La Famille de Germandre/4

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Calmann Lévy (p. 74-86).



IV


Hortense, condamnée au tête-à-tête avec son cousin, affecta plus de distraction qu’elle n’en éprouvait, afin de lui épargner la mortification de se déclarer en pure perte, et elle feignit une grande impatience de voir arriver le chevalier.

— Allons, décidément, lui dit Octave avec dépit, l’homme de campagne vous tient au cœur, ma belle cousine ! Il n’y a pas moyen de vous parler, n’est-ce pas ? J’avais pourtant des choses sérieuses à vous dire.

— Vous, des choses sérieuses ? Allons donc, mon cher Octave ! est-ce que vous êtes malade ?

— Oui, très-malade ! malade de colère, d’amour et d’inquiétude.

— Eh bien, si vous m’en croyez, nous causerons une autre fois. Le temps qui nous reste avant la réunion pour la lecture ne suffirait pas pour ce que nous avons à nous dire.

— Peut-être ! On attend une parente en retard. On peut l’attendre encore une heure, et moi, d’ailleurs, j’aurai tout dit en un mot : Hortense, je vous aime ! Est-ce clair, et voulez-vous me répondre ?

— Alors je vous répondrai en un mot. J’ai de l’amitié, beaucoup d’amitié pour vous.

— Beaucoup d’amitié ? c’est là tout, décidément

— Il faut vous en contenter et me payer de la même monnaie. Je ne vous réclame que ce qui m’est dû.

Octave mordit sa moustache et faillit répondre avec aigreur ; mais il prit le temps de la réflexion et se ravisa. On pouvait se contenter de l’amitié dans le mariage, et la vraie question, c’était le mariage.

— Question de délicatesse avant tout, lui dit-il continuant tout haut sa pensée ; nous pouvons hériter tous les deux, ou nous pouvons n’hériter ni l’un ni l’autre. Alors la question reste ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elle est réservée, comme disent les diplomates. Mais, si l’un de nous hérite, et si c’est moi ?…

— Si c’est vous, je m’en réjouirai de tout mon cœur ; mais si c’est moi ?…

— Je me retire avec la fierté et la discrétion qui conviennent à un homme sans ressources vis-à-vis d’une femme trop opulente ; ça va sans dire.

— Et moi qui serais, à peu de chose près, dans la même position vis-à-vis de vous si vous héritiez, j’aurais la même fierté, je vous prie de le croire. Je ne souffrirais pas vos hommages, même sous forme de plaisanterie.

— Et pourquoi ne les souffririez-vous pas s’ils étaient sérieux ?

— Ah ! oui, voilà le hic, dit Hortense en riant. Il faudrait que ce fût si sérieux, que vous n’en pourriez jamais venir à bout.

— Vous me jugez très-mal, Hortense ! je vous aime sérieusement.

— D’amitié, oui ! je m’en flatte et j’y crois avec plaisir.

— C’est plus que de l’amitié !

— Admettons que ce soit un amour fraternel.

— Et si c’était de la passion ? reprit le jeune militaire en jetant ses bras autour d’elle.

— Ici, je vous arrête, dit Hortense en se dégageant sans terreur et sans trouble. Il y a autre chose que la passion de la jeunesse et le dévouement de l’amitié. Il y a l’amour vrai, qui ne peut s’expliquer par démonstration, mais qui se sent au fond de l’âme et que je rêve, mais que vous n’éprouverez jamais, parce que vous ne le comprenez pas.

— Voilà des subtilités insupportables, s’écria Octave en colère. Vous avez lu trop de romans, ma cousine, et vous ne serez jamais heureuse ni juste, parce que vous vivez dans un idéalisme impossible.

— Peut-être ! Que voulez-vous ! je suis ainsi.

— Vous ne voulez pas guérir de cette maladie ? Alors prenez patience et tâchez de me l’inoculer. Si je m’y prête, voyons, refusez-vous de m’éprouver et de me connaître ? Voilà la première fois que je peux vous parler sans témoins !

— Pour que je vous réponde, mon cher Octave, il faut que je connaisse votre sort. Si vous restez pauvre…, eh bien, le devoir de mon affection est de ne pas vous refuser un certain temps d’épreuve nouvelle. Si vous devenez riche…

— Vous serez charmée d’être débarrassée de moi ; car vous avez de la compassion pour ma petite épaulette, et rien de plus !…

Octave parcourut le boudoir en faisant crier ses bottes et craquer ses doigts. Puis, revenant à la raison par un de ces brusques changements qui lui étaient propres :

— C’est pourtant quelque chose, reprit-il, et je devrais vous remercier de votre bon cœur.

— Nous avons bon cœur tous les deux, dit Hortense en lui tendant la main ; nous voudrions nous enrichir l’un l’autre, cela est bien évident. Vous voyez donc que c’est une vraie amitié de frère et de sœur. Mais ne nous y trompons pas, ce n’est rien autre chose, et, pour moi, ce ne serait pas assez dans le mariage. Je ne veux pas faire un mariage de raison.

Octave garda un instant le silence. Il se dit qu’en cas d’héritage sa conscience était dégagée vis-à-vis de madame de Sévigny, et il ressentit même une certaine satisfaction à l’idée que sa liberté n’était point compromise par la déclaration qu’il venait de risquer. Mais, tout aussitôt, l’amour-propre lui fit sentir sa blessure, et, quelle que fût l’issue de la situation, il se vit éconduit ou peu s’en faut. La colère lui revint, et il éprouva le besoin d’être amer.

— Tenez, Hortense, dit-il en ouvrant brusquement la fenêtre pour ne pas étouffer, vous devriez épouser l’homme de campagne ! Justement, le voilà qui passe sur la terrasse. Regardez-le ! Il est charmant, celui-là, avec ses culottes de ratine, ses bas rayés et ses gros souliers, son habit de velours d’Auvergne, sa brette au flanc et son chapeau de soldat républicain sur des cheveux plats, à la mode du Directoire ! Il est tout à fait ce qu’il m’a semblé à première vue : le modèle des vertus civiles et militaires du garde champêtre !

— Et pourquoi non ? dit Hortense ; pourquoi ne le serait-il pas ? Il est si pauvre ! Pensez-vous à ce qu’il faut de courage et de raison pour se trouver heureux avec sept cents livres de rente ?

— J’ai été en plus mauvaise passe, dit Octave ; j’ai manqué de pain sous cette belle République que notre cher cousin servait, dit-on, en conscience ; et je ne me suis plaint à personne !

— Je le sais, et je vous estime pour cela ; mais vous ne vous trouviez pas heureux !

— Et vous croyez qu’il se trouve heureux, lui ? Vous prenez au sérieux la leçon que vous a récitée sa sœur la paysanne ? Tout cela est une pose ; oui ! on pose au village comme ailleurs. Regardez-le donc, votre héros de stoïcisme ! Il a la figure la plus chagrine qui se puisse voir quand il ne s’aperçoit pas qu’on le regarde.

Hortense regarda le chevalier à travers la persienne. Il marchait à pas comptés, portant sous son bras gauche un gros livre de messe, et tenant de la main droite la main de son petit garçon. Il cherchait sa sœur en passant discrètement devant les portes, sans oser encore pénétrer dans les appartements du rez-de-chaussée. Il était fort pâle, et sa démarche hésitante et brisée lui donnait l’air encore plus gauche que de coutume. Sa mise était bien telle qu’Octave l’avait décrite, et Hortense, en le regardant, eut une envie de rire mêlée à je ne sais quelle envie de pleurer. Pour donner le change à la bizarrerie de son émotion, elle fît à Octave la concession de se moquer du pauvre campagnard.

— Vous l’avez calomnié, lui dit-elle ; il n’a pas la tournure martiale d’un garde ; il a bien plutôt l’air d’un magister de village qui mène tristement promener son unique écolier.

Le chevalier avait disparu ; il s’était décidé à entrer, à la requête de son petit garçon, qui, ayant mangé de la galette sans boire, criait la soif, sans avouer que la galette était déjà loin et qu’il avait encore faim. C’est alors que le chevalier s’aperçut qu’il avait faim lui-même, et qu’il fut content d’être forcé, par la souffrance de son enfant, de céder à la sienne propre.

Il avait aperçu Labrêche dans la galerie, et, comme il avait un prétexte pour l’aborder en lui demandant où était Corisande, il réclama en même temps un verre d’eau pour Lucien. Malgré sa résolution de chercher à déjeuner, il n’osa pas demander davantage, comptant qu’on lui offrirait davantage, et suivant en ceci la coutume de discrétion excessive et farouche qui caractérise les paysans et même les petits bourgeois de campagne.

Labrêche, qui avait beaucoup à se faire pardonner par mademoiselle de Germandre et qui se sentait fort compromis dans le cas où le chevalier hériterait, s’empressa de la façon la plus gracieuse à le satisfaire. Il n’avait pas vu sortir Corisande avec la baronne. Il crut qu’elle était encore dans le boudoir et il y conduisit le chevalier en lui disant qu’il y trouverait aussi des rafraîchissements.

Il n’y avait plus moyen de reculer. Le chevalier fut annoncé et introduit dans le boudoir, où Hortense et Octave étaient encore à la fenêtre, cherchant des yeux ce qu’il était devenu, et riant de lui, l’un avec malice, l’autre par complaisance.

Aussi, en entendant Labrêche prononcer le nom du chevalier de Germandre, Hortense se retourna-t-elle avec vivacité, et, craignant qu’il n’eût entendu une dernière plaisanterie qu’elle venait de faire sur son compte, elle se troubla et l’accueillit avec une certaine agitation mêlée de frayeur et d’empressement.

Il n’y a rien de pis pour une personne timide que d’être en face d’une personne troublée. Le malaise ne peut être dissipé que par une bienveillance calme, et, quand on a peur l’un de l’autre, on s’enferre comme deux maladroits dans un duel. Le pauvre Sylvain, déjà inquiet d’avance de son entrée, fut bouleversé en reconnaissant dans madame de Sévigny la femme charmante dont le regard l’avait fait trembler lorsqu’à l’église elle s’était approchée de son banc. En outre, elle lui parut contrainte, et il se demanda rapidement si ce n’était pas pour se moquer de sa tournure qu’elle l’avait fait demander. Cette idée lui causa une sorte de vertige, et, bégayant des paroles inintelligibles, il ne sut pas même saluer. Il voulut ôter son chapeau ; mais il ne s’aperçut pas que, pour cela, il fallait quitter la main de son petit garçon autour de laquelle ses doigts s’étaient crispés, ou laisser tomber le missel qu’il tenait sous son bras gauche. Aussi le livre tomba-t-il avec fracas. Il voulut le ramasser et lâcha le chapeau, qui tomba aussi. Enfin il se décida à lâcher l’enfant, qui ramassa le chapeau, pendant que Labrêche ramassait le livre. Alors le chevalier fit son salut, fort embarrassé de ses mains qui ne tenaient plus rien, et n’entendant pas les paroles de bienvenue qu’Hortense, prise d’un rire nerveux, bégayait aussi.

Ce fut bien autre chose quand, sur l’invitation de la jeune femme, il fallut s’asseoir. Labrêche, voyant l’embarras de son protégé, lui avançait un siège, et Octave, se faisant un jeu de cette scène de détresse, lui en présentait un autre. Le chevalier, éperdu, ne savait auquel entendre.

Le petit Lucien, qui n’était pas timide et qui connaissait l’infirmité de son père, voulait l’aider à se décider vite, et Sylvain trouvait moyen de l’avoir toujours dans les jambes, quelque adroite évolution que fît l’enfant pour lui faire prendre sa droite ou sa gauche. Embarrassé de son livre et de son chapeau qu’il avait ressaisis, on ne sait pourquoi, le chevalier ne pouvait relever son épée, et, sans Labrêche, qui vint à son aide, on peut croire qu’il y eût renoncé et qu’il eût cédé à l’envie de se sauver à toutes jambes.

Pourtant, après avoir sué sang et eau, il était parvenu à s’installer sur la plus haute et la plus incommode des chaises. Comme il n’était pas grand, ses pieds touchaient à peine à terre. Il avait donné dans ce piège tendu par Octave ; mais il était bien loin de s’en apercevoir, ne songeant plus qu’à dissimuler son gros livre sous son grand chapeau, le tout posé et retenu sur ses genoux disposés en pente.

Après avoir épuisé le chapitre des aimables reproches sans avoir pu obtenir de lui une réponse qui eût le moindre sens, Hortense prit le parti de lui parler de la pluie et du beau temps, tout en regardant avec surprise la transparence et la beauté de ses yeux, qui révélaient une sensibilité extraordinaire. Mais elle fut forcée de s’avouer à elle-même qu’un homme si nerveux et si impressionnable mettait les autres au supplice, à moins que, comme Octave, ils ne fussent décidés à le tourner en ridicule.