La Famille Buchholz et les études de mœurs berlinoises de M. Julius Stinde

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La Famille Buchholz et les études de mœurs berlinoises de M. Julius Stinde
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 201-212).
LA
FAMILLE BUCHHOLZ
ET LES
ETUDES DE MOEURS BERLINOISES DE M. JULIUS STINDE

La famille Buchholz, qui se compose de Mme Wilhelmine Buchholz, de son mari M. Carl Buchholz, de ses deux filles Mlles Emmi et Betti Buchholz, et de son frère cadet, connu sous le nom de l’oncle Fritz, habite dans un quartier nord-est de Berlin, ou, pour parler plus exactement, dans une maison de la rue Landsberger, laquelle conduit de la place Alexandre au Friedrichshain. La façade de cette maison est décorée de deux grands pilastres, dont on ne peut expliquer l’existence que par une fantaisie ou une distraction d’architecte, mais qui la distinguent avantageusement et des petites maisons basses du vieux Berlin qui s’en va, et des grandes casernes du Berlin nouveau, capitale de l’empire allemand. Une porte bâtarde en plein cintre et à deux battans presque toujours ouverte ou entr’ouverte, permet aux passans d’apercevoir un vestibule et une petite porte vitrée, qui donne accès dans une cour. A travers le vitrage on entrevoit un petit jardin, où quelques seringats et un pommier se disputent péniblement le jour et l’air. Des fumées de fabriques, apportées par le vent, font quelque tort à ce jardin. Les fleurs du pommier sont plus noires que roses, et les seringats exhalent une vague odeur de suie. Chaque année, on tâche d’avoir du gazon, on en sème abondamment ; vaine entreprise : ce que laissent les moineaux, les poules ont bientôt fait de l’arracher. Toutefois au mois de mai, après de tièdes ondées, il y a quelque verdure dans le jardinet de la maison aux pilastres, et on peut s’imaginer en passant devant cette porte entr’ouverte qu’on vient d’apercevoir le printemps au fond d’une cour de Berlin. C’est une surprise qui a du charme.

Il était naturel de croire que père, mère, oncle et filles, les Buchholz mèneraient à jamais une vie paisible et très obscure, en compagnie de leurs seringats et de leur pommier, que jamais ils n’auraient rien à démêler avec la célébrité. Il faut convenir, en effet, que leur intelligence est assez bornée, qu’ils n’ont rien fait de remarquable, rien inventé, qu’ils n’ont joué aucun rôle dans les événemens de l’histoire contemporaine ni dans la restauration de l’empire d’Allemagne. Leur existence se compose d’une infinité de petits riens, et quand du premier jusqu’au dernier ils viendraient tous à disparaître, la terre n’en tournerait ni plus vite ni plus lentement. Il n’est qu’heur et malheur ; ces braves gens ne cherchaient pas la renommée, la renommée est venue les chercher, et les voilà presque aussi célèbres en Allemagne que le maréchal de Moltke et le chancelier de l’empire.

Un écrivain d’un talent fort inégal, mais souvent heureux et parfois exquis, M. Julius Stinde, qui, sans être né à Berlin, a su pénétrer les secrets du caractère et du dialecte berlinois, s’est chargé de révéler les Buchholz à l’univers. Les trois volumes où il a raconté tout ce qui se passait dans la maison et dans le cœur de Mme Buchholz ont été lus avec avidité. Ce fut un grand succès de librairie ; vingt mille exemplaires furent enlevés en quelques semaines, les éditions succèdent aux éditions. Les critiques s’accordèrent à reconnaître que cette petite bourgeoise de la rue Landsberger était une figure aussi réelle, aussi vraie, aussi vivante que le fameux inspecteur Bräsig, point jadis avec autant d’amour que de franchise de touche par Fritz Reuter, le grand maître du roman plattdeutsch. Il ne se trouvait personne à Berlin qui ne l’eût rencontrée une fois ou l’autre, et qui une fois aussi n’eût cherché à l’éviter, car elle n’est pas toujours commode. Mais de tous les suffrages qu’a pu recueillir M. Stinde, le plus précieux assurément fut celui de M. de Bismarck, qui lui écrivait le 9 juillet de l’an dernier, pour le remercier du plaisir dont il lui était redevable et des agréables momens qu’il venait de passer dans la société de Mme Buchholz. Il espérait, ajoutait-il, que cette digne personne vivrait assez longtemps pour fournir à son biographe la matière d’un nouveau volume. Le vœu du chancelier a été exaucé, et le nouveau volume a paru. Les écrivains allemands comme ceux des autres pays aiment à tirer deux moutures du même sac, et la seconde ne vaut pas toujours la première.

Il y a quelques années, les Buchholz firent un voyage en Italie. M Carl Buchholz avait des rhumatismes, et le docteur Wrenzchen, qui depuis est devenu son gendre, lui ordonna une cure de soleil. Mme Buchholz avait entendu dire que l’Italie est un pays où les femmes ont de très beaux yeux et où les hommes portent toujours un stylet dans leur poche. Elle résolut d’accompagner son mari pour le défendre contre les coquetteries des Italiennes et contre les sauvages rancunes des Italiens. En vain, son Carl, désireux de se dérober à son incommode surveillance, essaya-t-il de lui représenter qu’elle était un ange et que le devoir des anges est de rester paisiblement à Berlin, pendant que leurs maris voyagent en garçons. Elle avait son idée, et, quelle que soit son idée, elle n’en démord jamais ; elle voulait aller, elle alla. L’oncle Fritz, qui était de la partie, eut soin d’emporter de Berlin un jeu de cartes tout neuf, et de Milan jusqu’à Naples, en wagon, en voiture, à l’hôtel, la principale occupation des deux beaux-frères était de jouer à l’écarté, en buvant du cognac. Mme Buchholz seule observait, s’instruisait, admirait.

Elle s’était promis de profiter de cette occasion unique pour cultiver son esprit et son cœur berlinois, pour s’initier à la connaissance des chefs-d’œuvre et aux principes du grand art. Elle ne voulait pas être de ces gens « qui regardent une statue ou une madone avec l’air d’indifférence méprisante que peut avoir un carlin en contemplant un poêle qu’on a oublié de chauffer, wie dur Mops den kalten Ofen. » Elle arriva très vite à se convaincre que les tableaux des maîtres se divisent en deux genres, le molto bello et le molto interessante. Le genre molto bello comprend toutes les peintures assez bien conservées pour qu’on puisse à peu près deviner ce que le peintre a voulu dire ; quant aux vieilles fresques aux trois quarts effacées, où l’on ne distingue plus rien, tout ce qu’il est permis d’en penser, c’est qu’elles sont molto interessanti. Mme Buchholz consignait ses observations dans un journal que M. Julius Stinde a publié, et que nous nous refusons à tenir pour authentique[1]. Il n’était pas encore maître de son sujet, il n’avait pas suffisamment étudié Mme Buchholz. Il lui fait dire des platitudes, elle n’est jamais plate ; il lui prête d’assez lourdes plaisanteries, Mme Buchholz ne plaisante jamais. Qui peut le savoir mieux que nous ? Nous l’avons vue à Berlin en 1869. Nous doutons, quoique M. Stinde l’affirme, qu’elle se soit attendrie à Naples sur le sort de Conradin, méchamment mis à mort par Charles d’Anjou, et qu’elle ait juré de venger sur les Français le supplice du dernier des Hohenstaufen. Mme Buchholz s’occupe très peu des Hohenstaufen, et la politique comme l’histoire ne lui dit rien. Elle ne s’intéresse qu’à ses petites affaires, à ce qui bout dans sa marmite ; elle laisse les empereurs et les rois écumer la leur comme ils l’entendent.

La vraie Mme Buchholz, la seule authentique, est celle que M. Stinde nous représente dans sa rue Landsberger, dans la maison aux deux pilastres, s’occupant de gouverner son ménage, de surveiller son mari et de marier ses deux filles[2]. Il a de bons yeux ; descriptions et récits, tout est pris sur le fait et sur le vif. Mme Buchholz se plaindra peut-être que son portrait n’est pas flatté ; mais la ressemblance n’en est pas cruelle. Personne n’ignore à Berlin qu’elle joint à d’excellentes qualités et aux meilleures intentions une foule de petits travers qui, quelquefois, la rendent insupportable. Bonne ménagère, cuisinière expérimentée, elle a des principes, des vertus, et sa conduite fut toujours irréprochable. Si jamais elle a ressenti des curiosités dangereuses ou malsaines, elle s’est contentée de tourner autour du fruit défendu ; elle a regardé la pomme, elle n’y a pas touché. Elle sait ce qu’une petite bourgeoise se doit à elle-même et que la considération est un élément essentiel du bonheur. Mais, sévère pour Mme Buchholz, elle l’est encore plus pour ses amies et ses voisines, et c’est ainsi qu’elle se console de ses vertus. Bavarde, médisante, tracassière, sujette au péché d’envie, implacable pour les prétentions des autres, toujours prête à remettre les gens à leur place, malheur aux imprudens qui irritent cette guêpe ou inquiètent son nid ! En vraie Berlinoise, elle a une langue pointue, l’humeur rêche, le propos sec, le talent de la riposte et de l’épigramme. Jamais l’idée ni le mot ne lui manque, et, selon l’usage de son pays, elle donne du piquant à son éloquence en l’assaisonnant de quelques adjectifs français : scharmart, nett, pompös, indezent, miserabel, solid, fidel, tout étonnés d’avoir perdu à la fois leur orthographe et leur sens.

Deux défauts surtout la rendent vraiment redoutable. Elle a une confiance absolue dans l’infaillibilité de son jugement, elle se croit en possession de la souveraine sagesse. Il n’y a qu’une façon raisonnable de faire les choses : c’est la sienne, et elle prétend imposer à l’univers ses oracles, ses méthodes et ses recettes. A l’amour de l’autorité elle joint un penchant malheureux au pathétique. Attendrissemens ou colères, elle a le goût des scènes ; elle en fait pour des vétilles. Si l’on ne s’attendrissait, si l’on ne se fâchait, la vie ne serait « qu’un air de vieille guitare. » Ce qui l’irrite surtout, ce qui lui échauffe la bile et le sang, c’est qu’elle soupçonne son mari d’avoir des pensées de derrière la tête et de ne lui dire que la moitié de ses secrets. Lui cacher quoi que ce soit, c’est le crime irrémissible, le péché contre le Saint-Esprit, Elle se plaint aussi de la dissimulation de ses filles : » Quand les filles sont devenues grandes, dit-elle, et commencent à aimer autre chose que leur Seigneur Dieu et leurs parens, elles sont renfermées en elles-mêmes comme la montagne où est assis le prince enchanté. Pour savoir quel visage a le prince, pour connaître ses noms de baptême et de famille, les mères en sont réduites aux expédiens et doivent suivre la piste comme un juge d’instruction criminelle. » Quoique Mme Buchholz se pique d’être une femme sans préjugés, elle est attachée aux traditions, elle regrette et vante le bon vieux temps, elle se défie des nouveautés. Elle prétend qu’autrefois la toile, le drap, les meubles, les affections et les cœurs, tout était plus solide. Elle se plaint aussi que désormais tout se fait au galop, même l’amour, et qu’on ne sait plus savourer son bonheur. Elle regrette que certains usages se perdent. C’était jadis une coutume à Berlin de faire coudre une robe de noces par les amies de la mariée ; on se rassemblait à cet effet, et les aiguilles, les yeux, les langues, tout allait. On emploie aujourd’hui la machine à coudre, qui travaille bien, mais qui n’a pas de cœur ; dans le bon vieux temps, on mettait un peu de son cœur dans tout ce qu’on faisait et jusque dans ses ourlets. C’était également la coutume qu’en entrant en ménage, le premier soin fût de se réserver « une bonne chambre, die gute Stube, » qu’on décorait de son mieux, dans laquelle on entassait ses plus beaux meubles, ses plus précieux bibelots et dont on ne se servait que dans les grands jours Les médecins ont décidé que, les petits jours étant beaucoup plus fréquens que les grands et l’air pur étant un objet de première nécessité, la bonne chambre devait, par des raisons d’hygiène, servir de chambre à coucher, sur quoi Mme Buchholz fait cette remarque profonde : « Encore un changement déraisonnable ! Autrefois on se perlait bien sans hygiène. » Elle a raison ; si le microbe est un fléau, la peur du microbe en est un autre, et il est triste de passer sa vie à la défendre contre un danger qui n’est visible qu’au microscope.

Personne n’a plus que Mme Buchholz la religion de la famille et le fanatisme de la propriété. Elle entend qu’on la respecte, elle et les siens, et le pardon des injures n’est pas au nombre de ses vertus. Elle s’est brouillée avec les Heimreich, et en vérité il y avait de quoi. On avait donné à ses filles, Emmi et Betti, un joli théâtre de marionnettes. Ces demoiselles y jouèrent un soir, devant une nombreuse assistance, une pièce intitulée : « Une personne légère, farce en trois actes, remaniée pour les théâtres d’enfans par le docteur Sperzius. » Il n’était question là dedans que d’amans, de maîtresses et de filles mises à mal. Dès les premiers mois, Mme Heimreich s’émut. — « Voilà qui commence bien, dit-elle, et je vous félicite, ma chère, de la jolie éducation que vous donnez à vos filles. » Mme Buchholz sentait bien que Mme Heimreich avait raison ; elle maudissait la pièce du docteur Sperzius, elle eût étranglé de grand cœur celui qui l’avait faite, le libraire qui l’avait vendue et ses filles qui l’avaient choisie sans consulter leur mère. Mais elle n’admet pas qu’il puisse rien se passer d’inconvenant dans sa maison, et elle a pour principe qu’une femme se diminue en avouant ses torts. — « Vraiment, cette pièce me plaît beaucoup, dit-elle à Mme Heimreich ; c’est une image assez fidèle de ce qui se passe tous les jours dans le monde. — J’étais à mille lieues de m’en douter, ma chère, répondit aigrement Mme Heimreîch. — Quand on fait semblant d’être sourde et aveugle, riposta Mme Buchholz, on n’entend et on ne voit que ce qu’on veut. » Mme Heimreich se leva, emmena précipitamment ses filles, en déclarant que sa chère petite Agnès et son innocente Paula ne remettraient plus les pieds dans une maison qui était une Gomorrhe. On a rompu à jamais ; quand on se rencontre dans la rue, on n’a pas l’air de se reconnaître.

Mme Buchholz s’est brouillée aussi avec les Bergfeldt ; mais on s’est raccommodé. Elle leur reprochait de ne se rien refuser, de manger quelquefois des primeurs. Elle leur en voulait surtout d’attirer des étudians chez eux et d’avoir trouvé un mari pour leur fille, dont les mouvemens sont anguleux et les coudes très pointus. Elle laissa échapper à ce sujet quelques paroles mordantes, qui furent répétées. Mme Bergfeldt lui écrivit une lettre par laquelle elle lui donnait à entendre que telle femme qui se permet de dauber sur son prochain ferait mieux d’avoir l’œil à ses propres affaires, et que tel mari dont on se croit sûr n’est pas toujours très délicat dans le choix de ses plaisirs. Le premier mouvement de Mme Buchholz fut de courir chez le commissaire de police. Elle eut d’orageuses explications avec son mari ; mais M. Carl Buchholz est un homme de belle humeur, qui s’entend à arranger, à colorer les choses et qui se tire aisément d’un mauvais pas. Il a cherché à réconcilier sa femme avec Mme Bergfeldt. Ce n’est qu’une paix plâtrée. Aussi bien, Mme Buchholz héritera prochainement d’une tante, et du haut de son héritage, elle regardera les Bergfeldt en pitié. « Ce ne sont pas des gens à voir, disait-elle ; en vérité, ces Bergfeldt étaient une erreur. »

Ce qui la travaillait, la consumait et la rongeait, c’était l’éternel et dévorant souci de mûrier ses deux filles. A la campagne comme à la ville, elle faisait la chasse aux gendres. Peu s’en fallait qu’elle ne happât les gens au collet en leur disant : « Avez-vous des yeux ? Ne sont-elles pas charmantes ? Prenez l’une, prenez l’autre. Les grâces et les principes, rien ne leur manque ; c’est de la marchandise toute fraîche et de premier choix. » Elle était trop pressante, et sa façon de recommander sa marchandise en dégoûtait l’acheteur ; c’était un sauve-qui-peut. Emmi, qui est une sournoise, a fait elle-même ses petites affaires. Elle a filé le parfait amour avec le docteur Wrenzchen. On se rencontrait en tramway et peut-être aussi chez le confiseur du coin, car les confiseries de Berlin sont des endroits où l’on se rencontre. Le docteur a dit enfin : « Voulez-vous ? » Elle a répondu oui, et M. Buchholz a dit amen. On se promettait de faire une surprise à Mme Buchholz ; on comptait lui dire, le soir de Noël : « Mère adorée, le plus beau présent qu’on puisse t’offrir est un gendre ; le voici, et il est docteur. » Mais l’avisée Mme Buchholz n’est pas une femme à qui on fasse des surprises ; elle a tout deviné : « Je pénétrai sans que personne s’en doutât dans la chambre où étaient déposés les présens de Noël et où l’oncle Fritz avait clandestinement introduit le docteur. Alors il se dressa devant moi comme un voleur dans la nuit. Je le saluai, il me souhaita le bonsoir, mais il semblait ne pas trop savoir comment s’excuser. — Aidez-moi, lui dis-je, à allumer l’arbre. — Il s’y prit si bien que j’ajoutai d’un ton badin : Vous me semblez fait pour être père de famille. — Puis, je le forçai à s’asseoir dans un fauteuil couronné de fleurs, devant la table où était l’arbre, et il avait l’air aussi majestueux, aussi digne qu’un conseiller ecclésiastique. Cela fait, j’ouvris la porte, et tous contemplèrent avec étonnement le sapin allumé et le docteur qu’éclairait la flamme de cent bougies. » Mme Buchholz a le génie de la mise en scène, elle ferait peu de cas du bonheur si le bonheur n’était un spectacle.

Il n’est pas de joies sans mélange. Elle est ravie d’avoir un gendre, mais ce n’est pas elle qui l’a trouvé ; on s’est fiancé derrière son dos, on a méconnu son autorité. Son gendre est docteur, elle l’adore ; son gendre est un sournois, elle l’exècre. Un des traits distinctifs de son caractère est l’impudeur des contradictions. Toutefois dans ce cœur partagé la vanité l’emporte. La noce sera brillante et bruyante : on ne regardera pas à la dépense, on dînera à la Maison anglaise, et le banquet sera suivi d’un grand bal, où l’on verra danser onze docteurs. Mme Bergfeldt le saura, elle en crèvera de dépit. Mais pourquoi Mme Buchholz s’est-elle avisée de faire à son tour une surprise aux mariés ? A leur insu, elle a décoré de plantes vertes et transformé en serre l’appartement fort modeste qui les attend. Les plantes vertes sentaient le moisi ; elle y a remédié en les inondant d’eau de fleurs d’oranger. C’est de tous les parfums le plus antipathique à son gendre, qui est sujet aux migraines. Quand il rentre chez lui après le bal : « Qui m’a joué ce tour ? » s’écrie-t-il en frappant du pied, et il emploie la meilleure partie de la nuit à transporter dans le corridor l’une après l’autre ces maudites plantes vertes ; sur quoi on vient le chercher en hâte pour un cas très pressant. Le lendemain matin, dès neuf heures, Mme Buchholz se présentait à la porte des jeunes mariés ; il lui tardait de savoir comment cela s’était passé. Elle trouve sa fille dans sa robe de bal et pleurant à chaudes larmes, à demi couchée sur un sofa. Pour prévenir le retour de pareils accidens et de si tristes mécomptes, elle coupe secrètement le fil de la sonnette de nuit ; mais de ce jour elle a décidé que son gendre n’était pas seulement un sournois, qu’il était un vilain homme, un affreux égoïste, un tyran, un Moloch, et désormais elle emploiera tous ses soins à faire l’éducation de ce monstre.

Mme Buchholz est une petite bourgeoise au sang aduste, au regard toujours flambant, a l’âme ardente et tragique, qui dépense pour satisfaire ses petites ambitions et pour humilier les Bergfeldt plus de volonté, de passion et de ruse qu’il n’en faut à un conquérant pour ajouter une province à ses états. Son biographe lui-même, quelque bienveillance qu’il ait pour elle, s’égaie quelquefois à ses dépens et semble lui reprocher l’a prêté de ses efforts et la vanité de ses entreprises. Elle peut s’en consoler en pensant qu’aux yeux de tel philosophe épicurien, les conquérans et les grands publiques sont des hommes qui souvent se remuent et se tracassent beaucoup pour arriver à peu de chose. Un de ces épicuriens nous disait quelques jours après la mort de lord Beaconsfield : « C’était une grande figure que cet homme. Quelle destinée que la sienne ! Que d’intrigue, que de génie, quelle âpre persévérance il lui a fallu pour faire oublier à l’Angleterre ses origines suspectes, l’humilité de ses commencemens, et pour s’imposer à la plus fière des aristocraties, qui l’avait accablé de ses mépris et de ses lardons ! » Il ajouta, un instant après : « Reste à savoir si le jeu en valait la chandelle. Cache ta vie, a dit Épicure, qui se connaissait en vrai bonheur. »

On trouverait facilement dans le roman anglais et français plus d’une petite bourgeoise de la même famille, de la même espèce que Mme Wilhelmine Buchholz, et il en est dans le nombre de plus intéressantes. Mais Mme Buchholz ne peut être confondue avec personne ; elle est de son pays ; son esprit et sa sottise sont des vins surs, mais francs, qui sentent le terroir. Comme beaucoup de ses compatriotes, elle a du talent pour l’ironie aigre. Elle n’est ni bonne ni méchante. Si jamais elle devenait bonne, elle serait fado, et c’est malheureusement ce qui lui arrive dans la seconde partie de son histoire, telle que M. Stinde la raconte, rien n’étant plus rare dans les romans de nos voisins que la netteté rigoureuse du parti-pris et qu’un caractère sans défaillances. Mais dans ses beaux jours et avant sa fâcheuse et invraisemblable réforme, elle attendait pour être aimable d’avoir découvert à quoi cela peut servir. Elle avait aussi la prétention de ne s’étonner de rien. Le vrai berlinois se pique de tout savoir ; il a tout vu, tout connu, tout approfondi, il a fait le tour du monde sans sortir de sa coquille ou de sa kneipe ; bien habile qui réussirait à lui apprendre quelque chose. Mme Buchholz s’étonne quelquefois malgré elle, mais elle s’en cache avec soin. Elle considère l’étonnement comme une marque certaine d’infériorité, et elle entend ne jamais perdre un pouce de sa petite taille.

Si coriace qu’elle soit, elle a des accès courts, mais fréquens de sensibilité romantique et larmoyante. Elle s’extasie devant les beautés de la nature, devant les grâces du printemps ; elle estime que, s’il est agréable de vivre à la ville, eu doit être un vrai bonheur que d’être enterré à la campagne. Elle soutient avec chaleur que l’amour est un sentiment beaucoup trop élevé, trop éthéré, trop sublime pour qu’il soit permis d’en plaisanter, que le véritable amour est tout autre chose « que ce que disent les hommes quand les dames n’y sont pas. » Elle tient la musique pour une invention céleste ; elle prétend que lorsqu’elle entend une symphonie, il faudrait lui jeter un grand seau d’eau sur la tête pour la faire revenir à elle. Aussi fait-elle un crime à Mme Bergfieldt de tricoter dans les concerts ; est-il convenable de partager son attention « entre un bas et les divines inspirations de Beethoven ? »

Elle a eu grand soin de l’éducation de ses filles ; elle leur a fait apprendre et les arts utiles et les ans d’agrément ; il est bon de mêler à la science du fricot comme aux travaux d’aiguille un peu d’idéalité. La blonde Emmi, qui s’entend connue personne à confectionner des boulettes de viande hachée, a appris à chanter dans le célèbre, mais compromettant conservatoire de musique que dirige Mme Grün-Reifferstein. Elle a suivi des cours où on lui enseignait que Richard III d’Angleterre serait devenu un homme de bien s’il avait eu d’autres parens. Elle a fréquenté le Holbeinklub, où elle s’appliquait à broder des torchons d’après des modèles empruntés au vieil art allemand. Le samedi, elle s’exerçait avec des amies à la conversation anglaise ; d’autres jours, on se réunissait pour lire à haute voix Cabale und Liebe, en se distribuant les rôles à l’amiable, et parmi les cadeaux qui lui sont offerts à l’occasion de son mariage, figure un joli buste de Schiller, monté sur un petit socle noir où se trouve encastré un petit thermomètre, car il faut bien que l’idéal serve à quelque chose. Mme Buchholz elle-même fait grand cas de Schiller, qu’elle admire de confiance, sans l’avoir beaucoup lu. Elle affirme également que le Roi des aunes est un ouvrage immortel et que Faust sera peut-être immortel aussi ; mais elle reproche à Goethe de n’avoir pas composé un plus grand nombre de ces jolies poésies qu’on peut faire déclamer par des jeunes filles. M. Stinde nous apprend que, dans un discours prononcé en 1882, M. Dubois-Reymond, recteur de l’université de Berlin, déplorait le regrettable usage que Faust avait fait de ses puissantes facultés et de sa vie, et le funeste exemple qu’il avait donné. Qui donc l’empêchait d’épouser Gretchen, de légitimer leur enfant et de s’employer au bonheur de l’humanité en inventant la machine pneumatique ou eu découvrant la variation négative des muscles ? Si Mme Buchholz avait eu le plaisir d’entendre M. Dubois-Reymond, elle aurait sûrement approuvé les conclusions de l’éminent professeur.

Mme Buchholz est fière de vivre à Berlin, dans la ville de l’intelligence et de la bière blanche. Elle professe un grand respect pour la science. Elle a des égards pour les instituteurs qui ont gagné la bataille de Sedan, Elle se promet chaque été de lire le Cosmos de Humboldt l’hiver suivant. Elle a entendu dire que les savans modernes expliquent tout par des causes naturelles, et elle se souvient d’avoir lu, dans la Gazette des ménagères, que ce n’est pas le printemps qui ramène la chaleur, que c’est la chaleur qui ramène le printemps, sur quoi elle s’écrie : « Quel autre air a la nature quand on la contemple à travers les lunettes de la science ! » Elle n’en est pas moins la plus superstitieuse des femmes ; elle a peur des esprits et des revenans. On lui a dit aussi que les savans ne croient plus à l’enfer ni au diable ; elle y croit de tout son cœur. Ne craignez pas qu’elle lise jamais Schopenhauer, ni qu’elle se convertisse au nirvana ; elle est trop attachée à la conservation de son bien-aimé petit moi, qu’elle entend protéger et contre les accidens d’ici-bas et contre toutes les surprises de la résurrection. La seule vie future dont elle se soucie est celle où Mme Buchholz aura le bonheur de se retrouver tout entière, corps et âme, os et cuir. Donnez-lui, si vous voulez, des ailes et faites-lui entendre des symphonies de Beethoven exécutées par un orchestre de séraphins ; mais elle ne conçoit point de paradis sans une rue Landsberger, sans une maison à pilastres, sans commérages ni tracasseries, sans un mari à suivre de l’œil, sans un gendre qu’on chapitre et à qui on dispute sa femme.

Il a paru récemment à Stockholm un volume d’études sociales, intitulé Giftas, ou les Mariés[3]. L’auteur, M. Auguste Strindberg, qui possède également l’art d’observer et celui de conter, a eu maille à partir avec les autorités de son pays, qui ont jugé son livre licencieux et révolutionnaire. M. Strindberg est à la fois un radical et un pessimiste convaincu. Cette cruelle maladie que les Allemands appellent le Weltschmerz n’exerce tous ses ravages que dans les contrées du Nord. Nous ne connaissons guère dans notre cher pays de France qu’un pessimisme bien mangeant, bien buvant et bien disant, un pessimisme littéraire et mondain, lequel a fait sa rhétorique et trouve tant de plaisir à arrondir sa phrase que la beauté de ses adjectifs l’a bientôt consolé de ses chagrins, qui se tournent en félicités. Il n’y a pas de chagrins qui tiennent quand l’amour-propre est content. Les tristesses et les colères de M. Strindberg sont beaucoup plus sérieuses. Son seul tort, comme conteur, est de prêter à tous les petits bourgeois Scandinaves qu’il met en scène sa philosophie morose et dure, qui suppose en eux un effort de réflexion soutenue dont la plupart sont incapables. Ils sont convaincus comme lui que le mariage est une déplorable institution, un attentat à la liberté « et le meilleur moyen de manquer sa vie. » Ils tiennent pour constant que le genre humain est gouverné « par une grande congrégation jésuitique, qui a rédigé dans l’intérêt de sa tyrannie les catéchismes comme les manuels scolaires, » et qui, sous le nom de classe dominante, prêche aux petits l’humilité et le respect des bonheurs injustes. Ils se plaignent « que des montagnes de sottises séculaires pèsent sur eux, » que la doctrine chrétienne n’est « qu’un système d’émasculation morale, » et ils se comparent « à une plante de salade que l’on attache et que l’on emprisonne sous un pot à fleurs pour la rendre aussi blanche, aussi tendre que possible et l’empêcher de pousser des feuilles vertes, de fleurir et de fructifier. » Ils dénoncent les cruautés de la nature, qui ne respecte que les forts et ourdit de criminels complots contre les faibles. Ils s’indignent « de la bêtise du monde ; » ils s’écrient que l’univers n’est qu’une immense imposture.

Mme Buchholz raisonne peu et ne déclame guère ; elle n’a pas de temps à donner à de mélancoliques et stériles contemplations ; elle ne s’est jamais disputée ni avec le bon Dieu, ni avec le diable. On lui persuaderait difficilement que l’univers est une immense imposture ; elle croit, de toutes ses forces à l’entière réalité de la rue Landsberger et de ses habitans, et elle estime que le monde a sa raison d’être puisque Mme Buchholz existe. Assurément, elle ne s’endort pas dans un béat optimisme. Elle considère le mariage comme un train de guerre et de combats. Les maris demandent à être surveillés de très près ; l’esprit est prompt, la chair est faible, et Berlin est « un nid de péchés, » Berlin est une Babylone où les tentations abondent ; le jour et la nuit, elles y battent le pavé ; salles de bal ou petits théâtres, elles guettent partout leur proie ; elles s’embusquent dans l’épaisseur des fumées bleuâtres qui remplissent de leur brouillard les brasseries-concerts et leurs cavernes dorées et, si l’on n’y prenait garde, la petite dame plâtrée que vous voyez là-bas aurait bientôt fait de ravir à Mme Buchholz L’homme qui lui a juré fidélité devant les autels, son Carl adoré, quoique toujours soupçonné, qui est son bien, sa propriété et sa chose. Mais Mme Buchholz a bec et ongles, et elle aime à se battre. Elle a les joies inquiètes, hérissées, mais glorieuses d’une poule qui couve ses œufs et les défend victorieusement contre tous les larrons au museau pointu.

Quant aux classes dominantes, Mme Buchholz ne leur veut ni bien ni mal ; elle les laisse vivre à leur guise et gouverner l’état comme il leur convient ; elle leur interdit seulement de gouverner son ménage et de mettre le nez dans ses affaires domestiques et particulières. Elle fut priée un soir à un raout dans le grand monde, chez des gens qui se glorifiaient de compter une excellence parmi leurs plus proches parens. Ce raout l’a fort ennuyée, et elle a cru s’apercevoir « que les excellences occasionnaient de grandes dépenses dans les familles et produisaient un maigre effet, mageren Effekt. » Au surplus, elle s’est laissé dire qu’il y avait déjà des Buchholz au XVe siècle, que le plus ancien s’appelait Claus, qu’il habitait la rue Stralauer et qu’il avait des armoiries représentant un chevalier de fer, qui tenait un hêtre dans sa main droite : « Cela prouve que nous ne sommes pas d’hier, » s’écrie-t-elle en faisant la roue. L’illustre voyageur Grou disait : « J’ai parcouru les deux hémisphères ; je n’ai vu que des fripons qui trompent des sots, des charlatans qui escamotent l’argent des autres pour avoir de l’autorité ou qui escamotent de l’autorité pour avoir de l’argent, qui vous vendent des toiles d’araignées pour manger vos perdrix, qui vous promettent richesses et plaisirs quand il n’y aura plus personne, afin que vous tourniez la broche pendant qu’ils existent. » Mme Buchholz n’a jamais tourné la broche, ni mouché les chandelles pour personne, et elle n’attend pas d’être morte pour être heureuse.

Elle a fait sans doute de fâcheuses expériences. Elle a découvert que les grandes joies sont presque toujours gâtées par de méchans incidens, que les parties de campagne sont rarement des parties de plaisir, que les héritages se font attendre et sont moins considérables qu’on ne le pensait, que les oncles d’Amérique n’existent que sur le papier et qu’on ne saurait trop se défier des grandes espérances, qui n’accouchent le plus souvent que de grandes déconvenues. Elle en a conclu que, dans la vie comme à la bourse, il y a une perpétuelle alternative de hausse et de baisse ; mais il n’est que de savoir s’y prendre, on réussit toujours à se rattraper aux branches. C’est son idée, elle n’en changera pas. Argumentez, discutez, vous ne lui ferez jamais croire que la nature soit cruelle ni qu’elle ait manqué sa vie. Elle vous répondra que le premier degré de bonheur est d’être Mme Buchholz ; le second, de vivre à Berlin, quoique Berlin soit une Babylone ; le troisième, d’habiter une maison qui a des pilastres et d’avoir des seringats dans son jardin.

Il est bon qu’il y ait des mécontens, des esprits inquiets, des chercheurs, des poules, des philosophes chagrins et même des pessimistes ; mais Mme Buchholz la mère, M. Buchholz le père et les petites Buchholz ont aussi leur rôle à jouer et sont des termes importans de la grande équation, des rouages de première nécessité dans le mystérieux agencement de notre univers. Que deviendrait ce pauvre monde si on en supprimait tous les optimistes qui ne raisonnent pas, tous les petits bourgeois à qui le bonheur suprême d’exister et de contempler leur ombre au soleil fait oublier les grandes et les petites misères, les criantes injustices, lus lourdes servitudes dont s’indignent les délicats et les superbes ?


G. VALBERT.

  1. Buchholzens in Italien, Reise-Abenteuer von Wilhelmine Buchholz, herausgegeben von Julius Stinde. 17e Auflage Berlin, 1885.
  2. Die Familie Buchholz, aus dem Leben der Hauptstadt, von Julius Stinde. 31e Auflage. — Zweiter Theil, 28e Auflage. Berlin, 1885.
  3. Études sociales : les Mariés, douze caractères conjugaux, par Auguste Strindberg ; traduction française. Lausanne, 1885.