La Femme assise/VIII

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NRF (p. 173-222).
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VIII


Lorsqu’il fut dans le train qui l’emmenait à Marseille, Anatole de Saintariste, l’officier permissionnaire dont il est question, s’endormit profondément. Il y avait plusieurs mois qu’il couchait sur le sol, et la douceur des banquettes du wagon de première où il voyageait le faisait dormir, en quelque sorte, de tendresse… C’était sa première permission depuis le commencement de la guerre…

L’arrivée dans la Capitale eut lieu par un beau soleil et, le soir, quand le Permissionnaire reprit le rapide, il emportait de Paris une excellente impression que gâtaient seulement quelques embuscades surprises çà et là…

À Marseille, il attendit le bateau qui devait le transporter en Algérie. Il profita de cette attente forcée pour visiter les camps anglais.

La rencontre d’un de ses amis, devenu interprète auprès de l’armée anglaise, lui facilita ses excursions. Son cicerone savait porter l’uniforme kaki orné des têtes de sphinx, c’est pourquoi il jouissait d’une certaine popularité parmi les officiers britanniques et le Permissionnaire fut bien reçu sous leurs tentes, et ceux qui, parmi les officiers anglais, entendaient le français, fredonnèrent une chansonnette dont les Interprètes sont les héros :

Non seul’ment faut savoir l’français,
Faut même connaître un peu d’anglais,
Ça peut servir, on sait jamais,
              Aux Interprètes.

Le Permissionnaire vit les Hindous faire leur cuisine et les Tommies s’exercer au maniement d’armes.

Au demeurant, la ville était pleine d’Anglais, d’Hindous, de Serbes, d’Annamites. Ces derniers étaient vêtus en artilleurs et destinés, disait-on, à l’aviation ; il y avait encore quelques officiers russes et des officiers italiens en petit nombre…

Le second jour, le Permissionnaire s’en fut visiter Aix où il eut la surprise d’être conduit par un cocher qui avait été le propre cocher de Cézanne. Ce brave homme, nommé Baptiste Curnier, se souvenait bien de son maître : « Il fallait dire comme lui, mais il ne fallait pas le flatter. »

On alla ainsi jusqu’au Jas de Bouffan où peignit Cézanne… Après quoi, rentré à Marseille, le Permissionnaire put enfin, le surlendemain, prendre le bateau qui, tous feux éteints, le porta jusqu’à O…, où il passa le temps de sa permission.

Il y entendit raconter plusieurs histoires dont voici un échantillon :

Ancien professeur au lycée des garçons, puis avocat, X… était encore capitaine des pompiers et vénérable de la loge d’O…

À la déclaration de guerre, il laisse sa femme et ses cinq enfants, s’engage et part comme capitaine.

Un jour, sa mort est annoncée officiellement. Et des soldats de son régiment, ses concitoyens, écrivent à sa veuve des détails précis. Le capitaine X… a été tué alors qu’il montait à l’assaut en tête de sa compagnie et son corps, resté suspendu aux fils de fer et très visible, a fait l’objet de maints combats, mais en vain, car on n’a pu le reprendre. (Notons qu’en Champagne l’on a aussi montré ce corps habité par les rats et garnissant un cheval de frise sur le billard (c’est-à-dire l’espace entre les premières lignes adverses) ou du moins un corps qui passe pour être celui du capitaine X… au permissionnaire…)

À quelque temps de là, la veuve reçoit d’Allemagne une lettre venue par des voies neutres… Il est dit dans la lettre qui venait du vénérable d’une loge allemande :

« Votre mari n’est pas mort, mais seulement blessé. Il est en ce moment bien soigné… Surtout ne parlez de cette lettre à âme qui vive, sans quoi vous ne reverriez jamais votre mari. »

Le Permissionnaire entendit aussi raconter l’histoire d’une dame de la société d’O… qui, déguisée en Mauresque, parcourt les cafés pour dire leur fait aux embusqués et leur intimer l’ordre de partir sur le Front.

Le Permissionnaire assista à des couchers de soleil merveilleux où le ciel s’emplissait de roses ardentes, de lilas flamboyants et de violettes phosphorescentes.

Il s’arrêta parfois dans les faubourgs pour écouter les petites fillettes des écoles, petites Françaises, petites Espagnoles et petites Mauresques qui chantaient des rondes nouvelles en sautant à la corde :

        A. B. C. D.
        Les Français ont gagné,
        Les All’mands ont perdu,
        Le Kaiser sera pendu.

Ou cette ronde-ci qui a deux couplets :

        Ah ! mon Dieu ! quell’ triste année !
        Tout le mond’ mobilisé.
        Ya des morts et des blessés,
        Il y a mêm’ des prisonniers.


        Viv’ la classe de vingt ans !
        C’est des homm’s, plus des enfants,
        S’ils s’en vont aux Dardanelles,
Qu’ils n’oublient pas leurs petit’s demoiselles.

Le Permissionnaire visita la mosquée d’O…, mais il fut aussi à la cathédrale où il entendit un prédicateur démontrer fort ingénieusement l’existence du Dieu unique :

« Il n’y a qu’un Dieu, il ne pourrait y en avoir d’autre. En effet, puisque Dieu est partout, où se mettrait l’autre ?… »

Enfin, dans une famille amie, s’étant approché d’une petite fille qui étudiait ses leçons et, ayant parcouru le cahier de dictées, il vit que les auteurs à qui les professeurs du lycée de jeunes filles d’O… empruntaient le plus souvent leurs textes étaient M. Pierre Mille et M. Ernest Gaubert, sous-préfet.

Puis, sa permission expirée, l’officier permissionnaire reprit le bateau et quitta le port d’O… par une belle nuit où la mer était phosphorescente. Le navire fendait l’or vert et liquide. Des tirailleurs sur le pont sombre comme celui du Vaisseau-Fantôme chantonnaient Amela Djiriwel ya la la… Et quand le jour revint, la côte d’Afrique avait disparu…

En repassant par Paris, le Permissionnaire entendit raconter l’histoire d’une dame qui sait quand la guerre doit finir. Cette dame se rendait au Sacré-Cœur, à Montmartre. Le fiacre qui la conduisait avançait cahin-caha, car la montée est rude.

Une pauvresse suivait péniblement le même chemin. La dame lui offre charitablement une place dans sa voiture. La vieille accepte et la conversation s’engage.

Le sujet, tout le monde le devine.

« Rassurez-vous, ma petite dame, la guerre sera finie au mois de…

— En…, vous plaisantez ?

— La guerre sera finie en…, aussi vrai que le cocher qui nous conduit sera mort dans une heure. » Ce n’est pas la seule prophétie que je connaisse concernant la guerre et, à Nîmes, on m’a montré le manuscrit d’un prophète-poète, émule de Nostradame de Salon. Le prophète se nommait Paillet et vivait vers 1880.

Ces prophéties inédites m’ont paru se rapporter à la guerre actuelle. Je les donne ici sans les commenter :

La première a trait à Anvers :

Anvers, on bâtit une tour.
Ville sauvée, un prince arrive.
Toutes tes mains à la dérive
Maigres comme un cou de vautour,

La seconde est plus claire :

Reims à l’honneur de peine en peine
Les Marniats ont délivré,
Pour qu’il brille, ton nom sacré :
Regard de roi, regard de reine.

La troisième est sibylline :

Ô ma douleur de Baccarat.
Le petit loup qui s’y dérobe.
Éclairs, éclairs au ciel pour robe
Quand Franc victoire y trouvera.

Dans la quatrième de ces prophéties, je tiens toutefois à faire remarquer l’expression énigmatique Foudunbras, fou d’un bras, qui s’applique à merveille au Kaiser, manchot d’Allemagne. Coulogne est évidemment ici pour Cologne :

La marchandise de Coulogne
Preux et preuses saccageront,
Le Foudunbras s’ouvre le front
À Strasbourg où va la cigogne.

Elles arrivent, se séparent et chacune va faire ses dévotions. En sortant, la dame aperçoit sa voiture, le siège était vide.

Elle cherche son cocher : on venait, lui dit-on, de le transporter dans une pharmacie voisine, mort d’une congestion.

Voilà un conte à dormir debout ; le plus extraordinaire c’est que, paraît-il, il est véridique…

Puis, de retour sur le front, en Champagne, l’officier permissionnaire retrouva :

La tranchée en première ligne,
Les éléphants des pare-éclats,
Une girouette maligne
Et le regard des guetteurs las
Qui veillent le silence insigne.

Et, quelques jours après, il rencontra quelqu’un de sa connaissance, un caporal d’un régiment voisin. Ce gradé, chargé d’un énorme barda, conduisait un petit détachement et, un monocle suspendu à un cordonnet de soie, se balançait élégamment devant lui. C’était le caporal Gabriel Boissy et, durant quelques minutes, ils parlèrent sans aigreur, avec commisération même, des embusqués de leur connaissance.

Il reprit la dure et périlleuse vie du sous-lieutenant, chef de section dans les tranchées tragiques de la Champagne pouilleuse, où moi-même j’ai entendu un jour, près de l’Arbre de la côte 193, cette réponse héroïque :

« Mais, nom de d’là, tu es blessé et tu ne le dis pas. Fallait crier, mon vieux ! »

« Crier ! T’es pas fou ! ce mort qu’est là s’plaint pas, crie pas ; je m’serais fait honte de crier en n’étant que blessé. »

Au demeurant, voici quelques remarques touchant le fantassin du front :

Tous les fantassins méritent la croix de guerre et tous ne l’ont point.

Ce qui domine dans un combat, c’est le tac tac tac de la mitrailleuse.

Le langage du fantassin est riche en synonymes, par exemple, le même engin de tranchées, l’horrible bombe qui naguère venait en se lamentant et que les Boches ont réussi à rendre muette, se nomme, selon les secteurs, youyou, fléchette ou queue de rat.

À l’abri-caverne collectif par escouade ou demi-section, le fantassin préfère, bien que ce soit défendu, se creuser un abri individuel dans le flanc de la tranchée.

Celui qui n’a pas vécu en hiver dans une tranchée où ça barde ne sait pas combien la vie peut être une chose simple.

La vermine est chargée de faire la toilette des fantassins, officiers, sous-officiers et soldats.

Celui qui n’a pas vu des musettes suspendues à un pied de cadavre pourrissant sur le parapet de la tranchée ne sait pas combien la mort est une chose simple.

L’héroïsme du fantassin, durant la guerre qui commença en 1914, surpasse tout ce qu’on connaissait jusqu’alors en fait d’héroïsme.

Ceux qui n’ont pas vécu dans la craie de la Champagne pouilleuse ne savent pas combien le blanc peut être sale.

Au reste ceux qui ont fait la guerre en Champagne et qui survivront reviendront sans doute visiter avec une atroce curiosité cette région infernale qui va de la butte de Souain à Massiges.

Au dire de ceux qui connaissent les autres parties du front, c’est peut-être là que le drame est le plus poignant, et cela d’une façon définitive, depuis le début de la guerre.

Aucune désolation n’égale l’épouvantable aspect de ces ondulations de terrain zébrées de boyaux et de profondes tranchées blanches. Rien n’évoque plus fortement l’enfer comme ces grands entonnoirs crayeux qui furent le théâtre de corps à corps effroyables d’hommes à hommes, d’hommes à engin effroyable. Côte 193, côte 196, butte de Souain, butte de Tahure et vous, mystérieuse butte de Mesnil, Main de Massiges, ces deux mamelles de sol stérile, abreuvé de sang et de sacrifices sans nombre ! Croix des cimetières, croix françaises, croix ennemies et vous, simple croix qui abritez, dit-on, les cadavres de deux jeunes femmes, dont on ignore le nom et la nationalité, que l’on trouva expirantes dans une cagnat d’officier boche, auprès de laquelle j’ai demeuré quelques semaines durant les derniers temps de ma vie d’artilleur. La cagnat boche que j’habitais s’appelait « Café Sprind » et les fondateurs de ce singulier café avaient ajouté sur la porte l’avis suivant :

Dieser Unterstand ist von der Gruppe Malinowski ausgebaut und wird auch von ihr bewohnt. Autour se trouvaient des cagnats nommées Lustige Mühle, villa Beaulieu, villa Schweizertal, villa Hiddekk, mot acrostiche fait avec les premières lettres de l’épiphonème boche que voici : Haupsache ist dass das England Klage kriegt. Le principal, c’est que l’Angleterre soit battue.

Dans le voisinage, les deux cimetières du Trou-Bricot étalaient leur macabre décoration où se mêlait la funèbre craie sculptée, le pin, le bouleau et les inscriptions funéraires : Sei getreu bis in dem Tod ; Liewer düd as Slaw ; Kein Schönr’er Tod ist auf der Welt als wer vor’m Feind erschlagen, etc.

Ô souvenirs de la Champagne pouilleuse !

Qui a jamais connu un spectacle plus tragique que celui de la côte 196, vue du Balcon ?

Et ce petit coin de Beauséjour, qui devait être un si charmant séjour avant la guerre !

Celui qui parcourra plus tard la Champagne pouilleuse cherchera avec intérêt la petite tombe qui abrite les cadavres du fermier de Beauséjour et de sa fille.

Région où la vie est dure, mais le courage, l’esprit de sacrifice, l’entrain y sont d’autant plus grands.

Qui regardera, après la guerre, sans émotion, pointer le bouton rose de l’euphorbe verruquée ou s’étaler les spatules de la pimprenelle à saveur de concombre ?

Et le berger qui mènera plus tard paître ses moutons sur ces crêtes qui furent les volcans de cette guerre se baissera parfois pour ramasser quelque débris d’obus ou quelque fragment de cuir de ce qui fut un casque boche et regardera curieusement ce débris informe de notre époque. Mais des mains pieuses entretiendront les cimetières où, chaque fois qu’il en avait l’occasion, Louis Derôme allait errer, redressant les croix, méditant sur cette activité étrange qui a poussé et poussera toujours les hommes à s’entretuer quand un peu de charité et moins d’avidité suffiraient à assurer la paix éternelle.

Le 27 juillet 1915, jour de Saint Pantaléon, fête patronale de Mesnil-les-Hurlus, où se trouvaient nos positions, les canonniers de ma batterie restaurèrent une tradition qui s’était perdue, je crois, depuis 1875. C’est le jeu de la roue, tradition de l’endroit. Louis Derôme, dont le bataillon était au demi-repos de ce côté, assista à la fête et nous nous promenâmes ensemble dans ce village dont il ne reste d’intact dans les décombres de l’église que la cloche chue du clocher, mais demeurée entière ; plus de maisons, partant plus d’habitants.

Mais la roue (non une roue de charron toutefois, mais un dévidoir à fil téléphonique) descendit et remonta maintes fois la pente de la colline et les artiflots s’amusèrent comme des gosses et je crois bien que vers la fin des grivetons de la biffe se mêlèrent à ce jeu qui avait autrefois un but matrimonial.

Grièvement blessé enfin, transporté d’ambulance en Hôpital auxiliaire, Louis Derôme arriva un matin au Val-de-Grâce et, dès ses premières sorties, il constata que Paris ne l’étonnait plus comme lors de sa permission ; il rencontra Corail qu’il avait aperçue une fois avant la guerre, car elle était, depuis le mois de décembre 1913, l’amie d’un de ses amis qui avait été tué à la guerre. C’est pourquoi ils se lièrent et elle ne le quittait point tandis que, convalescent, il reprenait pour ainsi dire sa vie d’avant la guerre.

Dans le milieu de poètes et de peintres qu’ils fréquentaient, milieu où l’on n’est pas toujours enclin à la bonté, mais où l’on est toujours sensible, une anecdote émouvante remuait alors les cœurs, c’est une anecdote de guerre et cependant ce n’est pas une anecdote militaire. Elle m’a été racontée par le héros lui-même. Il m’a prié de taire son nom et de changer légèrement quelques circonstances. Je m’incline devant son désir, tout en regrettant de ne pouvoir donner ce cachet d’authenticité, ou plutôt cette précision à un si beau trait de la vie contemporaine.

Pour ma part je ne connais rien de plus noble que cette vision d’un village en ruines qui se dresse superbement intact sur le Thabor transfigurateur de l’Art.

Le peintre A… D… avait obtenu d’aller peindre dans la zone des armées les vues pittoresques des ruines de la guerre.

Il parcourait le front depuis les confins de la Suisse et maintenant qu’il approchait du village où il était né, son cœur battait très fort.

Il avait vu un grand nombre de villages que l’artillerie et l’incendie ont ruinés. Les uns sont réduits à l’état de squelettes ; il ne reste que quelques murs. Quelquefois l’église est presque intacte. Le plus souvent le clocher a été abattu. Mais tous ces décombres ont déjà l’aspect grandiose des ruines antiques. Malgré l’horreur qu’elles représentent, on est forcé d’en admirer la beauté, que dis-je ? la pureté.

Dans les villes du front, la guerre n’a causé que des dégâts dont l’apparence sinistre ne peut que serrer le cœur. Il n’y a que des démolitions. Dans les villages, au contraire, la ruine est pour ainsi dire achevée et forme un ensemble empreint le plus souvent d’une grandeur touchante, d’une délicatesse à pleurer.

A… D… avait reproduit ce caractère dans ses études, car il était sensible et chacune des ruines qu’il avait vues avait éveillé en lui un sentiment où se mêlait à la haine contre la barbarie destructrice un profond respect artistique.

Voyageant à pied, comme les paysagistes d’autrefois, il goûtait pleinement, en même temps que la fraîcheur de la belle matinée d’automne, le charme d’un paysage qu’il s’étonnait de ne plus reconnaître.

En effet, il approchait du village natal. Cette région qu’il parcourait et où son enfance s’était écoulée tout entière, lui était familière entre toutes et cependant il la reconnaissait à peine.

Partout s’enchevêtraient des routes nouvelles, soigneusement entretenues. C’étaient encore des chemins de fer à voie étroite et de-ci de-là, le long de ces artères, de ces veines du corps sublime des armées combattantes, se dressaient des baraquements, des hangars. Villages inattendus, les cantonnements groupaient leurs huttes sous les arbres des boqueteaux.

Et A… D… admirait cette vie nouvelle née de la guerre. Car si les ruines ont été accumulées, les voies de communications ont été multipliées et elles concourent si grandement à la richesse d’une contrée, qu’on peut se demander si, pour un grand nombre de ces villages, le perfectionnement des moyens de communication ne compense pas dans une large mesure la perte des maisons, abstraction faite toutefois de ce que ces ruines pouvaient représenter comme valeur artistique.

Elle était souvent très grande, mais, en l’état des réflexions du peintre A… D…, restait entièrement hors de la question.

C’est un Champenois qui par tempérament examine les choses et les idées sous tous les aspects que lui présente son esprit mobile et pénétrant.

La raison l’incitait à moraliser et, sans que l’esthétique y perdit ses droits, il s’attachait à deviner les conséquences de ce qu’il voyait.

Un Provençal, un Breton eussent tenu d’autres raisonnements selon une autre logique, et cette variété de tempéraments qui se rejoignent dans la haute civilisation française explique comment la France peut si bien remplir son admirable mission. C’est elle qui, depuis la ruine de l’antiquité, joue vis-à-vis de l’humanité le rôle qu’ont joué avant elle la Grèce et puis Rome.

Voilà donc A… D… s’approchant de son village natal par des routes inconnues. Tout est propre et bien entretenu. Des cavaliers passent à travers champs. Il croise une théorie de lourds camions de ravitaillement. Les trous d’obus ici et là sont bien faits, bien ronds et pleins de fleurs qui tranchent dans la campagne comme des corbeilles dans un jardin. Au loin, des coups de canon éclatent pompeusement. Des avions, sentinelles aériennes, semblent des abeilles qui butinent sur les fleurs subites des éclatements le miel si doux de la victoire. A… D… sent alors tout le charme de cette fraîche matinée d’automne et, tout à coup, au tournant d’un coteau, apparaît le village natal.

Est-ce lui ? Rien n’est demeuré de ce qui pouvait le faire reconnaître. Où est le fin clocher ? Où sont les vergers qui l’entouraient jadis et qui, au printemps, le ceignaient d’une guirlande fleurie ? Où est le petit château, cette merveille de grâce qui depuis la Renaissance se mirait dans l’étang ? Où est l’usine dont la haute cheminée était ce que le XIXe siècle avait apporté dans le pays de plus caractéristique en fait d’architecture ? Pas de doute cependant, voici l’étang et quelques pans de murs, restes du château ; voici le cimetière qui paraît s’être agrandi ; voici les ruines de l’église ; voici la maison natale d’A… D… La voici entre d’autres maisons semblables ; de chacune d’elles, il reste deux murs nettement silhouettés qui se terminent en forme de brisques, attestant ainsi la durée de la guerre et des blessures…

Mais, Dieu ! que ces ruines sont vivantes ! Les décombres ont été déblayés. Partout on a fait place nette et, au flanc du coteau, un bivouac s’est établi, dans des gourbis, et sur l’un d’eux, A… D… reconnaît, avec un plaisir ému, la porte, la jolie porte de sa maison natale.

Et le voilà installé, il ouvre son carnet et dessine fiévreusement, avec joie. L’inspiration l’anime, jamais aucune ruine ne l’a transporté à ce point. Il ne se borne point à tracer un croquis. Il achève son dessin. Il n’a de cesse qu’il soit complet. Tout y est. Voici à droite le cimetière grand comme celui d’une petite ville. À gauche ce sont les baraquements qui paraissent continuer le village qui ainsi se développe à l’ouest, ce qui est une loi urbaine bien reconnue. Voici encore le bivouac à flanc de coteau et plusieurs larges routes qui se croisent sur la grande place où n’aboutissaient autrefois que des chemins mal entretenus et des sentiers bordés de murs et de haies vives.

Et, le dessin achevé, A… D… contemple son ouvrage avec étonnement.

Est-ce bien son village ruiné qu’il a dessiné ?

Oui, pas de doute. Tout est rendu avec exactitude et cependant voici que sur le papier, malgré cette exactitude minutieuse, le village s’est transfiguré ; il est plus grand, plus beau qu’auparavant, qu’au temps de son enfance. Les perspectives des ruines ont pris l’aspect de maisons bien alignées. Un rideau de peupliers dissimule les ruines du château, de la haute cheminée et du clocher, tandis qu’il n’apparaît de l’église qu’une partie de la nef encore intacte.

Le village d’A… D… c’est maintenant une petite ville desservie par de larges et nombreuses voies de communications. Un petit chemin de fer passe au milieu de ces vastes baraquements qui, sur le dessin, ont pris l’importance d’un quartier nouveau. Et ce dessin si exact apporte aussi une vision de ce que deviendra après la guerre ce village maintenant en ruines.

A… D… m’a raconté qu’il regarda longtemps avec un attendrissement sans tristesse son dessin précis et prophétique, puis, ayant serré son cahier et ses crayons, il se mit en route et s’éloigna de son village natal où il n’était point entré. Il marcha et, lorsqu’il eut gravi la petite côte qui se dirige vers l’ouest, il s’arrêta, se tourna et contempla les ruines qui lui avaient paru si prospères. Il en aperçut toute la tristesse, toute l’horreur. Il ne vit plus les routes neuves, ni les baraquements, ni le petit chemin de fer. L’église était sans toit et sans clocher, l’usine sans cheminée ; du château et des maisons, il ne restait que des pans de murs. Il regarda tout cela longtemps, son cœur se serra et il se mit à pleurer.

Voilà le tableau tel qu’il m’a été décrit par A… D… ; mais je ne peux rendre l’accent extraordinairement passionné avec lequel il me parla de cette transfiguration merveilleuse.

J’ai vu le dessin miraculeux, il est d’une beauté touchante, mais il faudrait que tout le monde eût en France la vision nette de l’avenir, comme l’eut le peintre A… D… devant les ruines de son village natal. Il faudrait que dans tous les esprits s’accomplit le miracle patriotique de la double vue.

Partout en France, la guerre peut amener des changements magnifiques : il faut les apercevoir dès aujourd’hui afin de pouvoir les réaliser.

C’est devant ce dessin, exposé rue de Penthièvre, dans « les salons de Couture » (c’est bien l’expression qui convient) de Mme  Bougard, que Pablo Canouris, Elvire, Moïse Deléchelle, le fantaisiste sergent du Pont-Euxin, la jolie rousse Corail, écoutaient Anatole de Saintariste leur dire les réflexions qui lui venaient en contemplant ce chef-d’œuvre.

« J’en suis touché à l’extrême, disait-il, car rien ne m’émeut comme de découvrir les traces de ce qui se prépare de grand dans les âmes de mes compatriotes.

« Il faut faire place nette pour une nouvelle France à la fois jalouse de ses traditions et extrêmement audacieuse dans ce qui concerne le progrès. C’est pourquoi les ruines m’émeuvent à la façon dont elles peuvent émouvoir dans ce dessin : j’aperçois déjà ce qui les remplacera. Et les morts, pour émouvantes qu’elles soient, évoquent pour moi le prochain repeuplement de la France. Il faut que dans cinquante ans elle soit devenue une nation de cent millions d’habitants.

« Instituez le mormonisme, réplique l’Ovide d’imitation, et que chaque homme fasse des enfants à plusieurs femmes. »

Et Pablo Canouris disait à Elvire :

« Du moment que Nicolas est parti et que tu es ma maîtresse, il n’y a plus de raison que tu restes chez lui. Viens chez moi. »

Mais Elvire, dont les yeux pétillaient de malice, pensait que son amie Mavise l’attendait chez elle et, tout en serrant le bras de Pablo Canouris, elle pensait à des caresses d’une douceur infinie, non celles qu’elle aurait pu recevoir, mais bien les caresses qu’elle savait donner et qui ne pouvaient toucher qu’un cœur de femme.

On revint à pied vers Montparnasse en chantant :

C’est la fille à la Fatma,
Qui habite à la Casbah
Au fond de l’Algérie
Elle n’est pas jolie, jolie,
Mais dans tout le pays
Tous les sidis l’envient.

Et l’on ne s’arrêta qu’un instant devant une de ces anciennes constructions de bois qui depuis si longtemps déjà marquent l’emplacement d’un chantier du Métro ou du Nord-Sud pour écouter cette histoire que raconta Moïse Deléchelle, après avoir caressé tendrement le cou de l’Ovide de contrefaçon :

« On pense généralement, dit Moïse, en imitant à ravir le ton prétentieux des professeurs mondains, leur mine et leurs gestes, on pense généralement que les Anglais sont les gens les plus flegmatiques du monde. C’est une erreur et l’histoire authentique suivante, dont on n’a point parlé, bien qu’elle soit extraordinaire, montre assez que certains Français et même des Parisiens rendraient des points aux insulaires les plus froids.

« Le 1er  janvier 1907, à dix heures du matin, M. Ludovic Pandevin, mon oncle, puisqu’il a épousé la sœur de ma mère, mais qui est aussi un riche négociant du Sentier, étant sorti de son opulente demeure située avenue du Bois de Boulogne, prenait un fiacre, près de l’Étoile.

« — À la gare Saint-Lazare, grandes lignes, dit-il au cocher, et un peu vite, je dois prendre le train du Havre.

« M. Pandevin allait à New-York pour affaires et n’emportait qu’une petite valise. L’heure pressait et le fiacre arriva à la gare quelques minutes à peine avant le temps indiqué sur l’horaire pour le départ du train.

« M. Pandevin tendit au cocher un billet de mille francs, mais l’automédon n’avait pas de monnaie.

« — Attendez-moi, dit le négociant, donnez-moi votre numéro, je vais revenir. »

« Il laissa sa valise dans la voiture et alla prendre son billet. Mais voyant alors qu’il s’en fallait d’une minute que le temps indiqué sur l’horaire pour le départ du train fût accompli, M. Pandevin pensa :

« — Ce cocher a ma valise et des papiers qui après tout ne me sont pas indispensables. Il attendra, trouvera mon adresse sur la valise et se fera payer chez moi. »

« Et il s’en fut prendre son train qui ne partit que deux heures plus tard, car il y a belle lurette que les horaires ne sont plus respectés. Au Havre, il prit le bateau pour l’Amérique et ne pensa plus au cocher.

« Celui-ci attendit patiemment son client et se dit au bout de vingt minutes : « Ce n’est plus à la course, c’est à l’heure. »

« Puis il se remit à attendre philosophiquement.

« À midi, il se fit apporter à déjeuner par un camelot, descendit pour manger et, de crainte que l’on emportât sa valise, la serra dans son coffre sous le siège. Le soir il dîna comme il avait déjeuné, donna le picotin à son cheval et continua d’attendre jusqu’au dernier train, après minuit.

« Alors il secoua les rênes sur cocotte et sortit de la cour du Havre sans témoigner d’humeur ni d’impatience.

« Il s’arrêta devant le chantier du Nord-Sud qui s’élevait à cette époque devant la gare Saint-Lazare, descendit de son siège et ouvrit la porte de cette singulière construction de bois que les Parisiens ont admirée pendant de longues années et dont les nombreuses répliques ornent encore certains points privilégiés de la capitale. Prenant son cheval par la bride, le cocher dont je parle et duquel il est juste que la postérité connaisse le nom, Évariste Roudiol, propriétaire d’un hongre et de la voiture de place no 20364, remisa le tout dans le chantier couvert qui, somme toute, constituait une demeure assez confortable et située en plein centre de Paris. Il y avait là de la paille dont il fit litière pour son cheval qu’il détela et lui-même dormit commodément dans la voiture, bien enveloppé de couvertures, quoique la nuit, malgré la saison, ne fut pas trop froide.

« À cinq heures il fut sur pied, battit la semelle, agita ses bras horizontalement et vigoureusement pour se réchauffer, attela, et laissa l’équipage dans le chantier couvert, car un fiacre ne peut entrer dans la cour du Havre s’il n’a point de voyageurs.

« Et le cocher Évariste Roudiol fut se poster à l’entrée de la gare, à l’endroit même où son client l’avait quitté la veille. Vers sept heures, il alla prendre un café au bistrot qui se trouve dans la cour du Havre, il écrivit à sa femme un bleu qu’il fit porter à la poste par un garçon et fut se remettre en observation.

« Vers midi, Mme  Roudiol fit apporter à son mari un ameublement sommaire, avec de la paille, du foin et de l’avoine pour le cheval qui semblait fort heureux de ses nouveaux loisirs. Il est vrai que ces allées et venues parurent insolites aux passants. Ils n’avaient jamais vu aucun ouvrier dans le chantier. La police cependant trouva que le tout était naturel et que, sans doute, on avait installé là un gardien pour empêcher les sabotages d’une part et, de l’autre, tout travail intempestif aussi bien qu’inusité.

« Et une vie délicieuse commença pour l’homme et pour le cheval qui prenait de l’embonpoint, tandis que Roudiol fumait la pipe tout le jour en surveillant l’arrivée des voyageurs.

« Puis, ce furent les beaux jours. Mme Roudiol vint tenir compagnie à son mari qu’elle quitta vers le milieu de l’automne quand la bise fut venue…

« Des années passèrent sans que rien interrompît la vie paisible que menaient l’homme et la bête, singuliers Robinsons d’un des quartiers les plus animés de Paris.

« De temps à autre, pour donner un peu d’exercice à Cocotte, le cocher priait un passant de monter dans la voiture afin de pénétrer dans la cour du Havre. Là, le hongre trottait un peu, sans que Roudiol perdit de vue la sortie de la gare. Et, avant de se coucher, de sa grosse écriture appliquée, il inscrivait chaque soir quelques chiffres sur un vieux carnet crasseux et gauchi.

« Le 1er  janvier 1910, Roudiol, debout à quatre heures du matin, pansa son cheval, l’attela, et, vers huit heures, voyant que le temps était beau, se dit qu’il fallait en profiter.

« Il fit monter un camelot dans la voiture et entra dans la cour du Havre où, après quelques évolutions, il alla se placer près de la sortie des grandes lignes…

« À neuf heures, un monsieur parut et s’arrêta comme pour chercher quelqu’un. Mais le cocher avait reconnu son client :

« — Voilà, bourgeois ! lui cria-t-il en sautant à bas de son siège.

« — C’est vous ? dit M. Pandevin, attendez ! Et il tira son portefeuille où il prit un bulletin.

« — C’est bien cela, dit-il, 20364. Combien vous dois-je ?

« — Cinquante-six mille trois cent vingt-deux francs, répondit le cocher, et vingt-cinq centimes pour le colis.

« M. Pandevin vérifia le calcul : trois ans moins une heure à deux francs l’heure, tarif de jour, et deux francs cinquante l’heure, tarif de nuit, en modifiant les totaux quotidiens selon les horaires d’hiver ou d’été et sans oublier d’ajouter une journée pour l’année bissextile 1908.

« — C’est juste, observa M. Pandevin, voilà votre dû. » Et il lui donna 56.322 fr. 50, car il comptait vingt-cinq centimes pour le pourboire.

« Roudiol serra le tout dans son grand porte-monnaie.

« — Maintenant, chez moi ! » dit M. Pandevin qui, après avoir donné son adresse, monta dans la voiture.

« Et, quand ils furent arrivés à destination, il donna au cocher un franc soixante-quinze pour la course. »

« Cette merveilleuse patience, qui est aussi bien française que britannique, et avec laquelle les Allemands n’avaient pas compté, a permis à cette guerre invétérée de durer. Mais le beau de l’histoire, c’est qu’aujourd’hui ni mon oncle Pandevin, ni l’ancien cocher Roudiol ne sont au front ; ils fabriquent des munitions. C’est Roudiol qui est allé proposer l’affaire à son ancien client.

« Je vous promets qu’ils ne s’embêtent pas et que, la guerre finie, ils pourront affronter la vie chère. »

Après quoi, à Montparnasse, chacun s’en alla avec sa chacune et en route.

Anatole demanda à Corail :

« — Tu n’avais jamais trompé Hyacinthe avant moi, c’est-à-dire avant sa mort ?

« — Mais si, répondit Corail.

« — Il l’a su ? demanda Anatole avec une souffrance indicible.

« — Il s’en est bien douté, répondit Corail, et il en était navré.

« — Avec qui, dit Anatole, tandis que des larmes venaient au bord de ses paupières.

« — Avec un juif, répondit Corail, il était du …e d’artillerie, mais il s’est arrangé pour ne jamais partir au front. Il ne couchait même pas à la caserne à Nanterre et avait loué une petite villa.

« Durant les huit premiers mois de la guerre, je n’avais jamais trompé Hyacinthe. J’avais une petite amie, Geneviève, avec qui je sortais et allais souvent à Nanterre où était son ami. René, c’est le juif, me vit et me suivit jusque dans le train qui nous ramenait à Paris. Dans le wagon il nous fit tellement rire que nous ne pûmes faire autrement que de lier conversation avec lui. Cela se fit vite. Je ne l’aimais pas, mais il était si amusant et je m’ennuyais tellement. Plus tard, un jour que je me disputais avec lui, je lui tordis si fort la main que je lui cassai le petit doigt. Il parvint à faire croire qu’il se l’était cassé en service commandé et réussit à se faire réformer.

« Quand Hyacinthe vint en permission, il se doutait de quelque chose, car un grand nombre des lettres quotidiennes que je lui adressais venaient de Nanterre. Je lui avouai tout. Et il n’eut pas le courage de me faire des reproches, mais je le sentis si profondément désolé que je sus aussitôt qu’il serait tué. Et, depuis, je pris le juif en haine et j’aurais voulu mourir. »

Anatole de Saintariste ne répondit rien, mais il eut aussitôt la vision de la mort héroïque et désolée du pauvre brancardier Hyacinthe à l’affaire du bois des Buttes, dans l’Aisne, devant Pontavert, en face la Ville-au-Bois.

Tandis que les Français allaient à l’assaut, le bois s’emplit de rumeurs d’un autre temps : bruits d’armes, de lances et de boucliers. Des troupes silencieuses s’avançaient et se rangeaient sous les arbres.

Anatole, dont l’imagination évoquait ce merveilleux spectacle, vit l’« Ennéade » de ceux qui savent toute bravoure. Ce sont les abeilles des batailles de tous les temps. Mais ce n’est pas que tous soient des vainqueurs.


cri des neuf de la renommée

Nous passerons tour à tour jusqu’à ce que l’Ennéade soit complète. Ne vous étonnez pas, il n’y a point de femmes parmi nous, car elles n’aiment pas la guerre et pas toujours même le guerrier. Les amazones elles-mêmes, qu’en penser ? puisqu’elles n’avaient qu’un seul têton.

Un mirage de Judée s’étala, des montagnes, des torrents, des blocs de jaspe vert, çà et là, des arbrisseaux épineux, des troncs écimés. Le premier de la renommée passa précédé des sonneurs de trompe.

josué

L’important n’est pas de nourrir son peuple. Il faut lui donner la terre promise qui produit les raisins miraculeux et les fontaines de lait. L’important n’est pas de briser les veaux d’or, prétextes de rondes et de chansons. Il faut être assez ignorant des lois de la nature pour arrêter le soleil d’or afin que sa lumière soit un prétexte de victoire. Car, il ne faut pas le bonheur de tout homme, mais que tout homme ait ce qui lui a été promis. De même pour les peuples. Ils espèrent des victoires et la destruction des autres peuples. Le geste de ma main vers le soleil est le plus beau monument de l’ignorance et de la puissance humaine, surhumaine. Ô ma mémoire ! Le soleil s’arrêta, froidit, et pendant la nuit solaire les ennemis, las de soleil, s’enfuyaient.

Dans le même décor de Judée, passa le second de la renommée.

david

Les batailles ? des batailles pour vos amours. Hélas ! Hélas ! nul n’espèrera ton retour. Ceux qui partent seront oubliés et leurs peuples n’en auront pas de regret et leurs femmes n’en auront pas de souvenir. Combats singuliers. C’est là le meilleur. Ils n’impliquent ni départ, ni déroute, ni retour. Ah ! chaque guerre est un péché d’amour. Moi, qu’ai-je fait ? Sinon cette guerre pour l’adultère. Bethsalie qui baignais tes pieds dans un bassin sous mes terrasses, au jardin de cèdres et de cyprès. Les femmes n’aiment ni la guerre ni les guerriers, mais les jardins de cèdres et de cyprès, les palais à terrasses et les rois qui tergiversent. Vieux rois, qui ne partez pas en guerre, souvenez-vous de Moïse qui fabriqua un anneau d’oubli pour amortir les vœux impudiques que Thaïba nourrissait pour lui. Rois puissants, rois barbus qui partez pour la guerre, souvenez-vous de Moïse qui fabriqua un anneau de mémoire pour Séphora, sa femme, lorsqu’il se sépara d’elle pour aller à la cour de Pharaon.

Dans le même décor de Judée, écrasé par l’éléphant, entouré de morts et de mourants, le troisième de la renommée râla :

judas macchabée

Les ennemis de vos peuples sont les bêtes. Il faut les tuer jusqu’à en mourir. Les batailles doivent être les chasses. Tuez la brute avant l’homme, mais mourez sous la brute si vous espérez qu’elle meure sur vous. Pour chaque râle d’homme, une hécatombe n’est pas suffisante. Et, chaque jour, ô vertueux, donnez des bêtes à sacrifier. Et, chaque jour, ô braves, surmontez les répugnances et soyez boucher devant les prêtres prêts à interpréter l’état des entrailles des victimes sur des autels dédiés par un grand peuple à son vrai Dieu.

Un mirage d’Asie Mineure, paysage marécageux de Troade, cours du Simoïs et du Scamandre. Un héros sanglant, qui était le quatrième de la renommée, s’écria :

hector

Défendez-vous, peuples. Défiez-vous des étrangères, gardez vos dieux, vos vrais dieux, ne croyez pas à la vertu des simulacres sauveurs. Et si vous ne répugnez pas à une guerre de dix années, il viendra le jour où, héros, vous aurez une mort héroïque. Car pour les peuples et les hommes, malgré leurs dieux, leurs vrais dieux, il vient toujours le jour où l’on entend chanter la femelle de l’alcyon et elle est proche en ce cas ; la mort qui vient en dansant, bataillant, souvent femme, parfois homme et alors rien n’y fait, ni la valeur, ni l’invulnérabilité. On tombe, homme ou peuple, sur le champ de bataille et malheur aux vivants, hommes ou peuples, ils tombent en esclavage. Mais la défaite, honte des hommes et des peuples, est le bonheur des femmes et des nations qui pleurent et politiquent, chantent et se mutinent, se prostituent et s’acclimatent sous d’autres hommes, aux pieds d’autres dieux.

Un mirage de Grèce s’étala, paysage de midi, silence panique, rocs stériles, temples blancs, pins et la mer avec des îles.

alexandre

Les plus doctes leçons ne nous enseignent pas la modération dans la soif des conquêtes et la soif physique. Quel homme plus altéré qu’un guerrier après une journée de combat. Quel conquérant peut être magnanime s’il n’a jamais connu la défaite. Pour bravoure, je ne connais que celle des Argyraspides, un courage pompeux, calme et anonyme qui permet de supprimer l’illusion des récompenses. Rois, si vous n’êtes pas fils d’un dieu, renoncez aux conquêtes, car les empires sont de trop courte durée si les peuples conquis ne peuvent pas vous élire pour leur dieu, pendant la paix politique qui doit suivre les guerres victorieuses. Mais quels souvenirs, ceux des batailles ! ton char royal désigné à l’attention des tiens et des ennemis par des banderolles où s’inscrit ton nom, fend, rapide, les troupes pressées dont les lances sont aussi nombreuses à perte de vue que les soies d’un sanglier. Tu te saoules des clameurs, ta vue ranime tes soldats défaillants et ton audace décide une victoire qui vaudra la perte de l’indépendance à quelque peuple policé ou sauvage que tu feras selon ta volonté un peuple d’esclaves. À moins toutefois que les vaincus n’aient l’audace de vouloir n’être qu’un peuple de martyrs.

Paysage latin des villas, des plaines cultivées. Le sixième de la renommée.

césar

Ce que l’on fait est bien fait. Le doute est une erreur. Y a-t-il des conquêtes possibles, fais-les. Quel étrange sentiment est-ce que celui qui ne procède pas du désir de gloire. On conquiert les femmes et les peuples. Les premières conquêtes nous rendent chauves, les autres nous font perdre l’estime des hommes. Mais, en toutes choses, il ne faut pas se préoccuper de la fin. Qu’importe les livres sybillins, les sybilles et le vol des oiseaux. Que chacun fasse selon la liberté qu’il se croit dévolue et il n’y a pas de crime au monde, ni pour les conquérants, ni pour les adultères. Si tu es roi, agis en roi. Si tu es peuple, agis en peuple roi.

Et César s’en étant allé, les arbres du bois des Buttes crièrent : « Soldats, soldats français !

« Tous ceux de la renommée ne sont pas morts et certains d’entre eux sont encore à naître. Celui qui vient n’est mort que pour renaître et être roi comme il le fut, c’est Arthur, le septième de la renommée. »

arthur

Soldats, il faut vous apprêter à mourir pour renaître ainsi que je ferai. Qu’importe la mort et la table ronde si je dois revenir pour régner encore après la mort de ceux qui me sont égaux. Il est un château avec cinq tours. Une au milieu et quatre autour. Les quatre sont blanches et belles. Mais celle du milieu est vermeille. Les blanches tours on les prendra. Celle au milieu résistera. Ô ma Bretagne, ô douce France, devinez-moi !

Le vieil empereur Charlemagne passa tandis que parfois au loin mourait l’ancien son du cor que ne parvenait pas à dominer le crépitement de la mitrailleuse, le froissement de soie des obus de passage et le tonnerre des départs et le fracas des arrivées.

charlemagne

La vérité de la guerre est dans l’immobilité des forêts savantes. Entends les futaies chanter sauvagement et que l’avenir soit ta guerre et ta tristesse au milieu de ta gloire paisible.

Alors parut de nouveau un paysage ardent et maigre dans la Judée.

godefroy de bouillon

À genoux plutôt que debout et guerroie loin de ton pays natal. Les mains des barons sont les servantes de la terre. Les bras des laboureurs sont les amants du sol qu’ils fécondent. Les filles ne doivent pas faire les servantes dans leur propre famille. Il faut que le guerrier vive loin de son pays natal, il faut qu’il vive en exil et dans l’inquiétude. Et la mort est belle quand on lutte pour une grande et sainte cause. Arrive, ô nuit, ô nuit plus belle que le jour ! Et, tandis que sa gloire éternelle grandissait au loin, l’Ennéade avait disparu. Il ne resta que l’atroce tristesse de la bataille ; le petit brancardier agenouillé ne songeait ni à l’Ennéade de bravoure ni au danger où il était. Il pensait à Corail, cette petite fille qu’il aimait et qui l’aimait, mais sans avoir la constance de lui rester fidèle en l’attendant. Il était triste, si triste qu’il sentit qu’il allait mourir et, voyant un de ses camarades blessé qui criait : « à l’aide », il s’élança pour le secourir et c’est alors qu’une balle de mitrailleuse l’atteignait en pleine poitrine et il tombait mort, sans souffrance, tandis que le nom adoré de Corail expirait sur ses lèvres.

À ce moment, Anatole et Corail croisèrent Elvire et Pablo Canouris qui s’embrassaient près du cimetière Montparnasse.

Anatole dit à Corail : « Ne les regarde pas », et Canouris dit à Elvire : « Maintenant que Saintariste et Corail nous ont vu nous embrasser, tout le monde saura bien que tu es ma maîtresse et tu n’as plus de raison de ne pas venir chez moi. »

« Voyons, Pablo, dit Elvire, tu n’y songes pas. Nicolas revient demain de la guerre. Le médecin chef de l’hôpital du gouvernement de Ruritanie l’a fait réclamer comme indispensable. C’est fini entre nous. »

« Eh bien ! dit Canouris, si tu m’abandonnes, j’irai trouver la sœur de Nicolas et je lui raconterai tout. »

« Ah ! comme tu me dégoûtes, dit Elvire. Si j’avais su je ne t’aurais jamais aimé. Je te hais, laisse-moi tranquille. »

Et elle se mit à courir dans la direction de sa demeure. Mais Pablo Canouris courut après elle. Il la rattrapa au moment où elle sonnait. Ils se battirent passionnément et Elvire aurait fini par céder si Pablo n’avait pas glissé sur le pavé. Il tomba à genoux, elle en profita pour entrer et fermer la porte que le concierge avait ouverte depuis un bon moment.

Et tout le reste de la nuit elle entendit Pablo Canouris tambouriner aux volets du rez-de-chaussée en criant : « Elbirre, écoute-moi, oubrre-moi, jé te aime, jé te adore et si tu né m’obéis pas, jé té touerrai avec mon rébolber. Elbirre, jé té jourre qué jé raconté tout à Nicolas et à sa sœur. Oubrré-moi, Elbirre : L’amourr c’est moi ; l’amourr c’est la paix, et je souis l’amourr puisqué jé souis neuttrre, et lui c’est la guerre. La guerre c’est pas l’amourr, c’est la haine. Donque tou lé détestes et tou me aimes, ma petite Elbirre, oubrre-moi, oubrre à ton Pablo qui té adorres. »