La Femme de Roland/VI

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dit Pierre Elzéar
Henry Kistemaeckers (p. 71-82).
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VI



C’est une tiède et tendre journée de mai, un lendemain d’averse souriant et mouillé. Quelques nuages d’un blanc argenté, lumineux, glissent lentement au ciel lavé, voilant de temps à autre l’éclat du soleil printanier.

À quatre cents mètres de Valvins, dans un vieux jardin en terrasse, dominant la Seine et la forêt de Fontainebleau, deux hommes viennent de s’asseoir au pied d’un marronnier, qui déploie sur leurs têtes le vert tendre de ses jeunes pousses. Derrière eux, monte en pente douce un jardin d’aspect un peu abandonné, avec des herbes folles dans les chemins, mais dont la mélancolie, égayée par les gazouillis des pinsons et des mésanges, est toute parfumée de lilas et de roses.

— Parle, Stéphane, dit d’une voix grave et douce le plus âgé des deux hommes, parle. J’aime à t’entendre. Après tant de jours de pluie, voici notre premier jour de printemps. Je me sens tout réchauffé. Décris-moi encore cet admirable paysage que nous avons devant nous.

Et Jacques Roland, que quelques semaines avaient vieilli de dix ans, tournait machinalement ses yeux sans regard vers l’horizon estompé de brumes légères.

Stéphane était plus pâle que l’aveugle.

— Hélas ! dit-il, quels mots seraient assez puissants pour rendre le charme délicat et pénétrant du printemps qui s’éveille ? Quelles paroles assez colorées, assez vivantes pour évoquer à votre esprit les splendeurs de cette après-midi de mai ?

— Si… si…, reprit Jacques doucement. Je connais depuis longtemps ce coin de la Seine que domine la forêt de Fontainebleau. Jeune homme, j’ai passé de joyeuses journées avec les camarades à l’auberge des Plâtreries… Tu dois la voir de ce côté, n’est-ce pas ? faisant une tache blanche dans la verdure. Après mon mariage, Suzanne et moi, nous sommes venus ici. C’est elle qui avait voulu cette maison, à cause des grands rosiers du jardin, et nous y avons eu une saison bénie. Aussi, tout à l’heure, tandis que tu parlais, j’éprouvais une étrange sensation… Je me souvenais, je devinais, je voyais !

Il répéta amèrement :

— Je voyais !

Et il laissa tomber dans ses mains sa tête fière et triste. Il y eut un assez long silence.

Puis Roland releva lentement le front :

— Quelle date aujourd’hui ?

— Le cinq mai, répondit Stéphane.

— Le cinq ! Voilà bientôt un mois que je suis plongé dans cette nuit épaisse. Un peintre, un peintre aveugle ! Conçois-tu rien de plus affreux, mon cher enfant !

Ce sens dont je suis privé, c’était la source de toutes mes émotions, de toutes mes joies…, c’était ma vie entière ! Ah ! je suis frappé plus sûrement que si l’on m’avait enfoncé un couteau dans le cœur.

Des larmes brillaient dans ses yeux éteints.

— Je veux me résigner cependant, continua-t-il. L’homme n’a jamais le droit de maudire et de désespérer. C’est bien le moins que je ne vous attriste pas tous par mes plaintes, par ma lâcheté… On est si bon pour moi. Ah ! laisse-moi te remercier encore, Stéphane. L’excellent Daniel n’a pu venir ici que trois ou quatre fois, à cause de l’ouverture du salon… Ephrem, lui, m’oublie… Mon plus vieux camarade pourtant. Mais ce n’est pas sa faute : il n’aime pas à se déplacer. Toi, tu as tout quitté pour nous suivre jusqu’ici ; tu t’es entièrement dévoué à ton vieil ami. Quand mon courage faiblit, c’est toi qui me rappelles à l’espérance.

— Ah ! ne me remerciez pas, je vous en supplie, dit tout à coup Stéphane, qu’un rêve douloureux semblait obséder.

Le peintre avait la face tournée vers le soleil, qu’un nuage cachait depuis un certain temps. Brusquement, par une déchirure, le disque étincelant reparut.

Jacques se leva, poussant un cri étouffé.

— Qu’avez-vous ? dit le jeune docteur.

— Qu’y a-t-il donc ? Quelle est cette clarté ? demandait Jacques.

— C’est le soleil qui perce les nuages… Vous le voyez ?

— Non…, mais… Il m’a semblé tout à coup que le voile qui couvre mes regards était moins épais.

— Vous en êtes sûr ? Vous percevez une lueur rougeâtre ?

— Oui…, oui…, balbutiait Roland, très ému…, tiens…, le soleil est là…, là…

Tandis qu’il serrait fiévreusement le bras du jeune homme, de son autre main il lui désignait en effet le point précis où se trouvait en ce moment le soleil.

— Qui sait ? dit à mi-voix Stéphane, dont les traits s’étaient illuminés d’espoir.

— Que dis-tu ? Mes yeux ne sont pas morts ? s’écria Roland exalté. Je pourrais revoir le ciel, revoir Suzanne ?

— Je vous en conjure, ne vous troublez pas. Toute émotion ne peut que vous être funeste. Laissez-moi examiner encore.

Jacques s’était rassis, un peu tremblant. Le jeune docteur, penché sur lui, du bout de l’index, lui souleva délicatement les paupières, et regarda de près, silencieux. Leur cœur à tous deux battait.

— Je ne puis rien affirmer encore, dit Stéphane. Laissez-moi étudier, observer les symptômes… Laissez-moi surtout prévenir un confrère…

— Non… toi…, toi… Je sais que tu es très savant, et que tu m’aimes. Je n’ai confiance qu’en toi.

— Hélas ! la sensation que vous venez d’éprouver est loin d’être une preuve de guérison certaine. Soyez patient. Soyez calme, surtout…

— Ne crains rien, dit Jacques. J’obéirai. Je ne parlerai plus de cette espérance. Je l’oublierai moi-même, si je le peux…

Il s’interrompit :

— Quelqu’un vient, dit-il. Ah ! c’est Suzanne.

Stéphane se retourna, plus pâle encore que tout à l’heure. Suzanne, en effet, venait de paraître au détour d’un sentier et se dirigeait vers eux.

— Ne lui dites rien surtout, murmura le jeune homme.

— Sois tranquille. Je ne veux pas lui faire de fausse joie.

Et se tournant vers sa femme :

— Eh bien, Suzon, le joyeux temps, n’est-ce pas ? Je te devine plus belle que jamais. Donne-moi ton front.

Suzanne, sans rien dire, mit un genou en terre.

Jacques lui baisa doucement les cheveux.

— Qu’apportes-tu donc ? dit-il. Des fleurs ? Oui… des roses… Je reconnais leur parfum. C’est pour moi ?

— Oui, dit Suzanne.

Et, se dressant sur la pointe des pieds, lâchant les deux coins de sa robe qu’elle tenait relevée, elle fit rouler devant l’aveugle, sur la table de pierre, une moisson de roses rouges.

Stéphane, évitant le regard de la jeune femme obstinément fixé sur lui, était venu s’asseoir sur le banc, à côté du peintre.

Celui-ci avait pris la main de Suzanne dans les siennes :

— Merci, dit-il.

Et, saisissant les roses par poignées, il les respirait, avec un sourire reconnaissant.

Suzanne avait gardé une fleur sous son corsage. Elle la retira, froissée et tiédie, de sa poitrine, et s’approchant de Stéphane qui détournait la tête, dans un mouvement rapide et passionné, elle effleura de ses lèvres la joue du jeune homme, et laissa tomber la rose sur ses genoux.

Stéphane tressaillit, repoussa Suzanne et se leva brusquement. La rose roula à ses pieds.