La Femme en blanc/I/Vincent Gilmore/3

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 178-191).
Première époque — Vincent Gilmore


III


Après mon retour à Londres, une semaine s’écoula sans qu’il m’arrivât aucune communication de miss Halcombe.

Le huitième jour, parmi les autres lettres déposées sur ma table, il s’en trouva une de sa main.

Elle m’annonçait que sir Percival Glyde avait été définitivement accepté, le mariage devant avoir lieu avant la fin de l’année, ainsi qu’il l’avait désiré dès le principe.

La cérémonie se ferait, selon toute probabilité, pendant la dernière quinzaine de décembre. Le vingt-et-unième anniversaire de miss Fairlie arrivait assez avant dans le mois de mars. Elle devait donc, en vertu de cet arrangement, devenir la femme de sir Percival, trois mois environ avant d’être majeure.

Tout cela n’aurait dû ni me surprendre ni me chagriner ; je n’en fus pas moins affligé et surpris. À ces sentiments se mêlait un peu de désappointement, résultant du laconisme de la lettre de miss Halcombe qui, véritablement, ne m’expliquait rien. Mon aimable correspondante consacrait six lignes à m’annoncer le projet de mariage ; en trois autres, elle me racontait que sir Percival avait quitté le Cumberland pour retourner dans son château du Hampshire ; deux phrases de péroraison m’informaient, en premier lieu, que la pauvre Laura avait grand besoin de changer d’air et de se distraire ; en second lieu, que miss Halcombe avait résolu de lui procurer ces deux éléments de retour à la santé, en l’emmenant avec elle visiter quelques vieux amis qu’elles avaient dans le Yorkshire. La lettre se terminait ainsi, sans un mot sur les circonstances qui avaient pu décider miss Fairlie à céder aux vœux de sir Percival Glyde, dans un si court espace de temps à partir du moment où je l’avais vue pour la dernière fois. La cause de cette détermination soudaine m’a été complètement expliquée à une époque ultérieure. Ce n’est point mon affaire de la relater ici imparfaitement, et sur de simples ouï-dires. Miss Halcombe s’est trouvée mêlée personnellement à ces circonstances ; et, lorsque son récit suivra le mien, elle les racontera dans leur détail, exactement comme elles arrivèrent. D’ici là, l’unique tâche que j’aie à remplir, — avant de poser à mon tour la plume et de céder à d’autres la suite du récit, — c’est de relater l’unique événement, ayant trait au mariage de miss Fairlie, dans lequel j’aie pris encore une part essentielle, à savoir la rédaction du contrat. Il est impossible de rendre intelligible ce qu’il faut dire de ce document, sans entrer, au préalable, dans certaines particularités relatives aux intérêts pécuniaires de la fiancée. Je tâcherai de rendre mes explications courtes et simples ; je les affranchirai, autant que possible, des obscurités techniques auxquelles tant de jurisconsultes semblent se complaire. L’objet est de la dernière importance. J’avertis tous les lecteurs de ces lignes que l’héritage de miss Fairlie joue un grand rôle dans l’histoire de miss Fairlie ; et que, s’ils aspirent à comprendre les récits qu’on doit encore faire passer sous leurs yeux, il faut que, sur ce point, l’expérience de M. Gilmore devienne la leur.

Miss Fairlie avait à espérer deux sortes de propriétés : d’une part, l’héritage éventuel de certains biens immobiliers, quand son oncle viendrait à mourir ; de l’autre, à l’époque de sa majorité, la succession certaine des biens meubles ou capitaux qui lui venaient de son père.

Commençons par les immeubles.

Au décès du grand père paternel de miss Fairlie (que, pour plus de clarté, nous appellerons Fairlie l’aîné), les droits de substitution successorale sur le domaine de Limmeridge s’établirent ainsi :

M. Fairlie l’aîné venant à mourir, laissa trois fils : Philip, Frederick et Arthur. Comme fils aîné, Philip succéda au domaine. S’il venait à mourir sans laisser d’héritier mâle, la propriété passait sur la tête de Frederick, le second frère. Et si Frederick venait aussi à mourir sans laisser un héritier mâle, la propriété allait sur la tête du troisième frère, Arthur.

Dans la suite des événements, M. Philip Fairlie mourut laissant une fille unique, la même que ces récits ont déjà mise en scène sous le nom de Laura ; et la terre substituée passa, selon la clause légale, au second des Fairlie, célibataire. Le troisième frère, Arthur, était mort, bien des années avant le décès de Philip, laissant un fils et une fille. Le fils, à dix-huit ans, se noya près d’Oxford. Sa mort fit de Laura, la fille de M. Philip Fairlie, l’héritière présomptive du domaine patrimonial ; dans le cours ordinaire et naturel des choses, toutes les chances étaient pour que cette succession lui échût à la mort de son oncle Frederick, si ledit Frederick venait à mourir sans laisser de descendants mâles.

Donc, à moins que M. Frederick Fairlie ne se mariât et ne laissât un héritier (les deux choses qui devaient le moins probablement lui arriver en ce monde), sa nièce Laura posséderait à sa mort ce domaine, sur lequel il n’avait, ne l’oublions pas, qu’un droit purement viager. Si elle mourait célibataire, ou même, mariée, si elle mourait sans enfants, le domaine retournerait à sa cousine Magdalen, fille de M. Arthur Fairlie. Si elle se mariait sous la protection d’un contrat bien fait, ou, en d’autres termes, du contrat que je prétendais dresser pour elle, le revenu des biens immobiliers (trois bonnes mille livres sterling par an), serait, sa vie durant, à sa disposition. Si elle venait à mourir avant son mari, « lui, » à son tour, sa vie durant, jouirait du même revenu. Si elle avait un fils, ce fils demeurerait héritier des biens, à l’exclusion de la cousine Magdalen. Il suit de là que les avantages sur lesquels sir Percival pouvait compter, en épousant miss Fairlie (pour autant qu’il s’agissait des droits éventuels de sa femme sur la propriété immobilière), consistaient en un double profit, réalisable à la mort de Frederick Fairlie : premièrement, la jouissance de trois mille livres sterling par an (sous réserve des droits de sa femme tant qu’elle vivrait, et sans aucune réserve à la mort d’icelle, s’il venait à lui survivre) ; puis, en second lieu, l’héritage du domaine de Limmeridge, assuré à son fils s’il en avait un.

Voilà, pour la propriété territoriale et pour la disposition du revenu en résultant, ce qu’il fallait établir à l’occasion du mariage de miss Fairlie. Jusque-là nulle difficulté, nulle divergence d’opinions ne devaient, selon toute apparence, s’élever entre l’avocat de sir Percival et moi sur la rédaction du contrat.

Nous avons maintenant à considérer le domaine personnel ou mobilier, — l’argent, si l’on veut, les capitaux — sur lesquels miss Fairlie allait avoir un droit de propriété complète, dès le jour où elle atteindrait sa vingt et unième année.

Cette portion de son héritage constituait, prise à part, une petite fortune très-confortable. Elle lui avait été assurée par le testament de son père, et montait à la somme de vingt mille livres sterling (500,000 francs). En sus, elle avait un droit d’usufruit viager sur dix mille autres livres sterling ; cette dernière fraction d’héritage devant passer, à sa mort, sur la tête de sa tante Éléanor, sœur unique de son père. Il sera d’un grand secours pour le lecteur, appelé à voir clair dans toutes ces affaires de famille, que je m’arrête ici un moment, afin d’expliquer pourquoi la tante se trouvait en passe d’attendre la mort de sa nièce avant de recueillir le bénéfice du legs qui lui avait été fait.

Aussi longtemps qu’elle était restée célibataire, M. Philip Fairlie avait vécu dans les meilleurs termes avec sa sœur Éléanor. Mais quand elle se fut mariée, un peu tard, et quand elle se trouva unie par son mariage à un gentleman italien, nommé Fosco, — je devrais dire un noble italien, vu qu’il se glorifiait du titre de comte, — M. Fairlie trouva si fort à dire dans sa conduite, qu’il cessa d’avoir aucune communication avec elle ; il alla même jusqu’à la rayer de son testament. Les autres membres de la famille jugèrent tous plus ou moins déraisonnable une rancune si durement manifestée. Sans pouvoir passer pour riche, le comte Fosco n’était pas non plus un aventurier sans le sou, il avait à lui un revenu médiocre, mais suffisant ; il vivait depuis des années en Angleterre, et s’était fait accepter dans la société sur un pied fort honorable. Ces diverses recommandations, cependant, ne lui servaient de rien auprès de M. Philip Fairlie. La plupart des opinions de ce dernier faisaient de lui un Anglais de la vieille école, et il détestait un étranger, purement et simplement comme étranger. Tout ce qu’on put obtenir de lui, dans les années qui suivirent, — et il céda principalement, en ceci, à l’intercession de miss Fairlie, — fut de replacer le nom de sa sœur, comme il l’était jadis, parmi ceux de ses légataires ; encore ajourna-t-il pour elle le bénéfice du legs, en attribuant à sa fille, pour aussi longtemps qu’elle vivrait, le revenu des sommes dont il se composait ; le capital lui-même, si la tante prédécédait la nièce, devant passer à la cousine Magdalen. Vu l’âge relatif des deux femmes, il était fort douteux que, — dans l’ordre naturel des choses, — la tante reçût jamais ses dix mille livres, et madame Fosco, aussi injuste qu’on l’est ordinairement en pareille circonstance, crut devoir se venger du procédé fraternel en refusant de voir sa nièce, dont elle niait obstinément, d’ailleurs, l’intervention bienveillante.

Telle était l’histoire des dix mille livres sterling. Là-dessus encore, je ne pouvais avoir aucune difficulté avec l’homme de loi chargé des intérêts de sir Percival. Le revenu appartiendrait à sa femme, et le capital, lorsqu’elle viendrait à mourir, passerait, suivant l’occurrence, soit à la tante Éléanor, soit à la cousine Magdalen. Après m’être débarrassé de toutes ces explications préliminaires, j’en viens enfin à ce qui est réellement le nœud de la question, — savoir : les vingt mille livres sterling.

Cette somme était, à partir de sa majorité, la propriété absolue de miss Fairlie, et la disposition qu’elle en pourrait faire à l’avenir dépendait entièrement des conditions que, rédigeant le contrat de mariage, je pourrais obtenir en sa faveur. Les autres clauses consignées en ce document étaient de pure forme, et n’ont pas besoin d’être relatées ici ; mais celle qui se rapporte au capital argent est trop importante pour qu’on l’omette. Quelques lignes, d’ailleurs, suffiront à la faire suffisamment connaître.

Ma stipulation, à l’égard des vingt mille livres, était simplement celle-ci : la somme entière devait être placée de façon que le revenu échût à la femme pendant sa vie ; ensuite à sir Percival, également pendant sa vie, le capital étant strictement réservé aux enfants à provenir du mariage. À défaut de postérité, la femme conservait le pouvoir d’en disposer par voie de volonté directe, et je stipulais pour elle, à cet effet, le droit de tester sans autorisation maritale. L’effet de ces conditions peut, en somme se résumer comme suit :

Lady Glyde venant à mourir sans enfants, sa demi-sœur, miss Halcombe et tous autres parents ou amis qu’elle voudrait avantager, se partageaient, à la mort du mari, et selon les instructions par elle laissées, l’argent dont elle aurait voulu les gratifier. Si, d’autre part, elle laissait, en mourant, une postérité quelconque, l’intérêt des enfants, alors, ainsi qu’il est naturel et nécessaire, primait tous les autres. Telle était la clause, et je ne crois pas que personne puisse nier, venant à la lire, qu’elle ne répartît les droits de chacun avec une justice égale pour tous.

Nous allons voir comment mes propositions furent accueillies du côté du mari.

Au moment où m’arriva la lettre de miss Halcombe, j’étais, plus que de coutume encore, surchargé de besogne. Cependant, je me ménageai le loisir de rédiger le contrat. J’en avais dressé le projet, et je l’avais soumis à l’approbation du solicitor de sir Percival, en moins d’une semaine à partir du jour où miss Halcombe m’avait informé de la décision prise quant au mariage.

Après un laps de deux jours, le document me fut retourné avec les notes et remarques de mon confrère, l’avocat du baronnet. Ses objections, en général, ne portaient que sur des bagatelles, de pures vétilles techniques, jusqu’à ce qu’il en fût venu à la clause réglant le sort des vingt mille livres. Celle-ci était soulignée de doubles lignes à l’encre rouge, et, en regard, à la marge, se lisait la note suivante.

« Inadmissible. — Le capital doit aller à sir Percival Glyde, s’il survit à lady Glyde, et s’il n’est pas survenu d’enfants. »

C’est-à-dire que pas un farthing des vingt mille livres sterling n’irait soit à miss Halcombe, soit à tout autre parent ou ami de lady Glyde. La somme entière, si elle mourait sans enfants, tomberait dans les poches de son mari.

La réponse que je fis à cette audacieuse proposition fut aussi laconique et aussi sèche que je pus la rendre.

« Cher monsieur, Contrat de miss Fairlie. Je maintiens dans toute sa teneur, et sans y changer un mot, la clause qui a soulevé votre objection. Sincèrement vôtre. »

La réplique arriva au bout d’un quart d’heure.

« Cher monsieur. Contrat de miss Fairlie. Je maintiens, dans sa teneur et sa forme, la clause à l’encre rouge qui ne vous parait pas acceptable. Sincèrement vôtre. »

Dans le détestable patois du jour, nous étions, mon confrère et moi, ce qu’on appelle « but à but, » et il ne nous restait plus qu’à demander les instructions de nos clients.

Or mon client, dans l’état actuel des choses, — miss Fairlie n’ayant point complété sa vingt et unième année, — était son tuteur, M. Frederick Fairlie. Je lui écrivis par le courrier du jour même, mettant sous ses yeux la difficulté comme elle était ; et non-seulement j’insistais sur tous les arguments auxquels je pus penser, afin de l’exciter à maintenir la clause telle que je l’avais rédigée, mais je lui exposais nettement les motifs mercenaires, qui, au fond, dictaient l’opposition faite à mes combinaisons, relativement aux vingt mille livres. Un examen approfondi des affaires de sir Percival, auquel j’avais dû me consacrer en étudiant les clauses du contrat relatives à lui, m’avait trop bien révélé l’existence d’énormes hypothèques sur sa terre ; et je savais que son revenu, considérable en apparence, était en réalité à peu près nul, pour un homme de sa position. Le besoin d’argent disponible se faisait sentir à chaque instant dans cette existence obérée, et l’annotation de son avocat à la clause que j’avais imaginée pour sauvegarder le capital de miss Fairlie, n’était autre chose que l’aveu égoïste et franc de cette urgente nécessité.

Ma réponse de M. Fairlie m’arriva courrier par courrier, et se trouva aussi peu précise et aussi peu concluante que possible. Traduite en bon anglais, voici à peu près ce qu’elle voulait dire :

« Le cher Gilmore ne serait-il pas assez obligeant pour ne pas tourmenter son client et ami, au sujet d’une éventualité si éloignée ? Était-il probable qu’une jeune femme de vingt et un ans vînt à mourir, et à mourir sans enfants, avant un homme de quarante-cinq ? D’un autre côté, en ce pauvre monde, tel qu’il est fait, saurait-on mettre à un trop haut prix le repos de l’esprit, le calme de la vie ? Et en supposant même que ces deux célestes bénédictions dussent être acquises moyennant le sacrifice possible, à une époque lointaine, d’une bagatelle comme vingt mille livres sterling, n’était-ce pas encore un bon marché à faire ? Oui, certainement. Pourquoi donc n’y pas donner les mains ? »

Je jetai la lettre avec un mouvement de dégoût. Juste au moment où le papier glissait en frissonnant sur le parquet, quelqu’un heurtait à ma porte, et le solicitor de sir Percival, M. Merriman, se faisait introduire dans mon cabinet. Il y a dans ce monde plusieurs variétés de l’homme de loi retors et rapace, mais les mieux cuirassés de tous, j’imagine, sont ceux qui vous arrivent, déguisant leur âpreté sous l’apparence d’une inaltérable bonne humeur. Un homme d’affaires bien nourri, aux joues pleines, au sourire bienveillant, est ordinairement celui qu’on trouve le plus dur à la détente. M. Merriman appartenait à cette variété de l’espèce.

— Et comment va ce bon monsieur Gilmore ? commença-t-il tout rayonnant d’amabilité ; enchanté, monsieur, de vous trouver en si bon état. Je passais devant chez vous, et j’ai pensé que, peut-être, aviez-vous quelque chose à me dire… Allons donc ! tâchons de régler ici, de bonne amitié, la petite difficulté qui nous a mis aux prises ! Avez-vous déjà reçu des nouvelles de votre client ?

— Oui… et le vôtre a-t-il répondu ?

— Ah ! cher confrère, je voudrais bien pouvoir tirer quelque chose de lui… et plût à Dieu qu’il voulût décharger mes épaules de la responsabilité qu’il y laisse !… Mais, là-dessus, son parti est bien pris, bien irrévocable : « Merriman, les détails vous regardent. Faites pour mes intérêts tout ce que vous jugerez convenable ; et, jusqu’à ce qu’elle soit terminée, ne me comptez personnellement pour rien dans toute cette affaire. » Voilà, mot pour mot, ce que sir Percival m’a dit, il y a quinze jours ; et tout ce que j’ai pu en tirer depuis, c’est l’exacte répétition de ces mêmes paroles. Je ne suis pas difficile à manier, monsieur Gilmore, ainsi que vous pouvez le savoir. Personnellement et privément, je ne demanderais pas mieux que de raturer, à l’instant même, cette note qui vous a offusqué. Mais sir Percival ne voulant se mêler de rien, sir Percival me remettant en aveugle tous ses intérêts, puis-je faire autre chose que de les défendre comme je l’entends ? J’ai les mains liées, ne le voyez-vous pas, cher monsieur ? — J’ai les mains liées.

— Ainsi donc, vous maintenez à la lettre votre note sur la clause des vingt mille livres ? lui dis-je.

— Ma foi, oui !… tout en l’envoyant au diable… Je n’ai pas d’autre parti à prendre. — Il se rapprocha de la cheminée et se chauffa le gras des jambes, tout en fredonnant d’une belle voix de basse-taille, faite pour briller au dessert, je ne sais quel refrain de chansonnette.

— Et que dit-on de votre côté ? reprit-il. Voyons donc un peu ; que disent vos gens ?…

J’avais honte de répondre. J’essayai de gagner du temps. Je fis même pire que cela. Mes instincts professionnels reprirent le dessus, et je tâchai de négocier.

— Vingt mille livres ne sont pas une petite affaire, dis-je, pour que les amis de la jeune dame les lâchent ainsi, à première réquisition.

— Incontestable, reprit M. Merriman, qui abaissait un regard pensif sur la pointe de ses bottes. Question bien posée, monsieur, très-bien posée !

— Un compromis, où les intérêts de la famille de ma cliente seraient pris en considération à l’égal des intérêts du mari, ne nous aurait peut-être pas effrayés à ce point… Allons ! allons ! continuai-je, tout ceci se résout, après tout, en un marché à conclure. Quel est le minimum dont vous vous contenterez ?

— Notre « minimum », dit M. Merriman, c’est dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf livres dix-neuf shilling onze pense et trois farthings… Ah ! ah ! ah !… veuillez m’excuser, monsieur Gilmore… il faut bien se passer, de temps en temps, une petite plaisanterie.

— Celle-ci est mince, en effet, remarquai-je ; elle vaut tout juste le farthing que vous voulez bien nous abandonner…

M. Merriman était aux anges ; il riait de ma réplique, à faire tomber les murs de mon cabinet. Quant à moi, je n’étais pas de moitié si réjoui ; je revins à l’affaire, voulant mettre fin à l’entrevue.

— Nous sommes aujourd’hui vendredi, lui dis-je ; donnez-nous jusqu’à mardi prochain pour notre réponse définitive.

— Certainement, répliqua M. Merriman. Et plus longtemps, cher monsieur, si vous le voulez. — Il prit son chapeau pour partir, et, alors, m’interpellant de nouveau :

— À propos, dit-il, vos clients du Cumberland n’ont-ils rien appris de plus au sujet de cette femme qui avait écrit la lettre anonyme ?

— Rien de plus, répondis-je. Et vous-même, n’avez-vous trouvé aucune trace d’elle ?

— Pas encore, dit mon confrère. Mais nous n’avons pas perdu tout espoir. Sir Percival soupçonne, à part lui, que quelqu’un la tient cachée, et nous faisons surveiller ce quelqu’un.

— Vous voulez dire, sans doute, la vieille femme qui était avec elle dans le Cumberland, demandai-je.

— Non, ni rien qui lui ressemble, répondit M. Merriman. Nous n’avons pas encore mis la main sur la vieille femme. Notre quelqu’un est un homme ; il est jeune ; il est ici, à Londres, où nous ne le perdons pas de vue, et nous avons toute raison de penser que, voulant du bien à miss Catherick, il a été pour quelque chose dans son évasion de l’asile. Sir Percival voulait immédiatement le prendre à partie, mais je m’y suis opposé : « Non, lui ai-je dit, ce serait le mettre sur ses gardes ; guettons-le, sachons attendre ! » Nous verrons ce qui arrivera. Cette femme en liberté, monsieur Gilmore, nous donnera peut-être du fil à retordre : qui sait ce qu’elle inventera, maintenant ?… Bien le bon jour, très-cher maître !… Je compte, pour mardi prochain, sur le bonheur d’entendre parler de vous. Là dessus, avec un sourire aimable, il s’éloigna.

Pendant cette dernière partie de la conversation avec mon confrère, mon esprit, je l’avoue, était quelque peu préoccupé. J’avais si fort à cœur l’affaire des vingt mille livres, que tout autre sujet me trouvait distrait ; aussi, quand on m’eut laissé seul, je me mis à chercher comment je pourrais me tirer de là.

S’il se fût agi de tout autre client, je m’en serais tenu à mes instructions, si déplaisantes qu’elles m’eussent paru, et, sans plus de luttes, j’aurais immédiatement abandonné les vingt mille livres. Mais, vis-à-vis de miss Fairlie, je ne pouvais agir avec cette indifférence d’homme d’affaires. Je me sentais pour elle toute l’affection et l’admiration que je lui devais ; je me souvenais avec reconnaissance que son père avait été pour moi le meilleur des patrons, l’ami le plus dévoué ; tout en dressant le contrat, j’éprouvais exactement les mêmes anxiétés pour elle que j’aurais pu ressentir si je n’eusse été un vieux célibataire, pour ma propre fille ; et j’étais bien décidé à n’épargner pour son service, alors que ses principaux intérêts étaient en jeu, aucun sacrifice personnel. Il ne fallait pas songer à écrire une seconde fois à M. Fairlie ; cela n’eût servi qu’à lui donner une seconde occasion de me glisser entre les doigts. Le voir, lui adresser personnellement mes remontrances pouvait être plus utile. Le lendemain était précisément un samedi. Je résolus de prendre un billet d’aller et retour, et de risquer mes vieux os sur le chemin de fer du Cumberland, le tout avec la chance de pousser ce tuteur si négligent à prendre le parti le plus juste, le plus digne, le plus honorable. Assez pauvre chance, sans nul doute, mais, une fois que je l’aurais tentée, ma conscience serait en repos. J’aurais fait, alors, tout ce que pouvait un homme dans ma position pour sauvegarder les intérêts de la fille unique d’un ami défunt.

Cette journée du samedi se leva fort belle : bon vent d’ouest, soleil brillant. Comme j’avais éprouvé, tout récemment, un retour de cette oppression du cerveau contre laquelle mon médecin, depuis plus de deux ans déjà, me recommandait de me précautionner très-sérieusement, je voulus saisir l’occasion de faire un peu plus d’exercice qu’à l’ordinaire, en dépêchant mes bagages avant moi, et en allant à pied jusqu’à l’embarcadère d’Eaton-Square. Au moment où j’entrais dans Holborn, un gentleman qui me contre-passait d’un pas rapide, s’arrêta tout à coup et m’adressa la parole. C’était M. Walter Hartright.

S’il n’eût été le premier à m’aborder, j’aurais certainement passé auprès de lui sans l’apercevoir, tant il était changé, méconnaissable. Sa figure était pâle, ses yeux étaient hagards, — il y avait dans ses gestes quelque chose de précipité, d’incertain ; — et sa toilette, dont j’avais remarqué, à Limmeridge, le soin parfait, me parut maintenant si négligée, qu’elle m’eût fait honte sur le dos d’un de mes clercs.

— Y a-t-il longtemps que vous êtes revenu du Cumberland ? me demanda-t-il. J’ai eu, tout récemment, des nouvelles de miss Halcombe. On ne m’a pas caché que les explications de sir Percival Glyde avaient été admises comme suffisantes… Le mariage aura-t-il lieu bientôt ?… En savez-vous quelque chose, monsieur Gilmore ?…

Il parlait si vite, et ses questions se succédaient, pêle-mêle, d’une manière si étrange et si confuse, que je pouvais à peine le suivre. L’intimité accidentelle qui, à Limmeridge, lui avait été accordée, ne me paraissait pas, d’ailleurs, lui donner le droit d’entrer ainsi dans les secrets de la famille ; en conséquence, je résolus de traiter aussi évasivement que possible, vis-à-vis de lui, la question du mariage de miss Fairlie.

— Nous verrons, monsieur Hartright, lui dis-je, — nous verrons. J’ose croire que si nous attendons, pour parler du mariage, sa publication dans les journaux, nous ne risquerons guère de nous tromper… Excusez cette remarque, mais je suis fâché de vous retrouver avec une mine moins bonne qu’à notre dernière rencontre…

Une contraction nerveuse, qui ne dura qu’un moment, passa sur ses lèvres et autour de ses yeux ; je me reprochai presque de lui avoir répondu avec une réserve si marquée.

— Vous avez raison, dit-il avec amertume. Quel droit ai-je donc de vous questionner sur son mariage ?… Je le verrai dans les journaux, comme tout le monde… Oui, continua-t-il avant que j’eusse pu lui faire accepter la moindre excuse… Oui, tous ces temps-ci, je n’ai pas été très-bien portant… Je vais essayer du changement d’air et de nouvelles occupations. Miss Halcombe a bien voulu me recommander, et les renseignements pris se sont trouvés au gré des personnes avec qui je m’engage. C’est un peu loin, à la vérité ; mais peu m’importe où je vais, sous quel climat, et combien de temps je passerai loin de mon pays…

Tout en parlant ainsi, je remarquai qu’il jetait de temps en temps sur la foule d’étrangers, dont le double courant nous enveloppait, un regard singulièrement soupçonneux, absolument comme s’il eût pensé découvrir parmi eux quelque espion.

— Je souhaite que votre voyage réussisse en tout point, lui dis-je, et qu’il soit suivi d’un heureux retour ;… — puis j’ajoutai, de manière à ne pas le tenir trop à l’écart de ce qui concernait les Fairlie : — Précisément aujourd’hui, je vais à Limmeridge pour affaires. Miss Halcombe et miss Fairlie viennent d’en partir pour visiter des amis dans le Yorkshire…

Ses yeux rayonnèrent, et il parut sur le point de me répondre ; mais le même spasme nerveux vint une seconde fois contracter momentanément son visage. Il prit ma main, la serra fortement, et se perdit dans la foule, sans ajouter un seul mot. Il n’était guère pour moi autre chose qu’un étranger, et pourtant je restai là, une ou deux minutes, le suivant de l’œil avec une sorte de regret. L’exercice de ma profession m’avait fait pratiquer les jeunes gens assez pour savoir à quels signes on reconnaît qu’ils commencent à mal tourner, et lorsque je repris ma route vers le chemin de fer, je dirai à regret que j’avais de grandes inquiétudes sur l’avenir de M. Hartright.