La Femme et la Société française dans la première moitié du XVIIIe siècle/04

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LA FEMME
ET
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE

LA FEMME DANS LA FAMILLE


I

L’économie de notre sujet nous a amené au lendemain du mariage[1]. La vie conjugale, la famille sont maintenant devant nous avec leur constitution juridique, leur solidarité morale, leur organisation domestique. C’est sous ces trois aspects que nous allons les étudier, mais la famille n’a pas à nous occuper en elle-même et dans son ensemble. C’est la femme qui va nous y introduire, comme elle nous a déjà introduit, comme elle nous introduira encore dans les autres milieux sociaux ; c’est le rôle qu’elle joue dans celui-là comme épouse, comme mère et comme maîtresse de maison que nous essaierons de mettre en relief. Circonscrite ainsi par le point de vue où nous nous plaçons, l’étude historique qu’on va lire l’est nécessairement aussi par le temps où elle se renferme. Pour ceux de nos lecteurs qui ne connaîtraient pas les précédentes ou qui en auraient oublié le cadre chronologique, il ne sera pas superflu de rappeler que la société à laquelle elles sont consacrées, est celle dont les générations se sont succédé depuis la fin de la Ligue jusqu’à la veille de la Fronde (1598-1648).

Les rapports entre époux se nouent et se caractérisent sous l’empire d’intérêts et de sentimens et, si c’est tantôt ceux-ci et tantôt ceux-là qui l’emportent, on peut dire qu’il n’y a pas d’union conjugale qui ne mette en jeu les uns et les autres. Ils se pénètrent et se balancent soit pour réaliser la belle définition de Modestin au Digeste : Nupliæ sunt conjunctio maris et feminæ et consortium omnis vitæ, divini et humant juris communicatio, soit pour composer, suivant l’expression de Nicolas Pasquier, « un mets difficile à cuire et à digérer, » soit plus souvent de façon à justifier la maxime de La Rochefoucauld : « Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux. » Nous avons déjà dit[2] comment les parties et la loi, à leur défaut, réglaient, à la veille de leur union, leurs intérêts matériels ; mais nous avons dû nous borner à des indications sommaires. Le moment est venu de définir avec plus de détail et d’ampleur la situation que les divers régimes matrimoniaux faisaient à la femme, et l’influence qu’ils exerçaient sur les relations conjugales qui relèvent de l’ordre moral.

Etienne Pasquier, dans une lettre au président Brisson, a opposé l’esprit et les dispositions du droit romain et de ce qu’il appelle le droit de la France, c’est-à-dire du droit coutumier, dans l’organisation de la propriété et de la famille. Le premier, d’après lui, s’est préoccupé surtout de la liberté individuelle, le second de la conservation de l’association familiale. On est tout d’abord tenté d’établir la même opposition entre la législation coutumière et celle qui se présente comme une adaptation de la loi romaine à notre pays. C’est par là qu’on expliquerait dans la première les privilèges de masculinité et de primogéniture, la défaveur du testament, la renonciation des filles aux successions paternelle et maternelle, le retrait lignager, la communauté entre époux ; dans la seconde, l’égalité des partages, la liberté et le devoir de tester, l’obligation de la dot, l’absence d’autorité maritale, le régime dotal. A ne tenir compte que des institutions respectives que nous venons d’énumérer, il n’y aurait pas eu moins de contraste entre ces deux législations que Pasquier n’en fait ressortir entre celle des Césars et celle de nos coutumes ; mais, si on examine comment ces institutions étaient appliquées, on constate que leur antinomie, pour réelle qu’elle fût en théorie, était beaucoup moins rigoureuse dans la pratique. La liberté de tester, par exemple, est bien un droit individuel, mais il faut voir si l’usage qu’on en faisait dans les pays soumis à la tradition romaine ne servait pas à fortifier la famille. L’absence d’autorité maritale est bien favorable à l’émancipation de la femme et par suite à l’individualisme, à condition pourtant que celle-ci ne passera pas avec son mari sous la puissance des ascendans de ce dernier. La dotalité constitue bien un régime de séparation de biens et par là un nouveau gage donné à ce même individualisme ; mais elle tend, d’autre part, à la conservation des biens dans la famille et par suite à la stabilité de celle-ci. En d’autres termes, sans nous priver, pour saisir les conceptions et les tendances des deux systèmes juridiques qui ont régi fort inégalement notre pays, de la distinction lumineuse d’Etienne Pasquier, il faut naturellement juger ces deux systèmes moins par leurs principes abstraits que par les applications où les circonstances les ont conduits. C’est l’exposé des régimes matrimoniaux adoptés dans les diverses régions de l’ancienne France qui va faire ressortir leur esprit et leur effet sur la constitution juridique du mariage et de la famille.

La communauté de biens était le régime légal des pays coutumiers et celui qui obtenait, lorsqu’elles faisaient un contrat de mariage, la préférence des parties. Il n’y en a pas qui réponde mieux dans le règlement des intérêts à l’harmonie des affections et des volontés qui fait le caractère moral de l’union conjugale. Y avait-il eu un temps où, sous l’empire des idées chrétiennes, s’était réalisée dans la société de biens comme dans la société de vie qui constituent cette union, la belle conception d’une collaboratio faisant presque oublier l’inégalité des sexes ? Pourrait-on l’admettre sans s’exagérer l’efficacité d’un idéal aussi transcendant, sans méconnaître la force d’intérêts qui n’étaient pas moins âpres, de passions qui n’étaient pas moins vives au moyen âge que la foi religieuse et le respect de la femme étaient répandus ?… Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à cette communauté-là que nous avons affaire. Celle dont Du Moulin et son école ont construit la théorie, celle que les habitudes et la jurisprudence ont fait passer dans la pratique, est une œuvre de défiance et de précaution qui distingue les personnes et les intérêts que la communauté du moyen âge aurait confondus. Le mari et la femme sont bien pour elle deux associés, mais les droits d’associée de celle-ci sont soumis, pour devenir effectifs, à une condition suspensive, à la dissolution de la communauté. Non est proprie socia sed speratur fore, dira Du Moulin. Cette fiction juridique procède de la prépondérance de la puissance maritale qui rompt l’équilibre inhérent aux sociétés ordinaires. Mais plus cette puissance est grande, plus il est nécessaire de protéger contre ses abus celle qui la subit, et la jurisprudence comme la doctrine qui, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, ont conçu et établi ce système, se sont ingéniées à le l’aire. La personne que ses auteurs ont en vue est un être faible et dépendant (fragilitas sexus), mais, si sa faiblesse fait sa dépendance, elle appelle aussi toute la sollicitude de la loi, toute la fertilité d’expédiens des juristes.

Ce n’est donc, en principe, qu’au jour de la dissolution que la femme commune pourra faire valoir les droits dont elle est, en cette qualité, virtuellement investie. Ils ne diminuent rien de ceux du mari pendant la communauté. Il en était le chef et, comme tel, il pouvait toujours, sans le concours de sa compagne, disposer à titre gratuit ou onéreux des meubles et des conquêts immeubles qui faisaient partie des biens communs. Administrateur des propres de celle-ci, il en gardait les fruits et n’avait besoin de son assistance que pour les actes d’aliénation. Cependant à son pouvoir absolu sur le patrimoine commun la coutume de Paris, suivie par beaucoup d’autres, avait, dès sa première rédaction (1510), apporté une restriction qui fut confirmée par la seconde (1580). L’aliénation à titre gratuit ne fut dès lors valable que si elle avait lieu sans fraude et au profit de personnes capables. Cela allait lato sensu jusqu’à interdire les donations faites par le mari dans un intérêt personnel, par exemple à ses héritiers présomptifs, ou dans un intérêt dont la morale aurait eu à rougir, notamment à des bâtards.

Ce fut au début du XVe siècle que s’introduisit, pour conjurer la mauvaise administration et la dissipation de la communauté, à côté de la séparation de biens conventionnelle par contrat de mariage qui était rare, la séparation de biens judiciaire. On la trouve dans la première coutume de Paris. Elle ne dispensait pas l’épouse séparée de recourir, pour les actes d’aliénation, à l’autorisation de son conjoint et ne lui conférait que des pouvoirs d’administration. Elle était souvent accordée assez légèrement sans que le danger couru par les biens communs du fait du mari fût bien établi et elle devenait pour celle qui l’obtenait un moyen de soustraire jusqu’à sa dot, affectée pourtant ad onera matrimonii, aux dettes inséparables des charges et des emplois dont elle avait partagé l’honneur.

La séparation de biens sauvegardait tous les droits de la femme commune. Le remploi servait à lui assurer la conservation de ses propres. Il s’exerçait pendant la communauté aussi bien qu’à sa dissolution, soit par application d’une clause du contrat de mariage, soit en vertu d’une clause de l’acte d’aliénation du propre. Le prix de celui-ci, au lieu de tomber dans la communauté, était remployé en un autre immeuble.

Bien qu’il ne soit question de l’hypothèque légale ni dans la première, ni dans la seconde coutume de Paris, elle semble avoir été adoptée dans les pays coutumiers, peut-être sous l’influence du droit écrit, dès le milieu du XVIe siècle. Elle garantissait l’exécution des conventions matrimoniales et l’exercice des recours de la femme et résultait du contrat de mariage ou simplement de sa célébration.

Au moment de la dissolution de la communauté, l’épouse commune trouvait différens moyens pour défendre ses intérêts, soit qu’elle eût à obtenir le remboursement de ses avances soit qu’elle eût à soustraire au passif sa part ou ses propres. Elle pouvait renoncer à cette communauté ou en poursuivre la liquidation de façon à faire ressortir la distinction entre la masse commune, son patrimoine personnel et celui de son conjoint, et en usant, pour rendre le sien indemne et réaliser ses avantages nuptiaux, des ressources que la législation nouvelle, œuvre de Du Moulin et de son école, avait mises à sa disposition : bénéfice d’émolument, récompenses, reprise d’apport franc et quitte, règlement du douaire. Elle entrait naturellement aussi en possession de sa part.

Il y avait eu un temps où l’opinion publique s’était montrée sévère pour la renonciation. Elle y voyait un blâme infligé à la mémoire du mari pour sa mauvaise administration. Patru va jusqu’à dire qu’elle n’était pas moins mal vue que la banqueroute et la cession de biens. C’était le temps où la veuve la rendait publique en déposant sur la fosse sa ceinture, sa bourse et ses clefs. Bien qu’elle fût peu à peu remplacée par une déclaration au greffe, cette cérémonie n’était pas tombée en désuétude. Ce qui avait à peu près disparu, c’était la défaveur attachée à cette répudiation qui était approuvée généralement, au contraire, comme l’acte d’une mère prévoyante. La faculté de la faire était de droit, mais elle était aussi stipulée par le contrat de mariage. Celui de Jean Hurault de L’Hospital sieur de Goumerville et de Louise d’Allonville passé le 30 novembre 1600 l’avait, pour n’en citer qu’un exemple, réservée à celle-ci en même temps que son préciput sur ses habits, bagues, joyaux, coche et chevaux. La première coutume de Paris ne l’accordait qu’à la veuve noble, mais la seconde l’étendit à toutes les veuves, innovation qu’il faut encore attribuer à l’influence des juristes, notamment de Du Moulin et de Jean-Jacques de Mesme. La veuve en était déchue par le recel ou le défaut d’inventaire de la succession. Les contrats de mariage stipulaient souvent pour la femme renonçante le droit de reprendre ses apports francs et quittes ainsi que les biens qui lui étaient échus à titre gratuit.

De la renonciation on peut rapprocher le bénéfice d’émolument. C’était une acceptation limitée au profit que la veuve pouvait tirer de la communauté. Il avait surtout sa raison d’être dans ceux des pays coutumiers qui n’admettaient pas la renonciation et il était subordonné aussi à un inventaire.

La dissolution de la communauté donnait lieu aux récompenses légales, c’est-à-dire au règlement des indemnités dues par elle à la veuve ou réciproquement, selon que les propres de celle-ci avaient profité à la communauté ou cette dernière aux propres.

Les contrats de mariage assuraient à l’époux survivant, sous le nom de préciput, le droit de prélever, hors part en nature en argent jusqu’à concurrence d’un certaine somme, une partie des biens meubles consistant habituellement au minimum en objets à son usage personnel, armes et chevaux pour le mari, garde-robe et bijoux pour la femme.

Aux récompenses légales s’ajoutaient pour l’épouse survivante les avantages nuptiaux qui se réalisaient en même temps que les premières lui étaient acquises. Le plus important était le douaire. On désignait par-là tantôt la partie des immeubles propres du mari hypothéquée à la jouissance de la veuve, tantôt ce droit de jouissance lui-même. Le douaire devait permettre à la veuve, généralement exclue de l’hérédité paternelle et maternelle, de ne pas trop déchoir de la situation qu’elle avait partagée avec son mari. La quotité en était fixée par la coutume ou par les parties. Le douaire légal était quelquefois du tiers, plus souvent de la moitié des biens du mari. Il était constitué quelquefois non seulement au profit de la veuve mais aussi au profit des enfans. Il était vu favorablement par la loi civile et par l’église qui en consacrait la constitution dans la cérémonie nuptiale par les mots traditionnels : « De mes biens je te doue à la coutume du pays. » Le douaire n’était pas le seul gain de survie de la veuve. Le don mutuel en était un aussi et celui-là, comme le mot l’indique, profitait à l’un et à l’autre des conjoints mais l’effet en était bien restreint parce que, ne portant d’ailleurs que sur l’usufruit, il n’était valable qu’à défaut d’enfans. Toutefois les parens pouvaient, en mariant leurs enfans, leur imposer par contrat de mariage l’obligation de laisser jouir le père ou la mère survivante de l’usufruit des meubles et cou quels immeubles du prédécédé. A défaut d’inventaire en règle, la communauté continuait entre la veuve et les enfans mineurs. Cela donnait naissance à l’une de ces sociétés taisibles qui, issues d’origines diverses, prolongeaient l’indivision dans la propriété et dans la famille.

En résumé quelle situation le droit et l’usage coutumiers, tels qu’ils avaient été fixés par les jurisconsultes réformateurs et la jurisprudence du XVIe siècle, faisaient-ils à la femme commune en biens ? Que devenaient, sous l’influence de la puissance maritale, ses intérêts pécuniaires ? On estimera sans doute comme nous qu’elle n’avait pas trop à se plaindre du régime de communauté. Il faut reconnaître que, si ces intérêts y ont été subordonnés à cette puissance, ils y ont été, après ce principe supérieur, le premier souci. On ne pourrait, sans être dupe d’une subtilité juridique, prétendre qu’ils n’étaient que réservés tant que durait la communauté, qu’ils n’étaient défendus que quand elle était dissoute, c’est-à-dire trop tard si le mari l’avait administrée de telle façon qu’elle n’offrait plus qu’un passif. Outre que dans ce cas la veuve pouvait avoir recours contre les propres du défunt, comment oublier, au cours même de la communauté, la nécessité de la participation de la femme commune pour l’aliénation des propres, celle du remploi des conquêts immobiliers, l’hypothèque générale, la séparation de biens ? Ces garanties, dont l’effet était immédiat, montrent assez que, pour la formule de Du Moulin que nous avons reproduite : Uxor non est proprie socia sed speratur fore, comme pour les autres de même sens, il faut faire la part du relief excessif que l’esprit de système tend toujours à donner à des vérités relatives.

C’est encore, comme le régime de communauté, au point de vue de la capacité de la femme mariée, des garanties et des avantages qu’il lui accordait, que le régime dotal nous intéresse. L’épouse dotale jouissait, au regard des biens, de beaucoup plus de capacité que l’épouse commune. Si elle ne pouvait, ni seule ni avec le concours de son mari, aliéner sa dot, sauf dans des conditions très particulières, si elle ne pouvait pas davantage renoncer à son hypothèque légale, elle avait l’administration et la libre disposition de ses paraphernaux.

Il semblerait d’abord y avoir une bonne raison pour expliquer cette différence. C’est que les pays de droit écrit, à l’exception de quelques-uns tels que le bordelais, l’Auvergne, ne connaissaient pas, en principe, la puissance maritale. Mais, comme elle y était, nous l’avons remarqué dès le début, remplacée par la puissance paternelle, cette raison est beaucoup moins bonne qu’elle n’en a l’air. La femme passait par le mariage sous l’autorité de son beau-père. En Limousin, c’était celui-ci et non le futur qui recevait la dot et qui l’administrait. Dans le Périgord, l’Agenais, le Quercy, pays de droit écrit comme le Limousin, les nouveaux mariés ne faisaient pas ménage à part. Ils venaient partager la vie du père du marié et des membres de la communauté familiale. Le chef de famille les nourrissait, mais s’appropriait, sauf conventions contraires, le produit de leur travail et les fruits de la dot. Le fils avait été, sous le nom d’héritier associé, institué par le contrat de mariage héritier universel, mais seulement en nue propriété, l’usufruit étant réservé au père et, à son décès, à la mère. Le contrat imposait aux futurs cette agrégation, dans une situation dépendante, à la copropriété familiale. L’émancipation venait quelquefois l’abréger, mais elle était trop profitable au père et à la mère pour qu’ils ne fussent pas jaloux de conserver jusqu’à la mort ou à une extrême vieillesse la situation de chef et de principal bénéficiaire de l’exploitation collective. Antoine Martin était marié depuis assez longtemps pour avoir eu six enfans au moins quand son père, Boniface Martin, qui était ce qu’on appelait en Provence un paysan ménager, se décida à lui transmettre la direction du domaine. Au moment où il se résigna à la retraite, il était riche et il avoue que c’est à la dot fort honnête et à la collaboration de sa bru qu’il doit d’avoir développé ses affaires et d’être parvenu à l’aisance. Il arrivait aussi en pays coutumier, en Nivernais, par exemple, que le gendre et la bru vinssent vivre avec leurs parens et beaux-parens et formassent avec eux une communauté taisible, mais ces parconniers étaient copropriétaires en pleine propriété.

Bien que le droit coutumier ait eu recours, aussi bien que le droit écrit, pour empêcher la femme de s’engager, d’intercéder, comme on disait, au profil des tiers et surtout de son mari considéré à cet égard comme le plus dangereux des tiers, à la législation des Césars, l’application du sénatus-consulte velléien et de l’authentique Si qua millier doit surtout être considérée comme une garantie de l’inaliénabilité dotale et c’est dans la région de la séparation de biens que cet emprunt au Corpus juris a eu le plus de force et de durée, puisque cette incapacité a résisté et survécu à l’édit d’août 160¬ qui l’avait abolie. Si elle a été une entrave à la sécurité et au développement des affaires, nous devons y voir uniquement ici une précaution contre l’esprit de sacrifice de la femme, une mesure bien en harmonie avec toutes celles qui, dans les deux domaines juridiques de notre pays, étaient inspirées par une grande sollicitude pour une fragilité souvent imputable aux entraînemens du cœur.

Le régime dotal connaissait, comme le régime de communauté, les gains de survie. L’augment de dot y correspondait au douaire. Pour se l’assurer au prédécès du mari, l’intéressée pouvait, du vivant de celui-ci, prendre des mesures conservatoires. Si le mari était fortement endetté, si ses biens étaient décrétés et discutés, si, en conséquence, elle demandait à être colloquée tant pour son augment que pour ses deniers dotaux, elle ne pouvait, à la vérité, obtenir une collocation immédiate pour son augment du vivant de son mari, mais elle avait le droit de faire condamner les créanciers postérieurs à son contrat de mariage à fournir caution pour le rétablissement éventuel de l’augment.

Sous le nom de bagues et joyaux, le droit écrit accordait à la veuve à peu près le même privilège que les coutumes lui attribuaient sous le nom de préciput. Les bagues et joyaux ne consistaient pas seulement dans des meubles en nature, ils comprenaient aussi le dixième ou le vingtième de la dot. Tantôt ils étaient acquis de plein droit, tantôt en vertu du contrat de mariage qui pouvait en faire bénéficier les deux futurs comme, cela se passait, dans la région coutumière, pour le préciput. En Provence notamment ce privilège de préemption était stipulé par le contrat et sur le pied de la réciprocité. D’après une jurisprudence constante du parlement d’Aix, lorsque les bagues et joyaux avaient été estimés dans le contrat, la veuve pouvait les prendre à la fois en nature et en valeur, l’estimation valant vente et faisant du mari un acheteur redevable de la partie de dot que représentait cette estimation. Dans la région de l’Auvergne qui suivait la loi romaine, l’épouse survivante reprenait en nature, dans l’état où ils se trouvaient et à charge de faire les frais de funérailles, les lits, la garde-robe, le linge et les joyaux. C’était, sous le nom de gaigne coutumière, une variante du préciput et des bagues et joyaux.

Loin des bassins du Rhône et de la Caroline où survit et règne à des degrés divers la tradition romaine, on rencontre une coutume qui est allée plus loin que toute autre dans le sens-de la puissance maritale et de l’incapacité féminine. C’est la coutume de Normandie. En Normandie, — c’est Du Moulin qui nous le dit, — la femme est traitée en servante et livrée aux pièges d’un mari cupide et retors. Mulieres ut ancillæ mullum viris sttis subditæ qui sunt avari et fraudatores. C’est l’esprit de la coutume, parce que c’est l’esprit de la race, d’une race guerrière, conquérante et féodale. Cela reste vrai, malgré les tempéramens apportés par le temps à la rudesse avec laquelle le sexe faible y est traité. La coutume normande lui appliquait rigoureusement la législation velléienne. Elle lui refusait une part quelconque dans les conquêts immeubles et excluait la communauté même comme régime conventionnel-Elle se relâchera pourtant de cette rigueur. Dès le XIIIe siècle, elle y déroge en accordant à la femme la moitié des bourgages, c’est-à-dire des immeubles urbains, puis, au moment où il se modifie et se fixe dans la rédaction de 1583, le droit matrimonial normand arrive à étendre sa part jusqu’au tiers en usufruit, sans distinction entre immeubles ruraux et urbains. Quant aux meubles, ce n’est pas comme femme commune qu’elle en prendra une part, mais comme héritière à la mort du mari, et ce qui lui en reviendra sera le tiers ou la moitié, suivant qu’il y a ou qu’il n’y a pas d’enfans. Elle recevait en outre un douaire. Quoique la dot fût inaliénable, son intervention dans l’aliénation faite par le mari rendait cette aliénation valide en ce sens qu’elle ni ; pouvait revendiquer l’immeuble aliéné en nature mais seulement sa valeur, son remploi ou une indemnité. Quant aux libéralités entre époux, le don mutuel lui-même était interdit.

Les régimes légaux pouvaient, dans une certaine mesure, être modifiés par les conventions des parties. Telles de ces modifications devenaient habituelles dans certains pays. Dans le ressort du parlement de Bordeaux, c’est-à-dire dans un pays de (totalité, les conjoints ajoutaient souvent à leur contrat une clause de société d’acquêts. Le droit matrimonial coutumier admettait même des clauses stipulant la séparation de biens, excluant la communauté, mais il ne permettait pas de toucher à certains principes : par exemple, il n’aurait pas laissé porter atteinte par l’introduction de l’inaliénabilité dotale à la conception qu’il se faisait des rapports entre époux ni, d’une façon quelconque, à l’autorité maritale.

Nous avons représenté la femme dotale comme jouissant de plus de capacité que la femme commune. Comment concilier cette façon de voir avec la situation dépendante qu’elle partageait avec son mari dans la maison de ses beaux-parens ? Pour réduire cette contradiction apparente à sa juste valeur, il faut observer d’abord que l’épouse dotale ne devenait pas toujours la commensale de sa nouvelle famille et ensuite qu’alors même qu’elle entrait sous le toit de celle-ci, il pouvait intervenir entre les ascendans et le nouveau ménage des conventions de nature à sauvegarder les intérêts de celui-ci. Quelquefois c’était chez les parens de la femme que les nouveaux mariés venaient vivre. En 1624, dans le Berry, un valet de ferme, François Tixier, au lendemain de son mariage avec Jeanne Collin, s’engageait à habiter avec son beau-père et à rester six ans à son service pour pouvoir gagner son affiliation à la communauté qui n’avait pas à attendre de lui d’autre profit que son travail. Il payait à son beau-père, le jour de la bénédiction nuptiale, 30 livres. Il gagnera en moyenne 25 livres par an, 150 livres pendant les six années et sera habillé et chaussé. À ces conditions il obtenait de son beau-père Et. Collin son affiliation immédiate et sa désignation comme héritier au même rang qu’un des enfans.

En terminant cet examen succinct de nos régimes matrimoniaux, où nous nous sommes surtout proposé de discerner la sécurité et la capacité qu’ils procuraient à la femme mariée, nous ne pouvons nous empêcher de signaler, au sein des pays basques, qui se distinguent déjà par l’adoption de la communauté de conquêts, un îlot qui nous présente un type de demi-matriarcat. Nous voulons parler de la vallée de Barèges. Ici, la primogéniture effaçait la distinction des sexes. La fille aînée était héritière et, quand elle se mariait, elle gardait le nom de sa famille, elle le transmettait à ses enfans, elle devenait le chef de celle qu’elle fondait, elle administrait le patrimoine et en disposait.

Nous n’avons pu nous occuper des intérêts matériels de la femme mariée, tels qu’ils étaient réglés par la législation et les conventions matrimoniales, sans toucher par cela même, sinon expressément du moins en fait, à sa situation morale. Comment, en effet, la capacité que cette législation et ces conventions lui accordent ou lui refusent pour l’aliénation et l’administration des biens, les moyens qu’elles mettent à sa disposition pour défendre ces intérêts, n’auraient-ils pas influé sur son indépendance, sur son autorité, sur sa dignité ? Elle obtiendra d’autant plus d’égards pour sa personne qu’elle sera plus protégée dans ses biens. Nous avons dit le compte qu’il faut tenir des limites que le régime de communauté avait mises, à cet égard, à l’exercice de l’autorité conjugale. Nous avons remarqué que, dans la région qui obéissait à la loi romaine, le droit matrimonial ne semblait ignorer la puissance maritale que pour soumettre l’un et l’autre des époux à celle des ascendans ; mais on verra bientôt par la condition faite à la veuve, dans cette région comme dans la région coutumière, ce qu’il faut penser de celle de la femme mariée. Il apparaîtra alors que, si elle n’avait pas à se plaindre de la loi, elle avait beaucoup à se louer des mœurs.

C’est qu’en effet sa condition, envisagée au point de vue moral, subissait encore l’influence de certaines circonstances, de certaines idées, de certaines habitudes d’une portée générale. Il faut toujours se rappeler, quand on écrit un chapitre de l’histoire morale, le poids dont la vie publique a pesé sur les destinées privées. : Que d’intelligences et d’aptitudes perdues ou mises à profit, que d’existences dévoyées ou utilement dirigées selon qu’elles sont laissées à elles-mêmes ou qu’elles s’encadrent et se disciplinent dans des institutions autonomes et traditionnelles !… De tous les effets de près de trente ans de guerre civile et d’anarchie dont notre pays avait souffert, nous n’avons à signaler ici que le tort qu’ils avaient causé à la moralité qui règle les rapports des sexes. Nous nous contenterons de rappeler ce que nous avons dit ailleurs[3] de la multiplicité des rapts, des trop faciles annulations de mariages se répétant longtemps après que ces guerres avaient cessé. Jeune fille ou épouse, c’était la femme qui avait pâti de cette licence, de cette instabilité. Ce qui rend plus frappant encore ces défaillances morales, c’est la pureté de mœurs qui avait régné en France dans la période antérieure à nos luttes intestines ou, pour préciser davantage, dans la première moitié du XVIe siècle, et dont le père de Montaigne se donne à la fois pour témoin et pour exemple.

Ces temps troublés avaient eu un autre effet qui avait été, au contraire, de relever la considération de la femme autant que le libertinage avait pu lui nuire. Dans la vie de hasards, de surprises, de dangers qu’ils avaient faite à tout le monde et particulièrement aux habitans du plat pays, les paysans, les châtelains avaient trouvé maintes fois dans leurs compagnes d’utiles auxiliaires pour la défense du château, de la maison forte, du village auxquels surtout s’attaquaient les partis adverses, quelquefois celles-ci avaient dû et avaient su les défendre elles-mêmes. Plus d’une avait révélé une énergie et une habileté dont ceux qui les connaissaient les auraient crues, dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables. Beaucoup avaient fait en petit ce qu’avait fait en grand une Chrétienne d’Aguerre, comtesse de Sault, levant des gens d’armes, écoutée dans les conseils, disputant la Provence au duc de Savoie. Mme de la Guette avait eu à veiller plus d’une fois sur la sûreté de son château de Sussy en Brie et, martiale comme elle était, ayant acquis, dès l’âge de douze ans, l’habitude de l’escrime et des armes à feu, cela n’était pas pour l’embarrasser. La baronne de Bonneval n’était pas moins guerrière que son mari, mais c’était aux dépens de leurs voisins et particulièrement des habitans d’Uzerche que l’un et l’autre exerçaient leur besoin de se rendre redoutables. La comtesse de Saint-Balmont jouissait, au milieu du XVIIe siècle, d’une véritable réputation d’amazone et, si la nature, si son caractère l’avaient préparée à la mériter, c’étaient les circonstances qui la lui avaient value. Les contemporains nous la présentent comme une femme exempte de la coquetterie la plus légitime, d’une honnêteté inattaquable, d’une charité active, pieuse sans excès, d’une gaieté communicative, d’une verve naturelle, faisant des vers et même des tragédies sans prétention et surtout pour s’occuper, une femme virile, si l’on veut, mais sans avoir rien d’une virago, et elle serait restée une châtelaine plus passionnée qu’une autre pour le dressage des chevaux et pour la chasse si la nécessité de défendre ses terres contre les Français et leurs alliés, les Weimariens qui dévastaient la Lorraine, — elle était du Barrois, — si l’absence de soin mari qui servait sous les enseignes de son maître, le duc de Lorraine, ne l’avaient forcée à monter à cheval, à organiser la protection de ses propriétés et bientôt, par le goût qu’elle y prenait, par la confiance qu’elle inspirait, celle des biens de ses voisins. On pourrait multiplier de pareils exemples. Il en résulterait que, sous l’empire de circonstances qui faisaient sans cesse appel au sang-froid et au courage, le sexe faible s’était élevé au-dessus de lui-même. Comment cette communauté de dangers et d’intrépidité n’aurait-elle pas grandi son autorité dans la famille et dans le ménage ?

Il y a encore une chose qu’il ne faut pas oublier. C’est la liberté dont jouissait, par opposition à la surveillance jalouse dont la femme italienne et espagnole était l’objet, celle de notre pays, celle qui était mariée plus encore que la jeune fille. De cette façon de comprendre l’autorité maritale que nous avons déjà remarquée, que nous serons amené à remarquer encore, parce que c’est une vérité qui domine et éclaire bien des parties de notre sujet, nous ne donnerons ici d’autre preuve que le témoignage du père de Montaigne que nous venons d’invoquer sur un autre sujet. Aux traits de chasteté qu’il racontait à l’honneur de son temps, Pierre Eyquem mêlait le souvenir d’étranges privautés qu’on se permettait, qu’il s’était permises lui-même et qui ne faisaient aucun tort à la réputation de celles qui s’y prêtaient. À peine, ajoute-t-il, y avait-il dans toute une province une femme de qualité qui donnât à parler.

Protection légale des intérêts féminins dans le régime matrimonial des biens, relâchement des mœurs et ébranlement de la solidité de l’union conjugale à la suite des guerres civiles et assez longtemps après, prestige inattendu acquis par le sexe faible à se montrer en face du danger l’égal du sexe fort, liberté d’aller et de venir, d’avoir commerce avec le monde, voilà qui semble fait pour nous donner l’idée d’une personne, qui peut être certainement victime du libertinage ou de la cupidité d’un mari, mais qui trouve pourtant aussi dans la loi et plus encore dans des mœurs qui inclinent de plus en plus vers la sociabilité, de quoi se défendre et se faire écouter quand il s’agit des intérêts communs du ménage. Il faut aussi, en revanche, tenir compte des préventions que la théologie, le droit canon, le droit civil, la littérature populaire entretenaient dans les esprits contre la capacité et même la moralité féminines et qui, pour être moins raisonnées encore, qu’instinctives et traditionnelles, n’en étaient pas moins fortes.

En dehors de son intervention dans le régime des biens, l’autorité maritale consiste dans la prépondérance du mari au point de vue de la direction de la vie commune. La première marque de cette autorité, c’est l’obligation pour la femme de suivre le mari, d’habiter sous le même toit. C’en est aussi la première condition. Il faut qu’elle vive avec lui pour le servir, suivant la forte expression qu’on trouve dans une sentence du bailliage de Bourges, il faut qu’elle soit in manu mariti, et l’on va voir que cette expression n’est pas une simple métaphore. Nous avons déjà eu l’occasion de remarquer que l’abandon du domicile conjugal n’était pas légitimé même par des sévices. Il appartenait à la justice de décider si ces sévices dépassaient l’exercice légitime de l’autorité du chef du gouvernement domestique ? Celui-ci, en effet, pouvait corriger, enfermer sa compagne. Elle était, à cet égard, assimilée à l’enfant mineur. L’abus ne commençait qu’avec la blessure, le mehaing, comme avait dit autrefois à ce sujet Beaumanoir. Exceptionnellement, en Bourgogne, le droit de correction, même ainsi limité, était refusé au mari, et l’un d’eux, pour n’avoir pas respecté ce privilège, pour avoir fait ce qu’on faisait partout ailleurs, se vit condamner par le parlement de Dijon, le 6 mars 1597, à deux écus d’amende. Ainsi, devant la justice et ajoutons devant l’opinion, les coups ne portaient pas atteinte à la dignité de l’épouse. Il en était tout autrement, on le comprend, quand c’était le mari qui les recevait. Cela arrivait, même dans les cirasses élevées. Mme Le Ragois de Bretonvilliers battait quelquefois le sien. Celui de la marquise de Vervins l’était si souvent et si outrageusement que Louis XIII l’engagea à la faire enfermer. Le bon sens populaire avait compris que le plus coupable ici, c’était la victime qui laissait avilir en sa personne la hiérarchie domestique et il l’en punissait par le ridicule en lui faisant chevaucher un âne tête à queue, livré aux quolibets de la foule. La justice consacra longtemps cette expiation facétieuse d’une faiblesse préjudiciable à l’honneur collectif et elle ne cessa de l’admettre qu’en 1615 sans que l’usage de « faire courir l’âne » disparût radicalement pour cela.

Si les sévices subis par la femme ne donnaient pas lieu de plein droit à la séparation de corps, si les tribunaux exerçaient en pareil cas un pouvoir conciliateur et discrétionnaire, ils n’en étaient pas-moins considérés comme une des deux causes principales de séparation judiciaire, la dilapidation du patrimoine par le mari étant la seconde. C’est ce dernier motif qu’invoqua Marie Brisson devant le parlement de Paris quand la Cour lui demanda pourquoi elle avait quitté le lieutenant civil Miron. Celui-ci avait, à l’entendre, largement entamé par ses prodigalités la dot et les propres apportés par elle. Quand on lui fait observer qu’elle a aidé à ces dépenses et qu’elle en a profité, que le lieutenant civil lui a constitué un train de maison honorable et lui a entretenu six chevaux et six serviteurs, elle affirme qu’au contraire elle n’avait à son service qu’une demoiselle et qu’un laquais et qu’au lieu de 200 écus par mois qu’on lui avait promis pour son entretien, elle n’en recevait que 150. Si, dans cette circonstance, comme dans beaucoup d’autres analogues, le parlement, au lieu d’homologuer, ainsi que le demandait Marie Brisson, l’acte de séparation amiable qu’elle avait passé avec son mari, procéda à une tentative de conciliation, il n’en faut pas moins tenir compte des séparations de fait qui n’avaient pas été prononcées par la justice. Celle-ci ne voulait pas et ne pouvait pas se borner à enregistrer des séparations volontaires, elle se croyait avec raison tenue de provoquer un retour à la bonne harmonie, de demander aux parties l’effort et la résignation dont les unions heureuses ont elles-mêmes besoin, elle devait aussi se préoccuper des intérêts des tiers qui pouvaient se trouver compromis par la séparation de biens, conséquence inévitable de la séparation de corps. Mais les passions n’acceptaient qu’avec peine la nouvelle épreuve qu’on voulait leur imposer. Beaucoup de ménages désunis refusaient de s’y soumettre et reprenaient tout de suite leur liberté. Les tribunaux ne pouvaient guère faire autrement alors que de céder à une incompatibilité établie par cette résistance ou, si les intéressés avaient essayé de vivre de nouveau ensemble, par une nouvelle désertion du foyer commun. C’est ce qui parait bien s’être produit dans le cas de Samuel Robert. Lieutenant particulier dans l’élection de Saintes, Samuel Robert avait été marié en 1639 par le ministre Baduel à Madeleine Mertat. La bonne intelligence des époux fut troublée six ans après et, comme nous n’avons, pour nous renseigner sur l’origine de ce désaccord, que les articulations du mari qui les a consignées dans son journal, force nous est bien de nous en rapporter en grande partie à lui, d’en attribuer la responsabilité à Madeleine que son conjoint nous présente comme une autre Xantippe. En tout cas, celui-ci n’aurait pas eu la patience de Socrate, car il reconnaît que, poussé à bout par les torts graves et l’humeur acariâtre de sa compagne, il se laissa aller à lui donner trois ou quatre soufflets. Madeleine n’était probablement pas habituée à ces vivacités, car son mari ne se les eut pas plutôt permises qu’elle quitta la maison et se retira chez le ministre Rossel dont la servante Sarah lui offrit la moitié de son lit. Ramenée par son époux au domicile conjugal, elle le quittait le lendemain à l’insu de tous les gens de la maison et se réfugiait cette fois au couvent des religieuses de Notre-Dame de Saint-Vivien à Saintes. Samuel Robert. s’y rendit et eut avec la fugitive, à travers la grille, une conversation où il ne négligea rien, pour la décider à reprendre la vie commune, lui prenant la main, la sommant de son devoir, lui promettant l’oubli du passé. Madeleine s’y refusa obstinément et se déclara résolue à changer de religion et à mourir dans le cloître qui l’avait accueillie. Vainement Samuel Robert combat cette résolution en disant qu’elle est contraire aux lois divine et humaine, qu’elle n’a pas été prise librement, qu’elle est le résultat d’une captation. Il obtient pourtant enfin que la contumace promette, une fois son abjuration faite entre les mains de l’évêque de Saintes, de retourner au foyer conjugal. Il ne peut plus se dissimuler qu’il y a là autre chose qu’un mauvais caractère, que l’inégalité d’humeur est venue surtout de la contrariété entre sa religion à lui, celle que Madeleine professait encore elle-même extérieurement et celle à laquelle elle est attachée par sa foi intime. Catholique ou protestante, il ne veut pas perdre une ménagère, une femme ; il offre d’ouvrir sa maison aux docteurs de l’Eglise romaine pour achever l’instruction de la néophyte, de la confier, pour recevoir cette instruction, à son cousin germain et parrain, M. le Président, qui est un homme à ménager et qui semble bien avoir encouragé, sinon éveillé les premières inclinations de Madeleine vers le catholicisme, qui, avec des voisins du ménage désuni, a favorisé sa retraite au couvent. A peu de jours de là, le 13 novembre 1649), l’évêque de Saintes y recevait l’abjuration de Madeleine. Y prendra-t-elle le voile ? Cela ne nous étonnerait pas, mais à ce moment nous la perdons de vue. Tout ce que nous pouvons affirmer, — et c’est là que nous voulions en venir, — c’est que la justice, qui jusqu’ici ne s’est mêlée de rien, est amenée à accepter une séparation amiable par suite de laquelle l’héroïne de ce débat domestique se verra assigner le couvent de Notre-Dame de Saint-Vivien ou tout autre pour y résider pendant la vie de son mari.

L’importance de la cohabitation, considérée comme première conséquence et comme première condition de la puissance maritale, est si grande qu’on nous permettra de donner de nouveaux exemples de la façon dont l’obligation en était appliquée ou éludée. La femme qui quittait le domicile conjugal était forcée par la justice à le réintégrer. C’était là le principe. Encore fallait-il que la justice fût saisie. Quand le tribunal du bailliage de Bourges condamna Aimée Mahas, absente depuis un mois de son intérieur, à y reprendre sa place et à y remplir ses devoirs, ce fut sur la requête de son mari, Pierre Hurtault. Il n’est guère douteux pourtant que, si la séparation de fait donnait lieu à un scandale, la juridiction civile intervint d’office. Aux yeux de la juridiction spirituelle, le scandale résultait du fait même de la séparation non autorisée et elle avait à cœur de le faire cesser. En 1642, un mercier de Saint-Remy en Picardie nommé Tasse se vit refuser par le curé la communion pascale parce que, séparé de sa femme, il n’avait pas voulu, à l’occasion de Pâques, se réconcilier avec elle. Le doyen du chapitre d’Amiens, informé du fait par le curé au moment de sa visite pastorale, fit venir le réfractaire, lui fit sentir la gravité d’une situation qui n’était pas régularisée par l’Eglise et en obtint la promesse de faire son devoir.

Les circonstances qui pouvaient faire cesser la cohabitation étaient naturellement des plus variées. Dans un ménage pauvre les époux qui avaient un intérêt si évident à vivre ensemble, pouvaient cependant exceptionnellement en avoir un plus grand à se quitter. Le plus souvent chacun s’en ira de son côté là où l’attire l’espoir de se créer plus facilement des moyens d’existence, mais il arrivera aussi que la femme croit devoir se faire décharger de l’obligation de rester au foyer conjugal. C’est ainsi que, pour alléger leur commune pauvreté, Eustache Boitte autorise la sienne à aller gagner sa vie où elle voudra, soit comme regrattière dans les foires et marchés, soit comme domestique.

Dans les ménages aisés plus que dans les autres, quand les époux vivent à part, c’est la passion, le caprice qui les a séparés. Si Mlle Garnier acheta de 20 000 écus le consentement de son mari, Mangot, seigneur d’Orgères, à une séparation amiable, c’est qu’elle voulait être plus libre de récompenser les assiduités de Champlatreux, le fils du premier président, du futur garde des Sceaux,. Mathieu Mole. L’inconduite du mari eut sa part dans les dissentimens qui troublèrent l’union des T… mais l’animosité de la mère de Mme de T… contre son gendre, secondée par une suivante, fut surtout ce qui inspira à la femme une aversion tenace contre son mari. Il faut dire que le mariage avait eu pour origine une indélicatesse et une illégalité, car c’était au mépris de la loi et de ses devoirs que le père de M. de T… avait marié son fils à Mlle de L…, dont il était l’oncle et le tuteur et qui était une riche héritière. Par cet abus d’autorité il avait fait de la mère de la jeune fille une ennemie acharnée de lui et de son fils. Des questions d’intérêt avaient empiré des rapports conjugaux qui se ressentaient de ces fâcheux auspices. Le mari, par exemple, avait vendu une charge de lieutenant aux gardes et n’avait pas rendu compte à Mlle de L… de l’emploi de l’argent, bien que cette charge fût sans doute un immeuble de communauté. Mme de T… s’était laissé persuader, par la suivante que sa mère avait placée auprès d’elle, que son mari ne reculerait devant aucun moyen pour devenir veuf. Elle quitta la maison conjugale et se retira dans un couvent de Rennes. Le ménage vivait dans cette ville. Le mari fit alors ce que nous avons vu faire à-Samuel Robert. Ayant découvert que c’était au couvent de Saint-Georges que se cachait la fugitive, il s’y présenta, fut admis à la voir et à lui parler sous le voile et à travers la grille, lui demanda pardon et se soumit à toutes les réparations pour obtenir seulement le droit de jouir de sa présence. Mais celle-ci ne se laissa pas fléchir. Elle poursuivit l’annulation du mariage en arguant de l’abus de pouvoir commis par son beau-père et aussi, en dépit d’une ancienne dispense, de la consanguinité au degré de cousin germain. L’affaire fut évoquée à Paris pour suspicion légitime. Le père de Mme de T… avait été, en effet, conseiller au Parlement de Rennes et surtout la population avait pris vivement parti, généralement, contre la demanderesse qu’on trouvait trop vindicative. Elle perdit sur la question de dissolution mais obtint la séparation. Elle fut placée comme pensionnaire chez les religieuses de la Propagation de la Foi où son mari fut autorisé à lui faire visite.

Ce fut encore une suivante qui mit la division dans le ménage du vicomte et de la vicomtesse de Lisle. Celle-ci s’en était engouée et lui faisait faire beaucoup de choses dans la maison. Le mari, au contraire, ne pouvait la souffrir et voulait la renvoyer. La vicomtesse vint vivre avec elle à Paris. Ici encore, comme dans le cas de M. et de Mme de T…, il s’agit d’une riche héritière, — Mme de Lisle avait 20 000 livres de rente, — et d’un ménage breton. Or en ce temps-là on comptait les bons ménages en Bretagne. Il n’y en avait que trois à Rennes et, dans la province, il y en avait beaucoup d’assez mauvais pour qu’on pût raconter tout bas comment ils avaient fini par la mort tragique du mari, par le crime de la femme. Dans le conflit conjugal entre le vicomte et la vicomtesse de Lisle, ce fut cette fois encore le mari qui eut le dessous car il fut obligé de venir rejoindre la vicomtesse à Paris. Le ménage de Quatresols de Montanglos, riche auditeur des comptes, offre encore un exemple de séparations accomplies sans l’intervention de la justice. De ce ménage peu uni étaient nés trois enfans, deux garçons et une fille. Les garçons étaient élevés par le père et la fille par la mère.

La séparation prenait aussi le caractère d’une pénalité domestique et alors elle pouvait aller jusqu’à l’internement. C’est ainsi que Louis de Bourbon, marquis de Malauze, relégua Charlotte de Kervénio, sa femme, qui était en même temps sa cousine germaine, dans son château de Miramont. Il donna l’ordre de ne la laisser manquer de rien, mais de ne lui laisser voir personne. Elle y mourut sans avoir recouvré les bonnes grâces de son mari, qu’elle paraît bien avoir trompé, mais qui avait beaucoup plus de choses qu’elle à se faire pardonner. Rigoureusement les bienséances ne permettaient pas aux femmes séparées de vivre ailleurs qu’au couvent, mais il n’en manquait pas qui ne se faisaient pas scrupule de rester dans le monde.

Nous n’aurions pu diminuer le nombre des cas particuliers que nous venons de produire, sans faire moins bien comprendre comment la vie commune était dissoute par des séparations de fait qui n’avaient d’effet légal que lorsqu’elles étaient sanctionnées par les tribunaux et par l’Eglise. Il faut se rappeler, pour réagir contre l’impression laissée par la fragilité des unions dont nous avons raconté l’histoire, que les foyers désorganisés ont toujours fait parler d’eux plus que les bons ménages, que la justice et la chronique ont eu à s’occuper des premiers beaucoup plus que des seconds.

Le trait le plus frappant, au point de vue moral, dans les rapports des époux, c’est peut-être la déférence que le chef du ménage obtient de sa compagne. Quand elle lui écrit, elle se qualifie sa très obéissante femme et servante, sa très humble servante et femme. Dans certaines provinces, dans le Morvan, notamment, elle lui parle à la troisième personne, elle le sert à table et assiste debout à ses repas. Cette déférence n’était pas comprise seulement comme un hommage à la suprématie maritale, mais tout autant comme un moyen, pour celle qui en était redevable, de s’assurer par une influence de tous les instans le pouvoir réel. Nicolas Pasquier a tracé avec agrément pour sa bru, Mlle de la Brangelie, une méthode qui établit la charte naturelle et permanente d’un régime domestique où, comme dans le régime constitutionnel, le roi règne et ne gouverne pas. Consultez toujours votre mari, lui dit-il en substance, de façon à l’amener à faire ce que vous voudrez. Laissez-lui l’honneur de paraître tout faire et jouissez de la réalité de tout faire avec son aveu. N’est-ce pas aussi de cette méthode qui part de la déférence pour arriver à l’influence et au gouvernement que s’inspire ce conseil d’un père à sa fille : « Rendez-vous aux occasions facile et adroite à lui faire croire que ses raisons, quoique vous les sachiez fausses, vous satisfont, et que personne ne vous peut mettre autre pensée dans l’esprit que ce qu’il vous dit. »

De même que la cohabitation était pour la femme mariée la première obligation légale, la fidélité était son premier devoir moral. Si l’opinion et la loi faisaient une grande différence entre son infidélité et celle du mari, c’était à cause du respect dû à celui-ci et de l’honneur familial dont il était le gardien. Si l’on ajoutait que, répugnant à la translation des biens d’une famille dans une autre, elles devaient répugner bien davantage encore à la transfusion illégitime d’un sang étranger, à l’usurpation d’une paternité qui faisait entrer des enfans adultérins, à côté des enfans légitimes et en concours avec eux, dans une famille qui n’était pas la leur, on donnerait une raison de la sévérité qu’elles auraient pu avoir contre l’adultère, on n’en donnerait pas de l’inégalité de leur sévérité. La femme ne pouvait intenter une action en adultère contre son mari. L’adultère n’entraînait pour celui-ci ni la séparation de corps, ni l’incapacité de la demander pour la même faute, il n’avait pour lui d’autre sanction que la perte de la dot et des avantages nuptiaux. Le monde n’était pas moins indulgent et il demandait k la victime d’avoir la même indulgence. Vives la lui présente comme un devoir ; tout ce qu’il lui permet, c’est de faire de la morale au coupable, mais une morale qui, en lui profitant, ne puisse pas l’irriter. Il s’en faut peu que Mlle de Scudéry, qui peut être considérée comme un arbitre des bienséances, taxe de mauvais goût les récriminations les mieux justifiées sur ce chapitre. Toutefois elle fait une distinction qui sied bien à la métaphysique sentimentale où se complaisaient les précieuses ; elle oppose, sur cette question de casuistique de la bonne éducation, les mariages de raison et les mariages d’inclination. La femme, en se mariant, a-t-elle moins écouté son cœur que tenu compte de telles ou telles convenances, elle doit se résigner, avoir l’air d’ignorer et, si l’évidence lui crève les yeux, ne pas en parler à l’infidèle. Mais si elle a aimé celui qu’elle a épousé, alors c’est un cœur qui lui échappe, et il est naturel qu’elle ne puisse prendre son parti de le voir passer k une autre. La duchesse de Montmorency, Marie-Félice des Ursins, commença par souffrir des infidélités de son mari, puis elle s’y résigna et trouva même une consolation singulière à recevoir ses confidences qu’elle voulait sans réticences.

A l’égard de la femme et de son complice, la répression de l’adultère rappelle le passé et annonce l’avenir. L’adultère est encore un crime public, il intéresse encore la société, mais on sent venir le moment où il sera considéré comme n’intéressant presque que le mari. Celui-ci est encore armé d’une juridiction domestique, la loi lui laisse le droit de venger son honneur par des sanctions disciplinaires. Nous avons vu tout à l’heure le marquis de Malauze séquestrer sa femme dans un de ses châteaux. Souscarrière fit enfermer la sienne dans un couvent à la campagne pendant un an et demi au bout duquel il lui rendit la liberté en lui déclarant qu’il ne se considérerait jamais comme son mari. La puissance maritale permettait d’aller beaucoup plus loin. Elle autorisait à tuer l’épouse adultère et son complice quand ils étaient surpris en flagrant délit. C’est bien comme un droit, non comme une tolérance, que J.-P. Camus présente cette justice sommaire. Elle restait impunie, même quand elle ne s’exerçait pas à la chaude, comme dit l’évêque de Belley. Henri IV ayant fait honte au comte de Cheverni de sa patience à supporter les désordres de sa femme, le comte la fit, malgré sa situation intéressante, étouffer dans son lit. Le comte de Gramont poignarda l’amant attitré de la sienne et on le soupçonna de s’être, peu de temps après, débarrassé de celle-ci par le poison. Le comte de Vertus assassine un des galans de la comtesse, Saint-Germain la Troche, qu’il avait attiré dans un guet-apens par une lettre supposée. Il ne faisait, il est vrai, que devancer le sort que lui préparaient les deux complices dont les intentions criminelles lui avaient été révélées par leur correspondance. Un des plus grands seigneurs de Gascogne, dont le chroniqueur bordelais qui rapporte le fait, nous a laissé, intentionnellement sans doute, ignorer le nom, fit tuer sa femme par ses suisses à coups de hallebardes, parce qu’elle l’avait trahi avec un gentilhomme de sa maison, et le public, comme la justice, garda sur l’événement un silence prudent.

Quand le mari outragé demandait à la société de venger son honneur et de se défendre elle-même dans son institution fondamentale, la société mettait à sa disposition des peines infamantes. C’était aussi dans l’infamie que la justice populaire plaçait le châtiment, avec cette différence qu’elle ne se piquait nullement de l’impassibilité de la loi, qu’elle s’assaisonnait, au contraire, d’une gaieté sans frein où le scandale faisait presque oublier l’expiation. Il est bien entendu que nos ancêtres de ce temps-là étaient très malheureux, mais il faut avouer qu’ils ne perdaient pas une occasion de s’amuser, fut-ce dans les circonstances les plus graves, les plus tragiques. La foule que nous avons vue s’inviter aux noces et les faire tomber dans une licence vers laquelle elles penchent déjà par elles-mêmes, qui faisait enfourcher un âne tête à queue par le mari battu et le poursuivait de ses quolibets, était la même qui obligeait les adultères à courir tout nus par la ville. Nous ne signalerons pas toutes les pénalités bouffonnes et cyniques que l’imagination populaire avait inventées contre l’adultère. Elles tendaient d’ailleurs à disparaître et le peuple lui-même arrivait à être choqué du tort que cette façon de venger la morale faisait à la morale elle-même. Ce fut la population d’Avansac qui demanda qu’on laissât tomber en désuétude, comme contraire aux bonnes mœurs, l’article de la coutume qui condamnait les adultères à se montrer tout nus à leurs concitoyens et qui l’obtinrent, en 1623, du parlement de Toulouse malgré l’opposition du seigneur. Les peines infamantes encore en vigueur étaient le carcan, le pilori, la fustigation ; mais les deux premières étaient rares, tandis que la troisième était commune. La fustigation, qui était publique, était suivie du bannissement à temps ou à perpétuité ou de l’internement dans un couvent, spécialement, à partir d’une certaine époque, aux filles repenties. Le bannissement, qui se présente le plus souvent dans nos textes, était destiné à être remplacé par la réclusion et il est probable qu’une étude particulière de la question montrerait dès lors cette seconde pénalité en train de se substituer à la première. Rien ne manifeste mieux que cette substitution l’indulgence qui s’introduisait et se répandait pour la femme coupable. La séquestration, bien que motivée en partie par la crainte du scandale, c’est-à-dire par une préoccupation sociale, semble être une application de la justice domestique et dénote qu’on arrive à considérer l’adultère comme un fait qui n’intéresse plus que la partie lésée, tellement qu’il dépend du mari, qui est tenu de pourvoir à l’entretien de sa femme au couvent, faute de quoi elle sera remise en liberté, de faire cesser cette séquestration en reprenant la coupable. S’il ne le fait pas, l’internement devient perpétuel. Déjà, en principe, il avait seul qualité pour accuser sa femme d’adultère. En réalité il suffisait qu’il y eut scandale pour donner lieu à l’action publique, soit qu’elle se joignît à celle de la partie, soit qu’elle s’exerçât d’une façon indépendante.

Nous n’avons encore parlé que de l’adultère simple. Parmi les circonstances aggravantes qui constituaient l’adultère qualité nous n’en remarquerons qu’une. C’est celle qui consistait dans la situation subalterne du complice par rapport au mari. Elle entraînait la mort pour les deux coupables. Cette sévérité s’explique beaucoup moins par l’indignité du complice, par la violation de la hiérarchie sociale que par l’abus de confiance qui augmentait la culpabilité et qui devait être d’autant plus sévèrement frappé qu’un contact intime donnait plus de facilité pour le commettre.

Aux sanctions pénales s’ajoutaient naturellement pour la femme adultère, dans l’ordre civil, la perte de ses droits matrimoniaux, de l’usufruit de ses deniers dotaux et même de ses paraphernaux.

A part la rigueur déployée contre ce qu’on pourrait appeler l’adultère domestique, on constate donc dans la répression un adoucissement, et cet adoucissement correspond naturellement à plus d’indulgence dans l’opinion. La multiplicité des adultères, la facilité des démariages avaient blasé l’indignation à l’égard de la violation de la fidélité conjugale et amenaient à y voir moins une atteinte à l’institution constitutive de la famille qu’une infortune particulière. Sans parler des maris complaisans, de ceux qui ne se reconnaissaient pas le droit d’être sévères, il y en avait beaucoup qui ne se servaient qu’à moitié des armes que la loi mettait dans leurs mains, abrégeant la réclusion, laissant écouler la prescription de cinq ans qui éteignait l’action privée. En voici un, Philippe Claus, qui avoue que pour tenir son ménage et l’assister dans sa vieillesse, il ne peut se passer de sa compagne qui a témoigné d’ailleurs un grand repentir et lui a fait souvent demander pardon. Il sollicite en conséquence pour elle des lettres patentes qui lui remettent le bannissement auquel elle a été condamnée et qui lui permettent de revenir près de lui.

La situation que la loi et les mœurs faisaient aux enfans naturels va nous aider encore à nous représenter comment on appréciait l’excellence morale et sociale du mariage, l’importance de ses devoirs. Les enfans naturels, même s’ils étaient adultérins et incestueux, avaient droit à des alimens. Ni les uns ni les autres de ces derniers ne pouvaient rigoureusement, sauf le compte à tenir des circonstances, prétendre à autre chose, mais ils pouvaient, à titre alimentaire, recevoir des libéralités particulières. Le père naturel s’acquittait de sa dette envers ses enfans illégitimes en leur faisant apprendre un métier. Généralement il ne suffisait pas de les mettre en apprentissage, il fallait encore les établir. La fille née hors mariage n’était pas néanmoins admise à réclamer une dot, mais l’arrêt de la Tournelle du 20 juin 1598, qui la déclarait non recevable, enjoignait en même temps au père de saisir la première occasion pour la pourvoir d’une situation. Nous connaissons même un arrêt du parlement de Paris du 12 août 1638 qui condamne les héritiers du père à doter la fille, ce qui semble bien indiquer un changement de jurisprudence. Les bâtards avaient la capacité de tester. Ils transmettaient leurs biens à leurs enfans légitimes et à leurs père et mère, au moins pour ces derniers leurs meubles et conquêts. La plupart des coutumes leur refusaient l’hérédité paternelle et maternelle. En Dauphiné pourtant ils succédaient à leur mère en l’absence d’enfans légitimes. Certaines coutumes allaient jusqu’à les appeler en concours avec les enfans légitimes.

La société ne se montrait pas sévère pour l’irrégularité de leur naissance. Quand des intérêts matériels n’en faisaient pas pour elle des adversaires, la famille légale, qui comprenait souvent des enfans de différens lits et par suite des demi-frères et des demi-sœurs, les accueillait sans en rougir et comme s’ils en faisaient légitimement partie. Le 5 octobre 1578, Pierre surnommé Pilotus, bâtard de Guillaume Le Riche, avocat du Roi à Saint-Maixent, arrive chez ses frères légitimes qu’il n’avait pas vus depuis douze ou treize ans, après avoir fait son tour de France comme ouvrier sellier, et il est très bien reçu. Sa fille avait d’ailleurs pour marraines la femme et la sœur de l’avocat du Roi. C’était souvent par un acte de dernière volonté que le père naturel reconnaissait un enfant et lui assurait un avenir. Dans un testament empreint de la foi protestante la plus ardente, Claude de la Trémoïlle avoue pour son fils naturel un certain Hannibal, exprime la volonté qu’il soit traité comme tel et en gentilhomme, entretenu au collège jusqu’à seize ans, envoyé ensuite en Hollande pour y apprendre le métier des armes et, lui assigne 6 000 livres qu’il touchera à son mariage.


G. FAGNIEZ.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1911.
  2. Voyez la Revue du 1er janvier 1911.
  3. Voyez la Revue du 1er janvier 1911.