La Femme en blanc/III/Walter Hartright (fin)/2

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 404-409).
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Troisième époque — Walter Hartright


II


À la chaîne des événements, il faut encore ajouter deux anneaux pour qu’elle embrasse ce long récit dans toutes ses parties essentielles.

Tandis que, délivrés tout nouvellement de notre long esclavage, nous n’étions pas faits encore à la liberté qui venait de nous être rendue, l’ami qui, le premier, m’avait employé comme graveur sur bois, m’envoya chercher pour me donner une nouvelle preuve de l’intérêt qu’il prenait à mon bien-être. Ses patrons lui demandaient d’aller à Paris, pour y examiner en leur nom une découverte récemment faite en France, touchant certains procédés pratiques de son art, découverte sur le mérite de laquelle ils désiraient être complètement édifiés. Les travaux dans lesquels il était engagé ne lui laissaient pas le loisir nécessaire à cette mission, et il avait eu la bonté de me désigner comme pouvant la remplir à sa place. Je ne devais pas hésiter à me prévaloir de cette offre tout obligeante ; car si je remplissais mon mandat aussi bien qu’il m’était permis de l’espérer, il en devait résulter pour moi un engagement permanent auprès du journal illustré, dont jusqu’alors je n’avais été le collaborateur qu’à titre indirect et précaire.

Je reçus mes instructions, et fis mes malles dès le lendemain. En laissant Laura, une fois encore (mais combien les circonstances étaient changées !) sous la protection de notre chère sœur, une considération sérieuse me revint à l’esprit, qui avait déjà, plus d’une fois, préoccupé ma femme aussi bien que moi, savoir ce que serait désormais l’avenir de Marian. Avions-nous aucun droit d’accepter, dans notre égoïste attachement, le sacrifice absolu de cette généreuse existence ? N’était-ce pas notre devoir et en même temps la meilleure manière de lui témoigner notre reconnaissance, que de nous oublier désormais pour ne plus penser qu’à elle ? Sur le point de me mettre en route, je voulus lui faire part de cette pensée, dans un moment où nous étions seuls. Mais elle prit ma main, et dès les premiers mots m’imposa silence.

— Après tout ce que nous avons souffert ensemble, à nous trois, me dit-elle, il ne peut y avoir entre nous qu’une séparation, la dernière de toutes. Mon cœur et mon bonheur, Walter, sont avec Laura et vous. Attendez qu’il y ait, d’ici à peu, des voix d’enfants autour de votre foyer. Je leur apprendrai à plaider ma cause dans le seul langage qu’ils puissent parler, et la première leçon qu’ils réciteront à leur père et mère sera celle-ci « Nous ne pouvons nous passer de notre tante ! »

Je ne fis pas seul le voyage de Paris. À la dernière heure, Pesca résolut soudainement de m’accompagner. Depuis sa soirée de l’Opéra, il n’avait pu recouvrer sa sérénité habituelle, et voulait essayer, pour se ranimer un peu, d’une semaine de distractions.

Je remplis la mission qui m’était confiée, et j’avais terminé le rapport dont j’étais chargé, quatre jours après notre arrivée à Paris. Je m’arrangeai pour consacrer le cinquième jour à parcourir la ville, et à me distraire avec Pesca.

Notre hôtel s’était trouvé trop rempli pour qu’on pût nous loger de plain-pied. Ma chambre était au second, et celle de Pesca, justement au-dessus, au troisième étage. J’y montai, le cinquième jour, de bonne heure, pour savoir si le professeur était prêt à partir. Comme j’arrivais sur le palier, je vis sa porte s’ouvrir en dedans ; une main allongée, délicate et nerveuse (ce n’était pas, à coup sûr, celle de mon ami) la tenait entre-bâillée. J’entendis en même temps la voix de Pesca, vibrante d’émotion, prononcer tout bas ces mots, dans son langage natal : — Je me souviens du nom, mais je ne connais pas l’homme… Vous l’avez vu à l’Opéra ; il était si changé qu’il n’y avait pas moyen de le reconnaître… J’acheminerai le rapport…, au besoin, je ferai plus… — Faire plus serait inutile, répondit une autre voix. La porte s’ouvrit alors toute grande, et l’homme aux cheveux blonds, l’homme à la joue balafrée, — l’homme que j’avais vu, quelques jours avant, suivre en cabriolet le comte Fosco, cet homme sortit de la chambre. Comme je m’écartais pour le laisser passer, il me salua ; — son visage était d’une pâleur effrayante, et en descendant, s’appuyait fortement à la rampe de l’escalier.

Je poussai la porte, et j’entrai chez Pesca. Il était roulé sur lui-même, de la plus étrange façon, dans un coin du sofa. Comme je m’approchais, il sembla se rapetisser encore : on eût dit qu’il voulait m’éviter.

— Est-ce que je vous dérange ? lui demandai-je. Je ne savais pas que vous aviez un ami chez vous, et ne m’en suis douté qu’en le voyant sortir.

— Ce n’est pas un ami, répondit Pesca fort ému. Je l’ai vu aujourd’hui pour la première et dernière fois.

— Je crains qu’il ne vous ait apporté de mauvaises nouvelles ?

— D’horribles nouvelles, mon bon Walter !… Retournons à Londres… Je ne veux plus rester ici… Je regrette sincèrement d’y être venu. Les infortunes de ma jeunesse pèsent sur moi d’un poids bien lourd, dit-il en tournant son visage du côté de la muraille. C’est un rude fardeau pour mon âge mûr… Je m’efforce de les oublier ; mais elles ne m’oublient pas, elles !

— Je ne crois pas, répliquai-je, que nous puissions partir avant ce soir. Vous conviendrait-il, d’ici-là de m’accompagner dans mes courses ?

— Non, mon ami ; j’attendrai ici. Mais partons aujourd’hui !… Partons, je vous le demande en grâce…

Je le quittai en l’assurant que nous sortirions de Paris dans la soirée. Nous étions convenus, la veille, de monter aux tours Notre-Dame, et d’y relire certains chapitres du beau roman de Victor Hugo. Rien, dans la capitale de la France, ne m’inspirait une curiosité plus vive ; — et je m’acheminai seul vers la vieille cathédrale.

En arrivant, par les quais du côté de Notre-Dame, je passai naturellement devant la Morgue, ce terrible charnier de Paris. Il y avait grande foule et grand tumulte autour de la porte. La curiosité populaire et cette soif d’horreurs qui est l’apanage des classes inférieures, trouvaient évidemment de quoi se satisfaire à l’intérieur du sinistre édifice.

J’aurais passé mon chemin, si mon oreille n’avait saisi au vol quelques mots échangés entre deux hommes et une femme qui causaient à la limite extérieure du groupe tumultueux. Ils sortaient à peine de la Morgue, et la description qu’ils faisaient du cadavre qu’ils venaient de voir, saisit vivement mon imagination. Cela devait être, car il s’agissait d’un homme « taillé dans des dimensions colossales, et portant à son bras gauche une marque bizarre ».

Dès que ces paroles m’arrivèrent, je fis halte, et pris ma place parmi les gens qui se pressaient pour entrer. Un vague et obscur pressentiment de la vérité m’avait traversé l’esprit au moment où j’entendais vibrer, à travers la porte ouverte, la voix de Pesca, et lorsque j’avais vu le visage de l’étranger qui, sur l’escalier de l’hôtel, passait en s’inclinant devant moi. Maintenant, la vérité elle-même m’était révélée ; — révélée par ces paroles que le hasard avait fait arrivera mes oreilles. Ainsi donc une autre vengeance que la mienne avait suivi cet homme prédestiné depuis sa stalle au théâtre jusqu’à la porte de sa maison, et depuis cette porte jusqu’au refuge qu’il était venu chercher à Paris. Une autre vengeance que la mienne lui avait demandé compte de ses méfaits, et lui en avait infligé le mortel châtiment. Le moment même où je l’avais désigné à Pesca, dans le parterre du théâtre, de manière à être entendu par cet étranger qui, placé à côté de nous, l’examinait comme nous, — ce moment avait scellé sa condamnation. Je me rappelai le combat qui se livrait dans mon cœur, alors que nous étions face à face, — la peine que j’avais eue à souffrir qu’il m’échappât, — et ce souvenir me fit frissonner.

Lentement, pouce par pouce, j’avançais, porté par la foule, me rapprochant peu à peu de cette cloison de verre qui, à la Morgue, sépare les vivants et les morts ; — et je finis, arrivé derrière le premier rang des spectateurs, par avoir sous les yeux l’affreux tableau dont ils se repaissaient.

Il était là, désavoué par tous, inconnu de tous ; exposé à la curiosité frivole d’une populace française ! Ici était venue aboutir cette longue existence de talents dégradés et d’insouciance criminelle ! Dans ce repos sublime dont la mort l’enveloppait, son visage sculptural, aux larges contours, se montrait à nous empreint d’une telle majesté, que les Parisiennes qui caquetaient autour de moi s’écriaient en chœur, de leurs voix aiguës, en levant les mains d’admiration : — « Ah ! le bel homme ! Mon Dieu, le bel homme !… » Une seule blessure l’avait tué ; c’était un coup de couteau ou de poignard dont l’étroite plaie se voyait à peine au-dessus du cœur. Le cadavre ne portait aucune autre trace de violence, si ce n’est pourtant au bras gauche ; et là, justement à l’endroit où j’avais vu marqué le bras de Pesca, deux fortes entailles, dessinant assez nettement la lettre T, avaient absolument effacé le symbole de la société secrète. Les vêtements du mort, accrochés au-dessus de lui montraient qu’il avait eu conscience de son danger ; — ils étaient choisis de manière à le déguiser en ouvrier parisien. Pendant quelques secondes encore, mais non plus longtemps, je me contraignis à contempler ce spectacle, à travers la cloison transparente. Mais je n’en dirai pas davantage ; car c’est là tout ce que je vis.

Le peu de renseignements relatifs à cette mort, que j’ai pu me procurer dans la suite, (quelques-uns de Pesca, quelques autres puisés à différentes sources) doivent être résumés ici pour en finir avec ce triste sujet.

Le corps de Fosco avait été retiré de la Seine, encore enveloppé du déguisement dont j’ai parlé ; rien ne fut trouvé sur lui qui révélât ou son nom, ou son rang, ou l’endroit qu’il habitait. La main qui l’avait frappé ne fut jamais connue, et les circonstances dans lesquelles il avait péri sont encore ignorées. Je laisse aux autres le soin de tirer leurs conclusions, comme j’ai tiré les miennes, par rapport à ce mystérieux assassinat. Lorsque j’aurai dit que l’étranger à la cicatrice était un membre de la Fraternité (reçu en Italie après l’expatriation de Pesca) ; quand j’aurai ajouté que les deux entailles dessinant un T sur le bras gauche du cadavre, formaient l’initiale du mot italien : « Traditore », et attestaient ainsi que la Fraternité avait fait justice d’un « traître », j’aurai, pour autant que je le puisse, contribué à jeter quelques lumières sur le trépas mystérieux du comte Fosco.

Le lendemain du jour où il m’avait été donné de le voir, le cadavre fut reconnu, par suite d’une lettre anonyme adressée à la veuve du comte. Il fut enterré par les soins de madame Fosco, dans le cimetière du Père-Lachaise. Jusqu’à présent, des guirlandes funéraires que la comtesse renouvelle de ses mains, décorent fidèlement les grillages de bronze qui entourent le tombeau. Elle vit à Versailles dans l’isolement le plus complet. Il n’y a pas longtemps qu’elle publiait une biographie de son défunt époux. Ce livre n’éclaircit en rien l’histoire de sa mort et ne dit pas même quel vrai nom il avait le droit de porter. Ce n’est qu’un long panégyrique, consacré à chacune de ses vertus privées, de ses talents hors ligne, et à l’énumération des honneurs qui lui avaient été conférés. Les circonstances de sa mort y sont très-brièvement relatées et se résument, à la première page, par cette phrase pompeuse : — « Sa vie a été une longue affirmation du droit aristocratique et des principes sacrés de l’ordre social ; — il a péri, martyr de sa cause ».