La Famille et la loi de succession en France

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La Famille et la loi de succession en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 827-855).
LA FAMILLE
ET
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE

I. L’Organisation de la famille, par M. La Play. — II. L’Organisation du travail, par le même.


I

À cette question : quel est l’état de la famille en France ? on ne trouverait peut-être pas deux réponses qui ne présentent des points d’opposition très marqués. Écoutez les uns, la famille est dans une situation plus satisfaisante et à tous égards qu’elle ne l’était dans le passé ; les autres ne mettent pas en doute qu’elle ne soit en pleine décadence. Sur ces mots mêmes de décadence et de progrès, combien il s’en faut qu’on s’entende ! On s’accorde encore moins quand il s’agit de remonter aux causes du mal, étant admis qu’il existe. Enfin quelle diversité dans les remèdes qu’on indique ! Voici des esprits que le sort de la famille préoccupe vivement, et qui accusent de la désorganiser notre régime de succession, c’est-à-dire la loi qui oblige le père de famille à partager ses biens, après sa mort, à peu près par égales portions entre ses enfans. Y a-t-il dans ces plaintes quelque chose de fondé ? Le bruit qui s’est fait depuis quelques années autour de cette question, les pétitions adressées aux chambres pour appuyer ces griefs et pour demander une réforme qui serait motivée par de hautes considérations morales, des publications nombreuses, quelques-unes récentes, l’assurance enfin que la discussion sera reprise, donnent à une telle recherche autant d’opportunité qu’elle présente d’importance en elle-même. Avant de parler chez nous de la nature et de l’étendue des remèdes, il faudrait d’abord s’assurer de la réalité du mal. Les affirmations des optimistes et des pessimistes ne sauraient être prises pour des preuves. On pourrait répéter indéfiniment, soit que nous valons mieux que nos pères en cela, comme en bien d’autres choses, soit que nous valons moins, sans que la question fit un pas. De tels jugemens sommaires et contradictoires ont, entre autres défauts, cet inconvénient, qu’ils varient souvent du jour au lendemain. Aux temps de prospérité, on s’attribue toutes les supériorités ; au lendemain des revers, on se couvre la tête de cendres. L’ancien régime aussi a eu ses plaies. La famille n’en fut pas exempte : du moins faut-il reconnaître que les principes qui la maintiennent restaient intacts. On y croyait, même en s’en écartant. Qui pourrait dire que cette foi n’a pas subi d’altération ? La littérature a-t-elle sur ce point reflété la société, ou est-ce la société qui a reflété la littérature ? Il serait plus vrai de dire qu’elles se sont servi d’image et d’écho l’une à l’autre. Et qu’on ne prétende pas que c’est là un fait général, européen. Il faut l’avouer, c’est un fait français. Rien de pareil ne se voit en Amérique, en Allemagne, en Angleterre. La littérature, notamment chez les Anglais et les Américains, est tout imprégnée des sentimens de famille ; elle n’a rien perdu de ce caractère depuis Walter Scott et Cooper. Dickens a pu faire révolution dans le roman sans modifier ce point essentiel ; loin de là, le culte du foyer a un charme plus pénétrant dans les livres de ce romancier, même les plus hardis au point de vue social. Ce qui semble à nos écrivains terne, prosaïque, souvent insupportable dans le ménage, se recouvre, aux yeux des auteurs américains ou anglais, d’une douce teinte de poésie.

Nous voudrions, par des traits précis, indiquer ce qui nous paraît vrai dans les critiques adressées à la famille en France. Défions-nous un peu de ces condamnations en masse portées à la légère. Il y a lieu de se demander si ce qu’on reproche à la société ne serait pas le fait d’une minorité, laquelle d’ailleurs peut être nombreuse. Au sein de cette société française, qui présente les différences les plus saillantes dans les élémens dont elle se compose, il importe de distinguer entre les classes. La société, trop de personnes l’oublient, ne se renferme pas dans le cercle d’une élite de fortune ou de naissance ; cette façon aristocratique de désigner, comme on le faisait autrefois, par ce mot la minorité la plus riche et la plus éclairée ne saurait avoir cours sous notre régime de démocratie. Ce qu’il y a de compliqué dans l’idée de la société est une raison de plus de ne pas se laisser aller à ces arrêts inflexibles et uniformes qui s’adaptent mal aux réalités.

Consultons les faits. Il y a certainement en France, à Paris, dans toutes nos villes, un très grand nombre de familles excellentes. L’affection plus vive, plus cordiale, n’ôte rien au respect dépouillé de la froideur et de la solennité du cérémonial d’autrefois. Combien de mères par exemple nous voyons prendre leurs devoirs au sérieux autant, plus peut-être, que cela ne s’est vu à aucune époque ! Combien de pères envoient leurs fils, plus tendrement aimés qu’en des temps où l’intimité était moins habituelle, exposer leur vie quand le sol du pays est envahi ou quand la sédition descend en armes dans la rue ! Les liens des frères et des sœurs, l’esprit de secours mutuel entre parens, l’absence d’humeur processive, tous ces traits de la famille unie se présentent aujourd’hui sous nos yeux. Malheureusement tout n’est pas là.

Les classes riches et aisées ne manquent pas de familles qui ressemblent trop peu au modèle que nous venons de décrire ; le relâchement de la discipline et du respect s’y manifeste assez souvent par des symptômes fâcheux. Nous croyons pourtant que le mal est plus grand dans les classes populaires. À côté de l’esprit de travail, d’économie, de dévoûment, qui trouve place là aussi dans une foule, d’intérieurs modestes, dont plusieurs sont admirables, combien de fois la famille ouvrière se présente en France imparfaite, existant à peine ou altérée et dégradée ! Pour beaucoup, les causes du mal ne sont que trop faciles à découvrir, et on ne sera pas tenté d’accuser la loi de succession de produire de mauvais effets chez des gens qui n’ont rien et qui ne reçoivent pas le moindre héritage. La misère, l’exiguïté des logemens, un entassement voisin de la promiscuité, aussi peu conforme aux règles de la morale que de l’hygiène, la mère travaillant au dehors, les enfans dispersés, exposés à toutes les tentations de l’atelier et de la manufacture, le père fuyant cet intérieur sans air, sans lumière, sans intimité, demandant aux distractions du dehors, à la débauche, à l’ivresse surtout, les seuls plaisirs qu’il comprenne, voilà un tableau qu’on a souvent tracé, et dont l’exactitude est irrécusable. On a eu le tort pourtant d’accuser trop exclusivement la misère. Il est de notoriété que les conditions économiques du salaire et de l’existence se sont sensiblement améliorées dans les classes ouvrières. Il s’en faut que leur état moral en ait ressenti toujours une favorable influence. Les preuves que le foyer domestique n’en a pas profité, comme cela aurait pu et dû être, éclatent sous toutes les formes, accroissement des unions illicites, augmentation des naissances illégitimes, des enfans abandonnés, développement du libertinage. Les économistes qui ont comparé l’état de la famille ouvrière avant et depuis 1789 concluent souvent que le nombre des familles offrant des conditions supérieures de moralité et de bien-être s’est plutôt accru. Reste à savoir si une minorité très nombreuse ne s’est pas dépravée davantage. Aux mauvaises pratiques se sont jointes les mauvaises doctrines. La propagande matérialiste et révolutionnaire agit là comme ailleurs ; elle attaque tous les principes de religion et de morale, elle détruit tous les freins. Toute une littérature de romans et de drames s’adresse à la fantaisie maladive. La famille, dans de pareilles conditions, risque de devenir elle-même un instrument de dépravation. À la vue d’un père qui oublie sa femme, ses enfans, et qui leur montre l’image de l’autorité paternelle dégradée, que peut-elle être, si ce n’est l’école du mépris précoce et de la corruption irréparable ? Et si la seule ou la principale instruction qui pénètre dans cet intérieur par les parens eux-mêmes ou que les enfans reçoivent au dehors consiste en sophismes, en négations, en appels faits aux passions et aux sens, à quel degré d’abaissement et de désordre n’arrivera-t-on pas !

La dernière guerre et la commune n’ont-elles pas jeté un triste jour sur cet état de la famille dans la classe ouvrière et dans cette partie de la bourgeoisie qui s’en rapproche ? Peut-on absolument séparer de cet état la fièvre d’indiscipline et de révolte qui s’est si vite manifestée dans les rangs de l’armée et de la jeune garde mobile ? N’a-t-on pas été péniblement frappé d’une grossièreté de manières qui souvent ne faisait que traduire un brutal orgueil ? D’où venait cette immoralité trop fréquente ? d’où venait cette fureur d’impiété haineuse qui préludait dès le début de la guerre par des symptômes peu équivoques, et qui allait aboutir sous la commune de Paris à la profanation des églises et au massacre des prêtres et des religieux ? Ces jeunes hommes, était-on tenté de se demander, avaient-ils un père, une mère, un foyer, une famille ? avaient-elles un père et une mère, ces pétroleuses qui ont reproduit avec plus de laideur et d’atrocité les tricoteuses de la révolution que notre confiance trop naïve dans l’adoucissement des mœurs rejetait dans les bas-fonds de l’histoire, d’une histoire à jamais finie, disions-nous ? Il ne subsiste que deux suppositions possibles : ou bien ces jeunes gens, ces enfans trop souvent, qu’on trouve mêlés à toutes les révolutions et qui sont les premiers à paraître dès qu’il y a un pavé à soulever, ou bien ces jeunes gens, à peine arrivés à leur complet développement physique et déjà mûrs pour toutes les sortes de cynisme et de cruauté, avaient reçu de la famille même les germes de cette corruption prématurée, ou bien la famille n’avait pas eu une action suffisante pour combattre ces germes funestes, et alors comment ne pas constater tout au moins son déplorable état de faiblesse ?

Dans nos populations rurales aussi, la famille laisse souvent fort à désirer. Sur bien des points de la France, elle est visiblement en souffrance. Sans qu’il soit vrai de dire en général que la population diminue, elle n’y augmente pas selon sa proportion normale ; la cause en est dans une stérilité systématique et calculée. On y regarde les enfans comme une charge, on veut jouir, augmenter son bien-être, transmettre (et voici que nous touchons déjà par un de ses côtés à la loi de succession) tout son petit domaine arrondi, s’il se peut, à un seul héritier. On a peur surtout de le voir morcelé entre un trop grand nombre. Cela ne va pas sans bien des désordres. Trop souvent le crime se place à côté du vice. Le vol, l’assassinat, commis sur les proches par un mobile de cupidité dégénéré en fureur, en féroce monomanie, sont plus fréquens dans les campagnes que dans les villes. Les vieillards y sont traités sans égards, souvent sans pitié. On trouve qu’ils vivent trop longtemps. Des pères infirmes, jugés bons à rien, puisqu’ils n’accroissent plus la fortune et n’apportent plus même la part de travail nécessaire à leur entretien, excitent par leur obstination à ne pas mourir l’impatience avide de leurs héritiers, qui savent que, de quelque manière qu’on les traite, la part qui leur revient de ces biens par héritage ne leur saurait manquer. Un tel tableau fait honteusement tache au milieu d’une civilisation brillante infatuée d’elle-même.

Enfin on signale un manque fâcheux de tradition. Combien de fils succèdent à leurs pères aujourd’hui ? Croit-on que ce soit sans préjudice, même moral ? L’hérédité, ce fait qui permet au fils de continuer la personne du père, selon la forte expression du droit romain, est quelque chose de moins matériel que l’héritage ; elle suppose toute sorte d’attaches morales. Les ôter ou les affaiblir, c’est mutiler la famille comme influence éducatrice. Comment cette influence serait-elle complète, si le fils ne continue que rarement son père dans l’exercice de sa profession, dans l’exploitation de son entreprise, dans la propriété et dans l’aménagement de sa terre ? Le foyer, vrai symbole de stabilité, ne doit pas être renversé à chaque génération ; autrement attendez-vous à n’avoir plus que des existences jetées à tous les vents, — forces isolées ne formant plus que des associations passagères, accidentelles, cherchant le succès tantôt dans les révolutions, tantôt dans ces âpres efforts où l’intrigue et l’improbité risquent de tenir plus de place que le travail. Combien aussi, à côté de ces luttes brutales où du moins se déploie une certaine énergie, combien, par le même fait de l’affaiblissement des traditions et des fortes disciplines, de volontés amollies, de caractères sans nerf, de cœurs sans ardeur, remplaçant le dévoûment par l’égoïsme, les pures affections par le plaisir, les devoirs sévères de la vie par le culte épicurien du bien-être !

Voilà comment on se trouve amené à rattacher l’état de la famille à la loi de succession. Y eût-il exagération dans les griefs qu’on élève contre elle, il suffit que cette influence soit réelle en partie, il suffit même qu’elle puisse être soupçonnée, pour qu’on s’en préoccupe.

La question du régime des successions en France se pose aujourd’hui d’une manière toute différente qu’à l’époque de la restauration. On sait à quel point alors la polémique fut vive sur les effets du régime de succession établi par la révolution française, notamment lors de la présentation du fameux projet de loi portant rétablissement du droit d’aînesse. Alors, cela ne fait aucun doute, c’était le privilège qu’il s’agissait de réinstaller. On faisait la guerre à la petite propriété au nom de la grande ; c’est à cette fin que l’un des défenseurs les plus habiles du projet, M. de Villèle, entassait sur les excès du morcellement des chiffres alarmans, et, on peut le dire aujourd’hui avec une entière certitude, pour la plus grande partie arbitraires et inexacts. Les recherches économiques et statistiques ont prouvé qu’en somme, malgré des excès partiels et très fâcheux de fractionnement, la petite propriété n’a pas ruiné la France, qu’elle l’a au contraire enrichie. En 1826, la politique, avec ses visées de reconstitution aristocratique et nobiliaire, primait évidemment et dictait les considérations économiques, qu’elle pliait de gré ou de force à ses desseins.

Il n’est pas inutile de relever quelques-unes des profondes différences et aussi quelques points communs de la campagne entreprise alors contre la loi de succession avec l’espèce d’agitation qui se produit sur le même sujet. Qu’on se reporte soit à l’énoncé du projet de loi, soit à la nature des argumens qui furent invoqués. Le projet de loi de 1826 étendait le droit de substitution conféré par les articles 1048 à 1050 du code civil ; les biens dont il est permis de disposer, aux termes des articles 913, 915 et 916 du code civil, devaient pouvoir être donnés par actes entre vifs ou testamentaires à un ou plusieurs enfans du donataire, nés ou à naître, jusqu’au deuxième degré inclusivement. Cette partie du projet fut adoptée. Il y en avait une autre plus importante et qui devait être repoussée : c’était la disposition qui, dans toute succession déférée à la ligne directe descendante et payant 300 fr. d’impôt, attribuait la quotité disponible à titre de préciput légal au premier-né des enfans mâles du propriétaire décédé, lorsque celui-ci n’avait point adopté une disposition contraire. Rien n’était plus fait pour irriter la bourgeoisie, prompte à prendre ombrage de tout ce qui pouvait rappeler les inégalités de l’ancien régime, pour alarmer les paysans qui, dans toute modification apportée au régime de la propriété, voyaient une menace dirigée contre les biens qu’ils tenaient de la révolution. Une partie de la noblesse libérale s’associa franchement à cette opposition en prenant la défense de la loi d’égal partage. Dans un discours célèbre, M. le duc de Broglie combattit le projet ministériel. L’orateur fait une part à la grande propriété et à la grande culture, mais il est bien loin de la faire exclusive. Il ne croit nullement que la destinée de la famille soit intéressée au maintien ou au rétablissement du droit d’aînesse. Il est instructif et piquant d’entendre l’héritier d’une des plus grandes familles professer ces doctrines avec l’autorité de l’histoire et souvent de la statistique. Il établit que ni l’aînesse, ni la très grande, ni même toujours la grande propriété n’ont été nécessaires aux aristocraties, qui se sont bien souvent perdues par là. L’égalité des partages n’était pas d’ailleurs une complète innovation ; elle existait consacrée par la coutume, comme existait la petite propriété elle-même dans une très grande étendue, avant que la révolution y eût mis la main. En preuve qu’elle n’avait pas causé dans l’état de la société les bouleversemens dont on l’accusait, l’orateur faisait voir, les listes électorales à la main, qu’elles étaient composées pour plus des deux tiers de l’ancienne noblesse dans les campagnes, et de plus du tiers de l’ancienne bourgeoisie dans les villes. Abordant le parallèle de l’agriculture en France et en Angleterre, il comparait les effets du droit d’aînesse et des substitutions, auxquels les partisans du projet attribuaient principalement la prospérité de la Grande-Bretagne, avec les résultats incriminés de l’égalité des partages. Ici encore le discours de M. de Broglie, corroboré aujourd’hui par des faits nouveaux, jette du jour sur certaines assertions aventureuses. Il cherchait le secret de la supériorité agricole de la Grande-Bretagne avant tout dans celle des capitaux et des lumières, qu’il expliquait par des causes autres que la loi successorale. Peut-être même dépassait-il un peu la mesure à son tour en ne tenant compte à aucun degré de ce droit d’aînesse, où récemment encore M. de Montalembert, dans son livre sur l’Avenir de l’Angleterre, prétendait montrer le palladium de la grandeur anglaise. M. de Broglie établissait qu’en Angleterre même la culture était loin d’être féconde en proportion de la concentration des propriétés, tandis que celle-ci pouvait se concilier avec le plus triste morcellement, comme cela avait lieu en Irlande. La France étant donnée avec ses conditions essentielles et immuables, compter sur l’aînesse pour refaire une aristocratie et pour assurer la prédominance de la grande propriété et de la grande culture, c’était à ses yeux une profonde illusion. Il démontrait même que la loi d’aînesse devait se tourner contre son but, en aggravant le morcellement auquel on prétendait remédier. En effet, plus elle augmentait la part de l’aîné, plus elle devait restreindre celle des cadets. Il soutenait enfin que la loi ferait plus de mal que de bien à la famille en y développant, avec le privilège ressuscité, l’orgueil et l’envie. Déjà M. Pasquier avait prononcé une harangue dans le même sens. Son discours, quoique ayant moins de relief, d’argumentation fine et serrée, un style moins achevé, nous frappe encore par la force des raisons. Plus tard, M. Rossi devait développer le même fonds d’idées ; il défendait, avec de rares ressources de savoir et de talent, la loi française de succession, non plus cette fois devant une chambre, mais devant l’auditoire du Collège de France. C’était alors au reste une cause qui paraissait gagnée. La question ne faisait pas doute dans les nouvelles générations. Qu’on joigne enfin à ces écrits des pages vives et sensées de Benjamin Constant, dictées par le même esprit, de substantiels chapitres de Sismondi dans ses Principes d’économie politique ; que pour la thèse contraire on place en regard l’écrit de circonstance de M. de Bonald sur la Famille agricole et la Famille industrielle, et d’autres morceaux analogues du même écrivain, ainsi que les travaux plus considérables de MM. Rubichon et Monnier, on aura presque au complet, dans ce qu’elle offre d’essentiel, cette grande controverse telle que la restauration pouvait la produire dans l’état encore imparfait des documens. Était-il suffisamment tenu compte, dans cette réfutation si bien fondée en général que les défenseurs de la loi de succession opposaient aux partisans du droit d’aînesse, de certains effets fâcheux de cette loi d’égal partage ? Nous ne le croyons pas en les lisant aujourd’hui avec le sang-froid que rend facile la lutte politique apaisée. D’une part, ces plaidoyers atténuaient un peu les inconvéniens du partage forcé ; d’un autre côté, ces conséquences n’avaient pas pu être étudiées d’assez près, l’expérience restant elle-même encore incomplète sur quelques points.

Il faut donc le reconnaître ; sauf de la part de quelques organes du parti ultra-légitimiste et religieux, fidèles au droit d’aînesse, les critiques dirigées contre la loi de l’égalité forcée des partages ont subi de réelles modifications. Ce n’est pas au nom du privilège qu’on engage la lutte, c’est au nom de la liberté. Y eût-il chez quelques-uns une arrière-pensée, rien n’autorise à douter chez la plupart de la sincérité de cette thèse, qu’adopte d’ailleurs un certain nombre de libéraux authentiques, prenant fait et cause pour la liberté de tester. C’est ce qu’une très petite minorité du parti opposant avait déjà osé faire sous la restauration ; c’est à ce point de vue que s’était placé par exemple le très libéral rédacteur du Censeur, M. Ch. Dunoyer. De telles voix isolées trouvaient alors peu d’échos. Le privilège et l’égalité établis par voie législative paraissaient seuls en ce moment dans l’arène, comme deux adversaires intraitables, combattant visière baissée, et tous deux peu disposés à s’en remettre à l’arbitrage de la liberté, qu’on répugne maintenant beaucoup moins à invoquer. Aujourd’hui la liberté de tester est demandée au nom d’argumens que nous devons d’abord rappeler sommairement. On la regarde en principe comme un corollaire du droit de propriété. Léguer, transmettre, est, comme le don lui-même, l’application et la preuve d’une possession réelle, pleine et entière. On ajoute qu’il ne saurait y avoir un véritable droit des enfans à l’héritage ; reconnaître un tel droit, dit-on, c’est à peu près comme si on admettait un droit au travail, un droit à l’assistance. On ajoute que cette égalité forcée, qui lie les mains au père de famille, se résout en fin de compte dans une iniquité véritable. Le mauvais sujet, le fils ingrat, n’est guère moins bien traité que celui qui n’a donné que des preuves d’affection, de respect, de bonne conduite ; outre l’injustice, n’est-ce pas la destruction de tout frein, de toute discipline au sein de la famille ? Il y a sans doute la portion disponible ; mais n’est-elle pas trop faible pour que le père puisse proportionner la part de l’héritage à la diversité des situations où se trouvent placés ses enfans ? L’héritier enrichi par un mariage ou par le commerce n’a que faire d’un petit supplément de fortune qui, venant en aide à un enfant plus pauvres et en train de former un établissement, eût représenté pour lui l’aisance, peut-être l’espoir fondé de la fortune. Puis vient le tableau des inconvéniens du morcellement territorial. N’a-t-il pas pour effet de dissoudre la famille comme de pulvériser la propriété ? N’est-ce pas là un double préjudice porté à la morale sociale et à la fortune publique ? Que ne prend-on exemple sur les peuples les plus libres de la terre, sur l’Angleterre avec ses familles enracinées au soi, ou essaimant avec ses cadets et portant au loin avec son génie et ses capitaux la puissance de sa race, sur l’Amérique pratiquant la liberté sans pourtant aboutir au privilège et n’introduisant dans cette égalité consacrée par les mœurs que les exceptions qu’autorisent la justice elle-même et l’avantage des familles, qui ne se sépare pas de l’intérêt de la nation considérée dans sa masse ?

Le plus curieux, c’est qu’on invoque l’intérêt démocratique. Sous la restauration, on disait : La loi de l’égalité des partages tue l’aristocratie, élément nécessaire d’une monarchie et même de tout gouvernement pondéré. Aujourd’hui les mêmes critiques ont surtout en vue la classe des petits propriétaires et des petits capitalistes. Ainsi, chose singulière, c’est contre la démocratie elle-même que se retournerait la loi destinée à la protéger. Elle en abaisserait le niveau moral et matériel ; elle empêcherait de se former ces centres moyens, de subsister même ces petites agglomérations hors desquelles il n’y a plus, au lieu d’une famille que l’individu, au lieu d’un domaine qu’une poussière de sol sous le nom de parcelle. Quelle démocratie pourrait trouver là les conditions d’une liberté durable et d’un ordre assuré ?

Personne n’a pris une part plus active à cette lutte que M. Le Play. Tous ces argumens que nous venons de rappeler se retrouvent dans ses livres ; ils y sont développés avec une surabondance de preuves presque inépuisable et sous des formes qui lui appartiennent véritablement. Bien qu’il ait touché à plus d’un point important de l’économie sociale, la critique de l’égal partage et la revendication de la liberté testamentaire illimitée, voilà comme une note qui revient toujours dans ses écrits. On se demande si, à travers bien des vues justes où neuves, il n’y aurait pas là un certain parti-pris systématique ; mais avec un écrivain sérieux on ne saurait sans réelle injustice s’en tenir à une simple impression. À une conviction si réfléchie comme à une opinion aujourd’hui si répandue, on doit un examen plus attentif. Il serait d’ailleurs fâcheux qu’une thèse excessive fît rejeter les vérités qui en sont le point de départ ou qu’on rencontre sur la route. Pour l’auteur, la critique de la loi de succession se rattache à un ensemble d’idées d’où elle paraît se déduire et qui mérite considération. On peut ajouter que, sur ce point comme sur d’autres, il a fait école. C’est sous son impulsion que s’est formée, c’est sous sa direction que travaille une Société d’économie sociale qui tient à Paris ses séances depuis plusieurs années, et qui publie des mémoires où les idées générales et ce qu’on appelle la méthode de M. Le Play se trouvent fidèlement reproduites avec quantité de détails descriptifs, analytiques et minutieux sur la condition des divers groupes de travailleurs urbains et ruraux dans tous les pays. Dans plus d’un de ces mémoires reparait la même thèse favorite. Enfin l’auteur revient de nouveau à la charge. En présence des questions qui s’agitent aujourd’hui, il publie un travail sur l’Organisation de la famille, faisant suite à un autre volume qui a paru il y a environ un an sur l’Organisation du travail, et au principal de ses ouvrages, la Réforme sociale. Dans ces trois livres, la loi de succession est discutée, combattue, présentée comme une question moins de jurisprudence que de morale et d’organisation sociale. C’est à ce titre que nous nous en occupons à notre tour ; c’est à ce point de vue que nous nous placerons pour examiner les pièces du dossier que M. Le Play met sous nos yeux.


II

L’auteur de l’Organisation de la famille rattache ses nouvelles études, comme les précédentes, à la méthode d’observation, dont il préconise avec raison les avantages. La méthode d’observation, condition de la vérité dans les sciences sociales comme dans les sciences naturelles et physiques, s’y montre de plus, comme une garantie de préservation et de salut, en face des abus de la méthode de raisonnement, qui semble ne reconnaître que les lois d’un certain idéal, vrai ou faux, appliqué d’emblée à la société, qu’elle prétend refaire et remanier de toutes pièces. C’est bien à ces métaphysiciens partant de l’idée pure, dont ils se servent moins souvent comme d’un flambeau pour éclairer la foule que comme d’une torche pour détruire tout ce qui est censé faire obstacle sous le nom de préjugés et conventions, qu’on peut appliquer le vers si judicieux de Molière, que


Le raisonnement en bannit la raison.


Cette portée conservatrice de la méthode baconienne est sensible en ce qui concerne les conditions fondamentales de la société ; elle ne conclut pas moins favorablement à la famille qu’à l’égard de toutes les autres. Qu’un Platon, avec une imagination égale à son génie, s’égare jusqu’à vouloir supprimer la famille au prétendu profit de l’état, que de nos jours de vulgaires communistes poursuivent ce but ouvertement sans avoir la même excuse, la méthode d’observation est seule en mesure de rectifier de tels écarts. Elle constate l’existence, la nécessité de la famille par toute espèce de preuves matérielles, morales, historiques. L’unité de la famille humaine, consacrée par l’union monogame, son intégrité et son indissolubilité, elle les montre s’implantant en raison même que la civilisation a réalisé plus de progrès, faisant voir aussi quelle part la famille apporte à ces progrès par sa forte constitution et par les énergies qu’elle met enjeu. Quel raisonnement pourrait tenir contre ces démonstrations par les faits ?

Dans le passé comme dans le présent, c’est l’influence du régime de succession que l’auteur a directement en vue. Voyons comment il procède. M. Le Play, selon la manière des savans, des naturalistes, affectionne les classes, les groupes, les étiquettes. On lui a reproché avec raison de trop ramener l’observation scientifique à celle des cas particuliers, et de n’avoir peut-être pas pour l’économie politique toute l’attention qu’elle mérite. Il a observé, comme on dit, sur le vif plusieurs familles choisies dans les pays qui représentent les états de civilisation les plus divers et dans les différentes classes de la société. Partant de là, M. Le Play ramène la famille à trois types auxquels il donne les noms caractéristiques de famille patriarcale, de famille instable et de famille souche. Qu’on veuille faire attention à ce mot de famille souche : c’est un des arcs-boutans du système. Définissons ces trois régimes. La stabilité règne au plus haut degré dans la famille patriarcale. Tous les fils se marient et s’établissent au foyer paternel. Les habitudes et les idées des ancêtres s’y transmettent, comme les biens, à plusieurs générations. Les essaims qui s’en échappent périodiquement conservent et vont porter ailleurs les mœurs et l’esprit de la race. M. Le Play accorde aux bonnes époques de ce régime le mérite de régler équitablement, grâce à l’autorité et à la coutume, les devoirs réciproques. Au reste, la famille patriarcale est sujette, comme toute chose, à s’altérer : elle peut dégénérer en oppression, en routine ; en général, elle a pour défaut, dans l’ordre intellectuel, de donner trop de quiétude à l’ignorance. À ce type se rattachent aujourd’hui les territoires riverains de l’Océan Glacial et de la Mer-Blanche, comme les fertiles steppes qui s’étendent de l’Oural au Caucase. Les Tartares, les Bachkirs, les Kalmouks et les autres races pastorales de cette région commencent à défricher le sol à l’exemple des colons russes venus de l’Occident ; mais ce changement n’a point encore amené une organisation nouvelle de la société. L’ordre de choses opposé domine dans la famille instable, qui a son type le plus complet chez les chasseurs primitifs de l’Occident. Plus d’un peuple civilisé reproduit malheureusement ce type de la famille qui exerce sur tout l’ordre social une si fâcheuse influence, et développe sans mesure l’esprit de nouveauté et d’individualisme. Dans ce régime, les enfans quittent séparément la famille paternelle dès qu’ils peuvent se suffire à eux-mêmes ; les parens restent isolés pendant leur vieillesse et meurent dans l’abandon. Nulle transmission des idées saines et des sages pratiques. L’inclination et les impulsions fortuites déterminent le choix des carrières. « Chez les nations ainsi constituées, écrit M. Le Play, les courtes époques de prospérité sont dues à l’ascendant momentané de quelques hommes supérieurs : les époques de souffrance sont sans cesse ramenées par des excès d’individualisme et d’insatiables besoins de nouveauté. » On lit avec inquiétude dans l’Organisation de la famille que nos aïeux les Gaulois en étaient déjà là aux premières origines de leur histoire. Cette instabilité, combattue par l’influence des races venues de l’Orient, lesquelles développèrent dans les Gaules les habitudes pastorales ou agricoles, reparaît de plus en plus, et triomphe au moment où les Grecs et les Romains commencent à les étudier. On y trouve un éparpillement excessif des familles, des foyers et des champs. Les jeunes Gaulois s’échappent volontiers de ces établissemens, qui se partagent entre tous les enfans et n’acquièrent aucune force. Ils courent les aventures guerrières, forment des armées, et aux grandes époques de l’enseignement druidique se font envahisseurs, et conquérans. Tout leur héroïsme ne suffit point à former une nationalité solide. L’instabilité de la famille s’y oppose avec ce qu’elle entraîne d’habitudes errantes, de résistance envers les autorités traditionnelles, de mépris de la prudence et de la discipline. Rome, qui recueillait les fruits des habitudes et des vertus opposées, devait vaincre ce peuple, livré à l’excès de l’individualisme et à de profondes divisions. Il y a là des traits d’analogie qui feraient trembler, si on ne se rassurait un peu en se disant que depuis ce temps-là la France n’a pas laissé de faire une assez belle figure dans le monde.

La famille-souche vient enfin ; parlons-en avec respect. Elle conjure les dangers et réunit les avantages des deux autres régimes, Elle est favorable à la conservation et au progrès. Dans ce système, un des enfans, marié près des parens, vit en communauté avec eux et perpétue avec leur concours la tradition des ancêtres ; les autres enfans s’établissent au dehors, quand ils ne préfèrent pas garder le célibat au foyer paternel. Voilà le type que M. Le Play nous propose, et qu’il déclare supérieur aux deux autres par le mode adopté pour la transmission du foyer où la famille se réunit, de l’atelier où elle travaille et des biens mobiliers qu’elle crée par l’épargne. Dans la famille ainsi constituée, les parens associent à leur autorité celui de leurs enfans adultes qu’ils jugent le plus apte à pratiquer de concert avec eux, puis à continuer après leur mort l’œuvre commune. Ce n’est pas, on le voit, nécessairement le régime de l’aînesse ; c’est une sorte de délégation faite au plus capable. Les parens, pour lui faire accepter une vie de dépendance et de devoir, l’instituent à l’époque de son mariage héritier du foyer et de l’atelier. Ils placent d’ailleurs au premier rang des devoirs imposés à leur associé l’obligation d’élever les plus jeunes enfans, de leur donner une éducation en rapport avec la condition de la famille, enfin de les doter et de les établir selon leurs goûts. Aucun trait de cette organisation, dont nous empruntons la description à l’auteur, n’est à négliger. Dans ce régime, le testament du père est la loi suprême de la famille pendant le cours de chaque génération. Il confère le gouvernement de la famille à la mère après la mort du testateur. L’auteur affirme, et il s’efforce de le démontrer par plus d’une de ces monographies auxquelles il s’est consacré avec tant de zèle, que ce régime est l’institution par excellence des peuples sédentaires, qu’il s’y manifeste par des avantages inappréciables, qu’il règne avec ces bienfaisans caractères dans les états Scandinaves, le Holstein, le Hanovre, la Westphalie, la Bavière méridionale, le Salzbourg, la Carinthie, le Tyrol, les petits cantons suisses, le nord de l’Italie et de l’Espagne, et qu’il est encore représenté en France « par d’admirables modèles, » malgré la prédominance fatale dans notre pays de la famille instable.

Bien des objections se présentent tout d’abord quand l’auteur de l’Organisation de la famille recommande ce type spécial à ses contemporains en vue de travailler à leur régénération morale et sociale. Supposez que la loi testamentaire n’y mette point obstacle, rien ne nous paraît moins démontré que l’extension d’un tel régime en dehors des circonstances où il s’est développé à des époques reculées. Ces parties survivantes d’un édifice en grande partie détruit, dont elles attestent encore la solidité et la vigueur, peuvent-elles servir de modèle dans nos temps nouveaux ? L’idée de les imiter, surtout d’une manière si complète, n’est-elle pas un anachronisme ? Placez près d’un grand centre industriel ces familles des Basses-Pyrénées et de quelques autres parties de la France fidèles aux anciennes coutumes, sera-t-il possible que la famille-souche n’en souffre pas de profondes atteintes ? C’est un type adapté à l’agriculture, disons plus, à certaines conditions de l’agriculture, qui ne saurait être beaucoup généralisé. L’état des mœurs aussi bien que la constitution générale du travail dans notre pays s’y oppose. Une pareille organisation ne tend-elle pas à devenir non plus un type, mais une exception ? En vérité, nous craignons d’avoir trop raison contre M. Le Play lorsque nous regardons à chacun des traits si particuliers d’une telle famille, à cet héritage électif constitué par le père et de son vivant au profit d’un des enfans, à cette autorité de la mère, investie de tous les pouvoirs de direction et d’administration en certains cas, à ce groupe indissoluble de tous les membres, sauf de ceux qui émigrent, autour du chef de famille qui leur donne aide et protection. Que ce régime de quasi-communauté ait ses raisons de subsister, sa place dans l’ensemble de la société, ses côtés excellens, on ne le nie pas. Le proposer comme un exemple presque universel, comme une de ces réformes qui peuvent et doivent pénétrer dans les mœurs, par le fait seul de l’abrogation de tel ou tel article de la loi de succession, n’est-ce pas là qu’est le rêve ?

Nous aurions peur d’insister trop. Ainsi nous ne demanderons pas comment pourrait, au sein des villes, s’installer dans les trois quarts des cas la famille organisée sur un tel modèle. Il ne serait pas facile aux bourgeois, même jouissant d’une certaine aisance, avec leurs appartemens réduits et leur fortune médiocre, de fonder des familles-souches. Et combien de difficultés, de frottemens pénibles de nature à compromettre la bonne harmonie résulteraient de cette cohabitation dans un si étroit espace ! Serait-il facile aussi de maintenir une pareille agglomération avec la division des occupations qui se partagent les membres des nombreuses familles ? Ce que comporte l’association agricole, mélangée de quelques élémens de travail industriel, convient-il de près ou de loin à la plupart de nos familles ? Là chacun a sa tâche sans relation avec celle des autres membres, l’un le bureau, l’autre l’atelier ou le comptoir. N’est-il pas trop certain que nous avons mis le pied dans un monde chimérique ?

Venons aux accusations que formule l’auteur de l’Organisation de la famille contre la loi de succession. Il lui reproche de développer en France sans mesure la famille instable et de dissoudre d’une manière préjudiciable à tous égards ce qu’il reste chez nous de ces familles animées d’un esprit de tradition. La comparaison qu’il fait des différens régimes de succession et de leurs effets offre d’ailleurs un grand intérêt. M. Le Play les ramène sous les catégories suivantes : conservation forcée, partage forcé, liberté testamentaire. Le premier de ces régimes résultait de l’ancienne organisation sociale. Peut-on nier qu’il ait eu de grands avantages ? Il assurait, en maintenant les biens dans les mêmes familles, la perpétuité de leur influence et des meilleures traditions nationales. L’aînesse en a été l’application la plus ordinaire, mais non pas, il s’en faut, unique. Le droit d’aînesse lui-même a été souvent en usage sans distinction de sexe. Il a régné et conserve encore son empire chez plusieurs peuples, aussi bien dans la classe des moyens et petits propriétaires ruraux que dans l’aristocratie. Parfois ce régime, qui met la conservation des biens sous la garde de la législation, ne s’applique qu’aux immeubles, quelquefois seulement aux biens reçus en héritage, comme dans beaucoup de pays allemands et Scandinaves. Tantôt il s’établit perpétuellement, tantôt il ne dépasse pas les substitutions à deux degrés ; il en est ainsi maintenant en Angleterre pour les propriétés rurales. Les gouvernemens d’ancien régime, ne se confiant point complètement à la sagacité et à la prévoyance des pères de famille, ont prescrit le système de transmission qui leur semblait le plus propre à protéger le bien-être des individus et les grandes traditions de l’état. Le régime de conservation forcée a été au moyen âge, selon M. Le Play, pour les Français, les Allemands et les Anglais, la source de la prépondérance de ces trois peuples. Les forces matérielles et morales de l’Europe ont dû en grande partie leur essor à ces familles fécondes qui « cultivaient les arts usuels et les professions libérales, exerçaient l’assistance et le patronage des masses imprévoyantes, recrutaient l’armée ou la marine, et fournissaient avec une fécondité inépuisable le personnel de l’émigration. » Ce n’est pourtant pas sans raison que l’Europe s’éloigne de ce régime. On en a maintes fois décrit les inconvéniens, qui étaient allés croissant : inconvéniens moraux au sein de la famille même, manifestés par l’oppression et l’arbitraire, la froideur ou l’hostilité, inconvéniens économiques par l’abus de la mainmorte. Le principal tort du système, qui explique les autres, est d’être en contradiction avec la liberté individuelle, c’est-à-dire, l’auteur le reconnaît, avec le principe a sur lequel se fondent aujourd’hui des constitutions plus fécondes et non moins stables que celles de l’ancien régime. »

Le même élément de contrainte règne dans le partage égalitaire. L’auteur de l’Organisation, de la famille nous rappelle les origines révolutionnaires de ce régime, qui substitue les prescriptions uniformes de la loi à de libres arrangemens. Ce n’est pas, il le reconnaît aussi, que l’habitude du partage égalitaire date exclusivement de la révolution ; lui-même en montre les traces déjà profondes dans notre vieille société. Ainsi, entre autres exemples, l’égal partage était consacré par l’ancien régime de l’Ile-de-France et de l’Orléanais pour les bourgeois et les paysans, tandis que la conservation forcée y était employée à maintenir exclusivement les familles nobles. Au contraire, en Normandie et dans les provinces du centre et du midi, la transmission volontaire des biens ruraux aux aînés était l’usage commun des nobles, des bourgeois et des paysans. Si la révolution eût procédé avec intelligence dans l’emploi de la contrainte en vue du succès de ses idées, elle eût pu prendre le contre-pied de ce qu’elle a fait ; elle n’aurait établi le partage égal que pour les biens des nobles, en vue de les dissoudre, et eût soumis à la loi de la conservation forcée les biens ruraux moyens et petits, dont elle eût par là maintenu l’intégrité. C’est ainsi que le gouvernement russe s’y est pris pour amoindrir l’influence des grands propriétaires. Le partage forcé y est imposé à ces derniers, tandis que, d’après le régime qui a duré jusqu’à 1863, les paysans se transmettaient pour la plupart leurs biens dans un système de conservation forcée.

La révolution a déclaré à la liberté testamentaire une guerre à la fois de principes et de circonstance. En théorie, elle l’a niée souvent pour la remplacer par l’état. Elle s’en est défiée comme d’un instrument destiné à restaurer les privilèges de famille et de propriété ; elle a, ici comme plus d’une fois ailleurs, trop sacrifié la liberté à l’égalité. Notre loi de succession actuelle est loin de reproduire complètement les excès auxquels la révolution, à certains momens, s’est laissé emporter contre le testament. Par la-voix de quelques-uns de ses principaux organes, depuis Mirabeau jusqu’à Robespierre, elle est allée jusqu’à contester philosophiquement toute espèce de droit de tester, qu’elle aboutit à interdire par la loi du 7 mars 1793. C’était s’avancer infiniment plus loin que le décret du 8 avril 1791, qui, réglant seulement la succession ab intestat, posait en principe l’égalité absolue des héritiers placés au même degré par ordre de naissance, et détruisait en conséquence toutes les distinctions établies jusque-là par les coutumes locales entre les aînés et les puînés, les garçons et les filles, les immeubles et les meubles, les biens patrimoniaux et les biens acquis, etc. C’était aller plus loin aussi que le décret du 14 novembre 1792, portant que les substitutions seraient absolument interdites à l’avenir. Ce déplorable décret du 7 mars 1793 abolissait la faculté de tester en ligne directe ; en conséquence, tous les descendans d’un même degré avaient désormais un droit formel et égal sur le partage des biens de leurs ascendans ; puis venaient ces décrets au plus haut chef destructeurs de la famille, qui ne faisaient qu’aller plus avant dans cette voie désastreuse. Le décret notamment du 2 novembre 1793 admettait les enfans naturels au même titre que les enfans légitimes, et par un effet rétroactif, aux successions de leurs père et mère ouvertes depuis le 11 juillet 1789. Une fois une telle limite franchie, il n’y avait plus qu’à aboutir au communisme ou à rétrograder. À mesure qu’on s’est rapproché des conditions d’une société plus régulière, c’est au dernier parti qu’on s’est arrêté. On s’y avance par une série démesures réagissant contre ces divers excès, jusqu’au décret de germinal an XI (19 août 1803), qui établit les bases essentielles de lois aujourd’hui en vigueur. Il étend les limites des libéralités faites par actes entre vifs ou par testament en faveur des enfans ou des étrangers : ces libéralités peuvent s’élever à moitié du bien s’il y a un enfant, à un tiers dans le cas de deux enfans, à un quart dans le cas où il y a trois enfans ou plus (art. 913). Enfin le même décret autorise les pères et mères à donner la quotité disponible à un ou plusieurs de leurs enfans, sous diverses clauses restrictives.

Des modifications ont été apportées par l’empire et par la restauration dans un sens aristocratique, elles ont été sur plusieurs points abrogées par les gouvernemens qui ont succédé ; mais rien n’a été changé à ces dépositions essentielles. M. Le Play, qui demande l’abrogation des dispositions principales de cette loi, ou au moins de la liberté testamentaire absolue, ne les accuse pas seulement d’avoir accompli une œuvre de décomposition depuis plus de soixante-dix ans ; à l’en croire, cette œuvre continue et achève de détruire ces familles-souches qui occupent encore une partie de notre sol. Ce n’est pas seulement dans les rangs élevés de la société qu’on rencontre de ces familles, il en est à tous les degrés qui justifient ce titre, sinon toujours par tous les traits dont les la peintes l’auteur de l’Organisation de la famille, au moins par les plus essentiels. Elles ont résisté successivement aux maux qui émanèrent de la monarchie absolue, des erreurs du XVIIIe siècle, des révolutions déchaînées en 1789, enfin du matérialisme et des mœurs déréglées de notre temps. Elles luttent contre le système établi par le code civil. Il faut les compter, dit M. Le Play, par dizaines de mille, ce qui nous paraît limiter un peu les ravages accomplis par le code. Il en existe beaucoup dans le midi, et c’est parmi les paysans du Lavedan que l’auteur en va chercher des exemples, qu’il étudie avec un soin infini. Ces paysans du Lavedan, en gardant les mœurs des Basques, ont résisté mieux que nos autres races de petits propriétaires aux contraintes exercées, sous l’influence du code civil, par les agens du partage forcé. Allons plus loin : bien que les familles taillées sur ce patron modèle soient fort nombreuses dans certaines contrées de l’Europe, nulle part elles ne présentent ce degré de perfection. Dans le Lavedan, elles jouissent complètement des avantages inhérens à la meilleure organisation de la famille. En conférant autant que possible l’héritage à la fille aînée, les propriétaires de ce pays prolongent pendant vingt-cinq ans au moins la période de fécondité de chaque génération. Ils ne mettent point en lambeaux l’œuvre des ancêtres, mais ils partagent équitablement entre tous les rejetons de la vieille souche le produit net du travail commun ; ils conservent ainsi à la France l’un de ces foyers d’émigration riche qui se sont éteints dans les autres provinces, en Normandie notamment. La communauté et la cohabitation, fermement maintenues parmi les membres des générations successives, assurent aux groupes naturels fondés sur les liens de parenté les avantages qu’on s’efforce en vain de créer à l’aide d’associations factices. Cette combinaison fait d’ailleurs participer autant que possible la petite propriété aux avantages de la grande culture. N’oublions pas enfin que la coutume du Lavedan règle l’héritage dans les familles de tout rang, en haut comme en bas, ce qui évite ces distinctions blessantes si propres à développer les sentimens de haine et d’envie sous les régimes exceptionnels. C’est donc bien d’une organisation générale au moins dans cette région qu’il s’agit, et non pas d’un groupe spécial.

Pour donner plus de précision à cette peinture et plus de force aux conclusions qu’il en tire, l’auteur de l’Organisation de la famille produit à l’appui de sa thèse une de ses monographies les plus curieusement étudiées, destinée à mettre en évidence une obscure et séculaire famille du Lavedan qui bien évidemment ne s’attendait pas à un tel honneur. L’histoire des Mélougas (ce nom ou ce surnom désigne une honnête famille des environs de Cauterets) n’est qu’une mise en œuvre en quelque sorte dramatique des effets du code civil au chapitre des successions. Elle a pour objet déclaré : 1° de faire l’éloge de la famille-souche et de la présenter à l’imitation ; 2° de montrer comment, après avoir résisté à l’action dissolvante de la loi d’égal partage, un modèle aussi intact et aussi pur peut finir lui-même par être altéré et même brisé. M. Le Play étudie cette famille en 1856, il en reprend l’histoire à partir de trente années auparavant, et elle ne se termine qu’en 1869. Le nom, l’âge et les relations des quinze membres qui la composaient en 1856 sont indiqués dans un tableau complet jusqu’à la minutie. Toutes les habitudes de vie sont passées en revue et donnent l’idée d’un intérieur respectable, animé, ordonné, heureux, quoique restant un peu à cet état de demi-enveloppement intellectuel que M. Le Play ne hait pas, et dont il nous a présenté d’autres spécimens bien plus accusés dans des pays à peine civilisés, notamment en Orient.

Au point de vue du bon ordre et du bonheur tranquille, il peut avoir raison. Ce coin d’idylle dans une société si agitée ne nous déplaît pas. La culture morale, même avec des lumières très restreintes, vaut mieux que le développement intellectuel incomplet, mal dirigé, si fréquent dans nos grands centres. Pourtant ces échantillons, pris dans l’orient de l’Europe en général, où l’homme paraît encore plongé dans une sorte de sommeil, sont-ils vraiment des types à recommander ? Cette famille du Lavedan s’offre d’ailleurs, eu égard à la situation modeste qu’elle occupe, dans des conditions à cet égard beaucoup plus satisfaisantes. On y possède l’instruction primaire unie à une forte éducation religieuse qui garde son empire pendant toute la vie. Les mœurs y sont exemplaires. La monotonie des habitudes n’y exclut pas cette gaîté qui tient ici au climat, au tempérament du midi, à la liberté et aux épisodes de la vie rurale. On y est robuste ; à soixante-quatorze ans, le maître de la maison prend part encore à tous les travaux. Les filles aînées, âgées de dix-huit ans, portent aisément sur les épaules et sur la tête, par des chemins difficiles, des charges de 80 kilogrammes. Elles ne se marient qu’après avoir acquis tout leur développement physique. La fécondité est grande, et elle peut l’être, grâce au régime spécial de succession qui préside au partage des fruits et des biens ; la maîtresse de la maison a en 1856 sept enfans vivans, sa mère en a eu douze, et sa grand’mère dix. La conservation intégrale du patrimoine permet aussi d’offrir à l’hygiène comme à la vie morale des enfans une foule de ressources. Tout s’est arrangé en vue de ces jeunes êtres à conserver, à développer. La médecine domestique trouve sous la main les plantes médicinales cultivées dans le jardin. L’association à une société de secours mutuels fournit l’assistance quelquefois nécessaire du médecin et du pharmacien. La famille est non pas riche, mais aisée. Elle possède comme immeubles le domaine dans la vallée, le germ dans la montagne, en tout 28,000 francs ; elle élève des animaux domestiques évalués à 3,264 francs ; son matériel de travaux est d’environ 670 francs. Ces chiffres ne donnent qu’une idée imparfaite des revenus ; il faut y joindre les nombreuses ressources de détail que fournissent la vie des champs, les tolérances forestières et surtout la quantité des salaires due au travail des différens membres. Le régime alimentaire est sain, suffisant, peu luxueux. On y mange de la viande de porc presque exclusivement, plusieurs fois par semaine ; le beurre, quelques légumes, les céréales sous forme de pain de seigle et de froment mélangés, de mestura, pain d’orge, de maïs, de millet et de sarrasin, de bouillie de maïs, de crêpes de maïs ou de sarrasin. Les noces sont la seule circonstance pour laquelle les repas prennent le caractère de l’abondance. Encore faut-il savoir ce que sont, dans cette famille tempérante et dans ce sobre pays, ce qu’on appelle des excès ; ils feraient l’effet d’un jeûne des plus austères à nos ouvriers du nord. Voici la bombance faite à l’occasion d’un mariage célébré dans la famille et où furent invitées trente-deux personnes. On y but 20 litres de vin, on y consomma 22 kilogrammes de viande. N’est-ce pas un festin d’anachorète malgré ce qui s’y ajoute de beurre, de lard et d’œufs ? Au reste, les hommes s’abstiennent absolument de l’usage du tabac et des spiritueux. Tout au plus trois ou quatre fois par an voit-on une consommation modérée de café dans les auberges. Passons sur l’inventaire et les autres détails, minutieusement décrits : meubles qui montent à 1,171 fr., ustensiles à 224 fr., linge à 528 fr., vêtemens, non sans élégance pour ce qui concerne les femmes, s’élevant au chiffre respectable de 3,543 francs. Omettons les budgets des recettes et des dépenses, dressés article par article, supputés jusqu’au dernier centime ; ne relevons que quelques faits importans, qui se rattachent au régime des successions dans ces familles du Lavedan et aux effets moraux et économiques qu’il y produit assez uniformément.

C’est bien en effet aux arrangemens permis par la liberté testamentaire que revient le mérite de l’organisation satisfaisante de ces familles, menacées en si grand nombre de destruction par l’œuvre de fractionnement non achevée encore. Les preuves en sont tirées ici de l’historique même de la distribution des biens et des tâches après le décès des membres importans de la famille. Sur ce point encore, les détails précis, circonstanciés, qui ailleurs pourraient paraître superflus, semblent nécessaires. En 1810, Pierre Dulmo, grand-père de Savina Py, maîtresse de la maison Mélouga en 1856, marie sa fille aînée à Joseph Py, chef de la communauté en cette même année. Selon l’usage, cette fille, destinée, en qualité d’héritière (ayrété), à posséder un jour le bien patrimonial, ne reçut aucune dot en argent, et devint désormais, avec son mari et ses enfans, partie intégrante de la maison. À la même époque, les autres enfans de Pierre Dulmo étaient pour la plupart en bas âge. Joseph Py avait encore à marier sept beaux-frères ou belles-sœurs et à satisfaire aux engagemens contractés à l’occasion des mariages antérieurs. L’auteur de l’Organisation de la famille nous dit « qu’en 1835 ces dernières obligations avaient été remplies, et que les dots avaient été intégralement payées, qu’un seul beau-frère décidé à garder le célibat restait fixé dans la famille, se réservant, ce qui « été accompli plus tard, de léguer à sa nièce sa part de propriété. » Il ajoute, et tous ces détails ont aussi leur portée, plusieurs particularités qui mettent en action ces libres arrangemens de la famille. Ainsi l’acte notarié du père de famille Pierre Dulmo est un modèle, une charte en quelque sorte, où l’effort pour éluder les conséquences du code civil sur les partages est poussé très loin. Sur un capital de 17,368 fr., il attribue à sa fille aînée, à titre de préciput et hors part, conformément aux articles 913 et 919 du code civil, le quart disponible, soit 4,342 francs. Le surplus devait être partagé entre les huit enfans survivans et assurer à chacun d’eux une part de 1,628 francs. « Depuis lors, dit M. Le Play, toutes les forces de la communauté ont été employées à constituer par l’épargne cette somme, à titre de dot, aux enfans de Pierre Dulmo. Lors de la mort de ce dernier, survenue en 1836, les enfans non mariés n’ont soulevé aucune difficulté contre les intentions de leur père, ni avancé aucune prétention au partage en nature que l’article 815 du code civil leur donnait le droit de réclamer. Trois d’entre eux se sont mariés en renonçant, moyennant le paiement de leur dot de 1,628 fr., à toute réclamation ultérieure sur le bien patrimonial. Les deux autres, restés jusqu’à ce jour célibataires, continuent à faire partie de la maison : selon toute apparence, ils légueront en mourant à leur nièce Savina ou à Marthe, sa fille aînée, leur part de propriété. »

Une réflexion se présente ici naturellement. Si des combinaisons aussi conformes au maintien du patrimoine et à la conservation de la famille sont possibles sous le régime du code civil, il n’en menace donc pas l’intégrité autant qu’on le prétend. Lorsqu’on veut et qu’on sait s’y prendre pour tourner les obstacles, il est conciliable avec ces traditions et cette stabilité qu’on recherche dans les familles moyennes comme dans les grandes. La suite de cette histoire a pour but de détruire une pareille confiance. Quelle famille paraissait avoir plus de chances d’être préservée contre sa propre dissolution et contre le fractionnement de la propriété ? Où la tradition locale et l’intérêt collectif eurent-ils jamais plus de puissance ? Et comment ne pas compter aussi pour beaucoup cet isolement intellectuel résultant d’un patois et du manque de communications rapides ? Eh bien ! en dépit de ces circonstances, cette œuvre de conservation a dû céder à la force dissolvante de la loi actuelle. Cette famille qui, au dire de M. Le Play, s’était maintenue sur son domaine pendant au moins quatre cents ans dans, un état de bien-être et de moralité, cette famille bénie a vu s’amonceler l’orage sur sa tête. Un collaborateur de M. Le Play, M. Cheysson, ingénieur des ponts et chaussées, est allé s’enquérir en 1869 du sort des Mélougas ; il a publié, sous forme d’appendice, la fin de ce petit drame qu’on a vu commencer sous de si favorables auspices. Le début de ce dernier acte en garde encore un reflet et s’ouvre sur une scène presque biblique. On trouve de ces tableaux agréables et sourians dans le voyage en France d’Arthur Young. En voyant la famille réunie, employée au travail des regains, dans une jolie prairie inclinée, la maîtresse de la maison occupée d’un travail de tricot à l’ombre d’un arbre, autour d’elle ses petits enfans qui se roulent sur l’herba, tandis que les autres membres de la famille, disséminés sur la pente, coupent les foins ou les étendent au soleil, qui croirait devant un tel tableau si plein de calme et de sérénité, qu’encadre cette belle et grandiose nature des Pyrénées, que l’inquiétude est là, que ce bonheur atteint déjà va bientôt disparaître ? Combien la situation a changé depuis 1856 ! Combien de vides a faits la mort ! En même temps que les rangs se serraient, la famille a vu fuir son aisance. Elle a dû vendre successivement une partie de ses terres pour une somme de 2,200 francs. Son bétail s’est réduit presque des deux tiers et ne comprend plus que 6 bêtes à cornes, 30 brebis, 12 agneaux, 2 porcs. Par suite, les revenus de la viande, du lait, du beurre et de la laine ont très notablement baissé, et la gêne est venue. Comment s’est accomplie cette triste transformation ? Les mœurs de la famille ont-elles donc changé ? Non, c’est toujours la même moralité, la même économie exemplaires. A-t-elle été frappée par quelque sinistre venant de la nature ? Pas davantage. Qui a fait le mal ? Le code civil. Les détenteurs du domaine avaient encore à compter tous les ans en espèces à leurs cohéritiers une soulte de 500 à 700 francs. La famille se vouait à cette tâche et la menait à bien, lorsqu’en 1864 la mort de l’aïeul interrompit le cours de cette prospérité. Un des oncles de l’héritière Savina, qui n’avait pas réussi dans ses affaires, obéissant à de mauvaises suggestions, entraîna une de ses sœurs avec lui et attaqua l’acte de partage du 27 février 1835, pour cause de lésion de plus du quart (article 1079 du code civil), et en outre pour violation des articles 826, 832 et 1075. Cette instance fut poursuivie pendant plus de quatre ans devant toutes les juridictions. Colloques interminables avec les gens de loi, voyages incessans à Lourdes, siège du tribunal, fatigues et pertes énormes de temps et d’argent, procès perdu en première instance, déféré en appel à la cour de I*au, qui casse le premier jugement, pourvoi en cassation, affaire terminée à l’avantage de la famille et maintien de l’acte de partage de 1835, mais avec des frais judiciaires s’élevant à plus de 6,000 francs. Voilà pourquoi il a fallu vendre. Un des fils s’est engagé moyennant 2,000 francs pour aider au paiement. Plusieurs des filles se sont mariées au-dessous de leur condition. La foi de la famille en elle-même est perdue. Le mauvais exemple de la discorde, du désir de se séparer, a été donné. Les influences extérieures agissent enfin avec une intensité croissante dans le sens du code contre la coutume, dont tout annonce la défaite inévitable, prochaine sans doute. Ce n’est là qu’un exemple du danger qui achève de menacer tout ce qu’il y a de familles résistant à la désorganisation. M. Le Play et ses collaborateurs en citent d’autres, pris également dans cette classe des moyens ou petits capitalistes. Les palliatifs sont impuissans. Le préciput qui peut être attribué à l’héritier ayant été réduit par le code au quart de la valeur des propriétés, il devient très difficile à la communauté de doter les enfans et de conserver le bien sans le grever d’hypothèques. Les enfans qui ne sont pas mariés à la mort du chef de famille ont le droit de réclamer le partage en nature par l’article 815 ; par suite, la conservation du bien de famille a cessé d’être un principe social, et reste subordonnée au hasard des volontés individuelles. Il est enfin dans la nature des choses que l’esprit public cède à la direction que la loi ab intestat lui imprime. Qu’attendre de l’avenir avec cette tendance ? La dispersion des familles qui restaient debout, le morcellement des propriétés qui demeuraient intactes, apparaissent comme l’issue fatale de cette marche progressive. C’est à nous de voir si nous voulons aviser.


III

Nous avons le plus possible laissé la parole à l’auteur de l’Organisation de la famille. Il faut maintenant conclure. La question qu’il pose est-elle sans gravité ? Nous ne le croyons pas. A-t-elle toute l’étendue, tout le degré d’importance que ceux qui se rangent sous la même bannière lui accordent en l’élevant à la hauteur de question principale et dominante de la société française ? Nous le pensons encore moins. La liberté illimitée de tester aurait-elle en un mot l’efficacité qu’on lui suppose ? et ne s’exagère-t-on pas à la fois l’influence à laquelle ou ramène une partie de nos maux et la puissance du remède qu’on préconise ? Il nous semble que tout est là.

Il y aurait lieu de demander si la loi d’égal partage, — en admettant, ce que nous faisons nous-même, que la part disponible soit trop resserrée et contienne des restrictions excessives à l’autorité paternelle et aux libres combinaisons de la propriété et de la famille, — violente au point où on le prétend les principes et les faits de l’ordre moral et économique. Envisagée ainsi, la question se réduit beaucoup. Le droit de tester existe, et n’est plus attaqué que par le socialisme ou plutôt par certains systèmes socialistes, en lutte impuissante avec ce qu’il y a de plus respectable dans la liberté individuelle. Faut-il pour cela que l’exercice en soit illimité ? Le droit même de propriété ne l’est pas, et de quelle liberté peut-on dire qu’elle est absolue ? Dans le cas où il n’y a pas de testament, la loi d’égal partage paraît évidemment, en thèse générale, ce qu’il y a de plus équitable. La loi le reconnaît, même en Angleterre, pour les biens meubles ; Les raisons de limiter la liberté de tester sont connues depuis longtemps. On a pu exagérer ces limites, il est excessif de soutenir qu’il n’y en a pas. Les abus, auxquels l’absolue liberté testamentaire a donné lieu ne sont pas un simple épisode de l’histoire ; ils y tiennent une place énorme. Il a fallu que la loi dans les pays aristocratiques mît des bornes à cette faculté indéfinie des substitutions qui, sous prétexte de liberté du testateur, supprime la liberté de plusieurs générations, frappe la terre d’une inaliénabilité funeste par son excès, crée des fainéans et des prodigues, et trouble tous les rapports, de famille pendant tout le temps de leur durée. Les imperfections et les vices de la nature humaine subsistent chez le père de famille. Ses injustes partialités, la faiblesse des vieillards sujets à captation, remplissent les annales juridiques, comme les comédies du répertoire antique et moderne. Est-il exorbitant d’admettre que ces considérations suffisent pour motiver quelques précautions et quelques mesures limitatives ? Tout ce qu’exige le droit naturel, c’est que la liberté reste le fait dominant. Il ne semble même pas que cette interprétation ait paru trop tyrannique à certains états de l’Amérique du Nord. On trouve dans la législation de quelques-uns des clauses restrictives en ce qui concerne la faculté de léguer aux associations. Des enfans mineurs au moment de la mort de leur père, entrant à peine dans la vie, ayant d’ailleurs, quel que soit leur âge, quelle que soit leur situation, un titre naturel à la préférence, à de rares exceptions près, seront-ils entièrement exclus de tout droit à la succession ? On dit qu’il n’y a pas de droit à l’héritage. Il faudrait s’entendre sur ces mots. Au point de vue de plusieurs grandes législations antiques, en Orient, à Athènes et ailleurs, ce droit était positivement reconnu. Plus le droit de l’individu et de la propriété s’est déterminé à part, plus ce droit indivis de la famille s’est effacé, pour ne laisser place qu’à une question de limites. Sans doute il serait exorbitant de soutenir que le fils d’un père millionnaire a droit, nous entendons parler d’un droit naturel et strict, à hériter d’un million. Est-ce une raison d’aller jusqu’à prétendre avec Montesquieu qu’il n’a de droit qu’à la nourriture ? L’illustre écrivain n’aurait pas sans doute lui-même refusé d’y joindre l’éducation, et il n’eût peut-être pas été bien difficile de le ramener à cette idée, que c’est aussi de la part d’un père plus qu’un devoir large et facultatif de ne pas mettre son fils dans une situation qui fasse trop contraste avec celle où il l’a fait naître et où il l’a élevé. La société tient compte non pas seulement des droits stricts, absolus, mais aussi de ce qui fait titre. Elle n’efface pas la famille comme un fait indifférent devant la liberté individuelle du testateur et au profit exclusif du droit de propriété. Elle fait entrer dans les prescriptions légales ces considérations d’équité, de sympathie, de parenté, que la morale, toutes les fois surtout qu’il s’agit de pères et d’enfans, ne saurait regarder comme non avenues, et laisser trop ouvertement et trop fréquemment fouler aux pieds.

On peut donc, en se plaçant au point de vue des principes et aussi des circonstances de notre pays, qui cherche dans la restauration de la famille un élément de salut, regarder des modifications comme possibles. La quotité dont dispose le père de famille peut être en droit considérée comme trop faible pour laisser à sa liberté une étendue suffisante. De même cette exiguïté de la portion disponible, comparée à la légitime assurée aux enfans présente sous le double rapport moral et économique des inconvéniens réels. Il n’y a rien qui soit pour ainsi dire sacramentel dans le chiffre indiqué par le code civil. Les peuples qui ont adopté nos principes ont le plus souvent établi une portion disponible plus considérable. Rien n’empêcherait que nous fissions comme eux. Les défiances qui ont dicté ce que notre loi a de trop restrictif ont dû disparaître depuis 1789. Le danger public ne semble pas être, à vrai dire, aujourd’hui dans le rétablissement des privilèges ; mais évitons les exagérations et les illusions. L’exagération dont sont empreintes les récentes critiques adressées à la loi de succession dans ses principes et dans ses effets dépasse toute mesure. Au fond, la loi de l’égal partage est, sauf un nombre de cas limité, fondée sur la nature du cœur paternel, qui répand l’affection à peu près également sur les enfans, et qui se reprocherait de donner cours à d’injustes préférences, même trop aisément en pareille matière à des préférences fondées. La facilité avec laquelle le code civil a été sur ce point si important imité par un grand nombre de peuples européens, qui ne songent ni à s’en plaindre ni à s’en défaire, n’est-elle pas la preuve la plus frappante que la loi est en général d’accord avec les convenances naturelles ? La plus grande partie de l’Allemagne a adopté notre régime ; on ne voit pas que la famille ait beaucoup à en souffrir. Comparez les effets moraux de la loi de succession en Angleterre et en France en prenant pour types deux bonnes familles dans les deux pays. Les Anglais eux-mêmes reconnaissent que la supériorité appartient à la famille française ; l’union des cœurs et des intérêts y est plus grande sans comparaison. Ces rapports froids ou peu bienveillans fondés sur l’inégalité nous répugneraient essentiellement. Les moralistes et les romanciers anglais ont jugé et peint bien des fois ces intérieurs glacés ou divisés sans se méprendre sur la cause. On ne prétend pas que toutes les familles soient en Angleterre formées sur ce modèle. Non, assurément : on y accepte l’aînesse même dans les moyennes familles ; mais les défauts se montrent en raison même de l’action exercée par l’inégalité. Retenir les enfans, comme on le propose, dans un respect de commande par l’appât d’une augmentation dans la part d’héritage n’est peut-être pas moralement une inspiration très élevée. Ne pourrait-on objecter que c’est encourager les apparences, peut-être l’hypocrisie, au préjudice de la réalité de l’affection ? Les critiques du régime établi insistent sur ce fait, que les enfans escomptent trop souvent leurs espérances par des dettes. En voyant notre mal, avons-nous oublié celui que produit l’autre système ? N’est-ce pas exactement ce que faisaient, ce que font encore les fils de famille dans des proportions tout autrement étendues, avec un tout autre scandale et un bien plus grand préjudice, sous le régime de la succession inégale ? L’idée de stimuler au travail ceux qui seraient dépouillés de toute part d’héritage est aussi fort sujette à objection. La réserve dont dispose un jeun ? homme entrant dans la vie, ou qu’il attend plus tard, n’est pas un secours à dédaigner dans l’état d’exiguïté de nos fortunes. On engage les enfans qui n’auront rien ou qui auront peu à émigrer, tandis qu’un de leurs frères gardera la propriété de la terre ou de l’usine. Cette émigration indiquée comme une carrière à une masse d’hommes appartenant à la classe moyenne est chez nous de tous les remèdes le moins praticable. Une foule de considérations morales et matérielles contrarient l’expatriation au sein de nos moyennes familles. Nous n’avons pas les Indes comme l’Angleterre ; nous ne possédons aucun de ces moyens qui sont à sa portée de pourvoir ses cadets. Nous n’avons guère que l’Algérie et nos fonctions publiques, déjà trop encombrées. Au surplus, on pourrait proclamer la liberté de tester sans opérer en France une véritable révolution : les mœurs s’y opposent. En Amérique, cette liberté existe, et l’égalité des partages n’en reste pas moins la condition commune. Illimitée, la liberté testamentaire se manifesterait par des abus ; mais ces abus, si regrettables qu’ils fussent, n’iraient pas eux-mêmes jusqu’à changer la face de la société. Les avantages que présenterait la même liberté à certains égards ne la modifieraient pas non plus très sensiblement. Une faible minorité des pères de famille se déciderait à braver sur ce point l’opinion publique, prononcée contre l’exhérédation, si ce n’est tout à fait exceptionnelle. On ne fait aujourd’hui même qu’un médiocre usage de la portion disponible ; plus étendue, on en userait, dit-on, davantage, parce que ce serait d’une manière plus efficace. Je le veux bien ; toujours est-il que ce qui se passe n’est pas un signe à négliger. On a cité un chiffre concluant pour l’époque de la restauration. « J’ai sous les yeux, écrivait M. Dunoyer, peu suspect pourtant de partialité en faveur de la loi, le chiffre des successions qui se sont ouvertes à Paris dans le cours de l’année 1825, à l’époque où la restauration était fort préoccupée de l’idée de rétablir le droit d’aînesse. Le nombre de ces successions est de 8,730. Eh bien ! sur ces 8,730 successions il n’y en avait que 1,081 dans lesquelles on eût testé, et dans le nombre de celles où l’on avait testé, 59 personnes seulement avaient disposé du préciput légal en faveur de tel ou tel de leurs enfans. » Aujourd’hui encore la substitution existe dans notre droit. Elle est permise comme en Angleterre pour la quotité disponible jusqu’au second degré. C’est chez nous lettre morte. Et c’est avec de telles indications qu’on se croit en droit de prédire une révolution morale, économique, sociale, par une modification des articles du code relatifs à l’héritage en ligne directe ! N’est-ce pas enfler sans limite l’importance d’une question qui, réduite à ses justes termes, à ses raisons d’être posée ?

Il est certain que l’article 826, qui permet de demander le partage en nature, pousse à un fractionnement parcellaire funeste à la famille, à la propriété, à l’agriculture. Il existe sans doute un correctif. L’article 827 porte que, « si les immeubles ne peuvent pas se partager commodément, il peut être procédé à la vente par licitation devant le tribunal. » À l’île Bourbon, cet article suffit pour empêcher la division des sucreries, bien qu’elles aient des centaines d’hectares ; les experts trouvent toujours qu’une sucrerie ne peut se diviser, et le tribunal est toujours de leur avis ; mais ce moyen, dit-on, est onéreux, la vente par licitation entraîne des frais, laisse les affaires en suspens. Il y a pourtant là un remède dont il dépendrait des héritiers d’user plus souvent. La polémique trouve commode ou de passer ces remèdes sous silence ou d’en diminuer à l’excès l’efficacité. De même, dans la discussion générale, elle ne tient pas le moindre compte de ce que les donations faites par le père de son vivant à tel de ses enfans plus méritant ou dans le besoin apportent de tempéramens à ce que l’égalité départages après la mort peut avoir d’excessif. On a raison de vouloir s’opposer au fractionnement parcellaire. Le procès qu’on lui fait laisse intacte d’ailleurs la cause de la petite propriété et de la petits culture, auxquelles la condition même de notre sol et notre état social vouent la plus grande partie de notre territoire, sans qu’il y ait lieu de s’en affliger, bien loin de là. Pourquoi d’autres mesures encore que l’augmentation de la portion disponible, qui pourrait être insuffisante ici, ne seraient-elles pas prises pour combattre l’excès du morcellement parcellaire ? Plusieurs pays en ont donné l’exemple. La législation autrichienne frappe d’indivisibilité toutes les propriétés foncières dont l’étendue ne dépasse pas 26 ou 27 hectares. Vous trouverez de telles précautions légales dans le Mecklembourg, la Westphalie, quelques parties de la Prusse rhénane, dans presque tout le Hanovre, le grand-duché d’Oldenbourg, les pays de Thuringe, la Saxe, etc., preuve évidente que dans ces arrangemens de propriété la liberté, si respectable et si utile qu’elle soit, ne supprime pas toute prévoyance légale, et peut accepter quelques utiles restrictions. M. L. de Lavergne, dans des observations fort sages que lui inspiraient ici même en 1856 les critiques qui n’ont fait depuis lors que prendre plus de force et de développement, recommandait ce moyen et quelques autres. Il inclinait, lui aussi, vers l’extension de la portion disponible, ce qui ne l’empêchait pas d’écrire : « La loi du partage égal est la chair et le sang de la France[1]. »

La question de l’organisation de la famille dépasse de toutes parts les limites dans lesquelles certains esprits préoccupés d’un point de vue s’efforcent de la renfermer. La famille française, si on veut n’en voir que les défauts et les lacunes, a plus besoin d’être restaurée dans son esprit moral que réorganisée sur des bases nouvelles en vertu d’arrangemens juridiques ou économiques. C’est par un ensemble de remèdes qu’il y faut tendre. Ici le problème de l’éducation se pose comme ailleurs. C’est sous l’influence de causes générales que la famille s’altère et se relève comme la société dont elle fait partie. Poser le problème de la régénération sociale sur le terrain exclusif de la famille, c’est d’ailleurs rétrécir presque autant la question qu’on la rétrécit en posant la question de la famille elle-même sur le terrain des articles du code relatifs à la succession. Ceux-là sans doute ont mille fois tort qui s’imaginent qu’en développant les sentimens de la famille on n’arrive qu’à tuer le patriotisme. Les anciens ont pu le croire quelquefois, et ici encore nos communistes ne sont que de mauvais imitateurs ; jamais l’amour du pays chez les nations modernes ne se passera de ce premier aliment. À la chaleur de ce doux et puissant foyer naissent tous les affectueux sentimens, comme toutes les sortes de respect. Quelle autorité extérieure et plus ou moins artificielle respectera celui qui n’a pas respecté l’autorité la plus naturelle et la plus sainte qui soit au monde ? C’est un tort néanmoins de ne pas voir qu’il faut à la famille elle-même des complémens et même des correctifs. Nous ne nous éloignons pas, en le remarquant, de la société française. Il y a un dévoûment au bien public, un degré de désintéressement nécessaire que la famille ne donne pas. Elle le combattrait plutôt, si d’autres sentimens n’étaient fortement mis en jeu. La décadence de la famille envahie par le matérialisme, détruite par l’esprit révolutionnaire, serait le premier de nos maux. Est-il faux, est-il hors de propos d’ajouter que la prépondérance exclusive des affections et des calculs qui se rapportent à la famille seule serait le second de nos dangers ? Ce dernier péril est-il chimérique ? Moins encore que l’autre peut-être. Il y a la part à faire en France à la famille existant à peine, tantôt altérée et corrompue, tantôt obéissant trop peu à l’esprit de tradition ; il y a la part à faire aussi à la famille bien constituée avec ses influences amollissantes. C’est contre cet excès que nous voudrions appeler le secours de l’éducation publique, qu’on attaque sans mesure, et du service obligatoire auquel on n’attache peut-être pas une assez grande importance morale. Quoiqu’il en soit, la question de la famille a deus faces, ce qui lui manque et ce qu’elle pourrait avoir en trop au point de vue du sacrifice au bien public. En insistant sur le premier point, nous n’avons pas entendu qu’on négligeât le second, qui cache peut-être plus d’embûches. Le mal qui se présente sous sa vraie forme, on le combat. Le mal qui s’offrirait sous les traits séduisans des affections honnêtes, on s’en défie moins. Il faut y veiller aussi.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Voyez la Revue du 1er février 1856.