistre qu’on ne trouve guère de fidélité, et que l’esprit de tromperie est commun dans les deux sexes.

Il tenoit Baron chez luy comme son enfant, n’espargnant rien pour le faire paroistre, et cultivant avec des soins extresmes les dispositions qu’il avoit à devenir bon Comedien ; il le gardoit à veüe, dans l’esperance d’en estre le seul possesseur. De quoy luy servoit tout cela ? Il estoit escrit dans le Ciel qu’il seroit cocu de toutes les manieres, et Baron prenoit tous les soins imaginables de justifier son etoile. Le Duc de Bellegarde fut un de ses plus redoutables rivaux. L’amour qu’il avoit pour Baron alloit jusqu’à la profusion : il luy fit présent d’une espée dont la garde estoit d’or massif, et rien ne luy estoit cher de ce qu’il pouvoit souhaitter. Moliere, s’en estant apperçeu, fut trouver Baron jusque dans son lit, et, prenant un ton d’authorité pour empescher la suitte d’un commerce qui le desesperoit, il luy représenta que ce qui se passoit entre eux ne pourroit luy faire aucun tort, parce qu’il cachoit son amour sous le nom de bonne amitié, mais qu’il n’en estoit pas de mesme du Duc ; que cela le pourroit perdre entièrement, surtout dans l’esprit du Roy, qui avoit une horreur extresme pour toute sorte de debauche, et principalement pour celle-là ; que, pour luy, il estoit resoleu de l’abandonner, s’il ne vouloit suivre ses avis, qui ne tendoient qu’à le rendre heureux. Il accompagna ses reprimandes de quelques presens et fit promettre à Baron qu’il ne verroit plus le Duc.

Moliere se creut au comble de sa félicité par cette asseurance. Mais ce bonheur ne fut pas de longue durée, et sa femme, qui estoit née pour le faire enrager, vint troubler ses nouveles amours. Tant qu’elle avoit demeuré avec son mary, elle avoit haï Baron comme un petit etourdy qui les mettoit fort souvent mal ensemble par ses rapports ; et, comme la haine aveugle aussy bien que les autres passions, la sienne l’avoit empeschée de le trouver joly. Mais quand ils n’eurent plus d’interest à demesler, et qu’elle luy eust entièrement abandonné la place, elle commença à le regarder sans prévention, et trouva qu’elle en pouvoit faire un amusement agreable.

La piece de Psyché, que l’on jouoit alors, seconda heureusement ses desseins, et donna naissance à leur amour. La Moliere representoit Psyché à charmer, et Baron, dont le personnage estoit L’Amour, y enlevoit les cœurs de tous les spectateurs. Les louanges communes que l’on leur donnoit les obligèrent de s’examiner de leur costé avec plus d’attention et mesme avec quelque sorte de plaisir. Baron n’est pas cruel ; il se fut à peine apperçeu du changement qui s’estoit fait dans le cœur de la Moliere en sa faveur, qu’il y respondit aussytost. Il fut le premier qui rompit le silence par le compliment qu’il luy fit sur le bonheur qu’il avoit d’avoir esté choisy pour représenter son amant ; qu'il devoit l’approbation du public à cet heureux hazard ; qu’il n’estoit pas difficile de jouer un personnage que l’on sentoit naturellement, et qu’il seroit tousjours le meilleur Acteur du monde, si l’on disposoit les choses de la mesme maniere. La Moliere respondit que les louanges qu’on donnoit à un homme comme luy estaient deües à son merite, et qu’elle n’y avoit nulle part ; que, cependant, la galanterie d’une personne qu’on disoit avoir tant de maistresses ne la surprenoit pas, et qu’il devoit estre aussy bon Comédien auprès des Dames qu’il l’estoit sur le Theatre. Baron, à qui cette maniere de reproche ne deplaisoit pas, luy dit, de son air indolent, qu’il avoit, à la vérité, quelques habitudes que l’on pouvoit nommer bonnes fortunes, mais qu’il estoit prest de luy tout sacrifier, et qu’il estimeroit davantage la plus simple de ses faveurs que le dernier emportement de toutes les femmes avec qui il estoit bien et dont il luy nomma les noms par une discrétion qui luy est naturelle. La Moliere fut enchantée de cette preference, et l’amour-propre, qui embellit tous les objets qui nous flattent, luy fit trouver un appas sensible dans le sacrifice qu’il luy offroit de tant de rivales ; et il y a de l’apparence qu’ils se feussent aimez iongtems, si la jalousie de leur merite ne les eust pas brouillez.

Quoyque la Moliere aimast Baron, elle n’avoit pas perdeu l’envie de faire des conquestes nouvelles, et le soin de plaire l’occupoit au moins autant que sa passion. Baron, de son costé, qui ne trouvoit dans la Moliere qu’un plaisir sans utilité, n’avoit eu garde de bannir ses soupirants, esperant ainsy tous deux conserver le commode, l’agreable et le nécessaire. Mais cette politique ne leur réussit pas, et ils s’apperçeurent bientost que deux personnes de mesme mestier peuvent difficilement s'accorder ensemble. La Moliere, qui estoit la personne du monde la plus preveneue de sa beauté, sentit quelque honte de voir que son amant luy venoit en concurrence et luy enlevoit tous ses adorateurs : elle luy en fit de cruels reproches, qu’elle prétexta du chagrin qu’elle avoit de ce qu’un homme pour qui elle faisoit paroistre de l’estime s’abandonnoit à une si horrible debauche.

Baron, tout en colere, luy respondit que ce n’estoit pas l’amour qui la faisoit parler, mais la rage de voir que, par ses assiduitez, il esloignoit tous ses rivaux ; qu’il voyoit bien qu’elle ne pouvoit plus se contenir ; que, neantmoins, il falloit prendre des prétextes de rupture plus honnestes que ceux dont elle authorisoit ses reproches ; qu’elle devoit sçavoir qu’il n’estoit pas d’humeur à la contraindre, et qu’il luy promettoit de ne jamais mettre d’obstacle à l'envie qu’elle avoit d’estre coquette. Ils se dirent encore plusieurs choses outrageantes, et ne laissèrent pas de se raccommoder avant de se quitter, mais ce fut pour peu de tems, car la jalousie que le merite inspire fait des ennemis irréconciliables, de sorte que leur première antipathie devint plus forte qu’auparavant.

Moliere eut quelque satisfaction de les voir desunis, et reprit pour Baron, malgré son ingratitude, ses soins accoustumez, mais pourtant avec moins d’attache. La certitude où il estoit que tout l’esprit et tout le merite imaginables ne sçauroient nous garantir de certains evenemens, luy avoit donné un degoust extresme pour toutes les choses de la vie : il n’avoit point alors de plus grand plaisir que sa maison d’Auteuil, où il avoit mis sa fille.

La mere de la Moliere fut si desolée de ce mauvais menage, qu’elle tomba malade et mourut peu de tems après, mais, ny la mort de la Bejart, ny la melanchollie de Moliere n’interrompirent point les plaisirs de son espouse. L’Abbé de Lavau et plusieurs de ce mesme caractère se mirent en frais pour la desennuyer. Lavau fut un des plus chéris jusqu’à la mort de Moliere, qui arriva d’une maniere toute surprenante.

Il y avoit longtems qu’il se trouvoit fort incommodé : ce qu’on attribuoit au chagrin de son mauvais menage et plus encore au grand travail qu’il faisoit. Un jour qu’il devoit jouer Le Malade imaginaire, piece nouvelle alors et la derniere qu’il avoit composée, il se trouva fort mal avant que de commencer, et fut près de s’excuser de jouer, sur sa maladie. Cependant, comme il eust veu la foule du monde qui estoit à cette représentation et le chagrin qu’il y avoit de le renvoyer, il s’efforça et joüa presque jusqu’à la fin, sans s’appercevoir que son incommodité fust augmentée. Mais, dans l’endroit où il contrefaisoit le mort, il demeura si foible qu’on creut qu’il l’estoit effectivement, et on eut mille peines à le relever. On luy conseilla, pour lors, de ne point achever et de s’aller mettre au lit ; il ne laissa pas, pour cela, de vouloir finir, et, comme la piece estoit fort avancée, il creut pouvoir aller jusqu’au bout sans se faire beaucoup de tort. Mais le zele qu’il avoit pour le public eut une suitte bien cruelle pour luy ; car, dans le tems qu’il disoit de la rhubarbe et du séné, dans la Ceremonie des Medecins, il luy tomba du sang de la bouche ; ce qui ayant extresmement effrayé les spectateurs et ses camarades, on l’emporta chez luy fort promptement, où sa femme le suivit dans sa chambre. Elle contrefit du mieux qu’elle put la personne affligée ; mais tout ce qu’on employa ne servit de rien : il mourut en fort peu d’heures, après avoir perdeu tout son sang, qu’il jetoit avec abondance par la bouche, et laissa ainsy le Theatre exposé à l’audace de tant de misérables Autheurs dont il est maintenant la proye.

Tous les habiles gens eurent un regret sensible de sa mort ; ses camarades la sentirent vivement ; à l’esgard de sa femme, elle marqua autant de douleur qu’auroit pû faire une plus honneste personne en une semblable occasion ; et, comme les derniers devoirs sont tousjours ceux qu’une espouse rend avec plus de plaisir à son espoux, elle fit tous ses efforts pour s’en acquitter dignement. Elle conneut pourtant, peu de jours après, qu’on souhaitte souvent des choses désavantageuses, et les suittes de cette mort l’obligerent à regretter Moliere de bonne foy. Aussytost qu’il fust expiré, La Thorilliere, la Beauval et Baron, voyant qu’ils avoient perdeu leur meilleur appuy, quittèrent le Palais-Royal pour aller à l'Hostel de Bourgogne, et la Moliere fut contrainte, pour restablir sa troupe, d’y faire entrer, faute de meilleurs Acteurs, Guerin, qui est maintenant son mary, et la Guyot, dont les interests estoient communs alors de toute maniere. Pour comble de malheur, Lully, qui se servit de cette occasion pour demander au Roy la salle du Palais-Royal, qu’il obtint pour son Opéra, la réduisit, elle et sa troupe, à prendre l'Hostel de Guénégaud où présentement les deux troupes sont reunies.

D’abord qu’elle fut au fauxbourg Saint-Germain, Du Boulay en devint amoureux : il est homme assez du monde et sçavoit à peu près l’air du bureau. Il commença donc à offrir à nostre veuve ce qu’il creut le pouvoir rendre agréable. Ses offres furent si considérables que la Moliere, charmée, en fut faire confidence à la Chasteauneuf, pour sçavoir quelle conduite elle devoit tenir pour l’engager à augmenter la somme. Mais la Chasteauneuf, qui jugea de l’amour de Du Boulay par sa libéralité, luy dit qu’il falloir bien se garder de luy rien permettre ; qu’il paroissoit assez amoureux pour espouser, si elle se menageoit avec esprit ; que cela n’estoit pas sans exemple, et que tout le secret estoit de l’engager d’une maniere qu’il ne pust s’en deffendre. La Moliere entra avec feu dans ses sentimens, et l’envie de devenir femme de Du Boulay luy fit trouver aisée une chose qui luy eust pareu très-difficile, pour peu qu’elle eust consulté sa raison. Mais l’ambition luy faisoit fermer les yeux sur la justice qu’elle auroit de se rendre à elle-mesme ; elle convint avec sa confidente de ce qu’il falloit faire pour réussir dans cette entreprise. La Chasteauneuf luy dit que le plus seur estoit d’estre cruelle et de luy refuser jusqu’à la plus simple faveur ; que, neantmoins, il falloit que ce fust d’une maniere qu’il eust lieu de croire que c’estoit sa seule vertu qui donnoit des bornes à la tendresse qu’elle avoit pour luy. La Moliere approuva ce conseil, et, lorsque Du Boulay venoit chez elle, elle le recevoit d’un air si obligeant qu’aux dernieres preuves d’amour près, il ne pouvoit se plaindre d’elle. .

Cependant cela ne suffit pas pour un homme qui s’estoit flatté de tout obtenir aisement ; il s’appercevoit que l’intention de la Demoiselle estoit de l’amuser, et la peur qu’il eut d’en estre la duppe le détermina à vouloir s’en expliquer. Il fut, une après-disnée, chez elle, dans ce dessein. Il trouvoit qu’elle se paroit extraordinairement pour une veuve, et, ayant pris ce grand soin de sa beauté à mauvais augure pour son amour, il luy dit avec un visage assez chagrin :

« Nos vœux sont bien différents, Mademoiselle, et, du brillant dont vous estes aujourd’huy, vous souhaitteriez que tout le monde vous pust voir ; et moy, qui crains tousjours qu’il n’en vienne quelqu’un plus heureux que moy, je voudrois estre le seul à qui ce bonheur fust permis. »

La Moliere, qui luy vouloit faire valoir jusqu’à la moindre honnesteté qu’elle luy faisoit, luy respondit avec une fierté de commande : « Il est vray que vous avez sujet de vous plaindre de moy, et je n’ay pas pour vous des distinctions assez obligeantes ! Voilà comme vous estes tous faits : plus on vous donne et moins vous estes contents. Si les femmes estoient raisonnables, elles traitteroient tous les hommes avec la mesme indifférence, et j’ay envie, ajouta-t-elle, d’en user de cette maniere, afin que le droit de preference ne fasse point d’ennemis de mes amants. — Vous vous faites grand tort, repartit Du Boulay, si vous croyez que les demy-bontez que vous avez pour moy soient capables de me satisfaire ; il faudroit, pour cela, que vous fussiez faite autrement, ou que ma passion fust moins violente ; et, quand on est aussy amoureux que je le suis, on compte pour rien ce qui n’est pas la possession de ce qu’on aime. Je sçay que je ne puis l’esperer par mon merite, mais si vous devez recompenser le plus sincere de ceux qui vous adorent, ce que je sens pour vous me respond de ma félicité. — Vous ne sçavez pas ce vous demandez, reprit la Moliere, et pour peu que vostre passion vous plaise, vous devriez craindre de la voir finir, comme elle feroit infailliblement, si vous n’aviez plus rien à souhaitter. Comme l’amour ne se soutient que par le désir, qui cause toute nostre ardeur, il meurt aussytost qu’il est satisfait. Du moins, Jusqu’à présent, je n’ay point veu d’amants fidelles quand ils sont heureux. Eh ! comment, poursuivit-elle, peut-on avoir des impatiences et des transports pour une chose dont on est le maistre, et que peut-on souhaitter, quand on est satisfait ?— De l’estre tousjours, ma belle, s’écria Du Boulay ! Si, jusqu’à présent, vous n’avez point trouvé d’amants constants, vous avez en moy de quoy faire un miracle. Estant fortement persuadé qu’on ne peut vous posséder sans se croire le plus heureux de tous les hommes, il est trop naturel de vouloir l’estre tousjours. Eh ! quoy ! pour une délicatesse, que je n’ose nommer bizarre, voudriez-vous m’oster l’espoir de passer le reste de ma vie à vous adorer ? »

Il se jeta, en mesme tems, à ses genoux, et l’anima si fort par ses caresses, qu’elle estoit preste d’obéir à son tempérament, qui ne la porte pas à la cruauté, si l’adroite confidente, qui ne se fioit pas trop à la parolle que la Demoiselle luy avoit donnée d’estre severe, ne fust veneue troubler leur conversation. Du Boulay en fut si outragé qu’il sortit aussytost sans prendre congé de personne ; ce qui déconcerta fort la Moliere.

La Chasteauneuf estoit trop habile en ces sortes de matières pour n’avoir pas compris d’abord ce qui avoit causé la fureur de ce départ précipité. Elle feignit pourtant de vouloir s’en esclaircir, et demanda à la Moliere à quel point elle en estoit avec son amant. La Demoiselle, qui avoit toute confiance en la Chasteauneuf, luy dit à peu près les choses comme elles s’estoient passées : ce qui luy fit voir qu’il estoit homme plus difficile à surprendre qu’elle ne s’estoit imaginé. C’est pourquoy elle recommanda à la Moliere de se tenir ferme sur le pied de la vertu, et qu’elle voyoit sa fortune en assez bon chemin, pourveu qu’elle n’y mist point d’obstacle par sa facilité ; surtout qu’elle évitast de se trouver seule avec Du Boulay, parce qu’il est dans la vie des momens fascheux dont on ne peut respondre, et. que la prudence ne vouloit pas qu’on se fiast trop à soy dans ces sortes d’occasions. La Moliere luy confirma la promesse qu’elle luy avoit faite de ne rien permettre à Du Boulay, sans les formalitez dont elles estoient conveneues, et que, du moins, si la chose manquoit, elle n’auroit pas à se reprocher que ce fust par sa faute. « C’est le mieux que vous puissiez faire, luy dit la Chasteauneuf, et je suis fort trompée si vous n’y réussissez pas, car je ne sçay quoy me dit que vous devez estre la plus heureuse personne du monde.»

La Guyot, qui venoit faire sa cour à la Moliere, dont elle avoit besoin, les fit changer de discours, et la Chasteauneuf s’en alla pour les laisser parler en liberté des affaires de leur troupe.

Cependant Du Boulay, qui croyoit que son bonheur n’avoit esté retardé que par la seule presence de la confidente, se rendit le lendemain chez la Moliere avec des impatiences qu’il est aisé de se figurer, esperant la retrouver dans les mesmes dispositions qu’il l’avoit laissée : il se faisoit des avant-gousts plus grands que le plaisir mesme ; il s’estoit mis le plus magnifique qu’il luy avoit esté possible, et estoit allé chez elle deux heures plus tost qu’à son ordinaire. Mais il fut bien surpris de la trouver dans un serieux qui auroit glacé l’Amour mesme. Elle s’estoit desjà repentie de la complaisance qu’elle avoit eue la veille, quoyqu’elle eust esté presque involontaire, et que les seuls mouvemens de la nature la lui eussent inspirée plustost que ce qu’elle sentoit pour Du Boulay. Ainsy, pour effacer la mauvaise opinion qu’il auroit pu concevoir de sa facilité le jour d’auparavant, elle prit un caractère de fierté qui luy pust entièrement oster l’esperance de venir au comble de ses souhaits que par des voies honnestes.

Du Boulay fut surpris de ce grand serieux ; mais, comme il la connoissoit capricieuse, il n’en descouvrit pas le mystère, et tascha seulement, par ses caresses ordinaires, à la faire revenir de sa mauvaise humeur. Il luy en fit mesme qui luy pareurent trop vives pour ce qu’elle s’estoit proposé ; elle s’en deffendit au commencement avec quelque espece de douceur, mais, comme elle vit qu’il continuoit avec la mesme ardeur, elle se mit fort en colere, luy disant qu’elle voyoit bien qu’il estoit du nombre de ceux qui se mettent dans l’esprit qu’il n’y a pas une Comedienne qui ait de la vertu.

« Sçachez, luy dit-elle, que si les manieres honnestes que j’ay eues pour vous vous ont fait croire que vous pouviez tout obtenir de moy, j’en useray à l’avenir d’une maniere qui vous fera connoistre que vous vous estes bien trompé dans cette pensée. — Je suis au desespoir de vous avoir faschée, luy dit Du Boulay ; mais il faut pardonner quelque chose à la passion qui fait que je ne suis pas maistre de moy-mesme, lorsque je vous vois. — Vous ne m’aimez pas tant que vous dites, reprit la Moliere ; il me faudroit d’autres preuves pour me le persuader. — Quelle injustice ! reprit Du Boulay. Quoy ! toutes mes assiduitez, mes soins ne sont pas des marques d’une véritable passion ? Eh ! quelles autres preuves pourriez-vous souhaitter pour estre entièrement convaincue de ce que je sens pour vous ? »

La Moliere demeura quelque tems sans luy respondre, et, tout d’un coup, prenant la parole : « Croyez-vous, dit-elle, que toutes les raisons que vous m’opposez soient suffisantes pour me prouver vostre amour ? Y a-t-il un homme dans le monde qui ne se fasse un plaisir d’avoir des faveurs d’une femme qu’il trouve aimable ? Et ne sçait-on pas qu’on n’y peut parvenir que par des soins que l’on prend de luy plaire ? Je puis croire que vous avez ces mesmes sentimens pour moy, et, si vous voulez que je les croye plus tendres et plus desinteressez, faites ce qu’il faut, afin que je n’en puisse douter, ou prenez le party de me laisser en repos, car je vous dis aujourd’huy pour la derniere fois qu’on ne peut rien esperer de moy du costé de la galanterie. »

Ce discours estonna Du Boulay et luy ouvrit les yeux sur les intentions de la Moliere. Il vit bien qu’elle s’estoit flattée d’une chose à laquelle il n’avoit nulle disposition. Neantmoins, il eut de la joye de sa folie et resoleut de la laisser dans son erreur, pour en profiter en luy donnant un peu d’esperance. Il ne faisoit pas de scrupule d’abuser de sa crédulité — ce n’est plus le tems d’en avoir pour si peu de chose — si bien, qu’il se jeta à ses pieds, où il luy jura que, puisqu’elle joignoit à tant de charmes une vertu si delicate, cela le pourroit déterminer à luy donner des asseurances qui luy prouveroient ce qu’il taschoit en vain de luy persuader. Il ajouta, d’un air qui luy paroissoit fort naturel, qu’il se feroit une joye de contribuer à la fortune d’une si aimable personne, et qu’il souhaitteroit que la sienne fust plus considérable, afin de la rendre plus heureuse ; mais qu’il ne pouvoit luy sacrifier que les choses dont il estoit le maistre, et qu’il s’estimeroit au comble de son bonheur, si elle vouloit bien s’en contenter.

On peut aisement s’imaginer combien la Moliere estoit flattée par le discours de Du Boulay. Elle luy protesta, à son tour, qu’il estoit celuy de tous les hommes pour qui elle avoit le plus de penchant, et qu’il auroit tout lieu d’estre content de sa tendresse, quand elle pourroit luy en donner des marques avec bienséance. « Eh quoy ! Mademoiselle, qui vous peut arrester, après les asseurances que je vous donne que vous serez satisfaite dans peu de jours ? Doutez-vous de la vérité de ce que je dis, et suis-je un homme à vouloir vous tromper ? »

D’un costé, elle craignoit que sa facilité ne rebutast Du Boulay ; de l’autre, elle apprehendoit qu’il ne creust qu’elle n’avoit nulle inclination pour luy, comme il estoit vray, et qu’elle ne cherchoit que son élévation. Il remarqua son incertitude ; c’est pourquoy, voulant achever de la déterminer entièrement à ce qu’il souhaittoit, il feignit d’estre fasché de ce qu’elle le refusoit, après la promesse qu’il venoit de luy faire. « Je suis bien malheureux, luy dit-il, de voir que vous ajoutez si peu de foy à ma parole, et j’ay peine à croire que vous voulez vous résoudre à passer vostre vie avec un homme que vous estimez assez peu pour douter de ce qu’il vous dit. Je vois bien qu’il faut me résoudre à ne vous jamais voir, puisque je ne puis vaincre vostre indifférence.»

Il voulut s’en aller, en disant cela ; mais la Moliere, qui craignoit qu’il ne fust effectivement fasché, l’arresta malgré luy ; et, comme elle vit qu’elle ne pouvoit l’appaiser qu’en ne luy refusant rien, elle fut assez credule pour se laisser aller, sur l’asseurance que Du Boulay luy réitéra qu’il la satisferoit avant qu’il fust peu de jours. Il se retira ainsy le plus content du monde, en laissant de son costé la Moliere fort satisfaite du pouvoir de ses charmes. Elle fut trouver la Chasteauneuf, à qui elle parla de son mariage comme d’une chose faite, en luy promettant que le changement de sa fortune ne changeroit jamais l’amitié qu’elle avoit pour elle, et que, n’aimant point Du Boulay avec assez de passion pour luy garder une fidélité à toute espreuve, elle auroit tousjours besoin d’elle pour se conduire, et qu’elle la prioit de ne luy pas refuser ses soins toutes les fois qu’elle en auroit besoin. « L’inclination que j’ay à vous rendre service ne peut finir par vostre mariage, luy dit la Chasteauneuf ; mais il n’est pas tems de songer à une nouvelle intrigue, et il faut du moins observer quelque régularité dans ces commencemens. Mais pressez vivement la chose. »

La Chasteauneuf gouvernoit la Moliere si absolument, qu’elle suivoit de point en point tout ce qu’elle luy recommandoit, ou se contraignoit autant qu’il luy estoit possible : elle pressoit continuellement Du Boulay de luy tenir parole. Il luy donnoit tous les jours quelque nouvelle excuse, tantost sur les oppositions que sa famille luy pourroit apporter, si l’on ne menageoit cette affaire délicatement ; une autre fois, il luy disoit que, n’ayant plus rien à ménager quand elle sera sa femme, il craignoit qu’elle n’eust pas pour luy toute la complaisance qu’il pourroit souhaitter. Enfin, fatigué des importunitez de la Moliere, il luy déclara que, quoyqu’il eust pour elle toute la oassion imaginable, des raisons puissantes ne luy permettoient pas de la contenter sur le chapitre du mariage.

Cet aveu sincere surprit la Demoiselle, qui avoit creu de bonne foy Du Boulay assez amoureux pour l’espouser. Elle ne fut point maistresse de la colere que la connoissance d’avoir esté trompée luy donna, et, dans la violence de ses mouvemens, elle le traitta comme le dernier de tous les hommes : après l’avoir appelé mille fois scelerat, perfide, et luy avoir juré qu’il auroit tout lieu de se repentir d’avoir abusé de sa facilité, elle le chassa, en luy deffendant de revenir jamais chez elle.

Du Boulay, qui n’avoit pas respondeu un seul mot à toutes ses menaces, se retira tout doucement, pour ne la pas aigrir davantage ; il luy escrivit le lendemain la lettre du monde la plus passionnée, où il la prioit de l’excuser si, luy connoissant trop de vertu pour consentir à le rendre heureux, sans la promesse qu’il luy avoit faite, il avoit esté forcé par son amour à se servir de cette ruse, qui devoit estre pardonnable dans cette occasion.

La Moliere, en femme habile, ne luy voulut point faire de response, sans consulter la Chasteauneuf, à qui elle avoua la faute qu’elle avoit faite d’avoir pû croire un homme sur sa parolle, mais que Du Boulay l’avoit si fort pressée, qu’il luy avoit esté impossible de s’en deffendre, et que ce seroit la derniere fois qu’elle manqueroit par un excès de confiance ; qu’elle la prioit de l’instruire de ce qu’elle avoit à faire ; qu’elle avoit fait reflexion, lorsque sa colere avoit esté passée, qu’il n’estoit pas à propos de bannir Du Boulay, quand mesme il ne la devroit pas espouser, puisqu’il faisoit une despense assez considérable pour le vouloir conserver. La Chasteauneuf luy dit qu’il luy falloit escrire que, quelque résolution qu’elle eust prise contre luy, il ne luy estoit pas possible d’estre plus longtems sans le voir. La Moliere, à l’instant, luy escrivit ce billet :

Je ne veux plus me souvenir que vous m'avez, offensée, puisque j’ay la foiblesse de vous aimer encore après la tromperie que vous m'avez faite ; je dois oublier le sujet que j'ay de me plaindre de vous, afin de rendre ma tendresse plus excusable, et je vous attens pour vous donner une grâce que l'amour doit signer.

Du Boulay accoureut au pieds de la belle, à qui il dit tout ce qu’il trouva de plus tendre. Il évita adroitement de luy parler du sujet qui les avoit mis mal ensemble : il luy proposa mille divertissemens, et, quoyqu’il ne soit pas fort libéral, sa passion l’avoit rendu prodigue pour la Moliere. Les festins et les bijoux estoient des preuves convaincantes que l’amour peut changer le tempérament, et il en estoit si fort amoureux que leur commerce auroit duré longtems si la belle eust eu de la conduite. Mais ce qu’elle fit pour Guerin le degousta si fort, qu’il ne se souvint qu’à peine qu’il en eust esté amoureux, et voicy ce qui le dégagea.

La Guyot, qui avoit esté appelée dans la troupe avec Guerin, qu’elle aimoit depuis cinq ans de la plus belle passion dont elle soit capable, menageoit la Moliere pour son interest et celuy de son amant, et luy donnoit souvent à manger, dans l’esperance de l’engager davantage. La Moliere, qui est d’un esprit fort extraordinaire, ne put souffrir une union qui luy sembloit parfaite ; elle resoleut, pour la troubler, de donner de l’amour à Guerin. Pour cet effet, elle ne manquoit pas d’y aller tous les jours avec empressement, ce qui chagrinoit Du Boulay, qui l’attendoit souvent inutilement ; mais elle croyoit son tems trop bien employé à faire une pareille conqueste, quoyque celuy pour qui elle prenoit tant de soins fust l’homme du monde qui le meritast le moins. Comme le merite ne peut rien contre le caprice et que nostre cœur est tousjours la duppe sur le choix, la Moliere, qui avoit assez d’usage pour avoir du discernement, ne laissa pas de trouver Guerin tout-à-fait comme il falloit pour luy plaire, et n’espargna rien pour l’enlever à la Guyot.

Guerin avoit aimé la Guyot de bonne foy ; mais, comme il n’est rien que le tems n’use, il commençoit à n’avoir plus pour elle qu’une espece de bonne amitié pleine de tiedeur, qui est tousjours la suitte des longues habitudes. C’est pourquoy il s’aperçeut aisement des sentiments que la Moliere avoit pour luy, et la connoissance d’une chose qu’il n’eust jamais osé esperer luy donna une joye sensible et d’autant plus grande qu’il creut par ce moyen se maintenir avec agrément dans la troupe, où il n’estoit pas aimé avec justice. Il a dans l’esprit une certaine finesse qui tient de la bassesse d’ame. Il s’attacha à examiner le foible de la Moliere, afin de s’en rendre le maistre. Il n’eut pas de peine à connoistre qu’elle vouloit estre applaudie en tout, n’estre contredite en rien, et surtout qu’elle pretendoit qu’un amant fust soumis comme un esclave, si bien que Guerin, qui est capable des dernieres souplesses, pourveu qu’il y trouve son interest, n’eut pas de peine à l’aimer à sa maniere.

La première preuve de passion qu’il luy donna fut dans des répétitions que l’on faisoit de quelques pièces nouvelles. Il avoit coustume de donner la main à la Guyot, pour la conduire : un jour, il l’offrit à la Moliere, qui l’accepta après un demy-refus, ce qui allarma la Guyot qui, naturellement, est fort jalouse, de sorte que, lorsque son amant revint de conduire la Moliere, elle le querella avec violence, luy disant qu’il avoit apparemment oublié toutes les obligations qu’il luy avoit, pour en user d’une maniere si impertinente ; luy, qui luy estoit redevable de sa fortune, puisqu’il devoit estre persuadé qu’on ne se seroit jamais avisé d’aller rechercher une figure comme la sienne dans le fond d’une province, sans le refus qu’elle avoit fait d’entrer dans la troupe, si on ne l’y recevoit aussy, et que, pour reconnoissance, il y estoit à peine entré qu’il l’abandonnoit pour une guenon, elle, qui estoit une des plus jolies femmes du monde ! Guerin, le plus dissimulé de tous les hommes, et qui ne se sentoit pas assez bien avec la Moliere pour la quitter tout à fait, luy fit cent protestations qu’il l’aimoit tousjours, et que ce n’estoit que pour se maintenir tous deux dans la troupe, où la Moliere estoit la toute-puissante, qu’il luy rendoit ces sortes de devoirs, si bien que la Guyot, qui l’aimoit, se laissa persuader tout ce qu’il voulut ; aussy, continua-t-il tous ses soins pour la Moliere, qui les recevoit en femme à qui cela faisoit plaisir.

Mais Du Boulay n’en estoit pas plus satisfait : il trouvoit fort mauvais qu’elle fist mille avances à un malheureux, pendant qu’elle le traittoit avec la derniere indifférence ; il luy en dit ses sentimens avec quelque colere ; elle, qui ne croyoit pas qu’un amant luy pust eschapper, luy respondit avec beaucoup d’aigreur qu’elle trouvoit fort mauvais qu’il censurast sa conduite ; qu’elle pretendoit estre maistresse de ses actions, et que, s’il voyoit quelque chose, chez elle, qui luy deplust, il estoit maistre de n’y plus revenir ; qu’il falloit l’aimer telle qu’elle estoit ou la laisser en repos. Du Boulay est honneste homme : il ne put souffrir un pareil traittement ; le mespris succeda à la pitié qu’il avoit eue de l’engagement de la Molière ; il se détermina à s’en retirer, malgré l’inclination qu’il avoit pour elle.

Dans un autre tems, la Moliere eust senty cette perte, mais le cœur de Guerin luy paroissoit quelque chose de si precieux, qu’elle ne se soucioit que de l’enlever à la Guyot. La Chasteauneuf, qui n’avoit pas mesme prétention qu’elle et qui voyoit bien ce que luy cousteroit cet entestement, fit tous ses efforts pour l’en détourner ; mais la Moliere reçeut, contre son ordinaire, si mal ses avis, qu’elles se brouillèrent de maniere qu’elles ne sont pas encore aujourd’huy raccommodées.

Il arriva, dans ce mesme tems, une avanture à la Moliere qui augmenta extresmement son orgueil. Il y avoit une créature à Paris, appelée la Tourelle, qui luy ressembloit si parfaitement, qu’il estoit malaisé de ne s’y pas méprendre. Elle faisoit mesme mestier de galanterie que la Moliere, mais avec moins de bonheur : ce qui luy donna la pensée, voyant qu’elle luy ressembloit si bien, de passer pour la Moliere à ceux qui n’avoient pas grand commerce avec elle. Elle voulut essayer par là si sa fortune n’augmenteroit point. La chose luy reüssit si bien pendant quelques mois que tout le monde y estoit trompé.

Un Président de Grenoble, nommé Lescot, qui estoit devenu amoureux de la Moliere en la voyant sur le Theatre, cherchoit par tout Paris quelqu’un qui luy en pust donner connoissance. Il alloit souvent chez une femme, nommée la Ledoux, dont le mestier ordinaire estoit de faire plaisir au public : il luy tesmoigna qu’il souhaitteroit connoistre la Moliere et que la despense ne luy cousteroit rien, pourveu qu’il pust se satisfaire. La Ledoux, par malheur, ne la connoissoit point. La chose n’auroit pas esté difficile pour peu qu’elle eust eu d’habitude avec elle ; neantmoins, elle se souvint que, sans se donner tant de peine, la Tourelle pourroit admirablement faire ce personnage. C’est pourquoy elle dit au Président qu’elle ne la connoissoit point, mais qu’elle sçavoit une personne qui la gouvernoit absolument ; qu’elle la feroit pressentir sur ce chapitre, et que, dans quelques jours, elle luy en diroit des nouvelles. Le Président la conjura de ne rien oublier pour le rendre heureux, et qu’elle devroit estre seure de sa reconnoissance.

Du moment qu’il fut sorty, elle envoya chercher la Tourelle, à qui elle dit qu’elle avoit trouvé une bonne duppe ; qu’il en falloit profiter ; qu’elle se tinst preste pour le jour qu'elle l’enverroit quérir, et qu’elle se preparast à bien contrefaire la Moliere. Le lendemain, le Président revint fort empressé pour sçavoir le succès de sa négociation. La Ledoux luy dit que cela n’alloit pas si viste ; qu’on luy avoit seulement promis d’en parler à la Moliere, et qu’il falloit se donner un peu de patience. Le Président la conjura de nouveau d’y donner tous ses soins. Il venoit tous les jours sçavoir s’il y avoit lieu d’esperer.

Enfin, quand la Ledoux eut pris le tems qu’il falloit pour faire valoir ses peines, elle dit au Président, avec beaucoup de joye, qu’elle avoit surmonté les obstacles qui s’estoient opposez à sa passion et qu’elle avoit parolle de la Moliere pour venir chez elle le lendemain. L’amoureux Président luy promit de se souvenir toute sa vie du service quelle luy rendoit ; il prit l’heure du rendez-vous, où il se trouva longtems avant la Demoiselle, qui vint avec un habit fort négligé, comme une personne qui apprehendoit d’estre conneue. Elle affecta la toux eternelle de la Moliere, ses airs importants, ne parlant que de vapeurs, et joüa si bien son rolle, qu’un homme plus connoisseur y eust esté trompé. Elle luy fit fort valoir l’obligation qu’il luy avoit d’estre veneue dans ces sortes de lieux dont le nom seul luy faisoit horreur. Le Président luy dit qu’elle n’avoit qu’à prescrire la reconnoissance, et que tout ce qu’il avoit au monde estoit en son pouvoir.

La Tourelle fit fort l’opulente, et, après s’estre longtems deffendeue, elle luy dit qu’elle vouloit bien prendre un présent de luy, pourveu qu’il ne fust que d’une fort petite conséquence ; qu’elle ne vouloit qu’un collier pour sa fille qui estoit en religion. Aussytost notre amoureux la mena sur le Quay des Orphevres, où il la pria de le choisir tel qu’il luy plairoit ; elle luy dit qu’elle n’en vouloit un que d’un prix fort mediocre.

Ces manieres magnifiques furent un nouveau charme pour nostre amant. Il continuoit de la voir au mesme endroit, et elle luy recommandoit de ne luy point parler sur le Theatre, parce que ce seroit le moyen de la perdre entièrement, et que ses camarades, qui avoient une extresme jalousie contre elle, seroient ravies d’avoir une occasion de parler. Il luy obeissoit, et se contentoit d’aller admirer la Moliere, croyant que ce fust elle : il l’admiroit alors avec justice dans le rolle de Circé, qu’elle jouoit et dont elle s’acquittait parfaitement ; elle y avoit un certain habit de Magicienne et quantité de cheveux epars, qui luy donnoient un grand agrément.

Un jour que la Tourelle avoit donne un rendez-vous au Président chez la Ledoux, elle y manqua. Son amant, après l’avoir longtems attendeue, voulut aller à la Comedie, et toutes les raisons de la Ledoux ne purent l'en empescher. Il fut donc à l' Hostel de Guénégaud, et la premiere personne qu’il aperçeut sur le Theatre fut la Moliere. Il se détermina d’abord à y monter contre les deffenses qu’il croyoit qu’elle luy en avoit faites ; mais il creut qu’un petit emportement de passion ne luy deplairoit pas.Il y monta, dans le dessein de luy marquer le chagrin qu’il avoit de ne l’avoir pas veüe l’après-disnée. D’abord qu’il fut sur le Theatre, il ne put luy parler à cause d’un nombre infiny de jeunes gens qui l’entouroient ; il se contentoit de luy sourire toutes les fois qu’elle tournoit la teste de son costé, et de luy dire, quand elle passoit dans une aile de décoration, où il s’estoit mis exprès : « Vous n’avez jamais esté si belle ! Si je n’estois pas amoureux, je le deviendrois aujourd’huy. » La Moliere ne faisoit aucune reflexion à ce qu’il luy disoit : elle croyoit que c’estoit un homme qui la trouvoit à son gré, et qui estoit bien aise de le luy faire connoistre. Pour le Président, il estoit hors de mesure de voir avec quelle negligence elle recevoit ses douceurs ; la piece luy sembloit donc d’une longueur insupportable. Dans l’envie qu’il avoit de savoir sa destinée, il fut l’attendre à la porte de la loge où elle se deshabilloit, et y entra avec elle, lorsque la Comedie fut finie.

La Moliere est fort impérieuse, et la liberté du Président lui pareut trop grande pour un homme qu’elle n’avoit jamais veu. Ce n’est pas qu’il ne soit permis d’entrer dans les loges des Comédiennes, mais il faut, du moins, que ce soient gens qu’elles connoissent ; c’est pourquoy la Moliere, qui n’avoit jamais veu son visage, fut surprise de sa hardiesse, et, pour l’en punir, elle resoleut de ne rien respondre à tout ce qu’il luy diroit. Il creut d’abord qu’elle n’osoit parler en la presence de la femme de chambre qui la deshabilloit ; ce fut un nouvel obstacle pour le Président, que cette fille ; et, comme il n’osoit tesmoigner son inquiétude devant elle, il faisoit signe à la Moliere de la renvoyer et qu’il avoit quelque chose à luy dire. La Moliere n’avoit garde de respondre à des signes quelle n’entendoit pas. Mais nostre amant, qui croyoit estre assez d’intelligence avec elle pour qu’elle deust comprendre cette façon de s’exprimer, toute muette qu’elle estoit, prenoit pour des marques de colere le refus qu’elle faisoit d’y respondre, et l’envie qu’il avoit d’apprendre ce qui causoit cette froideur l’obligea de s’approcher et de luy demander ce qui l’avoit empesché d’avoir le bonheur de la voir l’après-disnée.

La Demoiselle luy demanda, d’un ton fort haut, ce qu’il disoit ; il luy demanda, d’un ton encore plus bas, si l’on osoit dire devant cette fille ce que l’on pensoit. La Moliere, estonnée de ce discours, luy respondit d’une voix encore plus elevée : « Je ne crois pas avoir rien d’assez mystérieux avec vous, Monsieur, pour devoir prendre ces sortes de précautions, et vous pourriez avec moy vous expliquer devant toute la terre. » L’aigreur avec laquelle elle acheva ces mots fit entièrement perdre patience au Président, qui luy dit : « J’approuverois vostre procédé si j’avois fait quelque action qui deust vous deplaire depuis que je vous connois, mais je n’ay rien à me reprocher, et, quand vous manquez au rendez-vous que vous m’avez donné, et que je viens tout inquiet vous trouver, craignant qu’il ne vous soit arrivé quelque accident, vous me traittez comme le plus criminel de tous les hommes. »

Il seroit impossible de bien représenter l’estonnement de la Moliere. Plus elle consideroit le Président, moins elle se souvenoit de luy avoir jamais parlé ; et, comme il avoit la mine d’un honneste homme, l’emotion avec laquelle il continuoit de luy faire des reproches luy marquant que ce n’estoit ny jeu d’esprit ny gageure, augmentoit si fort sa surprise qu’elle ne sçavoit que croire de ce qu’elle voyoit. Le Président, de son costé, ne pouvoit comprendre d’où venoit le silence de la Moliere. « Enfin, luy dit-il, donnez-moy une bonne ou une mauvaise raison qui justifie un procédé pareil au vostre ?» Il cessa de parler pour entendre la response de la Moliere, mais elle n’estoit pas encore reveneue de son estonnement. Le Président, de son costé, estoit dans la derniere consternation.

C’estoit une chose plaisante que de les voir se regarder tous deux sans se rien dire, et d’examiner avec une attention qu’on ne peut se figurer. Neantmoins la Moliere resoleut de s’esclaircir d’une avanture qui luy paroissoit si surprenante : elle demanda au Président, avec un grand serieux, ce qui pouvoit l’obliger à luy dire qu’il la connoissoit ; qu’elle avoit pu croire, au commencement, que c’estoit une plaisanterie, mais qu’il la poussoit si loin, qu’elle ne la pouvoit plus supporter ; surtout d’où luy venoit son obstination à luy soutenir qu’elle luy avoit donné un rendez-vous, auquel elle avoit manqué. « Ah ! Dieu ! s’écria le Président, peut-on avoir l’audace de dire à un homme qu’on ne l’a jamais veu, après ce qui s’est passé entre vous et moy ! J’ay du chagrin que vous m’obligiez d’esclater et de sortir du respect que j’ay pour toutes les femmes, mais vous estes indigne qu’on en conserve pour vous. Après m’estre veneuë trouver vingt fois dans un lieu comme celuy où je vous ay veuë. il faut que vous soyez la derniere de toutes les créatures pour m’oser demander si je vous connois ! » On peut juger que la Moliere, de l’humeur dont elle est, ne fut pas insensible à ces duretez, et, croyant que c’estoit une insulte que le President luy vouloit faire, elle dit à sa femme de chambre d’appeler ses camarades. « Vous me faites plaisir, luy dit cet amant outré, et je souliaitterois que tout Paris y fust, pour rendre vostre honte plus publique. — Insolent ! j’auray bientost raison de votre extravagance !» luy dit la Moliere.

Dans ce moment, une partie des Comédiens entra dans la loge, où ils trouvèrent le Président dans une fureur inconcevable, et la Demoiselle dans une si grande colere qu’elle ne pouvoit parler. Elle expliqua pourtant à peu près à ses camarades ce qui l’avoit obligée de les envoyer quérir, pendant que le Président leur contoit aussy les raisons qu’il avoit d’en user avec la Moliere de cette façon, leur protestant, avec mille sermens, qu’il la connoissoit pour l’avoir veue plusieurs fois dans un lieu de débauche, et que le collier qu’elle avoit au cou estoit un présent qu’il luy avoit fait. La Moliere, entendant cela, voulut luy donner un soufflet, mais il la prévint et luy arracha son collier, croyant avec la derniere certitude que ce fust le mesme qu’il avoit donné à la Tourelle, encore que celuy-là fust beaucoup plus gros.

A cet affront, que la Demoiselle ne creut pas devoir supporter, elle lit monter tous les Gardes de la Comedie. On ferma les portes et on envoya quérir un Commissaire, qui conduisit le Président en prison, où il fut jusqu’au lendemain, qu’il en sortit sous caution, soutenant tousjours qu’il prouveroit ce qui l’avoit forcé à maltraitter la Moliere, ne pouvant se persuader que ce ne fust pas elle qu’il avoit veuë chez la Ledoux.

La Moliere, qui avoit reçeu une insulte, furieuse, demandoit de grandes réparations contre le Président. On informa de la chose. Elle fut confrontée devant l’orphevre, croyant que cette seule preuve detruiroit l’erreur du Président ; mais elle fut bien autrement désolée, quand l’orphevre asseura qu’elle estoit la mesme qui avoit acheté le collier avec le Président. Elle estoit inconsolable de ce que toute son innocence ne pouvoit la justifier ; elle faisoit faire des perquisitions, par tout Paris, de la Ledoux, que l’on disoit estre celle qui l’avoit produite ; mais cette femme s’estoit cachée, à la première nouvelle qu’elle avoit eue de cette affaire, et on eut beaucoup de peine à la trouver. Enfin elle fut prise, elle avoua toute l’affaire, et qu’il y avoit une femme qui, par la ressemblance qu’elle avoit avec la Moliere, avoit trompé une infinité de gens ; que c’estoit la mesme qui avoit produit l’erreur du Président, Enfin la Tourelle fut aussy prise. La Moliere en eut une joye inexprimable, esperant par là faire croire, dans le monde, que tous les bruits qui avoient coureu d’elle avoient esté causez par la ressemblance qui estoit entre elle et la Tourelle. Elle faisoit travailler avec soin au procès de sa rivale ; et, comme elle avoit de l’argent, et que l’autre, au contraire, ne comptoit que sur sa bonne fortune journalière, les choses allèrent ainsy qu’elle voulut, et, malgré l’injustice qu’il y avoit à la punir d’un crime dont la Moliere auroit pû luy donner des leçons, la Ledoux et la Tourelle furent punies devant l'Hostel de Guénégaud, où loge la Moliere, qui, toute orgueilleuse d’avoir pleinement satisfait sa vengeance, et croyant avoir assez bien restably sa vertu aux yeux de tout Paris, faisoit valoir à Guerin, pour un grand bonheur, qu’une femme comme elle daignoit le regarder.

Luy, qui songeoit à s’en rendre le maistre, et qui regardoit ce mariage comme une chose qui establissoit sa fortune, luy donnoit avec profusion tout l’encens qu’elle pouvoit desirer. Il eust esté, en un besoin, à l’adoration, pour la mener jusqu’au sacrement ; mais c’estoit une chose où elle avoit bien de la peine à se résoudre. Elle avoit fait un usage trop agréable de la liberté que donne la qualité de veuve, pour ne la pas quitter avec regret ; elle apprehendoit de prendre un maistre qui ne s’accommodast pas à son humeur. Guerin, de son costé, faisoit tous ses efforts pour la guérir de ses appréhensions, luy disant que s’il souhaittoit de l’espouser, ce n’estoit pas dans la veüe de tous les hommes qui se devoüent à ces sortes d’engagemens ; qu’il se flattoit de iuy faire gouster dans le mariage des douceurs inconneues jusqu’alors par le peu de sympathie qui se rencontre d’ordinaire dans ces sortes de nœuds, dont l’interest qui les a formez corrompt tous les plaisirs ; que, d’ailleurs, il avoit en horreur cette obéissance aveugle où la pluspart des hommes veulent assujettir leurs femmes, et qu’elle ne devoit pas douter qu’elle ne fust tousjours la maistresse absoleue de ses volontez comme de son cœur.

La Moliere se laissa peu à peu aller à ses promesses. Elle luy avoit desjà fait quitter la Guyot, et il mangeoit d’ordinaire chez elle, où elle le traittoit en esclave, pour l’accoustumer à souffrir ses hauteurs. Elle mettoit quelquefois sa patience à de si rudes espreuves qu’on estoit estonné qu’il les pust souffrir. Pour luy, il avoit trop d’experience pour ne pas sçavoir qu’on touche plustost les femmes en leur applaudissant dans leur petites foiblesses qu’on ne fait avec tout le merite possible. La complaisance luy réussit, lorsqu’il n’avoit plus d’esperance. Il commençoit à perdre courage, voyant que tout ce qu’il faisoit ne la persuadoit point de terminer leur mariage. Il eut recours à quelque chose de plus insinuant que des parolles— d’ailleurs, il luy eust esté assez difficile de la toucher par son esprit, puisqu’on ne sçauroit en avoir moins—il mit en usage le talent des larmes, dont la Nature l’a doué, au deffaut de mille bonnes qualitez. Il se servit donc de ce moyen pour la convaincre de l’amour qu’il avoit pour elle, et luy protesta tant de fois qu’il mourroit de douleur, si elle differoit une chose où il bornoit toute sa félicité, qu’il la toucha autant de pitié que d’amour, et elle luy promit de l’espouser, lorsqu’elle auroit mis ses affaires dans un estât, que sa fille, qu’elle aime peu, ne la pust inquiéter ; qu’elle le prioit de ne pas divulguer la chose, que tout ne fust réglé.

Guerin, qui jugea bien qu’il ne retrouveroit pas une si belle occasion, profita des dispositions sensibles où il la trouvoit, et la pressa avec tant de succès que la consommation des nopces se fit avant la ceremonie. Il fut mesme si heureux qu’il mit la Moliere dans la nécessité de l’espouser, si elle vouloit garder quelques mesures dans le public, et sa grossesse pareut si fort qu’elle n’osoit presque plus joüer. Elle prit donc toutes les précautions qu’il falloit pour espouser Guerin secrettement, afin de faire croire qu’il y avoit desjà longtems que leur mariage estoit fait, et que le fruit qu’elle portoit estoit conçeu dans toutes les formes.

La Guerin eut des preuves essentielles, plus tost qu’elle ne pensoit, qu’il n’est point de mary qui conserve le caractère d’amant. Dans les premiers jours de leur mariage, il avoit eu des complaisances pour elle, dont elle auroit esté fort satisfaite, si elles eussent duré ; mais Guerin, qui s’apperçeut qu’elle en abusoit, luy fit sentir, un peu trop tard, qu’elle s’estoit donné un maistre. Elle souffrit impatiemment les premières obéissances où il voulut la soumettre ; elle luy reprocha mille fois qu’il n’estoit que ce qu’elle avoit bien vouleu le faire ; que, neantmoins, il en agissoit d’une maniere qui le rendoit indigne de ce qu’elle avoit fait pour luy, mais qu’elle sçavoit la vengeance dont une femme spirituelle se servoit, quand les mauvais traittemens d’un mary l’obligeoient à avoir recours à ces sortes de remedes.

Guerin luy dit, à son tour, qu’elle se trompoit fort, si elle pretendoit conserver ses manieres coquettes après leur mariage ; qu’il pretendoit qu’elle vecust comme toutes les femmes raisonnables, c’est-à-dire qu’elle ne se meslast que de joüer la comedie et de conduire son menage. Ils eurent plusieurs differens sur ce chapitre ; à la fin, elle a esté obligée de prendre le party de la patience, et, pour toutes intrigues, elle est réduite à un certain Aubry qui demeure au mesme logis ; il a mis si bon ordre à sa conduite qu’elle n’oseroit voir personne, que par sa permission.

Heureusement pour elle, elle a un petit garçon qu’elle aime fort, et qui sert à dissiper ses chagrins. Sa maison de Meudon, qu’elle a rendeuë fort propre par la despense qu’elle y a faite, luy est d’un grand secours. Elle y passe une partie de l’année, c’est-à-dire les jours qu’elle ne joüe pas, qui sont en assez grand nombre par l’inutilité dont elle est présentement dans la Troupe, où elle ne fait plus aucune figure depuis la jonction des deux troupes ; et, sans les pièces de son mary, où elle est encore inimitable, elle ne paroistroit plus qu’avec desagrement.

On peut aisement par là remarquer une certaine justice qui se trouve dans l’ordre des choses, et qui nous fait presque tousjours esprouver ce que nous avons fait souffrir aux autres. Les duretez qu’elle a eues pour un mary d’un merite singulier luy sont rendeuës avec usure par un autre, qui est le rebut du genre humain ; et, pour surcroist de déplaisir, elle se voit mesprisée de ses compagnes, qui s’estimoient autrefois trop heureuses d’avoir sa faveur.

Neantmoins, l’espoir de faire de son fils un homme de conséquence, en luy donnant tout le bien qui appartenoit à sa filïe, dont elle s’estoit rendeue tutrice par son adresse, l’auroit consolée de toutes ses disgrâces, si le succès eust respondeu à ses intentions ; mais sa fille ne s’est pas trouvée dans ces dispositions, et, malgré le degoust que la Guerin a tasché de luy inspirer pour le monde, elle a vouleu suivre son inclination, qui est entièrement opposée à la vie religieuse ; et, quoyque, en beaucoup de rencontres, elle aist eu lieu de remarquer la haine que sa mere avoit pour elle, elle s’est plustost resoleue d’essuyer toutes ses mauvaises humeurs que de rester davantage dans un couvent.

La Guerin se fait, à l’heure qu’il est, une affaire de sa famille, bien seure qu’elle n’a plus ce qu’il faut pour qu’on se charge du soin de la divertir. Cette raison l’a plus attachée à son menage que toute autre considération. Une coquette fuit tousjours les hommes avec empressement, lorsqu’elle croit ne plus paroistre aimable à leurs yeux, de façon qu’elle se contente maintenant de ces sortes d’occupations domestiques, faute apparemment de plus agreables.