La Famille du Docteur, Scènes de la vie de comté en Angleterre

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La Famille du Docteur, Scènes de la vie de comté en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 5-44).
LA
FAMILLE DU DOCTEUR
SCENES DE LA VIE DE COMTE EN ANGLETERRE.[1]

….. Il y a aujourd’hui un an, jour pour jour, heure pour heure, que je suis sorti de la petite maison de Grove-Street, le désespoir au cœur, m’avouant que j’étais un lâche et me disant en même temps que j’avais parfaitement raison de ne pas épouser Bessie Christian. Que serions-nous devenus, bon Dieu ! elle, avec ses deux vieux parens, que toute son économie et tout son travail faisaient vivre à peine, et moi, jeune médecin encore inconnu, en quête d’une clientèle douteuse, n’osant pas même me parer du titre de docteur, que j’ai légitimement acquis, pour ne pas effrayer les malades par la perspective de payer mes visites au taux réglementaire d’une guinée ? La lutte, déjà bien difficile pour moi, que je soutiens à Carlingford contre l’influence acquise, la réputation faite du docteur Marjoribanks, serait devenue littéralement impossible. Ce vieil Écossais arriéré, avec son ignorance méticuleuse, sa simplicité rusée, sa fausse bonhomie et cette tabatière d’or où il puise sans cesse, a conquis de par la puissance de l’habitude le patronage de Grange-Lane, notre vieille rue aristocratique, et c’est tout ce que je puis faire que de me maintenir pour ainsi dire en dehors de ses domaines, dans ces quartiers nouvellement bâtis et peuplés de nouveau-venus comme moi.

N’importe, je n’ai pu assister hier sans une émotion pénible au mariage de Bessie Christian. Vainement ai-je cherché sur ce beau visage blond l’expression d’un regret qui répondît au mien : elle était calme, souriante et sereine. Quand je l’ai saluée du nom de « mistress Brown, » son teint ne s’est pas animé, ses lèvres n’ont pas frémi, elle n’a eu l’air ni de triompher ni de me plaindre. Elle se disait probablement comme tant d’autres : « Voilà une âme vulgaire et faible, qui n’a ni l’audace des héros, ni la résignation des martyrs. Épris de moi, touché du sort misérable qui m’était fait, appréciant ma constance résignée, mon dévouement infatigable, il ira voulu ni partager ma tâche, ni m’associer à sa destinée. Un autre s’est rencontré qui m’a peut-être moins bien comprise, et qui m’a néanmoins plus complètement aimée. Je me donne à lui sans arrière-pensée, sans vains retours sur un passé qui n’est plus, et sans craindre que l’avenir me fasse regretter... ce qui aurait pu être. » J’ignore si c’est là très exactement ce qu’elle se disait. Elle est si douce, et son âme est si bien fermée à tout sentiment amer! Mais d’autres intérieurement se tenaient ce langage. J’ai lu ma condamnation sur mainte physionomie. Que j’aurais donc voulu, au sortir du temple, pouvoir conduire ici ces gens si dédaigneux, ces juges si sévères, et leur montrer le boulet que je traîne après moi!... Que j’aurais voulu pouvoir leur dire à mon tour : « Non certainement, je ne revendique pas le titre de héros, j’ai conscience de ma faiblesse, je ne retrouve pas en moi l’élément sublime qui élève un homme au-dessus de la foule et le signale à l’admiration des âmes d’élite; mais, quant à la résignation silencieuse du martyre, je la pratique à votre insu, sans une plainte, sans un murmure. Personne ne sait que j’ai commencé ailleurs ma carrière, et qu’après deux années d’efforts absolument perdus, il m’a fallu quitter la ville où j’étais établi. Personne ne sait qu’ici même je suis menacé d’un désastre pareil, et que, pour le conjurer, il faut toute ma volonté, toute mon énergie... »

Je suis sûr que bien des gens m’envient quand ils me voient le matin sauter lestement dans mon drag, prendre les rênes des mains de mon groom, et commencer au grand trot ma tournée de visites. « L’heureux célibataire! disent-ils; quelle rapide désinvolture, quelle absence de soucis! » Et pendant qu’ils s’extasient ainsi sur mon bonheur, voici l’image que j’ai sous les yeux. Dans une chambre mansardée, au second étage de ma maison, près d’un feu qui brûle toujours, sur un divan dont les coussins ne sont jamais à leur place, au sein d’une atmosphère sans cesse chargée de tabac, entouré d’une vingtaine de romans lus et relus à satiété, fumant une pipe éternelle qui dépose de tous côtés, par petits tas, ses cendres grisâtres, un être constamment oisif (que je n’ose véritablement appeler un homme) continue sans plaisir et sans utilité une existence honteusement inerte, fardeau pour lui, fardeau pour les autres. Nulle excuse à sa paresse. Les souffrances nerveuses dont il se plaint sont une vraie dérision, les prétextes dont il colore son oisiveté autant de mensonges; les distractions vulgaires qu’il va parfois chercher mystérieusement au dehors, et dont le secret m’est révélé de mois en mois par les notes qu’on m’apporte, ont pour complices mes propres domestiques, aveuglés par les manières affables de cet hôte terrible, et qui ne se rendent pas compte du discrédit auquel ils m’exposent... N’est-ce pas là un tableau consolant, une image agréable à traîner après soi? — Et n’est-on pas heureux d’avoir un frère pareil?

Quand je pense que Fred était l’idole de nos parens, que ses talens faisaient leur orgueil, qu’ils se berçaient pour son avenir des chimères les plus brillantes, — et que toutes ces illusions ont abouti en définitive à un avortement complet, qu’il a vainement tenté fortune d’abord en Angleterre, puis en Australie, et que, revenu depuis cinq mois, il est probablement à ma charge pour le reste de ses jours, — je ne saurais me défendre d’une secrète irritation. A quoi bon cependant? la fatalité ne se discute pas : on plie les épaules, et voilà tout!...

C’est ce que j’ai fait hier en rentrant après cette journée d’angoisses et d’amertume. La vue de Fred qui s’en revenait furtivement au logis, rapportant du cabinet de lecture deux ou trois romans nouveaux, m’a d’abord agacé les nerfs. Les récriminations étranges par lesquelles il a répondu aux reproches muets de ma physionomie ont provoqué de ma part une explosion de colère. Le tort qu’il a fait à notre famille, le tort qu’il m’a fait à moi-même, en me forçant par ses exigences pécuniaires à quitter la ville où il m’avait cédé sa clientèle, tout cela me revenait à l’esprit, et je l’ai fort malmené; mais de mon grand fauteuil où il se carrait avec une aisance in- croyable, il m’a répondu avec un sang-froid si dédaigneux, une impassibilité si complète qu’il a fini par me désarmer. « Croyez-vous donc, Ned, me disait-il, que je n’apprécie pas vos procédés à leur juste valeur?... Au lieu de m’associer à vos travaux, au lieu de me produire dans le monde, vous avez l’air de rougir de moi, vous me calfeutrez dans un grenier qui deviendrait bientôt une prison, si je vous laissais faire... Allons donc! sont-ce là les idées d’un gentleman? Vous croyez-vous quitte envers votre frère, momentanément aux prises avec la fortune, en lui fournissant l’eau et le pain ?... Vous n’êtes vraiment pas fait pour une profession libérale... On ouvre boutique, mon cher, quand on a ces façons de voir... Du reste, je ne vous les avais jamais connues... Il faut que vous soyez tourmenté de quelque chose que je ne sais pas... Je n’insiste nullement pour avoir vos secrets; mais si vous m’en croyez, nous passerons ici même dans ce joli salon (Crésus que vous êtes!) une soirée comfortable... Faites apporter le souper, je vous régalerai de mes histoires australiennes... Vous saurez, à un iota près, ce qui m’a fait quitter la colonie... La vérité tout entière vous sera connue... »

Le croirait-on? cet absurde langage a fini par triompher de mes répugnances. J’avais besoin d’oublier, j’avais soif d’épanchemens, d’affection, de vieux souvenirs. Je ne me suis repenti que ce matin, — en m’éveillant la tête un peu lourde, les idées un peu moins nettes qu’à l’ordinaire, — d’avoir cédé aux perfides insinuations de mon frère aîné.


….. Quelle journée, quelle catastrophe! J’étais à peine habillé, on frappe à ma porte : « Deux dames vous demandent... Elles attendent en bas; elles ont sollicité la permission de déposer leurs malles dans le vestibule... » On juge de ma stupéfaction : « Leur nom? — Elles veulent vous le dire elles-mêmes. » J’achève ma toilette dans un trouble d’esprit incroyable, et je descends quatre à quatre. A la porte du salon, cependant un bruit de voix m’arrête, et j’écoute fort indiscrètement, je l’avoue. Les propos du reste, articulés d’une voix très douce, n’avaient rien de confidentiel. « Bon Dieu ! disait la voix, quelle odeur de tabac dans cette pièce !... Pour se supporter dans une atmosphère pareille, il faut qu’il ressemble à Fred. — Pauvre Fred ! reprit alors une autre voix plaintive et traînante... Pourra-t-on nous dire où il habite?... Mais chut, j’entends un pas derrière la porte !... » Le moment d’entrer était venu; j’entre en effet et me trouve en face de mes inconnues, qui venaient de se retourner toutes deux : l’une assise près de la table, l’air inquiet, le teint un peu flétri (c’est la voix plaintive), se soulève et tend vers moi des mains suppliantes. L’autre, plus jeune, plus alerte en ses mouvemens, tête vive et brune, surchargée d’abondans cheveux noirs, toute vie et toute action, se hâte de s’interposer entre sa compagne et moi. Est-elle jolie? Je n’en sais trop rien. Ses prunelles noires ont l’éclat de la mûre, et ses lèvres rouges celui de l’églantine. Elle prend la parole la première avec une certaine précipitation : « C’est votre frère, monsieur, dont nous voudrions savoir l’adresse... Nos lettres devaient lui être acheminées chez vous... Mais il n’écrit pas depuis un an, et ma sœur est fort inquiète. — Voilà, Nettie, ce qu’il ne fallait pas dire!... Où est-il, monsieur? où est mon pauvre Fred?,..

— S’agirait-il, madame, de mon frère,... de mon frère Frederick... Et pourrais-je savoir quel intérêt?... »

Les deux femmes ne semblaient plus si pressées de parler, et se regardaient l’une l’autre avec un certain embarras.

« Je vous l’avais dit, s’écrie tout à coup la brunette; il avait caché son mariage à sa famille... Le poltron!... » Puis avec un petit air tragique et me montrant du doigt sa compagne : « Voici ma sœur, monsieur,... mistress Frederick Rider, ou plutôt, puisque votre frère est l’aîné de la famille, mistress Rider en personne! voudrez-vous bien lui dire où est son mari? »

Et comme j’hésitais à répondre, complètement abasourdi :

« Docteur Rider, reprit-elle, interrompant les supplications plaintives de sa sœur, veuillez vous expliquer sans retard!... Si vous n’avez jamais entendu parler de nous, en revanche nous vous connaissons de reste... Mon beau-frère ne nous a rien laissé ignorer... Vous ne prétendez pas, sans doute, séparer la femme et le mari?... Je suis là d’ailleurs, et c’est pour ma sœur que j’ai fait le voyage... Dieu merci, j’ai gardé mon argent alors qu’elle se laissait dépouiller du sien; je veillerai sur elle et sur ses droits... »

Après cette harangue ab irato, la sœur allait recommencer ses doléances, mais j’y coupai court immédiatement :

« Vous pouvez vous rassurer, madame, Fred se porte bien, — aussi bien du moins qu’à l’ordinaire... Je ne suis pas bien sûr, ajoutai-je avec une certaine amertume, qu’il soit en état de se présenter devant des dames; mais je présume que vous devez connaître ses habitudes... Quant à moi, vous me permettrez de ne pas prolonger cette visite tout à fait imprévue. Mes heures, mes minutes sont comptées... Je puis seulement me charger de faire annoncer à mon frère que vous êtes là... Excusez le décousu de cet accueil... J’étais si loin de m’attendre... Est-ce que vous avez fait seules, mesdames, le voyage d’Australie?...

— Pas le moins du monde, répliqua cette belle-sœur qui me tombait des nues... Les enfans sont à l’hôtel... Nettie a prétendu qu’il était inutile de les amener, à moins d’une installation complète. »

Les enfans! Il y avait des enfans?... Que faire, que devenir? Et le drag qui attendait à la porte! et les cliens qui s’impatientaient déjà... Pendant que je demeurais irrésolu, l’infatigable Nettie prit de nouveau l’initiative :

« Encore une fois, monsieur, l’adresse de Fred... Je le préparerai à recevoir Susan... Il peut me dire, à moi, tout ce qu’il lui plaira, cela ne m’importe guère; mais Susan doit être ménagée. Susan est votre belle-sœur, docteur Edward, et je suis la sœur de Susan. Nous ne comptons pas vous déranger... Je me charge de tout... Seulement ayez confiance en moi.

— Confiance! m’écriai-je... Mais Fred est parfaitement libre... C’est bien malgré moi qu’il est installé dans ma maison... Il dort encore, voilà tout, et je crois qu’il serait inopportun de le réveiller... Maintenant, mesdames, ajoutai-je, il me faut bien vous apprendre que rien ici ne se prête à l’installation d’une famille... Si donc vous voulez retourner à l’hôtel où vous avez laissé les enfans, je me charge de vous y envoyer Fred aussitôt qu’il sera levé... C’est en bonne vérité tout ce que je puis faire.

— Susan retournera; moi, je reste, » riposta Nettie avec sa promptitude accoutumée. Et comme sa sœur insistait sur l’inconvenance qu’il y avait à ce qu’elle demeurât seule dans une maison étrangère : « Laissez donc, reprit cette courageuse personne, vous me prenez pour une demoiselle de Londres... Mais je n’ai besoin d’aucun chaperon... Je dois rester, et je reste. »

Là-dessus elle se jeta résolument dans le même grand fauteuil où j’avais vu, le soir précédent, se dandiner maître Fred, et, retirant son chapeau, elle écarta de ses deux petites mains, — un peu brunes, il est vrai, mais exquises de forme, — les épais bandeaux qui semblaient tendre à se réunir sur son front. Je ne sais comment mes idées changèrent aussitôt. Il me parut moins intolérable de laisser ma maison à la discrétion de ces deux femmes. Elles n’y mettraient pas le feu après tout, et quant à chasser de chez moi brutalement cette gentille Australienne, il n’y fallait décidément pas songer. Le groom venant à frapper aux carreaux pour m’avertir qu’on me demandait au dehors, je partis sans autres réflexions.

Ecrasé de travail pour toute la journée, je traînais après moi de visite en visite une étrange préoccupation. Au ressentiment que me laissait la dissimulation de mon frère, — cette dissimulation entachée de tant d’ingratitude, et si puérile d’ailleurs, si mal raisonnée, — se joignait la crainte de l’invasion qui me menaçait. La nécessité de me défendre à tout prix, et (n’ayant pas osé affronter les charges d’une famille qui serait mienne) de ne pas me laisser imposer celles d’une famille étrangère, ne faisait aucun doute à mes yeux; mais comment me tirer de là? Et d’abord, en rentrant chez moi, qu’allais-je y trouver? Une nursery complète sous la surveillance de Nettie? ou bien un mari rebelle dont elle se serait constituée le geôlier? ou bien encore un drame de famille, des explications pathétiques, une réconciliation accompagnée de baisers et de larmes?... Tout cela nie trottait par la cervelle, lorsque, aux premières lueurs du crépuscule, je pus, enfin délivré, tourner vers ma maison la tête de mon cheval. J’y arrivai plein de pitié pour moi-même, d’inquiétude sur les soucis qui attendaient au débotter un pauvre diable épuisé de fatigue et de faim. Ce fut une grande surprise et une grande joie de trouver le logis parfaitement vide et muet, les volets à demi baissés comme de coutume, sans aucune trace d’arrivée ou de bouleversement quelconque. Le plus grand calme régnait aussi sur le visage de la vieille Mary, quand elle vint m’ouvrir la porte.

« Eh bien! mon frère?... et ces dames?... lui demandai-je, voyant que les malles avaient disparu.

— Tous à l’hôtel, monsieur; tous partis dès que M. Rider a été descendu... J’avais prévenu la demoiselle que monsieur ne voudrait jamais d’enfans chez lui... Elle a fait chercher un cab, on y a chargé les malles, ils s’y sont empilés tous les trois, et...

— Quoi! vraiment? ils sont partis?» m’écriai-je avec un soulagement immense. Et de fait je ne pouvais en croire ni mes yeux ni Mary, qui perdait maintenant ses peines à s’excuser d’avance du mauvais dîner que j’allais faire après un retard si contraire à mes habitudes.

J’avais certainement un grand poids de moins sur le cœur, j’étais débarrassé d’une véritable inquiétude ; mais à cette satisfaction très réelle se mêlait un désappointement très réel aussi. On n’aime pas à voir déranger son programme, et la solitude, le calme dont j’étais entouré (véritables bienfaits du ciel!) ne m’inspiraient qu’une reconnaissance... contrariée. Mary n’a pas eu à se louer de cette disposition. J’ai critiqué avec une injustice palpable le dîner beaucoup trop cuit qu’elle avait à m’offrir. Mon Times ensuite m’apparut dépourvu de tout intérêt. Je n’ai pu mettre la main sur un volume qui stimulât à un degré quelconque ma curiosité distraite. Et j’aurais été forcé de me coucher à une heure infiniment trop bourgeoise, si je n’avais eu l’excellente idée de fixer par écrit les souvenirs de cette journée mémorable.


…… J’attendais ce matin une lettre de mon frère. Apres avoir été pendant cinq grands mois mon cauchemar et mon vampire, peut-être me devait-il quelques explications sur son brusque départ. S’il ne s’en est pas douté, tant pis pour lui. Son ingratitude me peine et me révolte. Je ne crois pas manifester en ceci une susceptibilité outrée... Mais d’où viennent ces retours pénibles? et comment ne suis-je pas plus joyeux d’une délivrance que j’ai tant souhaitée, implorée avec tant de ferveur?... Je devrais brûler un cierge (si j’étais catholique) à ce charmant petit lutin, à cette Titania d’Australie qui est venue faire disparaître d’un coup de baguette tout ce qui gênait ma vie et limitait si étroitement mon avenir.


….. Encore un jour de passé. Pas de lettre, pas de message! Fred est, ma foi, sous bonne garde. Peut-être Titania, la petite fée brune, l’a-t-elle déjà transporté en Australie sur un char de nacre, attelé de colombes... Comme tout cela est courtois, comme tout cela est fraternel!...


« Monsieur,

« Nous sommes encore au Sanglier Bleu jusqu’à ce que nous ayons trouvé à nous loger; ce sera, je l’espère, aujourd’hui même. Je regrette que Fred n’ait pas cru devoir vous le mander, et je m’en veux beaucoup de m’en être rapportée à lui pour cela. Je commence d’ailleurs à penser que nous nous sommes trompées sur son compte et sur le vôtre. Si vous pouviez être ici vers une heure, je serais charmée de vous voir et de vous demander conseil au sujet de notre installation. Ils ne s’y entendent aucunement ni l’un ni l’autre. Vous excuserez, j’espère, l’importunité d’une personne qui arrive en pays inconnu. — On ne vous trouve que le soir, à ce qu’il paraît, et le soir il m’est absolument impossible de sortir, tous les soins intérieurs m’étant dévolus. C’est là ce qui m’oblige à vous déranger, et c’est avec toute sorte d’excuses que je suis, monsieur,

« NETTIE UNDERWOOD. »


Je ne pus m’empêcher de sourire devant cette bizarre formule : « je suis, monsieur, Nettie Underwood. » Sourire n’est même pas le mot propre, car les éclats de ma gaîté firent accourir, toute stupéfaite, la vénérable duègne qui venait de me remettre ce billet. J’étais encore dans un état d’esprit très satisfaisant, lorsqu’après ma tournée du matin, l’horloge sonnant une heure, je débouchai dans George-street, notre rue de Rivoli, notre Pall-mall, où se trouvent à la fois l’auberge du Sanglier Bleu et la maison ample et commode qu’occupe mon très cher confrère Marjoribanks. S’il venait à mourir, — et on meurt partout, même à Carlingford, — j’aimerais à résider, moi aussi, dans un quartier moins excentrique. Cette pensée, que je me hâtai d’éloigner de mon esprit, devait être une inspiration du malin. Elle eut son châtiment immédiat. A peine, me démêlant comme je pus dans les nombreux corridors de la vieille auberge, arrivais-je devant la porte que l’on m’avait indiquée, j’entendis un vacarme à réveiller les morts, et je me trouvai l’instant d’après au milieu de trois diablotins, de trois petits sauvages qui sont, à ce qu’il paraît, mes deux neveux et ma nièce. L’un d’eux, à cheval sur un bras de fauteuil, talonnait vigoureusement sa monture ; l’autre, armé d’une paire de pincettes, courait après sa sœur, dont il essayait de prendre les jambes ; il poussait à chaque tentative inutile un hurlement de désespoir. Tous les trois s’interrompirent, en extase devant le nouveau-venu.

« Un homme ! c’est un homme ! criait le plus jeune, contemplant son oncle à un point de vue tout à fait philosophique. — Il faut aller prévenir Nettie, ajouta la petite fille avec un calme tout aussi imperturbable. — Si c’est Nettie qu’il veut voir, qu’il l’attende ! » ajouta l’aîné. Puis, reprenant en chœur à la manière antique : « Maman ! maman ! maman ! crièrent-ils à l’envi, venez voir !… Il y a un homme ! » Ainsi se passent les choses, paraît-il, dans notre admirable colonie. Leur mère ne tarda pas à se montrer. C’étaient les mêmes allures traînantes, la même voix plaintive qui m’avaient frappé déjà. Peut-être a-t-elle été plus jolie que sa sœur, mais son éclat de blonde est déjà terni, sa taille s’est affaissée. Une lassitude générale est empreinte sur toute sa personne. Je retrouvai cette espèce de faiblesse constitutionnelle jusque dans les paroles malveillantes qu’elle essayait de me décocher et auxquelles j’affectai de ne pas prendre garde. Que m’importaient les impressions d’une personne aussi évidemment bornée ? Devais-je voir en elle autre chose qu’un reflet, un écho des mauvais sentimens que son malheureux mari ne m’avait-jamais dissimulés ? Au fond, cette pensée m’exaspérait ; mais je me gardai bien d’en rien laisser paraître, et, détournant la discussion où elle voulait m’engager, feignant de m’intéresser à ces abominables marmots qui bruissaient autour de nous, j’attendis patiemment l’heure de ma délivrance. L’entrée de Nettie au bras de mon frère, le contraste de cette frêle petite créature douée de tant d’énergie avec le géant apathique et mou, produisirent sur moi une sensation particulière. Je ne pouvais me défendre d’un étonnement mêlé d’admiration en songeant à l’intrépidité de cette enfant devenue l’unique soutien de toute une famille, séparée des siens par des milliers de lieues et portant sans fléchir le fardeau qu’elle s’était volontairement imposé.

« Mille pardons, docteur Edward ! me dit-elle… J’avais cru revenir plus tôt ; mais avec Frederick, vous le savez, on n’en finit jamais… J’ai trouvé à nous loger un peu hors la ville, auprès d’une espèce de chapelle,… la chapelle Saint-Roque, à ce que je crois… Le ministre, par parenthèse, est un fort beau jeune homme… Comment l’appelez-vous ?… Eh bien ! donc, à une centaine de pas de cette chapelle, un petit cottage gothique avec jardin… Il est tout battant neuf. Les propriétaires s’appellent Smith… Si ce sont des gens respectables, j’irai arrêter l’appartement sans retard. Le loyer n’est pas au-dessus de ce que j’y pense mettre. »

Je connaissais parfaitement l’habitation, ainsi que les gens dont elle parlait, et je pus lui garantir l’honnêteté parfaite de ces derniers; mais leur maison était bien éloignée, bien incommode,..

« Voilà justement, dit Nettie me coupant la parole, voilà un des motifs qui lui valent mes préférences. Cette incommodité dont vous parlez, nous y sommes faits, et je ne vois pas que nous ayons fréquemment à venir en ville... C’est donc chose arrêtée... Et maintenant pourquoi le lunch n’est-il pas sur table?... Je l’avais demandé pour une heure; il est une heure et demie... Sonnez, Fred !... C’est ainsi que se perd le temps... Vous, docteur Edward, veuillez vous asseoir. Puisque votre drag est à la porte, vous me conduirez, dès que nous aurons fini, chez ces braves gens, avec lesquels je veux conclure très décidément. »

Devant ces déterminations si nettes, ces ordres si péremptoires, personne ne songeait à répliquer. Moi-même, bien que mes griefs me fissent hésiter à prendre ma part de ce repas de famille, je ne vis pas moyen de refuser à Nettie le service qu’elle me demandait. Depuis qu’elle était là, tout marchait vite et bien. Présidant au repas, elle maintenait dans l’ordre et le silence les trois démons qui naguère encore avaient failli mettre ma patience à bout. Elle faisait la part à Susan comme aux enfans; elle assignait à Fred ce qui était le meilleur pour lui. Jamais je n’avais vu tant de prestesse dans les mouvemens, tant d’autorité dans le maintien, jamais entendu de voix aussi douce et en même temps aussi nette. Elle me parlait d’ailleurs avec une confiance dont j’étais touché. Aussi me sentis-je peu à peu des dispositions plus conciliantes. Et pour rompre la glace entre mon frère et moi, je lui rappelai certains objets, à lui appartenant, qu’il avait omis de déménager.

« C’est vrai, dit Fred avec confusion... Cette arrivée de mistress Rider a été si imprévue... Sans cela, croyez-le bien, je vous aurais prévenu... Nettie...

— Nettie, interrompit ici la femme de Fred, a été d’avis qu’il valait mieux partir sur-le-champ et sans écrire d’avance...

— A quoi servait d’écrire? s’écria la petite personne. N’aviez-vous pas écrit six mois de suite sans obtenir une seule réponse de Fred?... Avec vos anxiétés sur son sort, vos inquiétudes sur sa santé, vous tourmentiez, vous rendiez malheureux tous ceux qui vous entouraient... Je savais parfaitement, quant à moi, qu’il se portait à merveille et n’engendrait pas le moindre souci... Mais à quoi bon? il eût fallu persuader Susan. Ceci étant impossible, nul autre remède que de l’amener ici... N’est-ce pas, docteur Edward? Laisser les enfans derrière nous, c’était tout bonnement se créer de nouveaux soucis. Susan, une fois rassurée sur le compte de Fred, aurait été à leur sujet comme une âme en peine... Et pour en finir il aurait fallu les aller chercher... Le plus court était de les amener tout de suite. Qu’en pensez-vous, docteur?... Un instant, Fred!... c’est assez de bière pour aujourd’hui... »

Et la petite main de Nettie arrêta au passage la bouteille à moitié vidée. Fred rougit quelque peu en faisant les gros yeux à sa belle-sœur; mais il céda néanmoins, et sans mot dire. Céder à Nettie semblait une nécessité providentielle. Elle m’amusait, je dois le dire, au dernier point. Je me sentais enclin devant elle à tout oublier, à tout pardonner. Une faiblesse fraternelle dont je m’étais cru guéri me reprenait par momens. J’allai jusqu’à témoigner quelque amitié à ma belle-sœur, et je crois, Dieu me pardonne! que je fis une niche à l’un des enfans. Ces pauvres enfans, après tout ne fallait-il pas les plaindre? Avec un père comme le leur, déjà parvenu à un âge où on ne remonte plus le courant de la vie, que deviendraient-ils? quels seraient leurs soutiens? Le cœur me manquait à cette seule idée. Sur les six personnes assises avec moi devant cette table, Nettie seule semblait douée de quelque vouloir et de quelque raison; mais suffirait-elle à sa tâche, et, si elle échouait, à qui recourrait nécessairement ce groupe d’infortunés? A moi, sans nul doute. Cette perspective n’avait rien de particulièrement comfortable. Quand on se tue de travail pour sa famille, le salaire est à côté de la peine. En est-il de même quand il s’agit des enfans d’autrui? Ces tristes questions, que je m’adressais sans y pouvoir répondre, me coupèrent peu à peu la parole, et la conversation, à laquelle je ne prenais plus part, tomba d’elle-même.

Aussi fus-je charmé de me retrouver dans mon drag en tête-à-tête avec Nettie.

« Quel joli chemin! disait-elle, et à travers ces portes parfois entr’ouvertes comme on surprend au passage de ravissans intérieurs!... Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, et j’ai à causer sérieusement avec vous... Fred, je m’en aperçois, nous a fait mensonges sur mensonges... Je me garderai bien de le dire à Susan, qui croit à ses paroles comme à l’Évangile; mais entre nous, docteur Edward, votre frère est-il bon à un métier quelconque?

— Pour le moment,... commençai-je fort embarrassé.

— Pour le moment, interrompit-elle avec un peu d’impatience, pour le moment il n’est bon à rien, et je ne me figure pas qu’on ait jamais pu penser de lui autre chose... On disait pourtant beaucoup de bien de son esprit quand il débuta dans la colonie... Pourquoi Susan l’a épousé, je ne saurais le dire... Avec ses airs soumis, qui vous ont peut-être fait illusion, elle est remarquablement obstinée; il y a de ces personnes qui, lorsqu’on les contrarie, tombent malades, menacent de mourir, et à qui on finit toujours par céder... Maintenant que faire d’eux?... Il ne veut pas retourner dans la colonie, et je ne m’en soucie guère davantage... Convient-il de les maintenir ici?

— Vous me posez là une question, miss Underwood...

— Il serait plus court de m’appeler Nettie,... comme fait tout le monde,... me dit mon étrange compagne. D’ailleurs vous êtes en quelque sorte mon frère, et je ne puis demander conseil à personne autre... Je vois chez vous beaucoup de réticences, de ménagemens tout à fait inutiles, sachez-le bien... Si vous croyez que je me fais des illusions sur le compte de votre frère et sur celui de ma sœur, vous êtes dans une erreur absolue. Je savais à quoi m’en tenir avant de quitter l’Australie... Mais pourquoi vous effaroucher ainsi?... Pensez-vous que je vais me tourner contre les miens par cela seul que leur absurdité m’est connue?... Me croyez-vous capable de murmurer contre le poste où Dieu m’a mise?... Pas le moins du monde. Je connais la situation, et je voudrais la connaître mieux encore,... mais pour en tirer meilleur parti... Expliquez-vous donc sans détour. »

J’étais étonné, presque choqué de cette liberté de langage. La résolution de cette jeune fille en même temps m’alarmait sur son avenir. « Ah! me dit-elle, dès qu’elle vit poindre cette pensée, si on pouvait compter sur Fred pour quoi que ce soit, s’il voulait se conduire en homme et travailler pour les siens, je me chargerais bien de nous établir dans un de ces cottages fleuris et d’y procurer aux enfans tous les soins que réclame leur éducation;... mais s’il continue à croupir dans la paresse, nous aurons grand’peine à joindre les deux bouts... On peut vous le dire, docteur Edward, j’ai deux cents livres sterling de revenu... Susan était dans la même position que moi quand elle s’est mariée ; mais Frederick alors s’est fait remettre le capital de cette modique dot, et l’a complètement dissipé. Reste donc à savoir si on peut subsister à Carlingford avec trois enfans et deux cents livres par an.

— Fred serait un grand misérable, m’écriai-je malgré moi, s’il pouvait se résigner à vivre à vos dépens.

— Il me semble qu’il vivait aux vôtres, me répliqua froidement Nettie, — et sans se croire obligé à beaucoup de reconnaissance... Que voulez-vous? il faut le prendre comme il est, puisque nous ne saurions le changer... Mais voici la chapelle, et la maison Smith ne doit pas être bien loin... Ne pourriez-vous, en me présentant comme votre belle-sœur, et en me donnant ainsi votre garantie morale, faire en sorte qu’on nous laisse emménager immédiatement?... Nous payons tout si cher là où nous sommes. »

Elle me regardait en même temps avec ses beaux yeux noirs, au fond desquels une espèce de sourire semblait constamment se jouer, — le sourire de la jeunesse, qui ne doute de rien et marche gaîment aux plus impossibles conquêtes. Cet héroïsme est-il tout bonnement de l’imprévoyance? Ai-je affaire à une espèce de sainte ou à une espèce de folle? Je l’ignore en bonne vérité. Tout ce que je puis dire, c’est qu’elle a les plus beaux cheveux noirs, les lèvres les plus vermeilles, et qu’en l’aidant à descendre du drag j’ai cru recevoir dans mes bras un bouquet de marabouts, une fée des Mille et une Nuits. En la voyant combiner d’avance les arrangemens qu’elle prendrait pour rendre son intérieur le plus commode et le plus comfortable possible, mistress Smith partageait mon étonnement. Nous nous regardions, tout émus de ce bon sens précoce, de cette invention si prompte et si délibérée, de cet entrain courageux, de cette joyeuse sérénité. Faut-il que le ciel ait envoyé à mon frère une pareille protectrice! Mais au fait, pourquoi s’en étonner? Les femmes n’ont-elles pas toujours eu pour les vauriens de l’autre sexe une sympathie charitable? Ne mettent-elles pas une espèce d’orgueil à aider, à consoler avec une persistance infatigable ces lâches qui ne savent rien faire pour eux-mêmes? Que de sacrifices ce malheureux Fred n’a-t-il pas coûtés à ma mère et à ma sœur! Quel dévoûment ne lui témoignent pas aujourd’hui sa femme et Nettie!... Et qu’a-t-il fait pour mériter cette indulgence que rien ne lasse, ce zèle, cette abnégation dont il est l’objet? Il a tout simplement méconnu, mis de côté les devoirs sérieux de l’existence, tandis que moi!... Mais laissons là ce retour inutile, il sent son pharisien d’une lieue. La vérité, c’est qu’on ne peut voir sans indignation, devant une pareille idole, s’immoler une victime comme Nettie.


….. Les voilà installés depuis quinze jours dans ce cottage Saint-Roque, bâti par le même architecte que la chapelle voisine, et qui reproduit pour ainsi dire au dix-millième les distributions d’un château du moyen âge. C’est une forteresse naine, avec tourelles, mâchicoulis et créneaux, où l’on installerait volontiers, sous les ordres du général Tom Pouce, une garnison d’enfans à peine sevrés. Nettie a déployé d’incroyables ressources d’intelligence pour faire entrer tout son monde dans les quatre ou cinq chambres dont elle dispose. Du matin au soir, génie familier, elle imprime la vie et le mouvement à cette espèce de microcosme. Jamais un mouvement d’impatience contre les enfans, jamais un reproche à son indolente sœur; de temps en temps, par exemple, une vive et poignante épigramme à l’adresse de Fred, de cette masse inerte qu’elle s’efforce en vain d’utiliser. Les voisins commencent à la connaître, à l’admirer. Pour moi, je ne sors jamais de là sans une irritation, une indignation profondes. À cette table qu’elle a préparée elle-même, autour de ce pain qu’elle a payé de ses deniers, ils s’assoient tous avec un sang-froid parfait, n’ayant pas l’air de soupçonner ce qu’elle fait pour eux, et trouvant tout simple de vivre à ses dépens. Nettie, du reste, ne semble pas s’en douter davantage ; elle n’a pas conscience de ce dévouement quotidien qui a pris le caractère d’une habitude instinctive. C’est incroyable, mais cela est. Pour elle, s’il faut la prendre au mot, elle subit tout simplement une nécessité inévitable ; elle la subit sans se glorifier et sans se plaindre, comme une loi de sa destinée, à laquelle il serait insensé de vouloir se soustraire. Moi, je me pose toujours la même question : est-ce une héroïne ? est-ce une folle ? A-t-elle infiniment plus de cœur ou infiniment moins de cervelle que la moyenne des autres humains ? Tout cela est inexplicable. Au temps des sorciers, on eût pu la croire victime de quelque philtre, de quelque possession prestigieuse ; mais de nos jours l’asservissement spontané d’une volonté si ferme peut passer pour un véritable miracle.


….. L’hiver se passe, et je ne puis me faire à cette situation. Tout ce que je vois à Saint-Roque me contrarie et me déplaît : j’y retourne cependant, car je ne saurais me dissimuler que mon appui moral est pour la famille de mon frère une ressource presque indispensable. Nettie le comprend et me l’a fait sentir plusieurs fois. Rien de moins amusant que ces réunions trop fréquentes à mon gré. Mon frère après tout, — et malgré les dehors indifférens qu’il affecte, — garde au fond du cœur le sentiment de sa déchéance. Voyant qu’il était inutile de le stimuler par ses sarcasmes et qu’elle l’irritait en pure perte sans obtenir de lui le moindre travail, Nettie a cessé un beau jour cette petite guerre. Elle ne s’occupe plus de lui que pour lui donner la pâtée comme aux enfans. Seulement, ainsi que j’avais fait, elle l’a strictement cantonné dans une chambre du haut, où il vit avec sa pipe et ses romans, au sein du désordre empesté qui lui plaît par-dessus tout. Quand je suis là, s’il descend au salon, je ne puis lui dissimuler, malgré tous mes efforts, le dégoût et le mépris qu’il m’inspire. Il le ressent à sa manière, c’est-à-dire en boudant et en inspirant à sa sotte femme, toujours dominée par lui, la secrète malveillance dont il est animé contre moi. Elle cherche à lui complaire en me disant à mots couverts toute sorte de choses désagréables. Leurs enfans sont odieux. Je ne passe pas à Carlingford pour un ogre, et mes petits malades accueillent au contraire mes soins avec une prédilection marquée; mais ces trois petits sauvages australiens toujours prêts à vous dévisager de leurs yeux ronds grands ouverts, les tranquilles observations qu’ils se permettent sur l’immonde fainéantise de leur père et l’aveugle faiblesse de leur mère, — leur perspicacité, leur insubordination précoces, me donnent aux mains d’étranges démangeaisons. Je n’ai cependant affaire qu’à eux et à leurs chers parens. Nettie est trop occupée pour m’accorder beaucoup d’attention. Elle va et vient comme si je n’étais pas là, toujours affairée, toujours alerte, et ne se refusant pas de temps en temps, quand l’occasion se présente trop belle, le droit de brusquer Fred et Susan : car c’est un trait de sa nature de ne mettre aucune délicatesse romanesque dans ce qu’elle fait de plus grand. Cette simplicité m’impatiente quelquefois. Si du moins elle avait conscience d’elle-même, d’un saint devoir rempli, d’un noble sacrifice noblement fait, il y aurait là du moins quelque germe de consolation; mais elle se refuse obstinément à interpréter ainsi sa conduite. « Ce n’est pas son devoir qu’elle fait, c’est sa volonté. » Je la voudrais voir aussi plus rebutée du milieu où elle vit. Une petite fée comme elle ne devrait pas pouvoir tolérer toutes ces difformités morales qui me blessent, moi, rien que d’y songer. Titania devrait prendre en mauvais gré les Bottom par qui elle se laisse gruger. J’espérais toujours qu’elle s’en apercevrait à la longue, et j’épiais chez elle les premiers symptômes de dégoût qui signaleraient pour moi l’avortement de sa téméraire entreprise. Rien de pareil ne s’étant manifesté, je dois en conclure, ce me semble, qu’il manque à cette nature d’ailleurs si bien douée une certaine finesse de perceptions, une certaine délicatesse de sentimens dont une femme n’est jamais impunément dépourvue.


….. Jolie soirée que celle d’hier! Assiégé de soucis, épuisé de fatigue, ennuyé pourtant de ma solitude, j’arrivais à Saint-Roque, espérant à part moi que les enfans seraient couchés, Fred dans sa chambre, et ces dames seules au salon. Une causerie paisible, une tasse de thé, le plaisir de contempler tout à mon aise la petite fée d’Australie, je n’en demandais pas davantage; mais cela même, la Providence me le refusa. La porte à peine ouverte, je me trouvai dans un véritable pandœmonium. Les trois enfans, livrés à eux-mêmes, mettaient à sac le vestibule, théâtre ordinaire de leurs jeux. Au risque de se casser le cou, l’aîné se laissait glisser, à cheval sur la rampe, du haut en bas de l’escalier. Mon premier mouvement (mouvement d’homme déçu, je dois le dire) fut de saisir le jeune drôle et de le secouer un peu vivement. Je reçus aussitôt de mon aimable petite nièce un projectile que j’eus le bonheur d’éviter en me jetant de côté; ce n’était rien moins qu’une brosse à meubles ! Comme je me retournais pour manifester à mistress Smith ma surprise et mon indignation : « Que voulez-vous? me dit-elle; miss Nettie est allée prendre le thé dehors... Et quand elle n’est pas là, personne, vous le savez, ne veille sur les enfans... Dieu me préserve cependant de lui reprocher une distraction si rare !... Et vous ne lui en voudrez pas non plus, » ajouta-t-elle en levant les yeux sur mon visage, où se peignait une contrariété voisine de l’irritation.

Cette contrariété me rendait cruel. Je poussai devant moi les enfans dans le salon, heureux par avance du trouble et du désarroi que j’allais y porter. Il fut aussi complet que possible. La pièce était remplie d’une épaisse fumée. Sur le sofa de Nettie, dans le domaine réservé de Nettie, — qui lui avait solennellement interdit d’en abuser ainsi, — Fred se vautrait avec une inqualifiable impudence, et Susan, assise auprès de lui, promenait son aiguille indolente dans je ne sais quelle inutile tapisserie. Il y avait quelque chose de misérablement égoïste dans ces jouissances furtives sur lesquelles ils s’étaient ainsi jetés, en véritables esclaves, aussitôt leur maîtresse partie. Surpris à l’improviste par mon entrée, ils se soulevèrent tous deux, Fred pour cacher sa pipe, et sa femme pour enlever de la table le verre où il venait de boire. Par réflexion cependant et honteux de leur couardise, ils laissèrent les choses en place; mais ils ne savaient par où commencer, et j’étais pour le moins aussi gêné qu’eux.

« Nettie n’est pas là, dit enfin l’aimable compagne de mon frère, et j’ose affirmer que si vous l’aviez su, nous n’aurions pas le plaisir de vous voir... Il est bien rare, au surplus, que nous ayons une soirée à nous, et le hasard qui nous l’avait donnée s’est cru, je le vois, trop prodigue…

— Voulez-vous bien vous taire, Susan! interrompit son mari. »

Je m’excusai du dérangement que je paraissais leur causer en invoquant la nécessité de les avertir du désordre périlleux qui régnait dans le vestibule au moment où j’y avais pénétré. Mon explication n’eut aucun succès auprès de ma belle-sœur, qui recommençait ses récriminations sur nouveaux frais, lorsque son mari lui coupa derechef la parole.

« Allez à vos affaires! lui dit-il brusquement... Allez surveiller cette marmaille !... » Et quand elle fut sortie : « Ma foi, continua-t-il avec une rare effronterie, si bonne ménagère que soit Nettie, son absence, par momens, est un véritable débarras... On respire un peu plus librement loin de ses beaux yeux. »

Une bouffée de pipe accompagna cette espèce d’apologie, qui me parut un véritable défi. « Je m’étonne, lui dis-je, que vous parliez ainsi d’une personne à qui vous devez tout; mais je m’étonne bien davantage que vous consentiez à lui tout devoir; grand et robuste comme vous l’êtes, et avec une santé dont mieux que personne je puis apprécier les ressources...

— Et qui êtes-vous pour vous mêler ainsi de nos arrangemens intérieurs? s’écria, rentrant à l’improviste, mistress Fred, qui tout bonnement écoutait aux portes. Mon mari...

— Taisez-vous, encore une fois! » répéta Fred, et, se laissant retomber de tout son long sur le sofa, il se mit à l’aise mieux que jamais... « Quant à vous, mon frère, vous êtes plus prompt à censurer qu’à venir en aide... Veuillez vous rappeler que vous n’êtes pas ici chez vous... Moi qui vous parle, au contraire... »

Je l’attendais à cette absurdité pour le relever de bonne sorte, et nous échangions des regards assez peu tendres lorsque des cris perçans vinrent interrompre ce doux échange de nos pensées les plus intimes. Freddy, l’aîné des enfans, continuant sa périlleuse gymnastique, avait fini par tomber du haut de l’escalier. Sa tête avait porté: il était sans connaissance. Sa mère, le croyant mort, poussait des clameurs désespérées. Fred affectait plus de sang-froid, mais au fond, ne sachant trop que faire, donnait çà et là des instructions contradictoires et répétait de minute en minute avec une sorte d’obstination machinale : « Comment se fait-il que tout aille à la diable dès que Nettie n’est plus là? » Fort heureusement je ne m’étais pas laissé déconcerter par tout ce désordre, et, voyant que l’état du petit bonhomme n’avait rien de grave, je prenais en silence toutes les mesures nécessaires pour le faire revenir à lui. Lorsque j’y fus parvenu, je le portai dans mes bras jusqu’à son lit, au premier étage, dans la chambre même de miss Underwood, après quoi, redescendu tout aussitôt, je sortis du cottage sans vouloir remettre les pieds dans ce salon profané. Si j’y étais rentré, c’eût été pour briser la pipe et le verre de Fred, pour faire disparaître toutes les traces de cette orgie domestique dont le souvenir seul me donnait des tressauts nerveux.

A quelques cents pas de Saint-Roque, je faillis heurter dans l’obscurité deux personnes qui marchaient se dirigeant vers le cottage. Elles causaient en riant, et je les reconnus à leur voix. C’était Nettie au bras du jeune M. Wentworth, le révérend ministre de la chapelle Saint-Roque, celui-là même dont elle m’avait parlé comme « d’un très beau jeune homme. » Je les reconnus, dis-je, et ne voulus pas m’arrêter pour les saluer. J’étais mécontent de moi-même et des autres, fort peu disposé par conséquent à un échange de paroles oiseuses. A ma porte, où je frappais, altéré de solitude et de sommeil, je trouvai un message pressant qui m’appelait chez un de mes malades, auprès duquel je fus retenu pendant une bonne partie de la nuit... Allons, allons, la soirée d’hier fut décidément une charmante soirée !


« …… « Je savais que je vous verrais aujourd’hui, m’a dit Nettie, que j’ai trouvée chantant des chansons et racontant des histoires à notre petit malade. Malgré tout le tapage que vous faites à propos des enfans, vous êtes au fond comme moi... Vous les aimez sans le savoir... Celui-ci a un peu de fièvre; comment le trouvez-vous? »

Je m’empressai de la rassurer dès que j’eus tâté le pouls de Freddy.

« Eh bien ! reprit-elle, puisqu’il est en si bonne voie, vous allez me conduire à Carlingford avec les deux autres petits... Oh! ne faites pas la grimace, et ne cherchez pas de prétextes; j’ai lu dans vos yeux que vous ne me refuseriez pas... Pendant que je m’habille, allez voir un peu M. Smith, qui se plaint d’un grand mal de tête! »

Le « grand mal de tête » de M. Smith était tout simplement un moyen de m’attirer chez lui pour que mistress Smith pût m’exposer en détail ses griefs contre Fred et Susan.

« Vous l’avez vu vous-même, monsieur, disait-elle, la situation n’est plus tolérable. J’ai voulu m’en expliquer avec vous de préférence à cette aimable et bonne miss, contre laquelle il n’y a pas un mot à dire;... mais les autres font de véritables dégâts dans la maison, et si monsieur votre frère doit continuer sur le même pied, s’il ne renonce pas à cette pipe qui infecte et noircit tout,... à moins de compensations suffisantes... »

Ce dernier mot me fit parfaitement comprendre où voulait en venir notre digne hôtesse, et après quelques échappatoires, comme elle ramenait toujours la question sur le même terrain, j’allais lui ôter à cet égard toute espérance, lorsque j’entendis sur l’escalier le pas léger de Nettie. Alors je ne sais comment ma détermination changea soudain. « Nous arrangerons cela une autre fois, dis-je à mistress Smith... D’ici là, pas un mot!... pas un mot, entendez-vous bien?... Et je m’engage à vous donner pleine satisfaction... » Après quoi, je fis monter Nettie dans le drag avec les deux marmots, et nous trottâmes bravement vers Carlingford, tandis qu’un de mes malades soupirait après ma visite, à un mille au-delà de Saint-Roque, dans la direction opposée.

« Mistress Smith vous a parlé de nous, me dit Nettie avec un regard pénétrant... Est-ce qu’on veut déjà nous faire quitter la maison?... Je n’en serais pas autrement surprise après la scène d’hier au soir... Mais s’ils réclament une augmentation de loyer, je vous le dis en toute vérité, il m’est impossible d’y suffire...

— C’est une indignité que la conduite de Fred et de sa femme... Vous mettre dans une situation pareille!...

— Un instant, dit Nettie posant sa main sur mes lèvres avec une familiarité que je trouvai fort douce... Pas un mot de plus sur ce sujet, ou nous nous querellerions infailliblement... Ceci me regarde et ne regarde que moi... »

Et comme je protestais contre cette assertion que les circonstances rendaient si singulière : « Ah ! oui, c’est vrai, me dit-elle avec une légère nuance de dédain... A la rigueur cela vous regarde aussi;... mais vous, vous n’êtes qu’un homme... »

Et sur ce mot, qu’accompagnait un regard étincelant, je restai pour ainsi dire atterré. Sous ces allures impérieuses, sous ces caprices un peu hautains, comment retrouver la douceur résignée qui me semblait l’attribut indispensable de son rôle? Obéissait-elle donc à un pur instinct, comme celui des chiens de Terre-Neuve? ou bien se plairait-elle par-dessus tout à faire prévaloir sa volonté tyrannique ?

« Pas de discussion, reprit-elle d’une voix quelque peu radoucie, et parlons de Fred, que je vois en assez mauvais train. La sotte existence qu’il mène finira par lui déranger le cerveau. Bizarre phénomène qu’un homme capable de tant de choses accepte une vie pareille !... Je suis quelquefois tentée de le prendre au collet et de le secouer un peu en lui demandant à quoi il pense;... mais ce serait peine perdue... Et à propos que lui avez-vous dit hier au soir?

— Peu de chose, ou presque rien... en comparaison de ce que j’aurais voulu lui dire... Le voir s’établir ainsi chez vous, déranger, souiller cet appartement qui est le vôtre !... »

Je ne sais au juste quelle expression avaient mes paroles, mais Nettie leva en ce moment les yeux sur moi, et il me sembla que ses joues s’animaient... Peut-être était-ce de la colère en songeant aux souvenirs que j’évoquais.

« Merci, me dit-elle en m’offrant sa petite main. Il est beau de prendre ainsi les intérêts des absens... Maintenant laissez-moi descendre, ajouta-t-elle, voyant que je retenais comme malgré moi cette main mignonne... Bien que nous soyons en quelque sorte frère et sœur, on ne comprendrait rien à tout ceci... Veuillez arrêter, docteur Edward, je ne compte pas aller plus loin. »

Et il y avait tant de sérieux dans son accent, une telle autorité dans sa voix qu’il a bien fallu lui obéir.


….. Nettie est plus réservée que jamais. Plus que jamais aussi je me sens assiégé par mille et mille scrupules. Je me contrôle, je m’examine avec une assiduité qui me fatigue moi-même. J’ai déjà passé par assez d’épreuves pour me bien connaître. Je n’ai ni cette témérité qui dompte parfois la fortune rebelle, ni cette confiance en moi qui servirait de baume, en cas de revers, aux blessures de mon orgueil. Je constate avec amertume que je suis loin d’être un héros. Sans cela, aurais-je frémi, le lendemain de mon dernier entretien confidentiel avec Nettie, lors de cette course à Carlingford, qui ne s’est pas renouvelée depuis, — aurais-je frémi, dis-je, en songeant à l’imprudence décisive à laquelle j’avais failli m’exposer ? Un mot d’elle, un mot de moi, et je tombais dans l’abîme ouvert à mes pieds,… je me plaçais dans une de ces situations presque impossibles à soutenir, où la nécessité absolue de vaincre n’est pas toujours un gage de victoire. Si je pouvais persuader à Fred de retourner en Australie… que dis-je ?… si je pouvais acheter son départ au moyen d’un sacrifice pécuniaire qui ne fût pas absolument une ruine ?… Une fois là-bas, la Providence prendrait soin de cette famille abandonnée… Une misère plus que jamais impérieuse pousserait au travail notre incorrigible paresseux… Mais non, non ! ce sont là de vaines chimères, des calculs insensés, nonobstant la prudence étroite qui me les dicte… Et pour cette prudence même, dont parfois je me sais gré, parfois aussi je me méprise.


….. Est-ce une gageure ? je l’ai encore rencontrée seule avec M. Wentworth. Il est très grand, elle très petite ; il se penchait pour mieux l’entendre, elle lui parlait presque à l’oreille : qu’aurait dit de cela miss Lucy Wodehouse, qui reçoit, elle aussi, avec tant de faveur les hommages du séduisant ministre ?… Cette fois je les ai abordés, et M. Wentworth, sur qui ma politesse glaciale semblait produire l’effet d’une douche d’eau froide, a bientôt repris le chemin de la manse. Nettie rapportait de Carlingford deux ou trois paquets de lingerie.

« Si vous m’accompagnez jusqu’au cottage, m’a-t-elle dit, veuillez vous charger de tout cela… Je suis un peu fatiguée,… vous l’êtes aussi, ce me semble, et de plus légèrement grognon… »

Puis, comme je lui offrais mon bras : « Merci, me dit-elle, je préfère marcher seule. »

J’étais las de moi-même et de mes hésitations. Peut-être aussi me trouvais-je sous l’influence d’une magnifique soirée de printemps.

« Vous me chargez de ces bagatelles, lui dis-je après un moment de silence, et vous me refuseriez sans doute le droit de vous enlever certains autres fardeaux bien plus écrasans… Vous vous laisserez miner, exténuer, par ces trois détestables marmots auxquels...

— Prenez garde, monsieur, que vous parlez de mes enfans, » s’écria Nettie avec un ressentiment très marqué; — mais le moment d’après, sur un ton bien différent : « Vous êtes de mauvaise humeur,... reprit-elle, vous aurez travaillé outre mesure... Peut-être vaudrait-il mieux ne pas venir au cottage... Je n’ai nulle envie de vous voir encore une fois vous quereller avec Fred.

— Vous me trouvez de mauvaise humeur? m’écriai-je, n’y tenant plus... Vous ne savez donc pas dans quelles angoisses je vis depuis trois mois?... Vous n’avez pas l’air de comprendre...

— Faites attention à vos paroles ! interrompit Nettie, ne vous préparez pas de repentir! Continuez comme pendant ces trois mois d’angoisses où vous ne m’avez pas dit, que je sache, un seul mot de plus qu’il ne fallait... »

C’en était trop de cette allusion cruelle; même pour moi, c’en était trop... Je laissai déborder tout ce que j’avais dans l’âme. Un peu interdite, elle m’écouta sans m’interrompre.

« Docteur Edward, me dit-elle ensuite avec une certaine solennité, vous savez le néant de pareils projets... Supposons qu’il en soit... ce que vous dites. Je ne suis pas libre de... rien changer à ce qui est; or vous savez comme moi que vous ne pouvez vous charger de Fred, de Susan et des enfans... Je ne me méfie pas, remarquez-le, de votre sincérité,... je ne dis pas que, si les choses étaient arrangées autrement, cela ne me convînt beaucoup mieux;... mais là précisément est l’impossible... Vous vous connaissez sans doute et vous devez me connaître?... Je ne vois vraiment pas, docteur Edward, ajouta-t-elle avec un léger soupir, qu’il soit possible de sortir de là...

— Est-ce tout ce que vous avez à me dire? m’écriai-je stupéfait.

— Et que vous dirai-je de plus? répliqua-t-elle en personne positive... Les élémens de notre situation, vous les connaissez comme moi... Quant à des regrets, il peut y en avoir; mais cela n’empêche pas de faire ce qu’on doit. »

Ce calme, cette impassibilité me démontaient. Rien de plus humiliant, rien de plus mortifiant pour mon orgueil en même temps que pour mon amour. Je ne sais si elle s’en aperçut; toujours est-il qu’elle reprit la parole : « Voyons, disait-elle, inventez vous-même ce que j’aurais pu répondre... M’est-il donné de changer ce qui est?... Si je vous fais de la peine, croyez que c’est malgré moi, et que je suis moi-même bien affligée... »

Nous étions cependant arrivés devant la porte du cottage.


« Ne vous désolez pas outre mesure, lui dis-je, et croyez que je saurai prendre sur moi... » Puis, tout amour-propre cédant : « Réfléchissez, Nettie, réfléchissez à ce que vous faites!... Avant de nous sacrifier tous deux à cette misérable famille, prenez le temps d’y songer!... Vous n’êtes pas aussi indifférente que vous le croyez vous-même. Nous ne nous ferons jamais à cette séparation, ni vous ni moi... Une fois pour toutes, Nettie, est-ce là votre réponse? »

La porte venait de s’ouvrir, et mistress Smith était sur le seuil, sa lampe à la main.

« Toutes les réponses du monde, dit Nettie, précipitant un peu ses paroles, ne sauraient prévaloir contre la force des choses, celle-ci dût-elle briser nos cœurs. »

Sous le rayon de lumière qui nous couvrait, nous ne pouvions plus rien ajouter. Je déposai sur une des marches les paquets dont Nettie m’avait chargé, puis je m’enfonçai dans les ténèbres de la route, heureux de cacher ma honte à tous les regards.

Une nouvelle vie commence pour moi.


….. La dernière fois que je suis allé à Saint-Roque (où je ne suis pas retourné depuis un mois), j’avais rencontré le docteur Marjoribanks dans un meeting où se discutaient les intérêts municipaux de Carlingford. Jamais je ne l’avais vu si gracieux pour moi et si prévenant. Il parlait de sa santé qui décline, de sa retraite possible, même probable, dans un assez court délai, du bel avenir qu’un jeune homme de notre profession peut entrevoir à Carlingford, et finalement il me proposa une consultation le lendemain avec lui chez un de ses plus riches cliens dont l’état se compliquait d’une manière assez grave.

Ce fut même à la suite de cet entretien que je me hâtai de courir à Saint-Roque, tout enfiévré d’espérance, tout ébloui des perspectives nouvelles qui s’ouvraient devant moi. Il était réservé à miss Underwood de guérir cette fièvre et de me rendre tout à fait raisonnable.

Je le suis maintenant. J’ai dîné hier chez mon illustre confrère, et l’accueil presque affectueux que j’ai reçu de lui, les égards flatteurs que m’a témoignés sa fille, une des personnes les plus spirituelles de la ville, ont été un véritable baume pour la blessure de mon amour-propre. Je sais maintenant où chercher des consolations à cet abattement, à cet ennui qui me dévoraient.


…… Depuis quelques semaines, je ne vois que gens qui me sourient et me félicitent à mots couverts. Il a bien fallu finir par deviner de quoi. Les commérages de la ville associent mon nom à celui de miss Marjoribanks. On nous « marie » déjà, c’est la locution consacrée. Les choses à coup sûr sont loin d’en être là ; mais après tout cette pensée n’a rien d’absolument chimérique. Les deux ou trois ans que miss Marjoribanks peut avoir de plus que moi seraient amplement compensés par l’agrément de sa personne (car elle est encore très bien), par la distinction de son esprit, et aussi, convenons-en, par les avantages matériels d’une pareille union. Le docteur Marjoribanks n’eût-il rien mis de côté, — ce qui, pour un Écossais, serait prodigieux, — l’abandon de sa clientèle constituerait seul une jolie dot. Laissons donc jaser les oisifs, et si l’écho de leurs bavardages arrive, connue je n’en doute pas, jusqu’aux oreilles de miss Underwood, elle verra qu’on n’est, après tout, ni inconsolable ni abandonné. Pourquoi ne pas suivre son exemple ? Pourquoi ne pas me montrer aussi raisonnable qu’elle ? Depuis deux mois et demi que nous ne nous sommes parlé, j’évite à dessein de passer devant Saint-Roque, je me borne à la saluer poliment quand je la rencontre, et, sauf le salut qu’elle me rend de fort bonne grâce, je n’ai pas reçu d’elle signe de vie. Si j’en crois mistress Smith, avec qui le hasard d’une rencontre m’a fait causer l’autre jour, miss Nettie travaille beaucoup plus et parle beaucoup moins qu’à l’ordinaire. Le premier de ces détails ne me surprend point ; je n’en saurais dire autant du second : elle n’est pas déjà si bavarde !


…… Aussitôt que la terrible nouvelle me fut parvenue, je me hâtai de courir à Saint-Roque. Elle avait sans doute reconnu mon pas, car elle m’ouvrit la porte avant que j’eusse frappé. Sa main me fut tendue sans nul effort, sans nulle contrainte. Je me sentais rougir en la revoyant, mais sa pâleur, sa préoccupation, restaient les mêmes.

« Je ne vous aurais pas envoyé chercher, docteur Edward, si j’avais pu tout faire par moi-même… Il est là, sous clé, dans le salon… J’ai voulu le soustraire à la froide curiosité, aux commentaires oiseux des premiers venus… Maintenant qu’il est mort, tâchons de le faire respecter !

— Susan sait-elle ?…

— Rien encore… J’attendais que vous fussiez là pour l’éveiller et lui tout dire. »

À ces mots, elle ouvrit la porte du salon, mit la clé en dedans, et là, près de ce cadavre, me raconta ce qui s’était passé. Voici fort en abrégé ce qu’elle me dit :

« Fred et Susan m’ont quittée hier soir de bonne heure. Je les ai crus remontés dans leur chambre, et je ne me suis plus occupée d’eux. J’avais à travailler beaucoup pour les enfans et me suis laissé entraîner par mon ouvrage, au point d’oublier complètement de regarder l’heure. Il y avait déjà longtemps que j’avais entendu, sans y prendre garde, fermer la porte de la maison, lorsqu’un certain bruit, parti de la chambre de ma sœur, est venu attirer mon attention. Je me levais déjà pour monter, quand elle-même est descendue inquiète et plaintive. Son mari, sorti déjà depuis plusieurs heures, n’était pas encore rentré. Au premier abord, je n’ai rien trouvé là qui dût nous surprendre ou nous tourmenter beaucoup. Ce n’était pas la première fois que Fred s’oubliait ainsi; je le dis à Susan, et, voyant que malgré mes instances elle ne voulait pas retourner dans son lit, je me décidai à lui tenir compagnie. Roulée dans un châle que j’étais allée lui chercher, tantôt elle sommeillait, tantôt elle pleurait, tantôt elle s’indignait contre son mari, et je la laissais dire ou dormir, travaillant toujours. Je ne m’inquiétai véritablement qu’un peu après l’aube. Dépourvu d’argent et de crédit, cachant volontiers dans les ténèbres ces désordres dont il avait honte, il me semblait étrange que le malheureux eût passé dehors la nuit entière. Une fois sérieusement alarmée, j’eus bientôt pris mon parti. « Je vais aller chercher Fred, dis-je à Susan, si vous voulez vous remettre au lit. Vous savez dans quel état nous l’avons quelquefois vu revenir... Il sera peut-être tombé dans les champs, et le sommeil l’aura pris avant qu’il ait pu se relever... » Elle ne voulait pas. Elle prétendait que c’était là une démarche inconvenante, que cela vous regardait, qu’il fallait vous envoyer chercher, que Fred se fâcherait si je courais après lui, que je ne saurais où le trouver,... mille objections enfin qui n’allaient à rien et auxquelles je coupai court en la ramenant dans sa chambre. Je partis ensuite avant que personne fût éveillé dans la maison. Au fait, je ne savais où le prendre. Je me rappelai seulement, une fois dehors, ce que j’avais dit à ma sœur, et je me dirigeai, à travers champs, du côté d’une misérable taverne assez mal hantée, où on prétendait l’avoir vu quelquefois. Elle est située sur les bords du canal. J’en étais encore assez loin, lorsque j’entendis pousser un grand cri. Je regardai, car ce cri avait un accent extraordinaire. Il partait d’une barque au bord de laquelle deux hommes étaient penchés; l’un d’eux semblait montrer quelque chose au fond de l’eau. Sur le chemin de halage, deux conducteurs qui amenaient à loisir les chevaux destinés à remorquer la barque pressèrent en même temps le pas et vinrent, eux aussi, regarder au même endroit. Je ne sais quel serrement de cœur me prit à l’instant même, et, comme poussée par un pressentiment irrésistible, je m’acheminai vers ce groupe d’hommes sans songer le moins du monde aux inconvéniens possibles d’une pareille témérité... J’arrivai au moment où ils soulevaient le long des flancs de la barque une masse inerte, une forme humaine ruisselante d’eau et de fange... Dès ce moment et avant que je l’eusse reconnu, la fatale vérité se fit jour en moi. Pendant quelques secondes, une sorte d’éblouissement ténébreux m’ôta la faculté de voir. Dès qu’elle me revint, ce malheureux m’apparut, la face renversée en arrière, les yeux grands ouverts sous les rayons du soleil levant... Si quelqu’un eût été là pour me venir en aide, je me serais peut-être abandonnée à la douleur mêlée d’effroi qui semblait prête à m’envahir; mais ceci ne m’était pas permis : il fallait parler à ces hommes, invoquer leur assistance, ramener le corps, l’introduire sans bruit dans la maison, éviter le scandale, les fausses interprétations, épargner à ma sœur un choc trop rude, aux enfans un horrible spectacle... Et voilà ce que j’ai tâché de faire. On parle maintenant d’une enquête, de formalités légales, de mille choses que j’ignore et qui ne sont pas de mon ressort... A votre tour donc, docteur Edward !... Vous tiendrez tête aux gens de loi ; je monte auprès de ma sœur.

— Mon Dieu! Nettie, m’écriai-je quand elle eut fini, pourquoi ne m’avez-vous pas appelé plus tôt? Pourquoi vous surcharger de tant de soins écrasans? Le moindre signe de vous m’aurait fait accourir.

— Je vous ai mandé aussitôt qu’on a eu besoin de vous, me répondit-elle avec une nuance d’orgueil féminin... Je ne suis jamais restée au-dessous de ma tâche... Mais tenez, docteur Edward, ne nous cherchons pas de vaines querelles!... Vous m’en avez voulu, et je le comprends... Oublions tout cela, soyons amis, et veillons à nous deux sur la mémoire de ce pauvre Fred! »

L’instant d’après, j’étais seul dans le petit vestibule, ayant dans ma main la clé du salon, et guetté de loin par les Smith, qui brûlaient sans doute de me raconter leurs griefs de propriétaires.

Nettie a passé la plus grande partie du jour auprès de Susan, chez qui une sombre stupeur a suivi un mouvement d’incrédulité obstinée. Je sais d’avance, et Nettie le sait comme moi, par quelles phases passera cette douleur égoïste. L’indolence de Susan reprendra bientôt le dessus: elle se fera peu à peu à sa situation nouvelle, et le souvenir de son mari, tant que ce souvenir lui sera présent, servira de matière à de vaines plaintes, à des récriminations perpétuelles. Chez les enfans, il y a plus d’étonnement et de curiosité que de véritable chagrin. Nettie n’a pu leur faire comprendre au juste de quoi il s’agissait. Avec une espèce de scepticisme obtus, ils se sont remis à jouer dans la nursery, prêtant une oreille attentive aux bruits inusités qui se font dans la maison, cherchant à voir qui entre et qui sort, ne se refusant pas au besoin le plaisir d’une observation maligne et tout disposés, — si l’autorité de Nettie n’y mettait bon ordre, — à venir porter leurs investigations indiscrètes jusque dans ce salon où gît encore le cadavre de leur père. Pauvre petit salon, sanctuaire de ses modestes élégances et de son travail assidu!... Je suis sûr qu’il lui en a coûté d’y introduire ces restes immondes... Et cependant, si quelqu’un ici accorde à mon malheureux frère une véritable compassion, un regret sérieux et durable, je suis tenté de croire que c’est Nettie.

Quant à moi, je suis forcé de me l’avouer, c’est pour elle, pour elle seule que je prends tous ces soins, que je déploie toute cette activité. Ce qui est de mon devoir, je l’eusse fait en d’autres circonstances; mais je ne l’eusse pas fait de même, c’est-à-dire avec les mêmes sentimens. Cette triste agitation, l’ignominie attachée à une mort dont chacun connaît la cause, la publicité qui met en relief d’une manière si fâcheuse le nom de notre famille, toutes ces choses qui m’eussent exaspéré n’ont plus pour moi que des atteintes émoussées. Ce n’est pas que je ne sois triste, assez triste, je le crains, pour que les curieux qui me regardent me fassent honneur de plus de regrets que je n’en éprouve. Cette mort si parfaitement logique, si bien en rapport avec la misérable existence qu’elle termine, j’y étais en quelque sorte préparé. Pardonner à ce malheureux m’est facile; mais en revanche il m’est impossible d’oublier tout ce que j’ai souffert par lui et pour lui, les douleurs dont il abreuva jadis notre pauvre mère, le sort pénible auquel il a condamné notre sœur, et surtout, surtout l’avenir de Nettie, peut-être compromis à jamais!


….. Je m’étais promis de ne plus m’irriter contre elle... Elle m’a forcé de manquer à ce serment. Les paroles qu’elle m’avait dites il y a huit jours, en me quittant après son funèbre récit : « vous m’en avez voulu, et je le comprends, » revenaient sans cesse à ma pensée. Elle a connu, apprécié mon légitime ressentiment, me disais-je; ce n’est pas sans doute pour le provoquer de nouveau. Un grand découragement, une grande impatience m’attendaient au salon de Saint-Roque. Sur ce même sofa auquel se rattachait plus d’un odieux souvenir, ma belle-sœur étalait son deuil austère, son mouchoir brodé, sa douleur d’apparat. Un fauteuil préparé d’avance attendait les personnes qui ne manqueraient pas de venir s’associer à ses regrets. Près de la table, assidue comme toujours à son implacable besogne, Nettie piquait l’aiguille avec une ardeur fiévreuse dans je ne sais quel petit vêtement noir. Toujours le même tableau dans cette maison que j’espérais changée, toujours la même servitude et toujours les mêmes obstacles!

« Je ne m’attendais pas à vous voir, monsieur Edward, me dit ma belle-sœur, portant son mouchoir à ses yeux... Le souvenir de ce qui s’est passé dans ce salon même, la dernière fois où nous nous y sommes trouvés réunis, doit vous expliquer ma surprise;... mais à présent que nous sommes sans protecteur, à présent que j’ai perdu mon bien-aimé Frederick, il vous importe peu sans aucun doute de froisser mes sentimens... Si du vivant de ce pauvre ami vous eussiez rempli vos devoirs à son égard, jamais, non, jamais... »

Mistress Fred n’alla pas plus loin, suffoquée par ses larmes vindicatives.

« Ne faites pas attention aux paroles de Susan, me dit Nettie... Il est bien à vous d’être venu, aujourd’hui que rien ne vous y obligeait plus... Encore un service, docteur Edward... Faites en sorte qu’on ne s’occupe plus autant de nous!... Les visites, les complimens de condoléance, les offres de service, affluent de tous côtés... Obtenez qu’on nous laisse à nous-mêmes... Vous savez que nous n’avons besoin de rien, ajouta-t-elle avec un mouvement de fierté. Vous savez que rien n’est changé ici... Sans vouloir désobliger personne, il faut que personne ne l’ignore... Tout marche ici comme par le passé.

— Je m’en aperçois, répondis-je avec une certaine amertume;... mais ma visite n’est pas un simple acte de politesse. Je venais demander à ma belle-sœur ce qu’elle compte devenir... Privée de votre soutien naturel, mistress Rider, vous avez sans doute formé quelques projets pour vous et pour vos enfans? »

Susan me regardait tout effarouchée, et comme saisie d’une terreur vague devant cette question dont le sens paraissait lui échapper. Jetant du côté de sa sœur un coup d’œil suppliant : « Nettie, lui disait-elle,... Nettie! » Et, sauf cet appel routinier, elle ne trouvait plus une parole. Quant à moi, j’étais au désespoir et par conséquent impitoyable.

« Nettie, et toujours Nettie! m’écriai-je avec une espèce de fureur. Est-il donc bien vrai que rien n’est changé?... Resterez-vous jusqu’au bout l’esclave des autres?... Qu’allons-nous devenir?... Avez-vous fait un pacte éternel avec cette misérable destinée? »

Laissant tomber de ses mains laborieuses la petite veste de deuil qu’elle achevait de décorer : «Je vois à votre figure que vous avez passé la nuit, me dit-elle avec une certaine tendresse... Vous êtes fatigué, vous avez l’esprit malade... C’est là, je le comprends, ce qui vous pousse malgré vous à tenir ce langage….. En somme, voyons, — à part le pauvre Fred, auquel vous ne songez ni les uns ni les autres, — tout se retrouve ici sur le même pied qu’il y a huit jours. Peut-être même y suis-je plus nécessaire, peut-être mes devoirs sont-ils devenus plus stricts qu’ils n’ont jamais été... Je n’y puis rien, personne n’y peut rien... Susan est là, les enfans sont là... Pour ces derniers, à qui je ne puis faire donner ici une éducation très convenable, il vaudrait sans doute mieux retourner dans la colonie ;… mais c’est un voyage bien long, un voyage horriblement coûteux... Et d’ailleurs, s’il faut tout dire, ajouta-t-elle avec un grand effort de sincérité naïve, je ne puis me résoudre à quitter ce pays. »

Je crus la comprendre, et ces dernière paroles me mirent hors de moi. Je m’élançai, j’étreignis dans les miennes sa petite main mignonne, et, presque agenouillé à ses pieds, sollicitant la réponse de ses yeux, emporté au-delà de toute prudence : « Nettie, lui dis-je, si vous persistez à vous charger de ce fardeau, ne pourrions-nous du moins le porter à deux? » Elle ne retira pas sa main, je vis frémir ses lèvres et passer sur ses yeux un léger nuage. Nous ne songions ni l’un ni l’autre que nous n’étions pas seuls, et pendant quelques secondes, grâce à son hésitation éphémère, la balance de nos destinées parut en suspens; mais le doigt brutal de la réalité pesa bien vite sur un des plateaux.

« Nettie, s’écria mistress Fred, si Edward Rider ne me porte aucun respect, s’il foule aux pieds la mémoire de mon pauvre Fred, de ce cher époux victime de tant d’injustices, — qui a tant contribué à l’élever, qui plus tard l’a mis à la tête d’une clientèle, et qui est mort, je puis bien le dire, par suite de l’abandon où on le laissait, — vous du moins, Nettie, comment pouvez-vous traiter votre sœur avec tant de cruauté?... Prendre sa main devant moi, le regarder comme si vous l’aimiez déjà!... Allez, allez, malgré tout le bien qu’on dit de vous, jamais vous n’avez ménagé mes sentimens... Et je vois à présent ce que je puis attendre de vous... A peine mon pauvre Fred couché dans le cercueil, à peine sa mort me met-elle complètement à votre merci... Ah! mon pauvre ami, mon Fred bien-aimé, voilà comme ils traitent, dès que vous n’êtes plus là, ceux que vous avez laissés derrière vous!... Au surplus soyez tranquilles, je le suivrai bientôt, moi aussi... Vous ne serez pas longtemps embarrassés de moi ! »

Dès le début de cette pathétique harangue, nos mains s’étaient disjointes. J’arpentais le salon à grands pas, comprimant avec effort une colère toujours croissante. Nettie, les deux mains sur ses yeux brûlans, semblait vouloir se soustraire à la vision d’un bonheur impossible. Je croyais entendre dans sa frêle poitrine battre le cœur d’un géant. Elle ne répondait rien aux reproches de sa sœur, et laissait en revanche sans consolations ces larmes, ces sanglots convulsifs dont elle avait le secret. Tout ce désespoir égoïste ne la touchait guère : elle en prévoyait le terme, elle savait qu’aucune grande douleur ne pouvait prendre racine dans cette âme insignifiante; mais elle savait aussi quelle serait l’issue fatale, inévitable, de ce conflit où elle n’essaya même pas de s’engager. « Ne songez plus à moi, docteur Edward, me dit-elle résolument en m’accompagnant vers la porte... Vous voyez très bien que ceci est positivement impossible... Vous le voyez comme moi, je n’en doute pas... Si nous pouvions reprendre l’un et l’autre les traditions de notre ancienne amitié, je vous assure que ce serait un grand bonheur pour moi; mais je ne crois pas que d’ici à longtemps cela se puisse... Ne me dites rien... Nous savons l’un et l’autre à quoi nous en tenir, et ni vous ni moi ne pouvons remédier à ce qui est... Le mieux serait de ne plus penser l’un à l’autre, ajouta-t-elle avec un soupir... En attendant, disons-nous adieu, et plus un mot sur ce sujet... »

La ferme conviction que j’étais aimé de Nettie, — et comment en aurais-je douté maintenant? — n’ôtait rien au caractère décisif de l’arrêt qu’elle venait de porter. Je me séparai d’elle absolument convaincu qu’un lien plus étroit ne nous unirait jamais. Un âpre besoin d’activité me torturait au sortir de là. Mon cheval ne m’entraînait jamais assez vite au gré de mon impatience; je le stimulais de la voix, et le généreux animal prit une allure des plus rapides. Au moment où je rentrais ainsi presque à fond de train dans les rues de Carlingford, je rencontrai, coïncidence étrange, la belle mistress John Brown, celle qui s’était jadis appelée Bessie Christian. Celle-là aussi, je l’avais perdue faute d’un peu de courage, et ce courage, un autre l’avait trouvé en lui. En même temps que cette réflexion, le visage flétri de mistress Fred s’offrit à ma pensée. Une espèce de soubresaut nerveux me fit cingler d’un vigoureux coup de fouet les flancs de mon cheval déjà échauffé. Il s’emporta cette fois pour tout de bon, et nous faillîmes écraser mistress Brown, qui se réfugia tout effrayée dans le magasin le plus proche. Qui sait si elle ne s’attribuait pas, dans une proportion quelconque, le transport furieux auquel je semblais en proie pendant les cinq ou six minutes que je mis à dompter l’animal rebelle? Et pourtant elle n’avait qu’une place maintenant bien effacée dans des souvenirs qui me paraissaient dater d’un siècle ou deux. Resté vainqueur à la fin, et dans la première exaltation du triomphe, je me demandai si on ne pouvait pas traiter la destinée comme on traite un cheval rétif, et la dominer de même par l’énergie de la volonté; mais, encore une fois, mistress Fred m’apparut, hargneuse, éplorée, sur ce sofa de malheur... Nettie d’un côté, mais de l’autre ce fantôme grondeur et maussade, entouré de marmots endurcis, despotes insolens de cette petite fée trop fidèle, — c’était là un tableau que je ne pouvais affronter.

Non! Nettie a raison, c’est impossible! L’amour, la patience, la charité ne sont après tout que des vertus humaines, et c’est dire qu’elles ont leurs limites. Il est peut-être des âmes choisies où elles résistent aux dégoûts quotidiens, aux irritations, aux petites misères sans cesse renouvelées; mais la mienne, j’en conviens, n’est pas de cet ordre-là. Je sais, — Nettie le sait aussi, — que je supporterais à grand’peine une condition pareille. Je sais même, — et Nettie ne le sait peut-être pas, — que dans cette indissoluble alliance son prestige se perdrait à la longue. Et je suis forcé de m’avouer, avec une confusion poignante, que j’en viendrais peut-être avant longtemps à regretter le sacrifice consenti, à faire retomber sur ma femme (et Dieu sait par quelle injustice!) la responsabilité des ennuis, des tourmens, des inquiétudes inséparables d’une existence pareille. Pourquoi feindre à mes propres yeux? pourquoi méconnaître mon infirmité morale?... Je suis ainsi, et ne saurais me refaire... Si du moins cette conviction bien arrêtée, tout humiliante qu’elle est, pouvait me procurer le repos!... Mais on a beau se mésestimer, on n’en est ni moins amoureux ni plus tranquille. Mécontent de soi-même, on n’est, je m’en aperçois, ni plus indulgent pour les autres, ni plus soumis aux décrets de la Providence.


….. Mistress Smith est venue chercher le petit supplément de loyer que je continue de payer en secret pour apaiser ses scrupules et ceux de son mari au sujet des dégâts qui enlèvent son premier lustre à leur castel microscopique. Rigoureusement parlant, cette indemnité trimestrielle, motivée autrefois par la conduite de Fred, n’a plus sa raison d’être depuis que nous l’avons perdu; mais je n’élève là-dessus aucune réclamation, car il m’est doux, n’allant plus à Saint-Roque, d’avoir de temps en temps quelques détails sur ce qui s’y passe. Il m’est doux aussi, sans qu’elle le sache, de faire quelque chose pour la fière Titania.

Ma belle-sœur, paraît-il, a mis dans sa tête de retourner en Australie. Entre elle et Nettie, c’est là un sujet perpétuel de discussions et de scènes plus ou moins pathétiques. La première a débuté par un refus formel; mais Susan, qui sait déjà par expérience comment les sots doivent s’y prendre pour faire faire leurs volontés aux gens d’esprit, a organisé tout un système d’obsessions et d’insistances continuelles. Nettie se défend encore, opposant un silence de glace aux larmes, aux plaintes, aux reproches dont on l’assiège. Mistress Smith néanmoins suppose qu’elle finira par céder, et s’occupe déjà de trouver de nouveaux locataires.

Je suis, malheureusement pour moi, du même avis que mistress Smith. Un gentleman d’Australie, de passage en Angleterre, vient d’écrire à mistress Rider que, si son veuvage la décidait à rentrer dans la colonie, il s’offrait à ces dames pour être leur compagnon et leur escorte pendant la traversée de retour. Peut-être est-il épris de Nettie. En tout cas, Susan trouve là un puissant auxiliaire, elle ne manquera pas d’en tirer parti.


….. Mes visites à Saint-Roque n’ont pas absolument cessé; mais elles s’éloignent de plus en plus. Depuis trois mois, j’y vais à peine une fois tous les quinze jours. Il m’est impossible de me dissimuler que Nettie ne me voit jamais arriver sans une émotion pénible qui jette une sorte de contrainte dans tous nos rapports. Je ne lui parle jamais d’ailleurs qu’en présence de mistress Fred, et cela suffit pour ôter toute espèce de charme à ces rencontres de plus en plus rares.


.... Une manière de géant sauvage, au costume excentrique, et dont la barbe ressemble à une forêt vierge, — on ne le reconnaît pour Anglais qu’au luxe du linge blanc qu’il étale sur sa large poitrine, — promène depuis quelques jours dans les rues de Carlinglord son chapeau à larges bords, ses favoris en cascades, sa canne à pommeau ciselé, ses allures d’un autre monde. Il excite généralement la curiosité des bourgeois paisibles, et les gamins des rues courraient volontiers après lui. On l’avait pris d’abord pour un hercule, un athlète de cirque, arrivé chez nous pour y donner quelques représentations; mais ses allées et venues au cottage Saint-Roque ont éclairci la question. C’est bien là M. Richard Chatham, de Melbourne, le chevalier australien qui doit reconduire ces dames dans leur patrie.

Il le veut du moins; il offre ses services avec un zèle, un empressement auxquels mistress Smith est obligée de rendre hommage; mais Nettie fait bonne résistance, et son sérieux imperturbable déconcerte singulièrement, à ce qu’on m’assure, les insistances badines de ce paladin-gorille. Il s’est fait rembarrer par elle l’autre jour, et de bonne sorte, en offrant assez gauchement, pour lever ses scrupules économiques, de payer les dépenses de la traversée. Ceci vraiment passe un peu les bornes, et je commence à craindre que Nettie ne soit compromise par de si marquantes assiduités, par un zèle si extraordinaire.


….. Mes prévisions se réalisent. Les commérages de Carlingford s’emparent de cette situation nouvelle. De même qu’on me mariait naguère avec miss Marjoribanks, on regarde comme conclu l’hymen de Nettie et de l’homme des bois. Serait-il possible?... Mais non, tout le monde, excepté moi, peut croire à une pareille absurdité... Qui sait cependant?... Il se fait dans la tête des femmes de si étranges combinaisons... Et jusqu’où ne poussent-elles pas le dévouement lorsque leur imagination s’exalte!... Nul doute d’ailleurs que Susan ne se fasse la complice de ce bushranger. Et constamment en butte à leurs obsessions combinées, préoccupée de l’avenir des enfans, lasse enfin de la lutte qu’elle soutient dans de si misérables conditions, comment leur résistera-t-elle?...


….. Au plaisir, au soulagement que m’a procuré ma conversation avec l’aînée des misses Wodehouse, je puis apprécier les soucis qui me dévoraient depuis quelques jours. Ses relations avec Nettie, quoique bien peu fréquentes, ont pris un certain caractère d’intimité, et c’est, je pense, la seule véritable amie que la pauvre enfant ait pu se faire à Carlingford. L’âge de miss Wodehouse lui permet d’ailleurs de témoigner à Nettie une sorte de sollicitude maternelle et de lui faire écouter des conseils qui, venant de toute autre personne, seraient fort mal accueillis. Ces dames se sont rencontrées ce matin à la chapelle qu’on décore pour les fêtes de Noël, et ont eu au retour une conversation qui me rassure en partie. Miss Wodehouse, bien convaincue (elle n’est pas la seule) que Nettie était sur le point d’épouser M. Chatham, tâchait de lui faire comprendre, par mille insinuations délicates, qu’il serait bon, « avant le mariage, » de régler le sort de sa sœur et des enfans de sa sœur. « Jusqu’à présent, lui disait-elle, vous vous êtes sacrifiée à eux; mais une fois mariée, il faudra les sacrifier à votre époux... S’il a promis de les emmener avec lui, rien de mieux assurément;... mais une fois là-bas, — croyez-en ma vieille expérience, — il faudra mettre les choses sur un autre pied. »

Nettie la regardait, pendant tout ce discours, comme si elle lui eût parlé grec. Forcée de s’expliquer, miss Wodehouse dut faire une allusion plus directe à M. Chatham, au but probable de ses fréquentes visites.

« Vraiment, dit alors Nettie sans trahir d’autre émotion que celle d’une surprise effarouchée, se pourrait-il que ce fût là ce qu’il espère?... Le pauvre homme, il perd bien ses peines... Et vous vous imaginez, vous, reprit-elle en se tournant du côté de miss Wodehouse, qu’il a dû lui suffire de songer à pareille chose pour que ce soit une affaire conclue?... Eh bien! moi, je suis d’un autre avis... Vingt mille Chatham me demandassent-ils l’un après l’autre, je suis décidée à n’épouser jamais personne... Ce n’est pas mon lot, ce n’est pas mon affaire... Mon affaire est de ramener les enfans en Australie et de les élever de mon mieux... Vous croyez que je pleure? Je ne pleure pas le moins du monde... Des regrets, je ne dis pas, on en peut avoir, on peut trouver la route un peu dure;... mais on n’est pas ici, je suppose, pour faire ses quatre volontés, et ce n’est pas là d’ailleurs ce qui me manque... »

Ainsi a parlé mon intrépide Titania, mais sans persuader complètement miss Wodehouse, qui me disait encore tout à l’heure d’un air avisé : « Je la crois sincère,… sincère et vaillante ;… mais les traversées sont bien longues, et trois mois de tête-à-tête sur le même bâtiment… »

Irais-je encore, sur la foi de ces paroles menaçantes, mettre en doute la constance de Nettie ? Ce serait une singulière ingratitude après la joyeuse surprise qu’elle vient de me faire.

Surprise ?… Allons donc ! est-ce que jamais j’ai douté d’elle ?


….. Je revenais ce soir à Carlingford par un froid piquant, après une tournée de plusieurs milles. Il y a dans ces brises d’hiver, quand on les traverse au grand trot d’un cheval rapide, quelque chose qui retrempe le métal dont nous sommes faits. On se sent égayé, enhardi, poussé à toute sorte d’aventures, enclin à toute sorte de témérités. En passant devant Saint-Roque, une idée folle m’était venue : celle d’y pénétrer à l’improviste et d’enlever Nettie. Ramener à Carlingford cette proie, quel beau triomphe et quel texte à commérages !… Il fallut naturellement rabattre de ces belles visées en rentrant chez moi, où je trouvai, comme d’ordinaire, un silence glacial, un salon mal éclairé, un souper à moitié froid, servi par une gouvernante assez revêche ; mais au moment où je m’attablais, je vis apparaître, comme pour conjurer ma mauvaise humeur, l’obligeante mistress Smith. Mon accueillant sourire sembla l’embarrasser. On eût dit qu’elle se sentait dans une fausse position, et que la gaîté peinte sur mon visage n’était pas tout à fait d’accord avec les nouvelles dont elle allait me régaler.

Ces nouvelles en effet me parurent assez étranges. Nettie, en rentrant ce soir-là même au cottage, venait de donner congé à mistress Smith pour la huitaine suivante, et de déclarer qu’ils partaient tous pour l’Australie le 24 du mois, c’est-à-dire la veille de Noël.

« Impossible ! m’écriai-je dans une véritable stupéfaction…

— C’est ce que je me disais, reprit mistress Smith ; mais rien n’est impossible de ce que miss a chaussé dans sa cervelle… Mon mari d’ailleurs l’avait bien prévu, et les visites continuelles du gentleman étranger…

— Quoi ?… Voyons !… que voulez-vous dire ?… Pas de bavardages, la vérité toute simple…

— Dame ! monsieur, ce n’est pas ma faute… Ce n’est pas non plus mon affaire ; mais vous êtes si bon, et miss est si bonne… Comme je le disais à Smith, j’ai voulu venir moi-même pour que vous n’apprissiez pas tout cela par la voix publique… sans explication, comme cela, tout d’un coup… car enfin…

— Encore une fois que supposez-vous ?… ou, pour mieux dire, que savez-vous ?… un fait, un seul fait, mais précis et clair…

— Le fait, je vous l’ai dit… Ils partent le 24. Le gentleman étranger passe la soirée au cottage… et miss Nettie a fait descendre ses malles dans le vestibule afin de commencer immédiatement ses apprêts de départ. »

Comme je me levais précipitamment pour me jeter sur mon chapeau et ma canne : « Grand Dieu ! s’écria mistress Smith, se cramponnant après moi, où allez-vous, docteur ?… Voilà précisément ce que je craignais… qu’allez-vous faire ?… Un duel entre gentlemen ! il ne manquerait plus que cela pour discréditer ma maison… Docteur, docteur !… au nom du ciel,… je vous en supplie !… »

Mais avant que cette adjuration pathétique ne fût terminée, je longeais déjà les murs des jardins qui bordent Grange-Lane, laissant derrière moi un pauvre diable quelconque, — enfant ou vieillard, je ne sais, — que j’avais renversé au passage, et dont en ce moment je ne m’occupais guère. Le hasard me fit aussi rencontrer M. Wentworth, le curate de Saint-Roque, et le souvenir de l’absurde jalousie qu’il m’avait jadis inspirée vint encore aiguillonner celle qui me torturait en ce moment. « Est-il donc vrai, me disais-je, que ma sagesse ait abouti à une monstrueuse folie ?… et que ma soi-disant prudence m’ait aveuglé à ce point ?… Ce que j’ai jugé impossible, cet Australien va-t-il l’accomplir sous mes yeux ?… Nettie Underwood va-t-elle m’échapper comme Bessie Christian ?… »

Quand je frappai, hors d’haleine, à la porte du cottage, la voix de Nettie me répondit de l’intérieur : « Allons donc, mistress Smith !… disait-elle, venez à mon aide !… il est bien temps… » Et ce fut elle-même qui vint m’ouvrir. À ma vue, elle recula de deux pas comme surprise en flagrant délit. Les deux grandes malles étaient là effectivement, espèces d’arches australiennes aux parois solides, aux nombreux compartimens, et autour d’elles des monceaux de linge et de vêtemens que les doigts alertes de Nettie commençaient à distribuer déjà dans leurs profondeurs mal éclairées. À cet aspect, un gémissement profond sortit de ma poitrine : « C’est donc vrai ? répétais-je machinalement ; c’est donc bien vrai, Nettie ? » Elle était debout devant moi, prise à court, décontenancée, les manches de sa robe noire relevées jusqu’aux coudes, ses cheveux rejetés en arrière, et laissant voir par parenthèse une charmante petite oreille, délicieusement sculptée, qu’ils dissimulent ordinairement.

« C’est parfaitement vrai, me répondit-elle en fixant sur moi, plus droit et plus ferme que jamais, le regard de ses yeux brillans.

— Mais enfin ce départ précipité, votre sœur ?…

— Ma sœur s’y refuse,… cela va sans le dire… Après avoir désiré, sollicité ce départ, maintenant que je l’accorde, maintenant que je le hâte, elle m’accuse d’oppression et de tyrannie ; mais de même que j’obéis à mon devoir, il faudra bien qu’elle m’obéisse… Je veux qu’elle parte, elle partira ! »

La contagion de cet énergique vouloir finit par me gagner, moi aussi. Au moment où elle se penchait résolument pour recommencer son odieuse besogne, je m’avançai vers elle et saisis ses deux mains de manière à lui prouver qu’elle avait un maître.

« Réglons d’abord une petite question…, lui dis-je. Oh ! tant que vous voudrez : vous ne m’échapperez pas !… Vous comptiez donc partir ainsi sans me donner signe de vie, sans me prévenir, sans une parole d’adieu ?… Et vous croyez que je le souffrirai ?… Par le ciel ! vous vous abusez étrangement.

— Docteur Edward, me répondit-elle à moitié tremblante de peur, à moitié d’irritation, vous n’avez aucune autorité sur moi… Nous sommes deux, entendez-vous ?… Je ne serais certainement pas partie sans prendre congé de vous ; mais autre chose sont les égards, autre chose est l’obéissance… Je n’ai pas à me mêler de vos affaires, ne vous mêlez pas des miennes ! »

L’argument en lui-même n’était pas mauvais ; mais le temps des argumens était passé. Je poussai dans un coin, avec une vigueur dont je ne me serais pas cru capable, l’énorme caisse qu’elle était en train de remplir, et j’en laissai retomber le couvercle avec un fracas formidable.

« Il n’est pas question d’autorité ni d’obéissance,… m’écriai-je ensuite. À coup sûr, Nettie, si vous eussiez été ma femme, vous ne m’auriez pas abandonné… Ce que vous faites aujourd’hui est presque aussi cruel… Si quelqu’un a obéi jusqu’ici, c’est moi, ce me semble… Et pour cette docilité, au fond, voyez-vous, je sens que vous me méprisez… »

Cette pensée venait en effet d’éclater dans mon cerveau comme un jet de lumière.

« C’est là une injustice, repris-je ; ne vous imaginez pas que je la supporterai plus longtemps. Vous ne partirez pas, cela ne doit pas être… Merci de vos adieux, je n’en veux pas… Ce que vous appelez « votre affaire » devient la mienne, et, si vous partez, je partirai… Ah ! j’oubliais… On parle de quelqu’un, d’un Australien,… qui ose prétendre ;… mais je ne crois pas,… non, je vous assure, je ne le crois pas… Mon Dieu, Nettie, cessons ce jeu qui nous tue !… Et, plutôt que de nous séparer, prenons, s’il le faut, le monde entier sur nos épaules !… »

Il y eut un moment de silence, car Nettie, fortement émue, n’osait se fier à sa voix pour me répondre. Pendant qu’elle se taisait ainsi, n’ayant plus rien à lui dire, j’occupai mes loisirs (et je ris encore quand j’y pense) à rapporter sur les marches de l’escalier, où je les rangeais avec un soin minutieux, les vêtemens de toute sorte, bas, chemises, mouchoirs, etc., qu’elle avait empilés au milieu du vestibule. Ceci fait, je revins à elle, je m’emparai encore une fois de ses mains, qu’elle tenait fortement serrées l’une dans l’autre.

« Vous avez reconnu vous-même que cela était impossible, s’écria-t-elle alors tout à coup... Personne ne prendra le monde sur ses épaules pour l’amour de moi... Je ne convie personne à partager mon fardeau... Je vous remercie de n’avoir pas cru ce qu’on vous disait; il y a là du moins une pensée consolante... Non bien certainement, personne autre... Et pas même, pas même vous... Finissons-en, docteur Edward!... Je ne vous assujettirai jamais au joug qui pèse sur moi; mais je... je ne vous oublierai jamais. Je ne me permettrai jamais de vous blâmer... Adieu donc... Epargnez-moi; partez, je vous le demande en grâce!... Pas un mot de plus en ce moment... »

La porte du salon vint alors à s’ouvrir. Nous avions complètement oublié, — moi du moins, — qu’on nous écoutait peut-être. Ce ne fut donc pas sans quelque surprise que je vis mistress Fred, debout sur le seuil, me saluer, m’inviter même par un geste moins disgracieux que de coutume. « Si M. Edward veut se donner la peine d’entrer, disait-elle, je serai charmée qu’il entende, ma chère Nettie, ce que j’ai à vous dire... Je ne puis en appeler qu’à vous, continua-t-elle, se tournant de mon côté, du caprice auquel cette enfant veut me soumettre. »

Nous entrâmes à sa suite dans le salon. Placé en écran devant le feu, l’homme des bois en interceptait complètement les clartés. Un épais abat-jour éteignait en partie celles de la lampe. On y voyait à peine dans cette pièce, où le désordre était grand, et qui me sembla métamorphosée. Je ne reconnaissais plus le salon de Nettie, ce salon peuplé, pour moi, de tant de souvenirs amers et doux. Sous les regards un peu étonnés que lui jetait Titania, le géant australien semblait embarrassé. Il tordait de temps en temps ses longues moustaches pour se faire une contenance, et mistress Fred, réinstallée sur son sofa, éventait vivement, de son mouchoir brodé, ses joues plus animées que d’habitude.

« Nettie, me dit-elle enfin, est si accoutumée à régenter un chacun, qu’elle se croit des droits incontestables à notre obéissance... C’est sans doute la faute de Fred qui, se souvenant des obligations par lui contractées envers ma famille, se subordonnait trop complétement à ma sœur; mais à présent que j’ai quelqu’un pour me prêter appui (et mistress Fred ici parut sur le point d’éclater en pleurs), je vous proteste, Nettie, que je ne partirai pas le 24... »

À cette déclaration formelle, Nettie ne répondit que par un regard rapide jeté sur l’Australien, Celui-ci, très embarrassé, se dandinait de droite et de gauche, et semblait pur ainsi dire augmenter de volume.

« Non, je ne partirai pas le 24, s’écria mistress Fred, dont la tête se redressa majestueusement... Je ne suis pas une enfant qu’on mène ainsi à la baguette... Nettie prétend qu’elle agit dans notre intérêt, mais au fond c’est pour exercer son autorité... C’est peut-être aussi par suite de quelque échec, de quelque déconvenue, de quelque dégoût soudain qui lui rend odieux le séjour de Carlingford... Je vous ai appelé ici, monsieur Edward, d’abord parce que vous êtes lié avec elle, et parce qu’ensuite, — comme oncle des enfans, — vous devez être informé de ce qui concerne leur avenir... M. Chatham et moi, poursuivit Susan, dominée par ses émotions et agitant son mouchoir plus violemment que jamais, nous avons décidé que... notre... mariage... aurait lieu avant le départ... »

Jusque-là nous avions écouté les propos diffus de mistress Fred avec une attention assez languissante, absorbés que nous étions tous deux dans de bien autres pensées; mais sa dernière phrase éclata comme une bombe au milieu de ce paisible appartement. « Vous êtes folle, Susan! » s’écria Nettie avec un étonnement mêlé d’incrédulité. Pour moi, oubliant toutes les règles du décorum, je m’élançai d’un bond vers la cheminée devant laquelle notre géant se démenait toujours, plus gêné, plus gauche et plus développé que jamais. Je ne sais trop ce que je lui disais, pressant entre mes deux mains son énorme poing. Il me semble pourtant que je lui souhaitai « infiniment de plaisir, » et que je mettais tous mes services à sa disposition; mais, au milieu de cet élan de joie, je m’arrêtai tout à coup en voyant les joues de Nettie se couvrir d’une pâleur mortelle. Jamais sa figure n’avait exprimé pareil désespoir.

« Faut-il vous croire, Susan? disait-elle avec un étonnement douloureux, ou bien n’est-ce là qu’une plaisanterie cruelle?... Et cette espèce de conjuration se tramait à mon insu!... Et vous me pressiez cependant de retourner à la colonie, — moi qui vous parle, — comme si vous n’aviez pas d’autres idées... Une fois le parti pris, pourquoi me harceler, me tourmenter de la sorte?» s’écriait-elle avec cet élan des cœurs généreux devant un calcul égoïste auquel ils ne peuvent rien comprendre... « Mais au fait que sert de parler? » reprit-elle, coupant court à son apostrophe indignée. Puis, se laissant aller dans le fauteuil le plus proche, elle se mit, de ses petites mains hâtées et tremblantes, à baisser ses manches, qu’elle n’avait pas encore remises en ordre.

Ainsi, dans l’amertume du premier moment, méconnaissant la délivrance soudaine qui lui arrivait à l’improviste, elle n’était sensible qu’au manque de cœur, à la trahison domestique de Susan. Comment ! c’était elle, depuis tant d’années protectrice de cette famille, elle qui leur donnait du pain, elle qui le leur administrait de ses mains infatigables, c’était elle qu’on mettait ainsi de côté, au moment où elle s’imposait, pour rester fidèle aux siens, un sacrifice suprême! — Toutes ces réflexions, tous ces sentimens, éclataient dans le simple geste par lequel, ramenant ses manches noires sur ses bras blancs, elle semblait renoncer à un labeur inutile et d’ailleurs si mal récompensé.

Ce transport indigné, suivi d’une abdication soudaine, avait quelque chose d’énergique et de grand qui aurait peut-être échappé à un spectateur ordinaire, mais que je ne pouvais m’empêcher de comprendre, élevé par mon amour au niveau de ses pensées. Aussi me gardai-je bien de trouver à dire qu’elle ne fût pas de moitié dans ma satisfaction, et quand elle voulut se retirer, ses manches une fois en place, la même inspiration salutaire m’empêcha de chercher à la retenir.

Le bushranger y mit moins de scrupule. Rougissant jusqu’à la plante des cheveux et « filant » de plus belle sa moustache blonde : « Miss Nettie, lui disait-il, c’est tout récemment que votre sœur et moi,... tout récemment, je vous assure,... nous avons découvert... ce qui devait être; mais ceci ne doit rien changer à vos projets... Nous serons heureux, toujours heureux... »

Nettie jusqu’alors l’avait suivi du regard en fronçant le sourcil d’une manière peu rassurante, et la timidité de l’Australien allait croissant sous ce regard significatif; mais, se levant tout ta coup : « Merci, dit-elle, je n’ai jamais douté de vos intentions... Il est aussi très bien de vouloir me conserver avec vous... Seulement cela n’a pas le sens commun... Au surplus, ne vous étonnez pas du trouble où vous me voyez,... on ne saurait, sans quelque émotion, renoncer à l’œuvre de toute sa vie... Je désire que personne,... personne, entendons-nous bien,... ne me parle aujourd’hui de ceci... Bonne nuit, docteur Edward!... A demain, si vous voulez; mais ce soir, pas d’explications! »

Et comme je m’élançais pour lui ouvrir la porte, se méprenant encore sur la portée de ce geste : « Non, m’a-t-elle dit, je vous défends de me suivre... Pour ce soir, j’en ai bien assez. »

On croira sans peine qu’une fois en tiers avec le couple amoureux, je ne l’ai pas fatigué longtemps de ma présence. Je suis revenu à Carlingrord, pur un beau froid blanc, jetant au ciel étoilé des remerciemens enthousiastes. J’aurais voulu trouver, à mon retour, quelque bonne œuvre à faire, une course de cinq à six milles, par exemple, pour me rendre auprès d’un de ces excellens malades à qui on se garde bien d’envoyer sa note; mais le ciel était las d’exaucer mes vœux, et je n’ai trouvé chez moi que la vieille Mary, mon salon désert, ma tasse de thé tiède... En face de moi s’étalait le grand, fauteuil où j’ai vu s’asseoir Nettie, où j’espère la réinstaller bientôt... Je souriais à ce meuble, le narguant comme une personne vivante, et la vieille Mary, qui m’a surpris dans cette attitude ridicule, a cru, — je le tiens d’elle-même, — que je venais de « faire un héritage. »


….. Je suis retourné ce matin à Saint-Roque. On m’a dit qu’elle était sortie. J’aurais dû m’y attendre, bien qu’elle ait ainsi dérogé à toutes ses habitudes. Informé de la direction qu’elle avait prise, j’ai pu, grâce à la vélocité de mon drag, la rejoindre à l’entrée de Grange-Lane, cette rue bordée de jardins où il ne passe pas une ame toutes les trois heures.

C’est bien toujours la même personne.

« Docteur Edward, s’est-elle écriée au moment où, jetant les rênes à mon groom, je venais de sauter près d’elle, laissez-moi d’abord m’expliquer. .. Je suis libre maintenant; mais je ne suis pas sans ressources... Ne vous croyez pas tenu d’honneur à quoi que ce soit!... Je vous rends toutes les paroles que vous m’avez pu donner...

— A la bonne heure, lui dis-je; mais je ne vous rends pas les vôtres... Un seul obstacle nous séparait, vous le savez, et cet obstacle n’existe plus... Vous n’avez sans doute pas oublié ce que vous m’avez répété cent fois au sujet de cette impossibilité absolue...

— Que vous admettiez comme moi, docteur Edward, interrompit cet être capricieux, retirant sa main, que j’avais passée sous mon bras... Non, merci, je puis fort bien marcher seule... Vous ne m’avez jamais contredite là-dessus, veuillez vous en souvenir... Vous vous soumettiez à cette nécessité inexorable... Je ne suis pas plus rebelle que vous... Un obstacle écarté seulement par M. Richard Chatham, ajouta-t-elle avec une cruauté véritablement féminine et en me regardant au visage, n’est pas après tout un obstacle bien considérable... La situation est donc restée à peu près la même... Je ne vous regarde nullement comme lié envers moi... Nous sommes libres tous deux... »

Dans quel embarras, dans quel étonnement me jeta cette sortie inattendue, tout le monde pourra aisément le comprendre. J’étais profondément indigné, mais je ne savais que dire. « Nettie ! m’écriai-je avec cette toux préliminaire qui annonce un exorde peu sûr de lui-même.

-— Nettie, Nettie, » répéta une voix enfantine qui me faisait écho à quinze ou vingt pas de distance. On entendait en même temps trottiner sur la terre dure les deux petits pieds d’un enfant, et à peine nous étions-nous retournés que l’insupportable Freddy vint se jeter dans nos jambes. Il s’était échappé du cottage pour courir après nous, c’est-à-dire après elle.

« Je ne veux aller qu’avec Nettie ! criait-il, se cramponnant à la robe de sa tante et me repoussant à grands coups de pied… Je hais Chatham,… je hais tout le monde !… Si on m’emmène sur le vaisseau, je sauterai à la mer pour revenir en nageant… Non, je ne la lâcherai pas… Coupez-moi les mains si vous voulez !… Gardez-moi, Nettie, gardez-moi !… Vous verrez si je serai sage… Je veux rester avec Nettie… Personne n’aime Nettie comme moi ! »

Chose étrange, Nettie était émue. Elle se pencha vers l’enfant et le serra contre elle d’une étreinte si forte qu’il cessa tout à coup de crier, me regardant avec une espèce d’effroi.

« Tu m’aimes donc, toi ? disait-elle… Tu quittes tout, tu oublies tout, tu braves tout pour venir à moi ?… Figurez-vous, ajouta-t-elle, se tournant de mon côté, qu’il a failli ce matin avoir une attaque de nerfs… Il couche dans ma chambre, vous le savez… Quand il m’a vue faire le triage de son linge et du mien… Pauvre Freddy !… Si je le leur demandais pourtant ?… On me le laisserait sans aucun doute… »

Je ne sais comment à ce propos ses yeux vinrent chercher les miens. Il y avait là une question qui ressemblait à une prière, ou une prière qui ressemblait à une question. La réponse ne se fit pas attendre .

« Allons, soit ! m’écriai-je en reprenant cette main qu’on m’avait enlevée et que cette fois on me laissa, puisque vous le voulez, va pour Freddy !… Ce sera l’aîné de nos enfans. »

Je les hissai tous deux dans mon drag pour les ramener au cottage Saint-Roque, et jamais, je crois, on n’a mis si longtemps à franchir les deux milles qui nous en séparaient.

Je dois à mon bon cheval de dire ici que ce ne fut pas sa faute.


E.-D. FORGUES.

  1. Le groupe de récits auquel nous empruntons cette étude de la vie anglaise (Chronicles of Carlingford, 2 vols., W. Blackwood and sons, Edinbursh and London 1863) a obtenu au-delà du détroit un succès que l’on trouvera sans doute légitime après avoir lu la Famille du Docteur. Dans le cadre où nous resserrons la pensée du conteur anonyme, on reconnaîtra, nous l’espérons, toutes les qualités qui l’ont rendu sympathique, et que ce travail a pour but principal de faire ressortir.