La Famille de Germandre/2

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 27-50).



II


Bientôt le salon se trouva rempli de parents au troisième, au quatrième et au cinquième degré, les cousins plus ou moins issus de germain, neveux à la mode de Bretagne, tenants et aboutissants quelconques, les uns fort convenablement équipés, d’autres très-arriérés dans leur mise comme dans leurs affaires, tous disant :

— Qui sait ? le marquis était si bizarre !

Octave, après avoir plus ou moins salué et complimenté tous ces visages nouveaux pour lui, se retira dans un coin avec l’ex-abbé, attendant, non sans impatience, que madame de Sévigny et sa mère eussent procédé à leur toilette ; car des appartements avaient été ouverts aux hôtes de la journée, et les plus magnifiques aux plus proches parents ou aux plus nobles dames.

Octave, ordinairement si morose dans ses idées sur l’avenir, n’était pas sans espérance personnelle quant à l’issue de l’événement testamentaire. Il avait poussé la fierté jusqu’à ne demander jamais rien à son grand-oncle, même dans ses plus grandes détresses, et il lui avait toujours écrit une fois par an pour lui rendre un hommage désintéressé. Le vieux marquis faisait grand cas de cette conduite, et le lui avait fait sentir dans ses réponses. Il l’avait même admis à lui faire une ou deux fois sa cour et à voir sa bibliothèque et quelques pièces de son laboratoire. Octave n’avait pu résister au désir de contredire et de railler un peu les manies du châtelain, et celui-ci, tout irritable et entier qu’il était, n’avait point paru mécontent de rencontrer enfin un prétendant à son héritage qui osât lui tenir tête.

— À la bonne heure ! lui avait-il dit d’un air demi-bienveillant, demi-narquois ; au moins, toi, tu as ton franc parler, mon neveu !

Était-ce encouragement ou menace ? Octave, jugeant l’oncle par lui-même, se flatta d’avoir conquis son estime par la franchise. D’ailleurs, il avait cru reconnaître chez le marquis un reste d’attachement pour les idées de famille telles qu’on les entendait avant la Révolution, et, comme il était petit-fils du comte de Germandre, et qu’en vertu de l’ancien usage lui seul avait le droit d’aînesse, du moins en fait de titres, comme nul ne pouvait l’empêcher de prendre désormais celui de marquis, il avait d’assez bonnes chances et ne savait pas trop dissimuler le contentement intérieur qu’il en ressentait. L’abbé n’eut pas de peine à pénétrer sa pensée à cet égard et n’épargna rien pour flatter son espérance. En ce moment, l’affection d’Octave pour Hortense éprouvait de secrètes fluctuations assez bizarres. Il ne nourrissait pas un grand goût pour le mariage et avait toujours vu dans sa future compagne une vivante contradiction attachée comme son sabre à son flanc. La grâce et la douceur d’Hortense avaient affaibli cette appréhension sans la détruire entièrement, et il s’était dit, sans beaucoup d’humilité, qu’avant d’accepter l’aisance qu’elle lui apporterait, il voulait éprouver son caractère en lui montrant avec courage et fierté toutes les aspérités du sien.

On a vu que ce qui avait contristé et refroidi le cœur de la jeune veuve avait été interprété par Octave comme une victoire ; mais, comme dans tout ceci aucune parole allant au fait du mariage n’avait été dite de part ni d’autre, Octave en était à se demander, dans ses moments de clairvoyance chagrine, s’il ne s’était pas trompé et si sa cousine songeait véritablement à lui. À tout hasard, il avait fait la cour un peu à la housarde, comme on disait alors, c’est-à-dire avec ce mélange de grâce, de sensiblerie, d’audace et de légèreté qui caractérisait les éphémères épisodes de la vie militaire, même dans la bonne compagnie. Octave était un charmant type de cet assemblage de bonnes manières et de laisser-aller soldatesque qui donnait de la distinction à l’un et du piquant aux autres. Tout en se moquant avec esprit des deux types, le dur à cuire des camps et le voltigeur de la Régence, il en réunissait quelque chose en lui-même, et ce n’était pas là un des moindres attraits de sa libre originalité.

Les prudes du jour, et, parmi elles, les irréconciliables du faubourg Saint-Germain, affectaient de haïr ces manières, qui, au fond, ne les révoltaient pas tant quand l’homme était jeune, beau et brave. Hortense n’était pas de celles qui jouent double jeu. Les côtés hardis et familiers de son cousin ne lui avaient plu en aucune façon tant qu’elle avait conçu et admis l’idée romanesque de l’épouser. À mesure que cette idée s’éloignait, elle faisait bon marché de tout et riait des déclarations d’Octave au lieu de s’en fâcher. Persuadée qu’il n’aimait pas, elle eût trouvé ridicule de faire le dragon de vertu avec un homme qu’elle ne redoutait plus. Octave s’y trompait et comptait sur un peu de coquetterie qui n’existait pas.

Mais, dans cette prétendue coquetterie aimable et tolérante, l’amour dévoué jouait-il véritablement un rôle ? Voilà ce que le jeune comte commençait à se demander, et il se promit de le savoir avant l’ouverture du testament ; car il se fit ce raisonnement assez calme, mais assez élevé :

— Si elle a l’intention, moi déshérité et pauvre diable comme devant, de m’offrir ses vingt mille livres de rente, je lui dois, en cas d’héritage, mon nom, les millions de mon oncle et le titre de marquise. Sinon, quoi ? Rien peut-être ! une page de roman, si bon lui semble !

On voit que la passion n’était pas là, puisque la foi n’y était pas ; mais, en revanche, rien de lâche et de perfide n’avait souillé le cœur du jeune capitaine.

Pendant qu’Hortense rehaussait sa blancheur et la finesse de sa taille par une exquise toilette de deuil, et qu’Octave s’impatientait de ne pas la voir paraître, sa mère, qui avait réclamé la première les soins de leur femme de chambre, s’amusait à fureter dans le château, dont elle contemplait avec envie les richesses. Que n’eût-elle pas fait pour assurer un si bel avoir à sa chère Hortense ! Mais Hortense ne s’était jamais prêtée à entretenir de loin ou de près la moindre correspondance avec son grand-oncle. Une seule fois, elle lui avait écrit dans son enfance pour lui annoncer la mort de son père. Le marquis n’avait pas répondu, et la fière jeune fille lui avait gardé rancune. La baronne de Germandre était donc réduite à se dire comme tant d’autres : « Qui sait ? un caprice du marquis ! » Dans la galerie des tableaux, elle rencontra Labrêche, et, frappée de son air comiquement affable, elle s’amusa à le faire causer. Comme il en mourait d’envie, il ne fut pas difficile de lui faire dire tout ce qu’il savait du défunt.

— Feu M. le marquis (c’est Labrêche qui parle) était un homme très-difficile à servir. Ce n’est pas qu’il fût méchant ; mais il avait fort peu de patience et possédait une manière de se moquer des personnes qui faisait souffrir leur fierté.

— Je vois qu’il ne vous a pas toujours traité comme vous paraissez le mériter, répondit en souriant madame de Germandre. Mais quelles étaient donc ces bizarreries dont on l’accuse ?

— Mon Dieu, madame la baronne, il en avait beaucoup ; mais la plus forte manie que je lui aie connue en dix ans que j’ai passés à son service, c’est celle de ses boîtes.

— Ses boîtes ? Quelles boîtes ? Qu’est-ce que cela ?

— Ses boîtes, oui, madame, il faisait des boîtes.

— Mais quelle espèce de boîtes ? Des boîtes d’artifice ?

— Ah ! voilà ! qui sait ? On pense que c’étaient des boîtes pour serrer son argent, et la chose est possible. Mais, moi, je dis que c’était pour le seul plaisir de faire des boîtes que personne autre que lui ne pouvait ouvrir.

— Alors c’étaient des coffres-forts ?

— Comme dit fort bien madame, c’étaient des coffres-forts, des cassettes, des coffrets. Il y en a de toutes les tailles et de tous les poids, comme de toutes les couleurs et de toutes les formes.

— Faites-m’en donc voir quelques-uns. Y en a-t-il ici, dans cette galerie ?

— Oh ! non, certainement, madame la baronne ! Tout cela était et est encore enfoui dans son atelier, où personne n’entrait et où les scellés ont été opposés aussitôt après sa mort, ainsi que sur toutes les portes de ses appartements particuliers.

— Alors ces coffres, ou ces boîtes, comme vous les appelez, sont considérés comme des objets d’une grande valeur ?

— Selon moi, répondit Labrêche d’un ton important, ils n’en ont aucune. M. le marquis y a dépensé des sommes folles, car rien n’était assez précieux pour la confection de ces joujoux : l’or, l’argent, le platine, la nacre, les bois les plus rares et les plus précieux ; il y en a même qui sont ornés de pierreries et enguirlandés de perles fines. Oh ! il y en a de très-jolis !

— Vous les avez donc vus ?

— Oui. madame, et je les connais tous par leur nom. Il y a le crocodile, la tubéreuse, le sésame et vingt autres, ainsi nommés à cause des attributs qui les décorent.

— S’il vous les laissait voir, c’est qu’il avait grande confiance en vous ?

— Oh ! une confiance absolue, madame la baronne ; il ne se fiait à quiconque autre ! Il me les faisait épousseter sous ses yeux, et, quoique mon état ne soit point de ranger et de balayer, il exigeait que je prisse la serviette et le plumeau pour nettoyer son atelier ; il est vrai de dire qu’il ne me perdait pas de vue pendant ce temps-là !

— Et pourquoi disiez-vous que de si riches ouvrages n’ont aucune valeur ?

— Qu’est-ce que madame veut qu’on fasse de boîtes que l’on ne pourra jamais ouvrir ? C’est des vraies pièces de mécanique, si savantes et si compliquées, qu’à moins de passer, comme M. le marquis, dix ans de sa vie à étudier ces secrets-là, on n’en trouvera jamais la clef. Quand je dis la clef, je parle au figuré, car ces coffres n’ont ni clef ni serrure. C’est comme des choses enchantées, et je me suis laissé dire par le majordome que ça répondait à la parole et s’ouvrait tout seul quand on leur disait le mot qui les faisait obéir.

— Cela me paraît un peu exagéré, dit la baronne en riant tout à fait.

Mais elle s’arrêta aussitôt en entendant sonner le premier coup de la messe des morts, et elle se hâta de sortir de la galerie, un peu effrayée, croyant voir les ancêtres de la famille de Germandre lui lancer de sinistres regards.

Quand elle parut au salon avec sa fille, on se disposait à se rendre à la chapelle. Octave eut à peine le temps de baiser la main d’Hortense, qui salua en toute hâte ses parents inconnus et accepta le bras de son cousin, tandis que l’abbé ouvrait la marche avec la baronne.

La chapelle, tendue de noir et ardente de lumières, offrait un étrange contraste avec le jour pur d’une matinée d’été. Les dames prirent place dans une tribune à laquelle la tribune seigneuriale, grillée et ornée de draperies, faisait face. C’est dans celle-ci que Labrêche fit entrer madame de Germandre et sa fille avec l’abbé et le capitaine, comme les plus proches parents du défunt. D’abord madame de Sévigny essaya de se recueillir ; mais la solennité lugubre de ce local qui ressemblait à une tombe, la vue de ce cercueil que n’accompagnait aucune douleur réelle, aucun regret partant du cœur, les préoccupations intéressées et bien peu dissimulées des assistants, la figure burlesque de quelques-uns, enfin le discours de circonstance que le curé de la paroisse se crut obligé de débiter, portèrent la jeune femme à réagir contre l’ennui et la tristesse. Après avoir grondé Octave, qui s’efforçait depuis longtemps de la distraire, elle ouvrit peu à peu l’oreille à ses plaisanteries, et finit par se cacher sous son voile pour dissimuler l’envie de rire qui s’emparait d’elle.

Retranché dans l’angle de la tribune, Octave riait et babillait impunément. Il comparait cette tribune à une loge grillée.

— Seulement, disait-il, le spectacle est insipide, la mise en scène est manquée, et le monologue du curé mériterait d’être sifflé.

Il passait en revue toutes les figures, bizarrement éclairées et fort enlaidies par la dureté des lumières sur le fond noir de la tenture, et il avait pour chacune de ces têtes distraites, impatientes ou hébétées, des quolibets divertissants. Madame de Germandre riait aussi sous son éventail ; l’abbé, sans rire ostensiblement, prenait plaisir à ces malices, et Labrêche, qui s’était gracieusement posé dans le couloir, contre la porte de la tribune, prêtait l’oreille et brûlait d’envie de placer son mot.

Les railleries d’Octave s’arrêtèrent pourtant devant un groupe auquel Hortense n’avait pas encore pris garde : c’était le chevalier Sylvain de Germandre et sa famille, placés dans le bas de la chapelle, non loin du lit de parade où gisait le cercueil. Trop craintif pour s’être mêlé à la noble compagnie et pour s’introduire avec elle dans les tribunes, le chevalier s’était joint à la foule des paysans, et, comme son costume différait fort peu du leur, M. Guillot ne s’en était pas aperçu au commencement de la cérémonie. Mais bientôt, l’ayant reconnu, et désespéré de voir un Germandre à genoux sur le pavé, il se glissa près de lui et le contraignit non sans peine à s’emparer d’un banc d’œuvre avec ses enfants et la villageoise qui les surveillait.

Ce banc isolé, placé un peu en avant du lutrin, mettait le chevalier en évidence beaucoup plus qu’il ne l’eût souhaité : mais, comme personne ne le connaissait, on le prit pour un fermier du défunt, et aucun regard curieux ou malveillant ne vint troubler sa prière.

Car il priait, le chevalier ; il priait avec ferveur et simplicité, et peut-être était-il le seul dans l’assemblée, il faut pourtant en excepter la paysanne agenouillée à ses côtés. Grande, mince, sérieuse, calme, elle priait aussi en égrenant un gros chapelet d’ébène passé dans ses doigts et en veillant cependant à ce que les enfants se missent à genoux quand il le fallait, obéissant d’une façon automatique à toutes les évolutions que commande la durée d’une grand’messe.

— Voilà, dit enfin Octave, las de respecter instinctivement l’imperturbable gravité de ce groupe, des gens qui font les choses en conscience. Les avez-vous remarqués, ma cousine ?

— Je remarque en ce moment, répondit Hortense, que ce villageois porte l’épée.

— Ah ! vraiment, oui ! Ce doit être le garde champêtre de la commune.

— Je ne crois pas, reprit madame de Sévigny. Il a une physionomie qui me frappe.

— Ah bah ! Vous lui trouvez une physionomie, à ce gaillard-là ?

Octave, qui avait la vue courte, prit son lorgnon et se pencha un peu en dehors de la tribune pour regarder le chevalier. Ce mouvement, assez déplacé, fut remarqué de la tribune d’en face, et aussitôt tout le monde se pencha pour regarder du même côté, croyant que quelque chose d’intéressant venait de se produire, et s’étonnant de voir qu’il n’y avait rien de nouveau. Le sermon du curé ne finissait pas ; on étouffait mal des bâillements par trop sympathiques qui s’excitaient les uns les autres.

Labrêche, qui voulait se rendre agréable aux dames de Germandre, alla aux informations, et, n’ayant pas rencontré le majordome, il revint dire que le personnage du banc d’œuvre n’était connu de personne.

— Vous allez voir, dit Hortense à Octave, que c’est quelque prince déguisé !

— Ah çà ! reprit Octave, décidément sa figure vous intéresse ! Mais j’ai beau faire, le diable m’emporte si je devine pourquoi, par exemple !

— C’est que vous ne le voyez pas comme je le vois. Là, éclairée en profil, cette figure maigre et pâle a une distinction extraordinaire, et cet air de piété décente n’est pas sans mérite au milieu de nous tous, qui nous comportons ici le plus mal possible, à commencer par vous, Octave, qui venez de jurer en pleine église !

— J’ai juré, moi ? Le diable m’emporte si je m’en suis aperçu ! Mais vous vous scandalisez ! Est-ce que, par hasard, vous seriez dévote, ma cousine ?

— Eh bien, après ? si j’étais dévote ?

— Oh ! ça m’est bien égal, après tout ! La dévotion ne sied pas mal aux jolies femmes ; car elle ne leur fait jamais oublier le soin de plaire.

— Vous professez beaucoup de dédain et de méfiance pour toutes les femmes, nous savons cela, mon cousin ! Je suis sûre que vous nous prenez toutes pour des bigornes et des chiches-faces.

Octave releva le gant ; il déclara trouver les légendes du préau fort spirituelles. Il espérait, par la taquinerie, brusquer l’explication qu’il souhaitait ; mais Hortense ne s’y prêta point, et il lui reprocha d’être absorbée par le profil du mystérieux personnage, auquel pourtant elle ne songeait déjà plus.

Comme, selon sa coutume, elle ne se défendit de rien. Octave en prit quelque dépit et crut se venger en faisant l’éloge des traits de la villageoise qui escortait le chevalier, et qu’il prenait pour sa femme ou pour sa fille aînée.

— Savez-vous, dit-il, que ce pieux assistant, garde champêtre ou non, a là une très-jolie compagne ?

— Oui, je la regarde aussi, répondit Hortense : elle est mieux que jolie, elle est charmante, et je n’ai jamais vu la candeur et la dignité féminines mieux caractérisées.

— Il est certain, reprit Octave, blessé de n’avoir pas éveillé le moindre sentiment de jalousie, que ces filles des champs ont quelquefois leur mérite ! Quand par hasard elles ont des formes élancées et des traits délicats, comme celle-ci, il y a en elles une expression de droiture et de sérénité qu’on chercherait en vain chez les femmes du monde les plus pures.

— Je le crois aussi, répondit Hortense sans se fâcher de l’impertinence préméditée. Il y a, dans cette jeune fille ou dans cette jeune femme, toute une vie de sagesse ou de vertu dans l’avenir comme dans le passé, j’en répondrais sans la connaître.

La messe finissait. On descendit pour jeter l’eau lustrale sur le cercueil. Le chevalier n’avait pas bougé de son banc, où il se tenait debout avec sa compagne et ses enfants. Il attendait que toute la famille eût rempli cette formalité, se promettant d’arriver là comme partout, le dernier, et de passer inaperçu.

Hortense, toujours appuyée sur le bras d’Octave, se trouva auprès du banc d’œuvre et put voir de près les deux personnages qui avaient attiré de loin ses regards. Elle fut encore plus frappée de l’air de fierté mélancolique qui caractérisait M. Sylvain de Germandre et de la dignité calme de sa compagne. En ce moment, les yeux du chevalier rencontrèrent ceux d’Hortense et se baissèrent aussitôt. Je crois que le brave homme avait rougi ni plus ni moins qu’une jeune fille ; et, par un contraste remarquable et pourtant très-logique, la belle paysanne, qu’Octave regardait effrontément, ne se troubla en aucune façon et ne daigna pas faire la moindre attention à lui. Elle parla bas avec les enfants, puis elle s’assit entre eux, rabattit son voile d’étamine noire sur sa coiffe blanche et parut insensible à tout ce qui se passait autour d’elle.

Quand toutes les aspersions furent terminées, le chevalier se leva, et, suivi de sa famille, il accomplit à son tour le rite funéraire. Hortense, qui s’éloignait, s’arrêta et se retourna instinctivement ; elle fut touchée de la grâce rustique avec laquelle la villageoise passait aux enfants la branche bénite et de l’air sérieux avec lequel le père surveillait le sérieux de leur action. Ces enfants étaient beaux comme le jour. Endimanchés dans leur pauvre deuil propre et grossier, on voyait qu’ils avaient promis d’être sages, et vraiment ils se comportaient mieux que la plupart des assistants.

Tout le monde passait dans le cimetière, qui, selon l’usage des campagnes, touchait à l’église. On avait ouvert une porte particulière, et l’assemblée se tenait en haie pour laisser passer le cercueil de plomb, porté par seize hommes vigoureux. Le majordome veillait à ce que les cordons fussent tenus par les plus proches parents. Ce fut d’abord l’abbé, puis Octave, puis le chevalier et son fils, ce rôle n’étant attribué qu’au sexe masculin. Le chevalier n’avait pas prévu qu’il serait appelé à se mettre ainsi en évidence ; mais il n’y avait pas moyen de s’y refuser. Avec une résolution désespérée, il prit place, en indiquant à son petit garçon la place derrière lui.

Ce fut seulement alors que tous les yeux se portèrent sur cet étranger et qu’un murmure d’étonnement et de curiosité parcourut l’assistance. Quant à Octave, il savait assurément l’existence de son cousin ; mais il l’avait supposé compris dans la quantité de parents inconnus qu’il avait salués au salon, et qui s’étaient entassés ensuite dans la tribune. Il fut donc très-surpris de le voir prendre le cordon dont il allait s’emparer ; et, comme il ne convenait pas à sa susceptibilité de marcher derrière l’abbé, il interpella Sylvain assez brusquement, en lui demandant à voix basse qui il était ou qui il prétendait représenter.

— Monsieur est le chevalier de Germandre, répondit vivement M. Guillot, et, par conséquent, parent au degré le plus proche après M. l’abbé de Germandre.

Octave eût dû se contenter de cette explication ; mais la figure du chevalier lui déplaisait, peut-être par la raison qu’elle avait paru intéresser Hortense, et il revendiqua le droit d’aînesse de son grand-père en termes assez secs pour qu’une querelle pût en résulter. Mais le chevalier céda sur-le-champ avec douceur.

— Je n’ai aucune prétention en semblable matière, dit-il au majordome sans adresser la parole à Octave, circonstance que celui-ci attribua plus volontiers à la crainte qu’au dédain ; je me mettrai où l’on voudra, et je ne me mettrai nulle part plutôt que de discuter en pareil lieu et en pareille circonstance.

— Pardon, monsieur, reprit Octave, je ne discute pas, je réclame. Votre place est, non pas derrière moi, mais à celle qu’occupe M. l’abbé, qui est le plus jeune des frères de mon grand-oncle.

— C’est juste, dit l’abbé, si on s’en tient aux données de l’ancien régime plus qu’aux liens du sang. M. le chevalier tranchera la question pour ce qui nous concerne, lui et moi. Je ne veux pas plus que lui discuter ici.

— Et moi, monsieur, je crois, reprit Sylvain, que, dans le temps où nous vivons, les liens du sang et les droits de l’âge sont les seuls qui signifient quelque chose. Vous êtes mon oncle, et ma place est derrière vous.

— Alors, dit Octave, c’est une leçon que vous me donnez ?

— Je n’ai pas cette prétention, répondit le chevalier.

— Finissons-en, messieurs, dit l’abbé ; tout le monde attend que nous nous mettions en marche, et on se demande ce qui nous arrête.

Octave s’était trop avancé pour céder, il laissa le chevalier au second rang ; mais, comme il avait l’esprit trop juste pour ne pas sentir qu’il avait tort et que la modestie du chevalier, ainsi que la modération de l’abbé, était plus convenable que son emportement, il en ressentit de l’humeur et regarda du côté d’Hortense avec inquiétude.

Heureusement pour lui, Hortense était trop loin pour savoir ce qui venait de se passer. Fatiguée de la chaleur et de l’éclat des bougies, elle s’était avancée avec sa mère dans le cimetière, et, en attendant le cortège, elle s’était assise à l’écart sur une tombe pour respirer. Elle se leva en entendant approcher le cercueil, et c’est alors seulement qu’elle vit les paysans du banc d’œuvre au nombre des quatre plus proches héritiers mâles du défunt.

— Ce doit être votre cousin le chevalier, lui dit sa mère après avoir réfléchi, celui qui habite le Berri. Ce ne peut être que lui ! Mais pourquoi ce costume rustique ? Cela est fort extraordinaire, en vérité ! Est-ce une nouvelle mode française ?

Labrêche, qui avait suivi madame de Germandre pour lui porter une ombrelle ouverte, se hâta de redresser son jugement.

— Non, madame la baronne, répondit-il sans être interpellé, ce n’est point une mode française : je connais toutes les modes nouvelles ! mais ce peut bien être une manie républicaine. J’ai ouï dire que le chevalier avait servi dans les armées de la République, et M. le marquis assurait qu’il avait de très-mauvaises opinions.

— En ce cas, dit étourdiment madame de Germandre en s’abandonnant à une satisfaction ingénue, c’en est toujours un qui n’héritera pas, celui-là !

— Tant pis ! dit Hortense en suivant des yeux le chevalier ; car je ne crois point aux manies républicaines, moi ! Je crois bien plutôt que le chevalier s’est fait paysan parce qu’il est dans la misère, et le marquis aurait bien dû penser à lui et à ses beaux enfants.