La Femme et le Pantin/Chapitre 11

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La Femme et le Pantin : roman espagnol
Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 183-197).

Comment tout paraît s’expliquer.


On nous laissa. Les Anglais avaient disparu les premiers.

Monsieur, jusqu’à cette heure-là, j’aurais traité de misérable un homme, n’importe lequel, dont on m’aurait dit qu’il eût frappé une femme. Et pourtant je ne sais par quel ascendant sur moi-même je parvins à me contenir en face de celle-ci. Mes doigts s’ouvraient et se refermaient, comme pour étrangler un cou. Une lutte épuisante se livrait en moi entre ma colère et ma volonté.

Ah ! c’est bien le signe suprême de la toute-puissance féminine, que cette immunité dont nous les cuirassons. Une femme vous insulte à la face, elle vous outrage : saluez. Elle vous frappe : protégez-vous, mais évitez qu’elle se blesse. Elle vous ruine : laissez-la faire. Elle vous trompe : n’en révélez rien, de peur de la compromettre. Elle brise votre vie : tuez-vous s’il vous plaît ! — Mais que jamais, par votre faute, la plus fugitive souffrance ne vienne endolorir la peau de ces êtres exquis et féroces pour qui la volupté du mal surpasse presque celle de la chair.

Les Orientaux ne les ménagent pas comme nous, eux qui sont les grands voluptueux. Ils leur ont coupé les griffes afin que leurs yeux fussent plus doux. Ils maîtrisent leur malveillance pour mieux déchaîner leur sensualité. Je les admire.

Mais pour moi, Concha demeurait invulnérable.

Je n’approchai point. Je lui parlais à trois pas. Elle était toujours debout le long du mur, les mains croisées derrière le dos, la poitrine bombée et les pieds réunis, toute droite sur ses longs bas noirs, comme une fleur dans un vase fin.

« Eh bien ! commençai-je, qu’as-tu à me dire ? Voyons, invente ! défends-toi ! mens encore ; tu mens si bien !

— Ah ! voilà qui est superbe ! s’écria-t-elle. C’est moi qu’il accuse ! Il entre ici comme un voleur, par la fenêtre, en brisant tout, il me menace, il trouble ma danse, il fait partir mes amis…

— Tais-toi !…

— … Il va peut-être me faire chasser d’ici, et c’est à moi, maintenant, de répondre ! c’est moi qui ai fait le mal, n’est-ce pas ? Cette scène ridicule, c’est moi qui la cherche ! Tiens, laisse-moi, tu es trop bête ! »

Et comme, après sa danse mouvementée, des perles de sueur naissaient en mille endroits de sa peau brillante, elle prit dans un buffet une serviette-éponge, et se frictionna du ventre à la tête comme si elle sortait du bain.

« Ainsi, repris-je, voilà ce que tu faisais dans la maison même où je te vois ! Et voilà ton métier ! Voilà la femme que j’aime !

— N’est-ce pas, tu n’en savais rien, innocent ?

— Moi ?

— Mais non. C’est bien cela. Tous les Espagnols le répètent ; on le sait à Paris et à Buenos-Ayres ; des enfants de douze ans à Madrid vous disent que les femmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toi, tu veux me faire croire qu’on ne t’avait rien dit, toi qui n’es pas marié, toi qui as quarante ans !

— J’avais oublié.

— Il avait oublié ! Il vient ici depuis deux mois, il me voit monter quatre fois par semaine à la petite salle…

— Tais-toi, Concha, tu me fais mal affreusement.

— À ton tour, donc ! Je me vengerai, Mateo, de ce que tu m’as fait ce soir, car tu agis méchamment, par une jalousie stupide, et je me demande de quel droit ! Car enfin qui es-tu pour me traiter ainsi ? Es-tu mon père ? non ! Es-tu mon mari ? non ! Es-tu mon amant… ?

— Oui ! je suis ton amant ! je le suis !

— Vraiment ! tu te contentes de peu ! »

Elle éclata de rire.

J’avais pâli de nouveau.

« Concha, mon enfant, dis-moi, parle-moi, tu en as un autre ? Si tu es à quelqu’un, Je te jure que je te quitte. Tu n’as qu’un mot à dire.

— Je suis à moi, et je me garde. Je n’ai rien de plus précieux que moi, Mateo. Personne n’est assez riche pour m’acheter à moi-même.

— Mais ces hommes, ces deux hommes qui étaient là tout à l’heure…

— Quoi encore ? Est-ce que je les connais ?

— C’est bien vrai ? Tu ne les connais pas ?

— Mais non, je ne les connais pas ! Où veux-tu que je les aie vus ? Ce sont des Inglés qui sont venus avec un guide d’hôtel. Ils partent demain pour Tanger. Je ne me suis guère compromise, mon ami.

— Et ici ? ici même ?

— Voyons, regarde : est-ce une chambre ? cherche dans toute la maison : y a-t-il un lit ? Enfin tu les as vus, Mateo. Ils étaient habillés comme des mannequins, le chapeau sur la tête et le menton sur la canne. Tu es fou, je te le dis, tu es fou de faire un scandale pareil quand je n’ai pas un reproche à recevoir de toi. »

Elle se serait défendue plus mal encore, je crois que je l’aurais justifiée. J’avais un tel besoin de pardon ! Je ne craignais que de la voir avouer.

Une dernière question me torturait d’avance.

Je la posai tout tremblant :

« Et le Morenito ? … Concha, dis-moi la vérité. Cette fois, je veux savoir. Jure-moi que tu ne me cacheras rien, que tu me diras tout s’il y a quelque chose. Je t’en supplie, ma petite enfant !

— Le Morenito ? Il était dans mon lit ce matin. »

Je restai un moment sans conscience, puis mes bras se refermèrent sur elle, et je l’étreignis ne sachant moi-même si je voulais l’étouffer, ou la ravir à quelqu’un d’imaginaire.

Elle le comprit, et tout en riant, elle s’écria :

« Lâche-moi ! lâche-moi, Mateo. Tu es dangereux pour une minute. Tu me prendrais de force dans un accès de jalousie. Bien. Maintenant, reste où tu es ! Je vais t’expliquer… Mon pauvre ami, il n’y a pas de quoi trembler comme tu le fais, je t’assure.

— Tu crois ?

— Le Morenito habite avec ses deux sœurs. Mercédès et la Pipa. Elles sont pauvres ; pour elles et leur frère, il n’y a qu’un lit, et qui n’est pas large. Aussi depuis qu’il fait si chaud, elles aiment mieux dormir moins serrées, après leurs huit heures de danse, et elles envoient le petit aux voisines. Cette semaine, maman fait l’Adoration perpétuelle à la paroisse ; elle n’est pas là quand je suis au lit ; alors Mercédès m’a demandé si j’avais une place pour son frère et je lui ai répondu oui. Je ne vois pas ce qui peut t’inquiéter. »

Je la regardais sans répondre.

« Oh ! reprit-elle, si c’est encore cela, sois tranquille ! Je ne lui cède pas plus que ses sœurs, tu sais. Crois-m’en sur parole. C’est à peine s’il m’embrasse quatre ou cinq fois avant de dormir, et puis je lui tourne le dos, comme si nous étions mariés. »

Elle tira son bas sur sa cuisse droite et ajouta sans se hâter :

« Comme si j’étais avec toi. »

L’inconscience, la hardiesse ou la rouerie de cette femme, car je ne savais à quoi m’en tenir, achevaient d’égarer tous mes sentiments, hors celui de la souffrance morale. J’étais encore plus malheureux qu’irrésolu : mais malheureux à pleurer.

Je la pris sur mes genoux, très doucement. Elle se laissa faire.

« Mon enfant, lui dis-je, écoute-moi. Je ne peux plus vivre ainsi que je fais depuis un an à ton caprice. Il faut que tu me parles en toute franchise et peut-être pour la dernière fois. Je souffre abominablement. Si tu restes encore un jour dans ce bal et dans cette ville, tu ne me reverras plus jamais. Est-ce cela que tu veux, Conchita ? »

Elle répondit, et d’un ton si nouveau qu’il me semblait entendre une autre femme :

« Don Mateo, vous ne m’avez jamais comprise. Vous avez cru que vous me poursuiviez et que je me refusais à vous, quand au contraire c’est moi qui vous aime et qui vous veux pour toute ma vie. Souvenez-vous de la Fábrica. Est-ce vous qui m’avez abordée ? Est-ce vous qui m’avez emmenée ? Non. C’est moi qui ai couru après vous dans la rue, qui vous ai entraîné chez ma mère, et retenu presque de force tant j’avais peur de vous perdre. Et le lendemain… vous rappelez-vous aussi ? Vous êtes entré. J’étais seule. Vous ne m’avez même pas embrassée. Je vous vois encore, dans le fauteuil, le dos tourné à la fenêtre… Je me suis jetée sur vous, j’ai pris votre tête avec mes mains, votre bouche avec ma bouche et, — je ne vous l’avais jamais dit, — mais j’étais toute jeune alors et c’est pendant ce baiser, Mateo, que j’ai senti fondre en moi le plaisir pour la première fois de ma vie… J’étais sur vos genoux, comme maintenant… »

Je la serrai dans mes bras, brisé d’émotion. Elle m’avait reconquis en deux mots. Elle jouait de moi comme elle voulait.

« Je n’ai jamais aimé que vous, poursuivit-elle, depuis cette nuit de décembre où je vous ai vu en chemin de fer, comme je venais de quitter mon couvent d’Avila. Je vous aimais d’abord parce que vous êtes beau. Vous avez des yeux si brillants et si tendres qu’il me semblait que toutes les femmes avaient dû en être amoureuses. Si vous saviez combien de nuits j’ai pensé à ces yeux-là. Mais ensuite je vous ai aimé surtout parce que vous êtes bon. Je n’aurais pas voulu lier ma vie à celle d’un homme égoïste et beau, car vous savez que je m’aime trop moi-même pour accepter de n’être heureuse qu’à moitié. Je voulais tout le bonheur et j’ai vu bien vite que si je vous le demandais, vous me le donneriez.

— Mais alors, mon cœur, pourquoi ce long silence ?

— Parce que je ne me contente pas de ce qui suffit à d’autres femmes. Non seulement je veux tout le bonheur, mais je le veux pour toute ma vie. Je veux vous épouser, Mateo, pour vous aimer encore quand vous ne m’aimerez plus. Oh ! ne craignez rien : nous n’irons pas à l’église, ni devant l’alcade. Je suis bonne chrétienne, mais Dieu protège les amours sincères, et j’irai en paradis avant bien des femmes mariées. Je ne vous demanderai pas de m’épouser publiquement parce que je sais que cela ne se peut pas… Vous n’appellerez jamais doña Concepcion Perez de Diaz la femme qui a dansé nue dans l’horrible bouge où nous sommes, devant tous les Inglés qui ont passé là… »

Et elle éclata en larmes.

« Concepcion, mon enfant, disais-je bouleversé, calme-toi. Je t’aime. Je ferai ce que tu voudras.

— Non, cria-t-elle avec un sanglot. Non, je ne le veux pas ! C’est une chose impossible ! Je ne veux pas que vous souilliez votre nom par le mien. Voyez, maintenant, c’est moi qui n’accepte plus votre générosité. Mateo, nous ne serons pas mariés pour le monde, mais vous me traiterez comme votre femme et vous me jurerez de me garder toujours. Je ne vous demande pas grand-chose : seulement une petite maison à moi quelque part près de vous. Et une dot. La dot que vous donneriez à celle qui vous épouserait. En échange, moi je n’ai rien à vous donner, mon âme. Rien que mon amour éternel, avec ma virginité que je vous ai gardée contre tous. »