La Femme et le Féminisme avant la Révolution/II/4

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Éditions Ernest Leroux (p. 393-412).

CHAPITRE IV
LA QUESTION DU MARIAGE
i. La femme pourra-t-elle choisir son mari ?. — ii. Les rapports entre les époux. L’égalité des époux. — iii. La question du divorce. — iv. Les théories de l’union libre. — v. Les filles-mères. — vi. Les droits de la mère.


La femme sera-t-elle, dans le mariage et la famille, l’égale de l’homme ou son inférieure ? Les écrivains du xviiie siècle, comme ceux du xixe, se sont posé la question. Selon qu’il en ira d’une manière ou d’une autre on peut envisager, en effet, une société bien différente. Dans le premier cas, une restauration du patriarcat à la manière antique ; dans l’autre, une organisation nouvelle où la femme saura mettre au service de la communauté familiale, et pour le plus grand avantage de la société, des aptitudes trop longtemps négligées.

Or, ni l’une ni l’autre de ces conceptions n’est alors réalisée. La société, la famille continuent, nous l’avons vu, de reposer sur le mariage chrétien, c’est-à-dire sur la subordination féminine. En fait la femme est émancipée, du moins dans la classe riche et chez les ouvriers des villes. Mais cette émancipation, toute de fait, est précaire, aucune loi ne protège la femme dans son corps ou dans ses liens contre la tyrannie maritale, s’il plaît à celle-ci de prononcer un retour offensif. D’ailleurs, lorsque l’émancipation féminine est réelle, trop souvent elle aboutit à la dissolution pure et simple de la famille. La richesse des grands, la misère du bas peuple ont, à ce point de vue, les mêmes effets. La femme et la société souffrent pareillement de cette contradiction entre les lois et les mœurs.

Aussi, la plupart des écrivains sont-ils d’accord pour faire la critique de l’institution du mariage, particulièrement en se plaçant au point de vue du rôle et des droits de la femme. Mais, non plus que sur l’éducation féminine, ils ne semblent s’être mis d’accord sur les réformes à faire et les nouvelles règles à établir.

i. Le choix de l’époux

La femme, remarquent la plupart de ceux et de celles qu’intéresse la question du mariage, la femme, tout en étant en théorie libre de choisir l’homme à qui elle unira sa destinée, ne dispose pas plus d’elle-même que celles de ses sœurs qui vivent en Asie sous le despotisme turc. C’est sous la plume de toutes les femmes de lettres, Mme de Graffigny, Mme de Puisieulx, Mme de Coicy, un concert de récriminations contre la légèreté avec laquelle sont conclus les mariages.

« À vingt ans, écrit Mme Gacon-Dufour, on nous marie. Nos pères, plus que nos mères, décident que nous devons prendre tel ou tel homme qu’ils nous donnent et dont, à ce qu’ils nous disent, ils connaissaient la fortune ; dont ils ont toujours été très amis ; à qui ils savent des qualités, des vertus, et qui doivent nous convenir. Rarement, nos mères nous y contraignent parce que, ayant souvent été contraintes, elles connaissent les dangers, tous les malheurs d’un mariage contracté sans penchant, d’un mariage forcé…[1] »

« Aussi, les hommes à qui nous sommes mariées sont rarement ceux qui nous conviennent par le caractère et par l’esprit. »

Ainsi s’exprime une féministe, et Rousseau, si opposé à toute émancipation de la femme, mais partisan cependant de la liberté du cœur, n’en juge pas d’une autre manière. « Pourquoi, écrit Saint-Preux, pourquoi faut-il qu’un insensé préjugé vienne changer les directions éternelles et bouleverser l’harmonie des êtres pensants ? Pourquoi la vanité d’un père barbare cache-t-elle ainsi la lumière sous le boisseau, fait-elle gémir dans les larmes des cœurs tendres et bienfaisants ? Le lien conjugal n’est-il pas le plus libre et le plus sacré des engagements ? Oui, toutes les lois qui le gênent sont injustes ; tous les pères qui l’osent former ou rompre sont des tyrans. Ce chaste nœud de la nature n’est soumis ni au pouvoir souverain, ni à l’autorité paternelle, mais à la seule autorité du Père commun qui sait commander aux cœurs et qui, leur ordonnant de s’unir, les peut contraindre à s’aimer[2]. »

Si Helvétius, Voltaire et bien d’autres s’élèvent contre l’absurdité des coutumes qui, imposant à la jeune fille un mari qu’elle n’aime pas, lui préparent tant de déboires et réclament pour elle (après Molière, remarquons-le) la liberté absolue de choisir son époux, il est des écrivains qui, tout libéraux qu’ils soient, par ailleurs, se font les apologistes de la coutume contraire.

Bondier de Villemert, que nous avons vu réclamer pour les femmes une éducation moins frivole, trouve juste que la femme accepte l’époux choisi par les parents[3]. Montesquieu, que le besoin qu’il éprouve de justifier toute institution par l’ensemble des coutumes, des lois et des mœurs, pousse trop souvent au paradoxe, accorde aux jeunes Anglaises le droit de choisir librement un époux et le refuse à ses compatriotes. Pourquoi ? Simplement parce qu’en Angleterre « les lois n’ayant pas établi un célibat monastique, les filles n’y ont d’autre état à prendre que celui du mariage et ne peuvent s’y refuser. En France, au contraire, le monachisme est établi, les femmes ont toujours la ressource du célibat, et la loi qui leur ordonne d’attendre le consentement du père y pourrait être convenable… » Ainsi, les jeunes filles qui considéreraient l’union avec un homme qu’elles n’auraient pas choisi comme un lourd esclavage, n’auraient à attendre qu’une autre geôle : le couvent ! Voilà où la logique entraîne un esprit libéral. Mais remarquons un mot significatif, « pourrait », qui montre bien que Montesquieu ne tient pas pour absolues ses propres affirmations.

De plus en plus, d’ailleurs, se répand cette idée que le mariage est une affaire assez sérieuse pour qu’on laisse les jeunes filles libres de la conclure à leur gré. Un bon bourgeois qui n’a rien du réformateur et dont les réflexions sont plutôt terre à terre, Grégory, déclare à ses filles, qu’à l’exception des malades et des sots, il les laissera choisir qui elles voudront et, qu’au surplus, bien que le mariage soit l’état le plus heureux et le plus utile à la société, il n’est « pas assez patriote « pour leur conseiller de se marier « par motif de bien public » [4].

Mme Helvétius professe les mêmes idées et les met en pratique en laissant ses filles libres de choisir elles-mêmes leurs maris[5].

ii. Les rapports entre les époux

Quels seront, les deux époux une fois unis, leurs rapports moraux et sentimentaux, quels seront les droits réciproques de l’homme et de la femme et leur rôle respectif dans la famille ? Ce sont là des questions passionnément discutées et sur lesquelles se combattent bien des théories opposées. Dans la société élégante, nous l’avons vu précédemment, le mariage était tout au plus une association d’intérêts où le sentiment n’avait aucune part. Souvent, la femme, comme l’homme, trouvait son compte à l’absolue liberté sentimentale que les usages mondains autorisaient, mieux, imposaient. Pourtant, une Mme d’Epinay jugeait mal faite une société où l’épouse n’avait pas droit à l’affection de son mari et où l’amour conjugal était un ridicule dont il fallait promptement se défaire. Rares étaient celles qui pensaient comme elle et la mode restait aux unions sans amour.

Jugeant avec raison de pareils usages désastreux, puisqu’ils allaient à la dissolution de la famille, les écrivains protestent contre l’absurdité de la mode. Les premiers, les auteurs dramatiques engagent le débat. L’Envieux, de Destouches, le Préjugé à la mode, de Nivelle de la Chaussée, montrent des maris ou des femmes qui veulent s’affranchir des mœurs de leur siècle et, tout comme des bourgeois, trouver le bonheur dans une mutuelle affection. L’héroïne du Préjugé, Sophie, reconnaît d’ailleurs qu’il leur faut, pour réussir, une grande force de volonté En effet

… On a fait de l’amour conjugal
Un parfait ridicule, un travers sans égal,
Un époux à présent n’ose plus le paraître,
On lui reprocherait tout ce qu’il voudrait être.
Il faut qu’il sacrifie au préjugé cruel
Les plaisirs d’un amour permis et mutuel ;
En vain il est épris d’uns épouse qu’il aime,
La mode le subjugue, en dépit de lui-même,
Et le réduit bientôt à la nécessité
De passer de la honte à l’infidélité…

Pourtant, aux applaudissements des spectateurs, Sophie et Damon, d’Urval et Constance bravent finalement le ridicule préjugé. Ils seront des époux épris et heureux. De même Bélise, l’héroïne de l’Envieux, impose sa volonté à Lycandre, son timide fiancé. « Quand vous serez mon mari, dit-elle à Lycandre, je veux que vous vous moquiez de la mode et qu’on vous voie partout à ma suite, à la Cour, aux Tuileries, au bal, aux comédies, à l’Opéra. »

Le succès qui accueillit ces pièces et d’autres du même genre[6] montre qu’une autre conception du mariage était prête à apparaître… Lorsqu’on 1750, Rousseau fit paraître sa Nouvelle Héloïse, où il exposait à ses lecteurs son idéal littéraire du mariage, l’union de deux êtres qui se sont choisis librement, qui s’aiment et qui, se suffisant à eux-mêmes, vivent presque seuls, les esprits étaient déjà préparés, par les dramaturges, à accepter les idées qui, présentées seulement avec sérieux et grandiloquence et non plus sous la forme légère de la comédie, n’étaient pas absolument nouvelles pour lui.

En dehors de Rousseau et des quelques auteurs que nous avons cités, bien rares sont les écrivains, hommes ou femmes, qui voient, dans l’amour, la condition essentielle du mariage. Le xviiie siècle est, sauf exception, peu sentimental, et ce n’est certes ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Helvétius qui auraient songé, comme l’ont fait des écrivains du xxe siècle, à faire inscrire dans la loi que le mari doit à sa femme protection et amour. Pour ces esprits positifs, le mariage est une société conclue par contrat et la question est de savoir quels sont les droits de chacun dos contractants, qui commande et, si la suprématie masculine se justifie en droit naturel, quelles seront cependant les garanties de l’épouse contre le despotisme marital. C’est sur ces points précis que portent les discussions.

Rousseau, pour qui la prééminence de l’homme est un dogme indiscutable, veut établir solidement et fonder en droit naturel cette suprématie et toutes les inégalités qui en dérivent et que la loi sanctionne. L’homme est le plus fort, le plus intelligent : sans ses bras, sans son cerveau, point de famille qui puisse subsister. Par son infériorité physique et intellectuelle, la femme dépend de l’homme qui (Rousseau n’a évidemment aucune idée du matriarcat) a été, dès l’origine des hommes, chef de famille. « L’homme dépend de la femme par ses désirs, la femme dépend de l’homme par ses désirs et par ses besoins » et « nous subsisterions plutôt sans elles qu’elles sans nous »[7]. Dépendante de l’homme et nettement son inférieure dans la société conjugale, la femme doit obéir.

Sans doute, Rousseau n’engage pas le mari à faire de son épouse sa servante, ni « un véritable automate ». Ce serait contre le vœu de la nature. L’affection qu’elle doit vouer à son mari lui fera non se résigner, mais accepter joyeusement cette dépendance, qui, librement consentie, n’est ni servitude, ni esclavage. Somme toute, les canonistes du moyen-âge n’ont pas exprimé des idées bien différentes… Il n’en reste pas moins que la femme doit obéir.

Surtout elle doit accepter les inégalités que la loi, interprète de la nature, a établies à l’avantage de l’époux. Celui-ci, plus libre de ses actes, de par la nature peut, nous dit Rousseau, en user plus librement que sa compagne à l’égard du bien conjugal. « La rigidité des devoirs relatifs des deux sexes n’est, ni ne peut être, la même. Quand la femme se plaint, là-dessus, de l’injuste inégalité qu’y met la loi, elle a tort. Cette inégalité n’est pas une institution humaine ou du moins elle n’est pas un ouvrage du préjugé, mais de la raison. C’est à celui des deux que la nature a chargé du soin des enfants d’en répondre à l’autre. Sans doute, il n’est permis à personne de violer sa foi et tout mari infidèle est un homme injuste et barbare. Mais la femme infidèle fait plus : elle dissout la famille et brise tous les liens de la nature ; en donnant à l’homme des enfants qui ne sont pas de lui, elle trahit les uns et les autres et joint la perfidie à l’infidélité… »

Rousseau, se souciant assez peu personnellement de la conservation de la famille et l’ayant montré, on peut juger que c’est surtout l’orgueil masculin qui parle : c’est autant par tempérament que par système qu’il justifie le despotisme marital. Son orgueil masculin est si fort que, cet amour même dont il a fait, dans la Nouvelle Héloïse, la condition première du mariage et la source des plus pures joies, il le critique ailleurs comme contraire à la nature et inventé par les femmes pour gagner sur les hommes ascendant que n’avaient pu obtenir leurs faibles forces et leur fragile intelligence. « Il est facile, dit-il dans le Discours sur l’inégalité, de distinguer l’amour sensuel et l’amour sentiment factice né de l’usage de la société et célébré par les femmes avec tant d’habileté pour établir leur empire et rendre dominant le sexe qui devrait obéir. »

Rousseau n’est pas le seul à considérer la subordination de la femme comme la loi première du mariage. Restif de la Bretonne, comme lui, veut l’épouse étroitement soumise à l’époux ; et c’est pour assurer cette soumission qu’il interdit à la jeune fille de s’instruire.

Un auteur qui a étudié, non sans talent, la question féminine, M. de Cerfvol, blâme les femmes de vouloir appliquer dans le mariage des maximes d’indépendance et, comme Rousseau, déclare que la femme, par le seul fait qu’elle a besoin du secours et de la protection de son mari, doit tenir dans la société conjugale une place inférieure. Ce sera, sinon l’obéissance, du moins « la privation. L’homme est le chef de la société, non la femme. Celle-ci est comme son assesseur, dont il doit respecter la qualité et les lumières, prendre et suivre les conseils[8]. »

La voix de quelques femmes même fait écho à celle de l’homme. Mme de Lambert, Mme du Moutier recommandent à l’épouse la docilité et la complaisance envers son époux.

« Le mariage est le temps où le règne des hommes commence et où notre règne finit », écrit à sa fille Mme du Moutier. Mais le ton de leur conseil aux jeunes épouses montre qu’elles constatent des faits plus qu’elles ne prescrivent des obligations et que, si les femmes doivent obéir à la loi de l’homme, cette obéissance, plus feinte que réelle, doit assurer leur indépendance, voire leur domination.

Nombreuses sont d’ailleurs les voix qui s’élèvent pour réclamer l’égalité des époux. L’une des dernières Lettres persanes contient un vibrant plaidoyer en faveur de l’indépendance féminine, indépendance qui, pour son auteur, doit aller jusqu’à la conservation, dans le mariage même, d’une absolue liberté sentimentale. « Comment as-tu pu penser, s’écrie au moment de mourir, Roxane, que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices, que pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger mes désirs ? J’ai toujours été libre, j’ai réformé mes lois sur celles de la nature et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance. » Roxane est, sous les voiles persans, une Française du xviiie siècle, et Montesquieu, qui trouve juste que les pères imposent aux filles le choix de leur époux, ne refuse pas aux femmes mariées contre leur gré ces compensations qu’en fait, d’ailleurs, toute femme du monde, ou presque, s’accordait.

Voltaire voit, dans l’obéissance des femmes à leurs maris, inscrite dans la loi, une de ces injustices ridicules dont fourmille l’ordre social. « N’est-ce pas assez, s’écrie Mme de Grancey, interprète du philosophe, n’est-ce pas assez qu’un homme, après m’avoir épousée, ait le droit de me donner une maladie de neuf mois, qui quelquefois est mortelle, sans qu’on vienne me dire encore : obéissez ? Certes, la nature ne l’a pas dit[9]. »

Et Voltaire, comme Montesquieu, de revendiquer pour la femme, non seulement l’indépendance, mais une complète liberté sentimentale.

« Nulle raison, dit-il, que l’adultère, permis aux hommes par les mœurs et presque par les lois, soit puni chez la femme, comme une faute capitale… » « Que mon mari, dit une autre des porte-paroles de Voltaire, donne mon collier à une de mes rivales et mes boucles d’oreilles à une autre, je n’ai point demandé aux juges qu’on le fît enfermer chez les moines et qu’on me donne son bien. Et moi, pour avoir fait une fois ce qu’il fait tous les jours impunément, il faut qu’on me coupe les cheveux, qu’on m’enferme chez les religieuses, qu’on me prive de ma dot et qu’on donne tout mon bien à mon fat de mari, pour l’aider à séduire d’autres femmes et à commettre de nouveaux adultères ? [10] »

Voltaire, tout comme Montesquieu, juge donc barbare et l’assujettissement des femmes à leurs maris et le droit que la loi donne à ceux-ci d’exiger, sous des peines sévères, la fidélité.

Sans pousser autant sa pensée, Helvétius est également partisan de l’égalité des sexes dans le ménage. Car si l’on veut maintenir l’inégalité légale, que l’on soit conséquent et que l’on suive la coutume ottomane, qui séquestre les femmes au harem.

Les plus qualifiés des philosophes, opposés sur ce point comme sur tant d’autres à Rousseau, sont donc partisans de l’égalité des époux. Ils sont d’ailleurs, sur ce point, des critiques plus que des constructeurs, et aucun d’entre eux n’essaye de fixer un nouveau statut matrimonial. Desmahis, au contraire, qui, dans l’Encyclopédie, rédigea les articles relatif aux femmes, critique, lui aussi, et non seulement par des boutades mais avec une argumentation assez serrée, l’autorité maritale et essaye, lui, de se demander comment pourrait, sans le maintien de cette autorité, fonctionner la société conjugale.

« Sans doute, dit-il, le droit positif des nations policées, le droit et les coutumes de l’Europe donnent l’autorité unanimement au mâle, de sorte que la femme doit être subordonnée à son mari et obéir à ses ordres dans les affaires domestiques. »

Mais ces raisons ne sont pas sans répliques, humainement parlant. On ne peut, en effet, démontrer « que l’autorité du mari vienne de la nature », car, d’une part, l’homme n’a pas toujours plus de force de corps et d’esprit que la femme ; en fût-il ainsi, de cela seul qu’on est propre à commander, il ne suffit pas qu’on en ait virtuellement le droit.

« On ne peut donc soutenir qu’il n’y a point d’autre subordination dans la société conjugale que celle de la société civile et, par conséquent, rien n’empêche que des conventions particulières ne puissent changer la loi civile. »

De ces prémisses, va-t-on tirer la conclusion qu’on doit réorganiser la société conjugale sur la base de l’égalité des droits des deux époux ? Nullement, car il est essentiel que, dans cette société, l’autorité ne soit pas partagée et reste en une seule main. Mais cette main peut être féminine.

Rien n’empêche, en effet, les deux époux de faire des arrangements particuliers stipulant que la femme sera chargée du gouvernement de la société conjugale. Celle-ci, en effet, repose sur un contrat, et dans tout ce qui n’est pas défendu par les lois naturelles, les engagements contractuels entre le mari et la femme en déterminent les droits réciproques… Thèse singulière, qui a été reprise de nos jours par quelques sociologues, qui ne donne aux aspirations d’indépendance féminine qu’une satisfaction de principe et qui ne fait d’ailleurs que constater un fait, à savoir que, parfois, effectivement la femme commande. Elle ne pouvait, ne pourrait apporter que des solutions particulières à la question.

L’opinion publique s’est assez intéressée aux droits et aux devoirs réciproques des époux pour que la question ait été portée au théâtre. Marivaux perd rarement l’occasion de nous montrer des femmes protestant contre l’injuste obéissance qu’on exige d’elles. « Je sais, dit Angélique de l’École des mères, que cet article a quelque chose d’un peu mortifiant… C’est une espèce de loi qu’on nous a imposée et qui, dans le fond, nous fait honneur, car, entre deux personnes qui vivent ensemble, c’est toujours la plus raisonnable qu’on charge d’être la plus docile[11]. »

Combien est plus vibrant le plaidoyer de Nivelle de la Chaussée : Quoi ! s’écrie Sophie,

Quoi ! parce que un perfide aura le nom d’époux,
Il pourra me porter les plus sensibles coups,
Violer tous les jours le serment qui nous lie
Sans qu’il me soit permis de réclamer des droits
Qui devraient être égaux… Mais ils ont fait les lois !

Et quelques scènes plus loin, son fiancé Darnon fait chorus avec elle :

Eh ! pourquoi voulons-nous qu’il soit soumis (son sexe) au nôtre ?
Mais le traitons-nous mieux quand nous l’avons séduit ?
Notre empire commence et le lien est détruit !
Nous plaindrons-nous toujours, injustes que nous sommes,
De ce sexe qui n’a que le dédain des hommes ?
Quel ridicule orgueil nous fait mésestimer
Ce que nous ne pouvons nous empêcher d’aimer ?

Le succès qui accueillit le Préjugé à la mode montre que le public était familiarisé avec pareilles idées, pareilles discussions.

Ainsi, la crise de la famille que, dans les classes nobles du moins, nous avons vu se manifester, a son retentissement dans les idées. Dès le xviiie siècle, la question des droits et des devoirs réciproques des époux, celle de la puissance maritale, celle d’une réforme susceptible d’amener, en fait comme en droit, l’égalité des deux sexes dans le mariage, questions qui feront l’objet de tant de chaleureux plaidoyers pour l’indépendance féminine au siècle suivant, sont agitées déjà, sérieusement discutées par les écrivains et portées devant l’opinion.

iii. La question du divorce

La réforme du mariage étant à l’ordre du jour, l’une des questions qui devaient susciter le plus de débats était celle de son indissolubilité qui, établie par le catholicisme, était la loi de l’Église et celle de l’État, mais que bien des écrivains condamnent comme contraire à la nature. Déjà la question du divorce est posée, et déjà les écrivains réclament le divorce au nom de l’intérêt féminin. Les plus qualifiés, les plus célèbres, Montesquieu, Voltaire, Helvétius, Diderot, sont ses partisans déclarés. Pour Voltaire qui, dans le Dictionnaire philosophique, aborde cette question, le mariage suppose le divorce et l’humanité primitive n’institue pas l’un sans l’autre. « Le divorce, dit-il, est probablement de la même date à peu près que le mariage. »

Le droit naturel le commande, car on ne peut avoir la barbarie d’imposer à deux époux qui se détestent la vie commune ou, par la séparation de corps et biens qui ne permet pas de se remarier, une affreuse solitude. Le droit canon lui-même est, quoi qu’on en dise, d’accord avec le droit naturel. « Quidquid legatur solubile est », dit le Code. Donc le lien du mariage, légalement formé, doit pouvoir être légalement rompu.

Pas plus que Voltaire, Helvétius n’admet le dogme de l’indissolubilité du mariage. Pour lui, cette indissolubilité est fondée, non sur le droit naturel ou la volonté divine, mais sur un simple motif d’utilité. « Qui créa le lien de l’indissolubilité du mariage ? La profession de laboureur, exercée par les premiers hommes… Dans cet état, le besoin réciproque et journalier que les époux ont l’un de l’autre allège le joug du ménage… : les conjoints, tout occupés du même objet, c’est-à-dire de l’amélioration de leur terre, se voient peu, sont à l’abri de l’ennui, par conséquent du dégoût. S’il n’en est pas de même dans les professions du sacerdoce, de la magistrature et des armes, c’est qu’en ces diverses professions les époux ne sont pas nécessaires l’un à l’autre. » Tirons la conclusion qu’Helvétius ne tire pas, mais qui ressort nettement de son ouvrage : Dans la société actuelle, qui a dépassé le stade agricole, l’indissolubilité du mariage n’est plus une nécessité et le divorce doit être établi. Somme toute. Voltaire et Helvétius restent assez superficiels ; ils indiquent plus qu’ils ne développent leurs idées.

Historien et juriste, Montesquieu examine la question sous des divers aspects. Pour lui, le divorce a maints avantages. Le plus grand est de développer l’attachement réciproque des époux qui, convaincus qu’ils agissent librement en conservant le lien conjugal, en supportent plus patiemment la gêne.

« Il n’en est pas de même des chrétiens (c’est un personnage des Lettres persanes qui parle) que leurs peines présentes désespèrent pour l’avenir » et qui « ne voient dans les désagréments du mariage que leur durée et pour ainsi dire leur éternité… ; de là les dégoûts, les discordes, les mépris et ces séparations intérieures, aussi fortes et peut-être plus funestes que si elles étaient publiques[12] ». Ce sont là des remarques d’une fine psychologie et qui reposent sur de justes observations. Le divorce, suivant Montesquieu, n’est pas moins favorable au développement de la population. Car, dans les ménages indissolubles, il arrive trop souvent que l’un des deux conjoints, impropre « par son âge ou son tempérament au dessein de la nature », ensevelisse l’autre avec elle et le rende aussi inutile qu’elle est elle-même. « C’est là, dit. Montesquieu, l’une des causes les plus graves de l’insuffisant accroissement de la population parmi les nations chrétiennes. » Hypothèse sans doute gratuite, mais que nous verrons reprise par d’autres auteurs.

Le divorce est enfin un moyen pour la femme d’échapper à la tyrannie masculine. Sur ce point, Montesquieu, en qui les féministes ne reconnaissent pas un assez grand précurseur, est singulièrement libéral. Non seulement il préconise le divorce par consentement mutuel, mais il voudrait que dans les pays et les sociétés où la femme est assujettie à son mari, elle bénéficiât du droit de répudiation que, dans ces sociétés, s’arrogent les seuls maris : « dans les climats où les femmes vivent dans un esclavage domestique, il semble que la loi doive permettre aux femmes la répudiation et aux maris seulement le divorce[13]. »

Des auteurs moins célèbres ont repris et développé avec beaucoup de force les idées des encyclopédistes. À la veille de la Révolution, les écrits sur le divorce deviennent nombreux. En 1770, paraît « Le cri d’une honnête femme, qui réclame le divorce conformément à l’usage actuel de tous les peuples de la terre qui existent et ont existé, excepté de nous[14]. » L’auteur, qui n’a pris le masque féminin et n’a mis son ouvrage sous forme de lettres que pour mieux frapper l’opinion, constate que tous les pays protestants d’Europe et la catholique Pologne elle-même ont établi le divorce et s’en trouvent bien. Il demande que, pour le plus grand avantage de la nation, le Gouvernement français suive leur exemple. Son étude est très favorablement commentée dans le Journal encyclopédique.

Dans une étude qui parut peu de temps après, M. de Cerfvol reprend, développe et condense tous les arguments exposés par ses devanciers, mais en insistant davantage sur la plus grande indépendance que le divorce doit accorder à la femme. Avec le mariage indissoluble, dit-il, le mari, « auquel la fortune et la personne de sa femme sont garanties par l’irrévocabilité du pacte, peut pousser l’outrage jusqu’à l’excès, pourvu qu’il évite l’éclat. La femme est exposée aux sévices d’un tyran ». Même séparée, la femme n’a pas, comme l’homme, reconquis sa liberté, puisque « si les lois divines condamnent également les dédommagements que les époux séparés peuvent se procurer, les lois humaines distinguent le sexe dans le crime… » Donc, seul le divorce peut assurer au sexe cette égale liberté que réclame la nature. D’ailleurs Cerfvol qui, malgré tout, est un défenseur du préjugé masculin, est, lorsqu’il en vient à envisager les modalités du divorce, tout à fait défavorable à la femme. C’est seulement « après cinq ans de réclusion » et à la condition de laisser la moitié des biens à son mari que celle-ci, si le divorce a été prononcé contre elle, pourrait recouvrer sa liberté. Morelly reprend, dans son Code de la Nature, la même proposition et n’autorise, lui, le divorce qu’au bout de dix ans. Enfin Cerfvol, comme Montesquieu, tient que la faculté du divorce, fortifiant la tendresse mutuelle des époux, diminuerait le nombre des ménages stériles et aurait un heureux effet sur la population.

Ainsi et malgré le dogme de l’indissolubilité du mariage, loi fondamentale de l’Église et de la Société, on discute, au xviiie siècle, assez librement sur le divorce, et à ce point de vue comme à tant d’autres, la révolution était faite dans les idées avant de l’être dans les institutions.

iv. Les théories de l’union libre

Certains réformateurs, les plus hardis, jugent que le mariage, même amendé par le divorce, est encore un lien trop étroit, gênant pour la liberté des époux et, par conséquent, restrictif de la fécondité des unions.

Et, nettement déjà, ils déclarent que, seule, l’union libre peut répondre à leur conception sociale. Ils sont peu nombreux, d’ailleurs, et leurs théories, peu connues, jamais discutées, ne semblent guère avoir eu d’influence. Il faut cependant les signaler.

À leur tête, nous trouvons Rousseau, qui n’en est pas à une contradiction près et qui, après avoir prôné, dans la Nouvelle Heloïse, un idéal d’un couple fortement uni pour la vie (ce sont là ses idées officielles), laisse apercevoir, dans une lettre adressée à Mme de Francueil, sa véritable pensée : « Que ne me suis-je marié ? écrit-il à sa protectrice, qui lui reproche amicalement d’avoir abandonné ses enfants, demandez-le à vos injustes lois ; il ne me convenait pas de contracter un engagement éternel et jamais on ne me prouvera qu’aucun devoir m’y oblige[15]. "Ainsi, pratiquement, il l’a d’ailleurs montré, Rousseau se satisfait avec l’union libre. C’est d’ailleurs sa propre liberté et non celle de son épouse, permanente ou temporaire, qu’il a en vue.

Sensuel et considérant les plaisirs des sens comme permis par la nature, jugeant criminel et absurde de mettre obstacle à ses vœux, mais moins égoïste et envisageant la femme comme l’homme, Diderot revendique la liberté de l’amour dans l’intérêt du sexe faible. Les institutions présentes où le mariage donne à l’homme un véritable droit de propriété sur sa compagne, « objet pensant, voulant, sentant et libre », viennent « du sentiment injuste de l’homme » qui, par égoïsme, par orgueil, a voulu rendre éternels des liens essentiellement provisoires. Elles sont une des manifestations les plus odieuses de la tyrannie masculine. La société ne sera heureuse, la femme dégagée de ses chaînes, que lorsque, comme dans les îles heureuses, nouvelles Cythère que découvrit Bougainville, on aura supprimé la pudeur, la jalousie, sentiments factices créés par les hommes pour assujettir les femmes et assurer, sans restrictions aucune, la liberté de l’amour[16].

Aussi peu respectueux en pratique du lien conjugal que la plupart des hommes et des femmes de son milieu, ayant observé combien la plupart du temps il est dérisoire, le marquis d’Argenson, qui pousse volontiers jusqu’au paradoxe des idées sociales extrêmement hardies, fait une furieuse diatribe contre le mariage : « Je tranche net, dit-il, que le mariage devrait être défendu par de bonnes lois, que je méprise et que je hais tous les gens mariés, qu’ils ne seront jamais mes amis et que je n’en prendrai aucun à mon service. »

Les raisons qu’il donne pour combattre « ce droit furieux dont la mode passera », sont d’abord celles mêmes de Diderot et de Rousseau : « l’inconstance de l’homme qui est naturellement tourterelle (il parle un peu comme cinquante ans plus tard le fera un autre avocat de l’union libre, Fourier) et l’impossibilité de maintenir dans le mariage une fidélité hypocritement promise par les lois. »

Mais il reprend aussi tous les arguments qu’on a élevés contre le mariage indissoluble et pour l’établissement du divorce : « le mariage dérive d’un principe de propriété contraire à la loi naturelle ». Il est pour la femme, mais non moins pour l’homme, une véritable tyrannie.

Surtout, les unions libres seraient bien plus favorables à la peuplade.

D’Argenson ne prétend pas d’ailleurs que l’union libre convienne également à tous les peuples, à toutes les classes de la société, ni qu’il soit sage d’en faire dès à présent la loi de l’État. Elle est bonne « pour nos papillons français de la haute classe ». Mais à la « canaille », mais les gens de caractère paisible et mercantile, comme des réformés républicains « peuvent s’accommoder des mariages contraints…[17]. »

Comme le marquis d’Argenson, le maréchal de Saxe, qui, même lorsqu’il aborde les problèmes sociaux, reste militaire et préoccupé avant tout du recrutement de futurs soldats, juge le mariage défavorable au développement de la population. Ce mariage indissoluble unit souvent deux individus qui ne peuvent ensemble avoir des enfants et qui en pourraient avoir séparément, « telle femme qui ne fait pas d’enfants avec le mari qu’elle a en ferait avec tel autre » [18].

D’ailleurs, le mariage indissoluble, qui ne tient pas compte du caractère changeant de l’homme, suppose la débauche[19] qui, par la fatigue et les maladies qu’elle amène, est une des causes principales de la stérilité. Des unions temporaires pareront à ces deux inconvénients. Aussi le maréchal de Saxe propose-t-il de limiter la durée des ménages à cinq ans et d’obliger ceux qui voudraient les renouveler à solliciter une dispense, qui ne serait accordée qu’aux couples féconds. Ainsi la population augmentera, et la femme pouvant porter son cœur où elle le voudra, sera libérée d’une des plus dures contraintes qui pèsent sur elle.

Il est curieux de trouver dans le maréchal de Saxe un précurseur de Fourier et des saint-simoniens.

v. Les filles-mères

Les réformateurs qui battaient en brèche la conception chrétienne du mariage et qui revendiquaient pour l’épouse plus de liberté, devaient naturellement être amenés à jeter un regard de pitié sur les plus lamentables victimes de la rigueur des lois et des préjugés du monde : les filles-mères. Bien que tous les hommes cultivés et sensibles fussent unanimes à juger avec assez d’indulgence les jeunes filles de la société qui avaient manqué à leurs devoirs (le cas était assez fréquent pour qu’on y fût habitué), bien que les grandes dames ne dédaignent pas de fréquenter les courtisanes, la loi restait, nous l’avons vu, très sévère pour les filles du peuple convaincues d’infanticide ou simplement d’abandonner leur enfant. Non seulement, suivant quelques réformateurs, celles-ci ne méritent pas leur sort injuste, mais encore il importe à la prospérité de l’État lui-même que l’on fasse disparaître cette iniquité.

Pour protester contre le malheureux sort des filles-mères, Voltaire prend texte d’un fait divers assez banal : Une jeune fille de dix-huit ans qui, séduite, accoucha clandestinement, tua son enfant et fut, pour ce fait, en vertu des lois sévères sur la dissimulation de grossesse, condamnée à mort et pendue.

Exécution injuste, dit le patriarche de Ferney. Le crime, si crime il y a, appartient au séducteur et à la société qui n’a pas fourni aux filles-mères les moyens d’élever honorablement leurs enfants.

Plutôt que d’établir des lois absurdes, réprimant la dissimulation de grossesse et l’infanticide, « mieux aurait valu doter des hôpitaux où l’on eût secouru toute personne du sexe qui se fût présentée pour accoucher secrètement. Par là on aurait à la fois sauvé l’honneur des mères et la vie des enfants[20]. »

D’Argenson est pleinement d’accord avec Voltaire. On ne devrait plus, écrit-il, « punir et poursuivre la malheureuse mère qui présente à un seigneur avare et inhumain le fruit de sa fécondité et de ses faiblesses. On devrait au contraire l’assister, la recevoir avec bonté, la faire accoucher…, ses enfants seraient distribués chez les meilleures gens du hameau, particulièrement chez ceux qui n’ont pas d’enfants[21]. »

Ainsi, ne plus attacher de déshonneur à une faute dont, dans la plupart des cas, le séducteur plus que la jeune fille est coupable, ouvrir des maternités, élever les enfants ainsi recueillis, voilà pour réparer l’une des grandes injustices sociales. Ce faisant, d’ailleurs, on agira non seulement dans l’intérêt des filles-mères, mais dans l’intérêt de la société.

Une loi est pernicieuse qui ravit à l’État et des citoyennes qui devraient lui donner des enfants et, par les expositions, les infanticides auxquels sont vouées les filles de par la rigueur des lois, tant d’enfants qui seraient particulièrement utiles dans les provinces où l’on se plaint de la dépopulation[22].

Une des plus grandes calamités de l’État, c’est la stérilité des femmes. Ainsi on doit non seulement pardonner les maux qui en font éviter de plus grands, mais les tourner quand on le peut au profit de la patrie[23].

Plus libéral encore, le maréchal de Saxe demande que toute femme soit encouragée à avoir des enfants par l’amélioration de son sort. « Il faut établir, dit-il, que plus une femme aurait d’enfants plus elle serait heureuse. »

Et il propose que la dixième partie du revenu de chacun des enfants soit consacré à la mère et que l’on gratifie de pensions variant de 600 à 1 000 écus les mères de dix à douze enfants. Chose curieuse, ces voix ne trouvent pas d’écho parmi les femmes ; rares sont celles qui s’intéressent au sort des filles du peuple ; leurs revendications concernent exclusivement la bourgeoisie.

vi. Le droit de la mère

Si la fille-mère paraît utile à la société, à plus forte raison en est-il ainsi de la mère de famille qui, elle, n’a pas seulement pour mission de mettre au monde des enfants, mais de les élever et de former leur caractère.

Ainsi a-t-il paru opportun de rappeler aux mères de famille trop tentées (du moins dans la noblesse et dans la haute bourgeoisie) de s’affranchir de leurs devoirs, à quel point était important leur rôle, impérieuses leurs obligations. On a tendance à considérer Rousseau comme, en cette matière, le grand rénovateur. Sans doute, il a imposé ses idées avec plus de force persuasive que tous ses devanciers et ses successeurs. Et sans doute on chercherait vainement, chez Voltaire ou Montesquieu, des pages sur le rôle éducateur des mères. Ces mondains acceptent les usages du monde qui séparent la mère des enfants. Mais déjà Fénelon, nous l’avons vu, avait insisté sur l’importance du rôle de la mère, non pour la famille seulement, mais pour la société à laquelle elle prépare des générations saines et instruites. Après lui, Mme de Lambert montre également que le rôle capital de la femme, celui qui doit lui assurer le respect et une large place dans la société, c’est son rôle maternel et qu’il faut, par une réforme de son éducation, par une extension de ses droits, la mettre à même de jouer dans les meilleures conditions possibles ce rôle. Mais Mme de Lambert, qui n’est ni moraliste, ni pédagogue professionnelle, ne fait qu’indiquer ces idées avec une discrétion de grande dame, sans appuyer jamais.

« Point de mère, écrit à son tour Hélvétius, qui ne prétende aimer éperdument son fils. Mais si par ce mot : aimer, l’on entend s’occuper du bonheur de son fils et par conséquent de son instruction, presqu’aucune mère qu’on ne puisse accuser d’indifférence. Quelle mère en effet veille à l’éducation de ses enfants, lit sur cet objet de bonnes choses et se met seulement en état de les entendre[24] ? »

Fénelon, Hélvétius et naturellement Mme de Lambert n’ont en vue que l’éducation morale. Aucun ne prescrit à la mère de se montrer mère vraiment en nourrissant son enfant.

Le naturaliste Buffon, qui considère les choses au point de vue physiologique et qui, comme tant d’autres à l’époque, redoute la dépopulation, est le premier à aborder ce côté du problème. « Si les mères nourrissaient leurs enfants, écrit-il dans un chapitre de son Histoire naturelle[25], il y a apparence qu’ils seraient plus forts et plus vigoureux. Le lait de la mère doit leur convenir mieux que le lait d’une autre femme. Car la physiologie de l’embryon indiquerait qu’il y est accoutumé dès avant sa naissance, tandis que le lait d’une autre femme est une nourriture nouvelle pour lui. « La coutume qu’ont les mères de mettre leurs enfants en nourrice est donc l’une des causes de la mortalité infantile et du dépérissement de la race.

C’est à peu près aux mêmes points de vue : avantage qu’il y a pour la jeune accouchée à nourrir dès le premier jour, vigueur plus grande des enfants élevés avec le lait de leur mère, que se place un peu plus tard Mme Lerebourg[26].

Tous les arguments physiques, moraux, sociaux lancés par ses précurseurs en faveur de l’éducation maternelle, Rousseau les ramasse, les lie en un faisceau vigoureux et les présente avec une grande force persuasive. Pour lui, toute la prospérité, toute la moralité du monde reposent sur une forte organisation familiale. Et, dans la famille, la mère, qui assure la stabilité du foyer, tient une place prépondérante. Elle la tient à condition qu’elle remplisse son rôle essentiel qui est le développement de la race par une abondante progéniture et la formation physique et morale des jeunes générations. Elle doit, nous l’avons vu, rester au foyer familial que Rousseau envisage presque comme un gynécée d’où elle doit rarement sortir. Si elle n’est pas distraite par la frivolité du monde, elle n’a rien de mieux à faire que de passer tout son temps à l’éducation de ses enfants.

Que d’abord, elle cesse de confier son enfant à des nourrices mercenaires, car de là viennent tous les malheurs et toute la corruption de la société. D’une part et suivant le point de vue de Buffon, Rousseau tient que seul l’allaitement maternel est favorable au développement physique des nourrissons. D’autre part, on ne se contente pas de confier l’enfant à une autre femme, on l’envoie souvent loin de la famille, dans une demeure étrangère où on le néglige et souvent le maltraite. Ne voulant pas nourrir l’enfant, la mère ne consent pas non plus à le surveiller, et elle invente le maillot qui l’immobilise et déforme ses membres. Enfin, la mode les habituant à une liberté croissante et l’enfant qu’elles ne nourrissent plus, ne surveillent plus, leur paraissant encore une gêne trop grande, « les femmes cessent d’en vouloir faire ». De là, la dissolution de la famille, dont l’enfant est la clef de voûte ; de là, la corruption des mœurs, la mère repoussant son devoir pour de frivoles plaisirs et le père désertant le foyer ; de là, le dépeuplement de l’État. Mais que « les mères daignent nourrir leurs enfants, et les mœurs vont se réformer d’eux-mêmes, le sentiment de la nature se réveillera dans tous les sexes…, les hommes redeviendront pères et maris. L’État va se repeupler ».

Le rôle qui incombe à la mère est double : elle doit elle-même nourrir son enfant, elle doit former son esprit et son caractère et lui donner ces premières notions sur toutes choses qui, plus tard, lui permettront de tirer profit des enseignements de ses maîtres.

De cette première éducation dépend tout l’avenir de l’enfant et de l’adolescent, donc de l’homme. La première éducation est celle qui importe le plus, et cette première éducation appartient exclusivement aux femmes. Aussi Rousseau conseille-t-il aux pédagogues de dédier aux femmes leurs traités d’éducation. Comme nous l’avons vu, son conseil a été largement suivi. Ainsi Rousseau, qui veut faire de la femme la servante docile de l’homme, relève cependant sa dignité en exaltant la mère. Sur ce point il se montre, de loin il est vrai, précurseur des saint-simoniens. « Les lois, toujours si occupées des biens et non des personnes, parce qu’elles ont pour objet la paix et non la vertu, ne donnent pas assez d’autorité aux mères. Cependant, leur état est plus sûr que celui des pères, leurs devoirs sont plus pénibles, leurs soins importent plus au bon ordre de la famille. Généralement, elles ont plus d’attachement pour les enfants » ; et ceux-ci, en retour, lui doivent plus d’amour encore qu’à leur père et plus de respect. « Il y a des occasions où un fils qui manque de respect à son père peut, en quelque sorte, être excusé. Mais si dans quelque occasion que ce fût, un enfant était assez dénaturé pour en manquer à sa mère, on devrait se hâter d’étouffer ce misérable, comme un monstre indigne de voir le jour[27]. »

Il ne faudrait pas d’ailleurs demander à Rousseau de préciser de quelle manière on pourra relever l’autorité maternelle. Car si, emporté par son enthousiasme, il chante dans l’Émile le panégyrique de la mère, il n’entend en aucune manière diminuer, au profit de sa compagne, l’autorité du paterfamilias. Et, dans sa Politique, il établit nettement que l’autorité ne doit pas être égale entre le père et la mère. Il faut, dans les partages d’avis, une voix prépondérante. Cette voix, la femme ne peut l’avoir, car « quelque légère qu’on veuille supposer les incommodités particulières à la femme, comme elles sont toujours pour elles un intervalle d’inaction, c’est une raison suffisante pour l’exclure de la primauté » [28]. Il n’est pas question que son autorité puisse contrebalancer celle du père, ni qu’elle puisse avoir un droit égal sur ses enfants. Par orgueil masculin, Rousseau se refuse donc à tirer de ses idées sur la grandeur du rôle maternel toutes les conséquences logiques. Ce sera l’œuvre de Boissel et des saint-simoniens.

  1. Mme Gacon-Dufour. Mémoire par le sexe féminin contre le sexe masculin.
  2. La nouvelle Héloïse, 2e partie, lettre II.
  3. L’ami des femmes.
  4. Grégory. Legs d’un père à ses filles. Paris, 1777.
  5. Thirion. La vie privée des financiers. Cf. supra.
  6. Comme l’École des bourgeois, de Saurin.
  7. Émile.
  8. Gamalogie.
  9. Facéties parisiennes (Œuvres complètes). Édition de 1883-8.5, conforme à l’éd, Beuchot.
  10. Mémoire sur les femmes.
  11. L’École des mères.
  12. Lettres persanes (Œuvres complètes, éd. Didot).
  13. L’esprit des lois (Du divorce et de la répudiation). (Œuvres complètes, éd. Didot).
  14. Cet ouvrage n’existe pas à la Bibliothèque Nationale. Il s’en trouve un résumé dans le Journal Encyclopédique, de 1770.
  15. Rousseau. Correspondance (Œuvres complètes, éd. de 1846).
  16. Diderot. Supplément au voyage de Bougainville (Œuvres complètes, éd. Assézat).
  17. Pensées sur la réformation de l’État, citées par Rathery. (Introd. aux Mémoires).
  18. Rêveries sur la propagation de l’espèce humaine.
  19. Au xxe siècle, Alfred Naquet écrit : « Le mariage suppose la prostitution comme soupape de sûreté. »
  20. Mélanges de politique et de législation (Œuvres complètes).
  21. Observations sur le bien que les seigneurs peuvent aux habitants de leurs terres. Journal Économique (juin 1751).
  22. Ibid.
  23. D’Argenson. Loc. cit.
  24. Hélvétius. De l’esprit.
  25. De l’homme.
  26. Avis aux mères qui veulent nourrir (Paris, 1776).
  27. Émile (Œuvres complètes, éd. de 1846).
  28. Rousseau. Politique