La Femme en blanc/III/Walter Hartright (suite)/3

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 318-326).
Troisième époque — Walter Hartright


III


Quatre mois s’écoulèrent. Avril revint ; — le mois du printemps ; le mois où tout change.

Depuis l’entrée de l’hiver, la marche du temps nous avait laissés, paisibles et heureux, dans notre résidence nouvelle. J’avais tiré parti de mes longs loisirs ; j’avais largement accru les sources de mon travail, et placé sur de plus sûres bases les ressources de notre existence. Marian se ranimait, délivrée de ces hésitations et de cette anxiété qui l’avaient si durement et si longtemps éprouvée ; l’énergie naturelle de son caractère commençait à se manifester de nouveau avec à peu près toute la liberté, toute la vigueur du temps jadis.

Plus facile aux changements que ne l’était sa sœur, Laura nous montrait aussi plus clairement les progrès qu’elle devait aux salutaires influences de sa vie nouvelle. L’aspect usé, fatigué, qui avait donné à son visage une vieillesse précoce, s’en effaçait rapidement ; et l’expression qui, dans les temps passés, avait été le plus puissant de ses charmes, fut aussi la première des beautés qu’elle reconquit. Mes observations les plus assidues ne découvraient plus en elle qu’un résultat sérieux du complot qui avait menacé jadis et sa raison et sa vie. Tout souvenir des événements qui s’étaient accomplis depuis le jour où elle avait quitté Blackwater-Park jusqu’à celui où nous nous étions rencontrés dans le cimetière de Limmeridge, semblait être chez elle effacé sans retour. La moindre allusion à cette période de temps la faisait pâlir et trembler encore ; ses paroles devenaient vagues et confuses, sa mémoire errait et s’égarait aussi désespérément que jamais. En ceci, et en ceci seulement, l’empreinte du passé restait profonde, trop profonde pour être effacée.

Pour tout le reste, son établissement se complétait si bien que, dans ses jours les meilleurs et les plus sereins, elle avait l’air et le langage de la Laura d’autrefois. Ce changement heureux amenait, pour nous deux, le résultat qu’il devait naturellement avoir. De son côté comme du mien, s’éveillaient maintenant les impérissables souvenirs de la vie que nous avions menée autrefois dans le Cumberland ; c’étaient en même temps les souvenirs de notre mutuel amour.

Graduellement, et par des nuances insensibles, nos relations vis-à-vis l’un de l’autre trahirent une certaine gêne. Les paroles de tendresse que je lui adressais si naturellement, au temps de ses souffrances et de ses peines, ne franchissaient plus mes lèvres sans un certain effort. Dans le temps où ma crainte de la perdre obsédait le plus mes pensées, je ne manquais jamais de l’embrasser, le soir, en nous quittant, et quand nous nous retrouvions le matin. Ces baisers fraternels, nous y avions maintenant renoncé ; une convention tacite semblait les avoir bannis à jamais de notre existence. De nouveau, venant à s’étreindre, nos mains frémissaient. Quand Marian n’était pas là, jamais il ne nous arrivait de nous regarder longuement, et si nous restions seuls, la conversation languissait presque toujours. Au moindre contact accidentel je sentais mon cœur battre plus vite, comme il battait jadis à Limmeridge, et ses joues lui répondaient d’une manière charmante, comme si nous étions encore dans les montagnes du Cumberland, heureux maître et docile élève. Elle avait de longs intervalles pensifs, et si Marian la questionnait à ce sujet, elle niait les rêves où nous l’avions vue s’absorber. Je me surpris, un jour, négligeant mon travail pour contempler, tout songeur, le petit portrait à l’aquarelle que j’avais fait d’elle, dans le kiosque où nous nous étions rencontrés pour la première fois ; — c’était justement ainsi que je négligeais jadis les dessins de M. Fairlie, pour contempler cette même image, alors tout récemment sortie de mes pinceaux. Si changées que fussent toutes les circonstances, on eût dit que notre amour ressuscité faisait revivre avec lui notre position réciproque, telle qu’elle était aux jours dorés de notre première rencontre. C’était comme si le temps nous avait ramenés, sur quelque épave de nos espérances naufragées, à la rive enchantée dont le souvenir ne s’était jamais perdu !

À toute autre femme j’aurais adressé des paroles décisives, que j’hésitais encore à prononcer devant elle. Sa position tout à fait sans ressources, la dépendance dans laquelle la plaçait l’abandon de ses amis et qui lui rendait tout à fait indispensable la protection dont je l’entourais avec tant de bonheur ; ma crainte de heurter trop tôt quelques secrètes susceptibilités que mes instincts d’homme n’auraient pas été assez subtils pour découvrir en elle ; ces considérations et d’autres semblables me faisaient me méfier de moi-même, et je me taisais. Pourtant, je savais qu’il faudrait, un jour ou l’autre, mettre un terme à cette gêne mutuelle ; que nos relations, vis-à-vis l’un de l’autre, devraient être modifiées pour l’avenir et d’une manière stable ; enfin que c’était à moi de reconnaître le premier la nécessité d’un tel changement.

Plus je pensais à notre position, plus il me semblait difficile de rien tenter qui pût l’altérer, aussi longtemps que resteraient les mêmes les conditions domestiques dans lesquelles nous avions passé l’hiver. Je ne saurais rendre compte du caprice dans lequel ce sentiment prenait sa source, mais je n’en étais pas moins possédé de l’idée que quelque changement de lieux et de circonstances, quelque accident qui romprait la tranquille monotonie de nos façons de vivre, et viendrait changer le point de vue familier sous lequel nous étions habitués à nous envisager l’un l’autre, pourraient frayer passage à mes paroles, et rendraient plus facile, moins embarrassant pour Laura et pour Marian, d’y prêter l’oreille.

Avec cet objet en vue, je leur déclarai un matin que nous avions tous gagné, me semblait-il, un congé de quelques jours, et que nous avions droit à une petite excursion. Après quelques réflexions, il fut décidé que nous irions passer une quinzaine de jours sur les bords de la mer.

Le jour suivant, nous quittâmes Fulham pour nous rendre dans un paisible petit port de la côte sud. À cette saison de l’année, trop précoce pour les baigneurs ordinaires, nous nous y trouvâmes absolument seuls en fait d’étrangers. Les courses parmi les rochers du rivage et les promenades à l’intérieur des terres étaient, dans cet isolement, ce qui pouvait le mieux nous convenir. La douceur de l’air, les changeantes clartés qu’avril jetait sur les collines boisées et les dunes sablonneuses, la mer sans repos qui envoyait ses vagues bondir jusque sous nos fenêtres, tout nous rappelait l’éclat et la fraîcheur de la saison nouvelle.

Je devais bien à Marian de la consulter avant de parler à Laura, et d’agir ensuite selon ses conseils.

Le troisième jour après notre arrivée, je trouvai pour l’entretenir seule une occasion favorable. Au premier regard que nous jetâmes l’un sur l’autre, sa vive perspicacité découvrit dans mon esprit la pensée que j’allais énoncer. Avec son énergie, sa décision habituelles, elle parla aussitôt, sans me laisser l’embarras de l’initiative.

— Vous pensez, dit-elle, à ce sujet dont il fut question entre nous, le soir de votre retour du Hampshire. Je m’attendais, déjà depuis quelques jours, que vous y feriez allusion. Il faut, Walter, que quelque chose change dans notre petit intérieur ; nous ne pouvons pas continuer à vivre ainsi. Je le vois aussi clairement que vous, — aussi clairement que Laura le voit elle-même, quoiqu’elle n’en dise rien. À quel point le temps passé, le temps du Cumberland, semble nous être rendu ! Nous voici, vous et moi, réunis encore ; et, comme jadis, c’est à Laura que nous songeons tous les deux. Il me serait aisé de me figurer que cette chambre est le kiosque de Limmeridge, et que ces vagues, là-bas, brisent sur nos côtes natales.

— Dans ce temps-là, répondis-je, c’étaient vos conseils qui me guidaient, et maintenant, avec une confiance dix fois plus grande, j’y soumettrai encore ma conduite…

Elle ne répondit qu’en me pressant la main. Je la vis profondément touchée de l’allusion que je faisais au passé. Nous étions assis près de la fenêtre, et tandis que je parlais, tandis qu’elle écoutait, nous voyions, épandue sur la majesté de la mer, l’éclatante lumière du soleil.

— Quoi qu’il puisse arriver de cet entretien confidentiel, lui dis-je, et soit qu’il doive finir par me rendre heureux ou malheureux, les intérêts de Laura resteront ceux auxquels ma vie se subordonne. Quand nous partirons d’ici, en quelques termes que nous soyons alors, j’emporterai à Londres, aussi certainement que j’irai moi-même, la détermination d’arracher au comte Fosco cet aveu que je n’ai pu obtenir de son complice. Ni vous ni moi ne pouvons dire ce que fera contre moi, cet homme une fois mis au pied du mur ; nous savons seulement, par ses propres paroles et par ses actions, qu’il est capable de chercher à m’atteindre en frappant Laura, sans une minute d’hésitation, sans une minute de remords. Dans notre position actuelle, je n’ai sur elle aucun droit que la société sanctionne, que la loi reconnaisse, pour m’aider à résister, pour m’aider à la protéger contre lui. Ceci me place dans une condition sérieusement inégale à celle de mon antagoniste. Si je dois combattre pour notre cause, vis-à-vis du comte, et puiser une partie de ma force dans le sentiment que Laura est en sûreté, il faut que je combatte pour ma femme. Jusque-là, Marian, sommes-nous d’accord ?

— Parfaitement, me répondit-elle.

— Je ne plaiderai pas la cause de mon propre cœur, continuai-je ; je n’invoquerai pas cet amour qui a survécu à tout ce qui pouvait ou l’ébranler ou l’user ; — je ne me prévaudrai, pour penser d’elle et parler d’elle comme si elle devait être ma femme, que de ce que je viens de dire. Si la chance que je puis avoir d’obliger le comte à une confession publique est bien, comme je le pense, la dernière que nous ayons de constater l’existence de Laura, le motif le moins égoïste que je puisse faire valoir pour notre mariage se trouve reconnu par vous comme par moi. Mais, dans cette conviction, je puis me tromper ; peut-être avons-nous à notre disposition d’autres moyens d’atteindre le même but, qui seraient moins incertains et moins dangereux. J’ai recherché, avec zèle, dans mon esprit, quels ils pouvaient être, sans en découvrir aucun. Et vous, Marian ?

— Non, j’y ai pensé aussi ; j’y ai pensé vainement.

— Selon toute probabilité, continuai-je, en méditant ce sujet délicat, les mêmes questions se sont offertes à votre esprit, qui avaient déjà préoccupé le mien. Vous vous êtes demandé si nous devions revenir avec elle à Limmeridge, maintenant qu’elle a repris son ancien aspect, et nous fier à ce que les gens du village, les enfants de l’école la reconnaîtront à coup sûr. Vous vous êtes demandé si nous en appellerions à cette preuve toute pratique que son écriture pourrait nous fournir. Supposez que nous agissions ainsi. Supposez qu’on l’ait reconnue, et que l’identité de son écriture soit établie. Ce double succès nous donnerait-il autre chose qu’une excellente base pour un procès à instituer en cour de justice ? La reconnaissance par les habitants, la preuve au moyen des écritures démontreraient-elles son identité à M. Fairlie, et la feraient-elles rentrer à Limmeridge-House, en dépit du témoignage de sa tante, en dépit du certificat des médecins, en dépit des funérailles célébrées, et de l’inscription gravée sur sa tombe — deux faits écrasants ? Non certainement ! nous pourrions tout au plus espérer de réussir à jeter un doute sérieux sur l’affirmation de sa mort, — doute qu’ensuite pourrait seule consolider une enquête légale. J’admettrai que nous possédions (et certes nous sommes loin de l’avoir) l’argent nécessaire pour suivre cette enquête à tous ses degrés. J’admettrai qu’à force de bonnes raisons, nous venions à bout des préjugés de M. Fairlie ; que le faux témoignage du comte, celui de sa femme, et tous les autres faux témoignages soient réfutés ou détruits ; qu’on ne puisse plus attribuer à une confusion, entre Laura et Anne Catherick, la reconnaissance obtenue, et que nos ennemis renoncent à présenter, comme une fraude habile, la ressemblance parfaite des deux écritures, — toutes suppositions hautement contraires à la probabilité, mais que je veux néanmoins admettre, — eh bien, demandons-nous ce que sera le résultat des premières questions adressées à Laura elle-même, touchant le complot dont on a voulu la rendre victime. Nous ne savons que trop ce qui en arrivera, — car nous savons qu’elle n’a recouvré aucun souvenir de ce qui s’est passé à Londres, par rapport à elle. Qu’on l’examine en secret ou en public, elle est absolument incapable de venir en aide à la revendication de son propre droit. Si vous ne voyez pas ceci, Marian, tout aussi clairement que je le vois, nous irons dès demain à Limmeridge pour tenter l’épreuve.

— Je le vois, Walter. Quand bien même nous aurions les moyens de défrayer toutes les dépenses d’un procès, quand bien même nous finirions par l’emporter, les délais à subir seraient intolérables, et, après ce que nous avons souffert déjà, l’hésitation dans laquelle il nous faudrait vivre perpétuellement aurait de quoi nous briser le cœur. Vous avez toute raison de penser que le voyage à Limmeridge se ferait en pure perte. Je voudrais me sentir aussi certaine que vous avez également raison, en vous obstinant à tenter avec le comte cette chance suprême. Y a-t-il réellement là une chance quelconque ?

— Oui, sans aucun doute. Il y a la chance de retrouver la date perdue, celle du voyage de Laura vers Londres. Sans reprendre en sous-œuvre les raisons que je vous donnais il y a quelque temps, je suis aussi fermement convaincu que jamais de la discordance qui doit exister entre la date de ce voyage et la date portée sur le certificat de décès. C’est là qu’est le point faible de tout le complot. Il s’écroule de fond en comble, si nous parvenons à l’attaquer dans cette direction ; et les moyens d’attaque, le comte les possède. Si je réussis à les lui arracher, l’objet de votre vie, l’objet de la mienne se trouvent remplis. Si j’échoue, le tort fait à Laura ne recevra jamais en ce monde une réparation complète.

— Et vous-même, Walter, craignez-vous d’échouer ?

— Je n’ose présumer le succès ; et c’est précisément pour cette raison, Marian, que vous m’avez vu m’expliquer aussi ouvertement, aussi simplement que je l’ai fait. Je puis le dire en toute conscience et la main sur le cœur, les espérances que peut faire concevoir l’avenir de Laura sont en ce moment au plus bas. Je sais que sa fortune est anéantie ; je sais que la dernière chance de lui rendre sa position dans le monde est à la discrétion du pire ennemi qu’elle ait, d’un homme jusqu’à présent inattaquable, et qui peut rester inattaquable jusqu’au bout. Maintenant qu’elle a perdu tout ce qu’elle avait d’avantages mondains ; maintenant que tout espoir de lui rendre son rang est plus que douteux ; maintenant que son avenir le plus assuré dépend de ce que son mari pourra faire pour elle, — le pauvre professeur de dessin peut enfin, sans risquer de lui nuire, lui ouvrir son cœur tout entier. Au jour de sa prospérité, Marian, je n’étais pour elle que le maître chargé de guider sa main ; à présent qu’elle est malheureuse, je la réclame, cette main, comme celle de ma femme !…

Les regards de Marian vinrent affectueusement chercher les miens. — Je ne pouvais rien dire de plus. Mon cœur était gonflé, mes lèvres étaient tremblantes. Pour un peu, en dépit de moi-même, j’aurais imploré sa pitié. Je me levai pour quitter la chambre. Elle se leva au même moment, posa doucement sa main sur mon épaule, et me retint auprès d’elle.

— Walter, me dit-elle, je vous ai séparés une fois, pour votre malheur et pour le sien. Attendez ici, mon frère !… Attendez, mon plus cher, mon meilleur ami, que Laura vienne vous dire ce que, maintenant, j’ai fait…

Pour la première fois depuis nos adieux à Limmeridge, elle posa ses lèvres sur mon front. Une larme glissa sur mon visage au moment où elle m’embrassait ainsi. Puis, se tournant vivement, elle me montra le fauteuil d’où je venais de me lever, et me laissa seul dans la chambre.

Je restai à la fenêtre, attendant que la crise de ma vie eût reçu son dénoûment. Mon esprit, dans cet intervalle de temps si rempli d’anxiétés, était comme anéanti. Je n’avais plus conscience de rien que d’une pénible intensité dans les perceptions les plus familières. Le soleil devenait, pour moi, d’un éclat éblouissant. Les blancs oiseaux de mer, qui se donnaient la chasse dans le lointain, me semblaient venir battre mon visage de leurs ailes. Le murmure profond et doux du flot déferlant sur la grève, roulait dans mes oreilles comme un tonnerre.

La porte s’ouvrit ; et Laura Fairlie entra toute seule. C’est ainsi qu’elle était entrée dans la salle à manger de Limmeridge, le matin de notre séparation. D’un pas lent et chancelant, mélancolique, hésitante, elle s’était alors rapprochée de moi. Elle arrivait, maintenant, accourant d’un pas léger au devant du bonheur, et le visage rayonnant de tout l’éclat qu’il peut donner. D’eux-mêmes, ces bras chéris m’étreignirent ; d’elles-mêmes, ces douces lèvres montèrent aux miennes : — Cher aimé ! murmura-t-elle, ce que nos cœurs éprouvent, pouvons-nous à présent nous le dire ?… Et posant sa tête sur ma poitrine avec une joie attendrie : — Oh ! disait-elle en toute innocence de cœur, que je suis donc heureuse, à la fin !…