La Ferme à Goron/01

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Tresse & Stock (p. 1-8).


I



Comme Cyrille Goron se promenait sur la berge, un homme passa qui lui tendit la main :

— En v’là, un brouillard ! Si c’était comme ça du côté d’Harfleur, y’a eu du mal à entrer dans la passe ! C’est pas étonnant que l’Éclair soit en retard. V’là plus d’une heure que je l’attends !

— Et qu’y n’fait pas chaud, à ç’matin ! père Sandré.

— Y’n’y aura pas beaucoup de voyageurs pour Rouen. Quand y fait mauvais temps, j’ai vu des fois la mère Bidel monter toute seule au Havre, avec ses paniers de poissons qui puent. Elle descend à Caudebec, et le bateau va tout vide jusqu’à Rouen.

— Faut-y tout de même que vous soyez là ?

— Tout de même, en cas qu’y aurait des voyageurs pour Jumièges, des Englisch qui voudraient voir l’Abbaye. Mais vous, attendez-vous quelqu’un ? On ne vous voit jamais sur le bord de l’eau. C’est-y vrai que vous en avez peur ?

— C’est vrai, ma foi !

— Vous seriez pas bon Mathurin !… Écoutez donc ! On dirait que v’là notre affaire. Quand on ne voit pas, on entend. V’là l’Éclair qui vient !

Une barque flottait, au pied de la berge, attachée à un piquet, par une corde, le père Sandré y sauta lourdement et, l’ayant détachée, s’éloigna en s’aidant d’un aviron appuyé sur le talus.

— Si vous tombiez à l’eau, tout de même ! ou bien, si vous butiez contre les roues du bateau !

— On connaît ça ! Y n’y a pas de danger !

La barque disparut dans le brouillard épais qui montait de la Seine. Un clappement rhythmique s’entendait ; au bout d’un instant le bruit cessa. Puis une voix cria :

— Jumièges !

Une autre répondit :

— Personne, mon vieux, de ce temps-là !

— C’était bien la peine d’attendre une heure !

Cyrille Goron cherchait à voir dans le brouillard. Mais il ne pouvait apercevoir ni le vapeur ni la barque du père Sandré, le passeur.

— Quel métier ! se dit-il.

Toujours vivre sur l’eau. À tout moment, être exposé à mourir. Le père Sandré se fait vieux, qu’un étourdissement le prenne dans sa barque, et puis, c’est fini ! Un bouillon ! Et les autres, ceux du vapeur, qui, pendant six mois de l’année, vont du Havre à Rouen et de Rouen au Havre ! Qu’ils se jettent sur un banc de sable, à l’embouchure, et puis, bonsoir ! Quant aux vrais marins, à ceux qui parcourent les mers lointaines, il n’osait y songer.

Depuis dix ans qu’il habitait Jumièges, il n’avait qu’une distraction : voir passer les bateaux. Mais jamais il ne s’était approché du talus, craignant un faux pas. Cette terreur insurmontable, il l’avait eue étant enfant, à trois ans, un jour que sa mère avait voulu lui faire prendre un bain dans une cuve qui servait de baignoire à la famille. Comme il criait, se débattant, sa mère, qui le tenait, l’avait lâché du bras droit pour le fesser, il avait alors glissé dans la cuve et failli s’y noyer. C’était le seul bain qu’il eût pris de sa vie.

Pendant qu’il songeait, un sifflement enroué perça le brouillard ; progressivement, le choc rhythmique des roues battant l’eau retentit et cessa. Une forme brune émergea. C’était le père Sandré qui revenait :

— Vous allez vous enrhumer, maître Cyrille. Les matinées de juillet, avec du brouillard, ça ne vaut rien. Tant que le soleil ne se lève pas, c’est du temps de septembre.

— Alors, pas d’Englisch ?

— Pas un ! C’est pas mon affaire. Un qui vient, un qui s’en va, ça me ferait quarante sous pour les embarquer, et quarante sous, pas mal reçus. Faut que je paye mon terme en rentrant. Ça vide les tiroirs… Vous ne vous en doutez pas, vous. Recevoir et donner, ça fait deux !

Et le père Sandré ajouta en riant :

— Tiens, je me demandais ce que vous faisiez là, sur le bord de l’eau. Vous attendiez voir si votre fermier va pas avoir peur du brouillard, pour vous apporter son terme ! C’est-y ça ?

— Tout juste ! reprit Cyrille Goron, avec un sourire.

— Il attendra que vous alliez le chercher ! C’est un malin qui gardera son argent longtemps comme ça. Est-ce pas ?

Tout le monde savait, dans le pays, que le propriétaire, n’osant passer l’eau, n’avait jamais vu sa ferme, située de l’autre côté de la Seine. Comme il n’y a pas de pont avant Rouen, il avait jugé ce voyage trop dispendieux. Sa femme y allait seule, de temps en temps et le fermier venait le voir pour payer les termes et faire quelques visites intéressées.

Le père Sandré enroula la corde qui retenait sa barque, autour du piquet, et après avoir rejoint le propriétaire, lui dit en marchant vers le village :

— Y va être huit heures et y aura pas d’eau aujourd’hui. C’est mieux que la brume se lève tard.

— Pas pour les foins, toujours ! Ça les mouille ! dit une grosse voix derrière eux.

Cyrille et le père Sandré se retournèrent. Ils virent le fermier accostant sa barque près de celle du passeur et qui, dans le brouillard, était arrivé inaperçu.