La Fille de l’Île Rouge/Texte entier

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, éditeur (p. -248).

CHARLES RENEL


La fille
de l’Île Rouge
ROMAN D’AMOURS MALGACHES



PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, Rue Racine, 26


La fille de l’Île Rouge














DU MÊME AUTEUR


Chez le même éditeur :

le « décivilisé », roman.

Chez d’autres éditeurs :

la coutume des ancêtres, roman.

la race inconnue, nouvelles.

contes de Madagascar, recueil de folk-lore.

En préparation :

la métisse, roman.

de l’aube au soir, roman.

CHARLES RENEL


La fille
Lade l’Île Rouge
ROMAN D’AMOURS MALGACHES



PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, rue racine, 26



Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
pour tous les pays.

La fille de l’Île Rouge




I

La Porte de l’Orient


Le 20 octobre 1909, le Melbourne, paquebot des Messageries Maritimes, sortait lentement du port de la Joliette, à destination de Madagascar. L’appareillage avait été long, retardé encore par l’embarquement d’un gros courrier postal. Il était midi. Toutes les laideurs du port intérieur s’étaient effacées : les quais nus et tristes, salis par le charbon, les tas de marchandises alignées sous de plats hangars, les rames de wagons barrant de lignes noires des maisons lépreuses, et les moires graisseuses de la mer sillonnée de barques rondes, pareilles à ces gros insectes qui courent à la surface des étangs.

Maintenant le panorama de Marseille emplissait la moitié de l’horizon : les bassins avec les cheminées et les mâts d’innombrables navires, au pied de collines grises, les fils d’araignée du pont transbordeur, tendant leur trame métallique au-dessus du vieux port, les coupoles byzantines de la cathédrale, la montagne pierreuse où s’agenouille Notre-Dame-De-La-Garde. Sous le ciel hivernal d’un bleu très doux, la côte toute blanche irradiait de la lumière, la mer d’azur scintillait entre les îles. Puis la Corniche incurvait ses calanques, ouvrait ses ports en miniature, étageait parmi les chênes-liège et les oliviers ses bastides et ses villas.

Cependant le vent fraîchissait, mettait à la surface de la mer frissonnante d’innombrables franges d’écume. Sur le pont du Melbourne des femmes, déjà incommodées, se repentaient d’avoir voulu jouir de la vue de Marseille et songeaient à regagner leurs cabines. Les vieux coloniaux, blasés sur le spectacle, étaient descendus pour déjeuner. Seuls quelques rares passagers, demeurés à l’arrière, regardaient.

L’un d’eux, absorbé dans sa contemplation, oubliait l’heure. C’était un jeune ingénieur, engagé par la Compagnie Australe de Madagascar pour diriger les travaux et surveiller les affaires de cette société à Tananarive. Il venait d’éprouver une déception de cœur cruelle, en rompant un mariage depuis longtemps projeté, et il se remémorait les péripéties douloureuses de ce drame intime. Ses hésitations d’abord : épouserait-il ou n’épouserait-il pas Marthe Villaret ? Cette parisienne élégante, mondaine, éprise de tous les plaisirs qu’offre aux femmes inoccupées la vie contemporaine, convenait-elle bien à l’homme qu’il était ?… Puis leurs fiançailles. Sa passion grandissait, tandis que celle qui en était l’objet semblait n’avoir aucune hâte de renoncer à sa libre existence de femme divorcée. À mesure qu’il était moins hésitant, elle le devenait davantage… Enfin la rupture. Il revivait leur dernière entrevue au Ritz, quelques jours auparavant. Il la pressait de fixer la date de leur mariage : elle cherchait des atermoiements, arguait de mille petits obstacles matériels, puis elle avait eu pour lui un mot cruel ; ils s’étaient quittés sur une impression pénible. Par un soudain revirement, fréquent chez les impulsifs, il avait décidé de la fuir. On venait précisément de lui offrir une situation aux colonies. En rentrant chez lui, il avait écrit deux lettres, l’une de rupture à Marthe Villaret, l’autre d’acceptation pour la Compagnie Australe de Madagascar. Il avait entassé hâtivement les effets les plus indispensables dans ses malles, pris le train pour Marseille, signé son contrat pour la colonie. Maintenant l’irréparable était consommé : chaque tour d’hélice du Melbourne augmentait entre eux la distance, ce serait dans quelques jours toute la Méditerranée qui les séparerait, ensuite des milliers de lieues, de Marseille à Tamatave…

Et il éprouvait, malgré sa peine, comme une sensation de délivrance. Une sorte de joie tranquille, un apaisement lui venait, avec la conscience de sa liberté reconquise, des liens subtils qui l’attachaient à un autre être brusquement rompus. Sa vie de nouveau lui appartiendrait, il ferait ce qu’il lui plairait de ses journées, il allait travailler, redonner à son activité un but autre que le sourire ou le baiser d’une femme. Plus de visites, plus de five o’clock, finie la vie mondaine. Il redevenait l’ingénieur Saldagne, il cessait d’être le flirt de Madame Villaret.

En même temps, il ressentait un vide douloureux, une détresse profonde : dans l’horreur nouvelle de sa solitude, l’image de l’aimée flottait devant ses yeux prêts à s’emplir de larmes. Elle lui apparaissait, telle qu’il l’avait vue pour la dernière fois au Ritz : un costume tailleur, très sobre, moulait les épaules harmonieuses et la jeune poitrine, atténuait la matérialité des hanches, tout en accusant la ligne des jambes. Les cheveux blonds tempéraient par leur douceur l’expression un peu hautaine du visage. Elle incarnait la Race, en elle revivaient les générations d’êtres de joie, transformées par la civilisation, affinées par l’amour : elle personnifiait la Française, telle que l’ont faite des siècles de luxures et d’adorations ; elle était, sous l’aspect éphémère d’une époque, la femme redoutable et mystérieuse… Mais délibérément il chassa l’image importune et se remit à contempler Marseille-la-Joyeuse. Il s’en emplissait les yeux, puis, les fermant, imaginait dans l’île lointaine d’irréels tableaux où la lumière si douce de ce midi d’hiver rayonnait sur des villes de rêve. C’étaient des maisons blanches à terrasses, étagées en amphithéâtres au-dessus de golfes bleus, bordés de palmes, ou d’étranges villages, avec des avenues de cocotiers, sur des plages inconnues, parsemées de coquillages roses.

Un tirailleur malgache, ordonnance de quelque officier, se promenait sur le pont de long en large, berçant un poupon ; il chantait au bébé blanc, pour l’endormir, des airs de son pays, des chansons sakalaves ; et ce soldat bronzé aux jambes nues rattachait déjà Marseille à Madagascar.

Claude Saldagne voyait fuir, sans nul déchirement, les côtes de France, et ne se sentait point emporté vers l’exil. Presque tous les voyageurs du reste semblaient enchantés de partir. Il y avait bien eu quelques pleurs versés, quelques mouchoirs agités, tout à l’heure, quand le Melbourne était encore à quai et qu’une clochette du bord avait donné à tous les non-passagers le signal de descendre à terre. Mais ce n’avait été qu’une minute au milieu du va-et-vient affairé qui précède le départ. Maintenant le vent de la marche du bateau avait tout emporté. En bas, des gens déjeunaient ; le cliquetis des assiettes, des fourchettes et des couteaux accompagnait le bruit sourd et saccadé de l’hélice. Quelques personnes, sur le pont, installaient leurs chaises de bord aux bonnes places, se préparaient des habitudes pour la traversée. D’autres liaient connaissance avec les compagnons de route imposés par le hasard.

Soudain Claude s’aperçut qu’il était seul à regarder la côte, petite ligne blanche déjà moins précise à l’horizon. Un peu de lassitude, avec un grand apaisement, chassait de son cerveau toute pensée active, l’incitait au repos. Il alla chercher, lui aussi, son fauteuil de toile, et, le long du bord étendu à l’ombre, il se prit à rêver.

Sa pensée devançait la marche du navire, le portait vers ces bords lointains où le menait sa destinée. Mais là, son rêve se perdait en images vagues. Un malaise seulement l’angoissait, à cause de tous les dangers devinés et grandis par cette obscure inquiétude du terrien embarqué pour la première fois : maladies inconnues en Europe ou depuis longtemps oubliées, les filaires insinuées dans le sang, les mycoses paralysant l’organisme comme des algues l’hélice d’un navire, la lèpre qui mène à la plus hideuse des morts ; soleil torride cuisant les crânes sous les casques ; insectes venimeux, bêtes monstrueuses qui hantent l’eau des fleuves ou de la mer, caïmans sournois, requins voraces ; poisons subtils, épars dans le vent qui passe, dans l’eau du marécage, sous la feuille du mancenillier, ou versés par l’indigène hostile dans les mets et les breuvages de l’étranger.

Puis son imagination le ramenait, par delà les jours de Paris, vers l’âge heureux de son enfance et sa jeunesse, dans le calme sûr de sa province ; les gens n’y connaissent les colonies qu’à travers le Tour du Monde ou le Journal des Voyages ; ils citent volontiers le dicton : « Là où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute » ; jamais aucun d’eux n’a supposé qu’une chèvre, après avoir rompu son lien, pût franchir les mers. Claude évoquait ses parents qui dormaient leur dernier sommeil dans l’antique cimetière où reposaient les pères de leurs pères, depuis des générations immémoriales. Une sourde anxiété le tenait malgré lui, la peur héréditaire de briser toutes les racines sociales qui vous lient, comme un arbre à la terre, au sol des champs ou de la ville, d’arracher les radicelles ténues et innombrables qui vous attachent à la patrie. Toujours surgissaient les mêmes paysages du passé : de doux vallons tranquilles, avec des horizons de collines arrondies, toutes bleues dans la buée du matin ; sous de sombres hêtraies, l’humus noir, gonflé de champignons, sent la pourriture ; des genêts d’or et des bruyères roses fleurent bon dans les clairières ou sur la lisière des grands bois. Puis une image de femme se substituait à toutes celles-là ; bannie un instant, elle revenait comme le fantôme de l’Amour.

Il voulut, de toute son énergie, vivre le présent, s’arracher au passé mort, doux ou triste. Il se leva, se promena sur le pont, regarda longuement, à bâbord et à tribord, la mer sans limites. Il lia conversation avec des passagers, avec les officiers du bord. Le soir, à table, il causa avec ses voisins, s’attarda dans le fumoir.

La houle faisait rouler le bateau ; quand Claude regagna sa cabine, il éprouvait la sensation de vide et la vague douleur à l’épigastre, prodromes du mal de mer. Une bonne nuit le remit. Dès six heures, il était sur le pont, aspirant à pleins poumons la brise fraîche. Le lavage du navire, les manœuvres des matelots hissant et fixant la grande tente d’un bout à l’autre du bord, l’intéressèrent. À huit heures, un garçon lui apporta quelques lettres, arrivées à la dernière heure, au moment de l’appareillage. Il parcourut des yeux les adresses : l’une était de l’écriture de Marthe Villaret. Accoudé au bastingage, il regardait avec une attention douloureuse cette enveloppe évocatrice, sans oser l’ouvrir. Qu’allait-il y trouver ? Quels regrets ? Quelle tristesse ? Quelle amertume ? Valait-il pas mieux la jeter à la mer, avec son secret ? Après tout, c’était peut-être très banal ce que renfermait cette lettre. Il l’ouvrit et la lut :

« J’ai voulu, très cher ami, que cette lettre ne vous apporte plus que le souvenir déjà lointain de la Parisienne frivole qui faillit troubler votre vie, un souvenir ému des jolies heures qui furent et aussi de celles que peut-être nous avons rêvées tous deux. Ces quelques mots vous sont adressés sur le bateau, afin que le chemin mouvant de votre vie nouvelle ne vous permette plus le retour. Peut-être aurait-il été plus sage de ma part de vous laisser seulement dans le cœur un peu de la rancune, presque de la haine, dirais-je, que vous avez éprouvée pour moi dans le cadre élégant et factice que je vous avais imposé. Je n’en ai pas eu le courage.

« La Marthe Villaret que vous avez aimée n’est pas celle du Ritz, mais un être tendre et très doux que les adulations du monde ont sans doute un peu gâté, sans pouvoir détruire sa vraie nature. Cet être-là fût peut-être parvenu à vous comprendre ? Votre volonté parfois un peu brutale l’effarouchait, et alors il se vengeait par un mot vif qui vous blessait.

« Mon snobisme vous déplaisait. Savez-vous s’il ne cachait pas seulement le vide d’une existence qu’aucune affection sérieuse n’avait jamais remplie. Avec un peu de patience, peut-être nous serions-nous mieux compris ; mais pour vous c’était la perte de votre énergie, c’était pour d’autres la perte d’une force utile, donc vous avez agi sagement : il fallait fuir loin, très loin.

« Adieu ! Si la joie d’un soleil inconnu, si la révélation d’une vie nouvelle laissent parfois place aux souvenirs, donnez alors une pensée un peu émue à celle qui restera toujours pour vous une amie fidèle. »

« Marthe Villaret. »


Deux fois, trois fois, il relut les pages de longue écriture penchée ; c’était si loin de ce qu’il attendait, si simple, si tendre ! Il comprit que, s’il gardait cette lettre, c’en était fini de toutes ses résolutions. S’il la relisait à Port-Saïd, il prendrait le premier bateau pour Marseille. Soudain un doute cruel lui vint : dans leur jeu de l’amour et du hasard, Marthe Villaret sans doute avait voulu être belle joueuse, elle avait opposé simplement sa faiblesse désarmée à une rupture un peu brutale. Après tout, si elle l’avait vraiment aimé, si elle avait tenu à l’empêcher de partir, ne serait-elle pas venue à Marseille, avant qu’il montât sur le bateau ? Secrètement, il avait rêvé une telle folie de sa part, il lui en voulait de ne pas l’avoir osée. Maintenant c’était trop tard : leur destin devait s’accomplir. Mais il fallait détruire ce vestige trop matériel du passé, cette lettre dissolvante pour son énergie. Il la relut une dernière fois, la déchira en tout petits morceaux qu’il jeta au vent. Il les regarda s’éparpiller ; pendant qu’ils s’envolaient comme des papillons, l’hélice puissante poussait en avant l’énorme masse du navire, tout de suite il les perdit de vue. Ses yeux déjà se fatiguaient de fixer la mer brillante. Sur le bordage il vit une petite tache humide qui s’élargissait auprès de sa main, une larme… Il se donna jusqu’à la disparition de cette larme, vite desséchée au vent du large, pour bannir toute lâcheté de son cœur. Déjà on distinguait à peine sur le bois l’endroit où elle était tombée ; quelques secondes encore, la trace en était effacée. Cette fois, le passé était mort. Délibérément, il releva les yeux, regarda vers l’Orient, vers l’avenir où l’entraînait le Melbourne, vers l’horizon clair où rayonnait l’aube d’une vie nouvelle.

On était en vue de la Corse. Le soleil perçait lentement les brumes. De hautes montagnes, couvertes de maquis, restaient noires, mais les collines dénudées, près du rivage, s’éclairaient de tons roux, en contraste avec l’écume blanche des vagues. Un arc-en-ciel s’irisa, pont gigantesque jeté vers la Sardaigne à peine visible. La côte inhospitalière se hérissait d’énormes rochers, semblables à des monstres échoués sur la plage, et couverts sans cesse par la mer d’une toison d’écume. Sur un promontoire abrupt, d’autres rocs s’amoncelaient, des murs de pierre découpaient sur le ciel leur silhouette sombre. À cette distance, Claude ne savait pas si c’étaient les maisons d’une ville, les tours d’une église, ou de simples escarpements pierreux. Sur les paysages troubles, un peu gris, s’ouvraient et se fermaient tour à tour les voiles de brume agités par le caprice du vent. Puis, sous le soleil indécis, l’ossature des montagnes se vêtait de verdures très tendres, au bord de la mer s’éparpillaient les maisons d’une cité ou d’un village, dominées par une grande tour, à moins que ce ne fût un phare debout sur des rochers ruiniformes.

Dans la lumière plus claire, le contraste s’exagérait entre le chaos des monts granitiques, hérissés de pointes, fissurés de crevasses, et la ligne monotone des stratifications régulières dont les ondulations blanches dominaient le rivage. Sur la falaise, la ville de Bonifacio, laide comme son nom, étalait avec ostentation ses toits de tuiles et ses grandes casernes trop neuves. Elle rappelait désagréablement à Saldagne la vie moderne, au milieu de ce paysage cyclopéen ; il reporta ses regards sur la mer qui baigne éternellement des mêmes vagues les villes changeantes des hommes. Des phares sur la côte, et, sur les écueils, au large, d’autres phares encore surveillaient le détroit, pour montrer aux navires les îlots rocheux, éclaboussés de ressac. Sur l’un d’eux se dressait une sorte d’obélisque, enclos dans un mur de cimetière, en commémoration de la perte d’une frégate française. Par une nuit de tempête, 80 officiers et 1.200 hommes, envoyés en Crimée, s’étaient débattus au milieu des vagues en furie, et la mer les avait pris tous, payant en une fois à la Mort le tribut de plusieurs combats. Le souvenir de ce désastre, évoqué en ce paysage morne, rendit Claude mélancolique. L’idée de son propre malheur le hanta de nouveau, mais il sentait couler dans ses artères le flot rouge et chaud de sa vie ; il détacha ses yeux de la mer mauvaise et noire, pour les reporter sur le ciel clair, sur les terres vivantes. On voyait maintenant dans ses moindres détails la côte corse, éclairée de face ; la Sardaigne, au contraire, dans le halo, se détachait en une ombre chinoise énorme. Il marcha jusqu’à l’arrière ; on était sorti des bouches de Bonifacio ; il les regarda une dernière fois ; il lui semblait qu’il venait de franchir d’autres Colonnes d’Hercule, pour aller à la conquête de fruits d’or merveilleux dans les jardins des Filles-du-Soleil. Soudain il se rappela sa dernière causerie avec Marthe Villaret, comment il lui avait raconté le mythe de Kirkê l’enchanteresse, qui tant affolait d’amour les hommes qu’elle les muait en bêtes. Lui aussi avait subi l’emprise de la magicienne ; aussi heureux qu’Ulysse, il avait pu fuir la terre de Kirkê, mais, au plus profond de son être, il éprouvait encore la puissance du charme qui l’avait vaincu.

Il eut ainsi des alternatives de découragement et de calme, selon l’état de la mer, la couleur du jour, les impressions de l’heure…

Le troisième soir, au coucher du soleil, il vit la Crète. Hors des vapeurs rougeâtres flottant sur les eaux, surgirent tout à coup des montagnes de rêve : quelques sommets neigeux empourprés par les dernières clartés du jour semblaient émerger des nuages, si haut par delà l’horizon qu’on les eût dit perdus dans le ciel et reposant, comme les murailles fabuleuses de la Cité des Oiseaux, sur des amoncellements de nuées. La vision dura cinq minutes, des brouillards roses s’étendirent sur la mer, sous les voiles du soir, comme dans les apothéoses de théâtre, lient devant la scène des gazes transparentes. Le mouvement innombrable des vagues et leur clapotis monotone exaltaient l’immobilité silencieuse des monts lointains. La vie et l’agitation des hommes sur le navire semblaient à Claude vaines et puériles devant les cimes inaccessibles. Son imagination concevait avec peine qu’à leurs pieds, au-dessous de l’horizon, se cachaient, comme des fourmis, les peuples de l’Île-aux-Cent-Villes, et sa pensée remontait très loin dans le temps et dans l’histoire.

Sans doute ce fut en une telle minute que les ancêtres des Hellènes, portés par des barques fragiles sur les chemins humides de la mer, conçurent leur cité divine, et dans les neiges marmoréennes des hautes montagnes sculptèrent des palais pour les Immortels…

Les mouettes, annonciatrices de la terre, accompagnaient le Melbourne de leur essaim tourbillonnant, quelques dauphins jouaient à la surface des eaux. La Méditerranée palpitait dans le soir tiède, prête encore à enfanter des dieux. Claude, dans la douceur ineffable de cette heure, entendit chanter en lui les hymnes d’autrefois. « Ô mer brillante, mer féconde, où naquirent les Êtres de lumière et de joie qui vécurent les mythes de la Grèce ! C’est de tes flots d’un bleu sombre que sortit Poseidôn à la chevelure azurée, c’est par tes larges routes liquides qu’Europe, assoiffée d’inconnu, s’en fut vers l’Orient lointain, portée sur le dos du taureau blanc, c’est à tes écueils qu’Ariane, trahie par un dieu, conta ses injustices, c’est sur tes eaux maternelles que courut la trirème de Thésée, quand le héros retourna, lassé d’aventures, avec la vierge conquise… »

Ainsi la hantise de l’Amour revenait, du fond des siècles morts, s’imposer à Claude. Il songeait tristement que tous les mâles de sa race avaient toujours souffert du même mal secret et volontaire, depuis que Zeus avait donné à Prométhée une statue vivante de femme, et que Kypris Aphrodité, pour la joie des hommes et des dieux, était sortie nue des abîmes amers. Les histoires d’amour, depuis les drames intérieurs de l’antique maison d’Atrée, depuis les péripéties lointaines de la guerre de Troie, qu’aux crimes passionnels des modernes Cours d’Assises, n’était-ce pas l’essentiel de toutes les heures vécues par les fils des hommes sur la terre d’Europe ? N’était-ce pas la trame de tous les poèmes qu’ils avaient chantés ? Ainsi Claude, fuyant la patrie de ses ancêtres, se sentait obsédé encore par la Femme héréditaire.

En vain, il avait rompu les liens matériels, jeté les morceaux de la dernière lettre d’amour dans le sillage du Melbourne, en vain, il avait regardé de nouveaux visages, contemplé des paysages inconnus : le fantôme de Marthe Villaret était toujours là. Le soir, en face de la mer, il songeait que ces flots étaient les mêmes qui dormaient au pied des quais de la Joliette, d’où le rail va vers Paris, et, s’il levait les yeux, pensait, à voir scintiller la Grande-Ourse, qu’une femme là-bas fixait peut-être en même temps la même constellation, que leurs regards se rencontraient dans l’espace infini. Il n’était donc pas assez loin ; il souhaitait d’avoir contourné encore longtemps le dos immense de la terre, pour naviguer sur d’autres océans, pour ne plus voir les Sept Étoiles, pour contempler la Croix-du-Sud ou la Couronne-Australe.

Après Port-Saïd, la dernière rupture commença de s’accomplir. Déjà la ville orientale, avec le grouillement pouilleux de ses mendiants, les allées et venues silencieuses des femmes coptes, à la figure barrée d’un voile fixé au front par des cylindres de cuivre, avait déshabitué ses yeux des images familières de la vie de France. Lorsque le Melbourne glissa lentement entre les berges sableuses du Canal, il eut la conscience obscure qu’il franchissait le véritable frontière acceptée jadis par les ancêtres de sa race, et sentit une séparation d’avec le passé, plus profonde qu’à Marseille.

L’Afrique et l’Asie se confondaient dans le désert monotone, malgré la limite artificielle récemment creusée. À droite une ligne régulière de verdure, dominée par des palmiers, marquait le tracé du canal d’eau douce, annonçait la fertilité du Delta Égyptien. À gauche, la terre d’Asie, vieille d’avoir porté si longtemps des hommes, développait sa chauve et stérile nudité. Le désert jaune et morne s’étendait, comme un océan de vagues sableuses, des confins de l’horizon oriental jusqu’à la chaîne Libyque, dont la haute muraille se dressait à l’Ouest, prolongement des falaises escarpées de la Mer Rouge, vraie limite de l’Afrique.

Ici rien, hors du navire, ne rappelait plus l’Europe. Si loin que pût s’égarer la pensée de Claude, vers l’Arabie ou vers l’Égypte, elle ne rencontrait que l’inconnu : les solitudes mystérieuses, pleines d’oasis, où s’était élaboré l’Islam, et, plus avant, par delà d’autres mers, le Toit-du-Monde, qui avait abrité l’enfance pastorale de l’Humanité, l’Inde figée dans l’immobilité de ses castes, et la Chine dans l’antiquité de sa civilisation, ou bien, de l’autre côté des monts libyques, le Nil, père des eaux, dont les rives avaient vu commencer l’histoire, puis, après les déserts, la forêt équatoriale, où végètent les peuplades sans nom. En cette contemplation s’abolissait aussi la hantise de l’Amour. Les très antiques philosophies ignorent la femme ou plutôt ne connaissent que la génitrice. Les religions phalliques de l’Inde, comme les rites orgiastiques des nègres, ne s’adressent qu’à l’animalité humaine. Les mythes de la Perse ou de l’Égypte sont mélancoliques comme ceux des chrétiens : Istar descend dans les Enfers et chastement enlève à chaque porte une des sept parures de son vêtement. Osiris vit dans le monde des morts, et son peuple n’a été préoccupé que de rendre éternels les tombeaux. Claude ressentait une sorte d’éloignement pour les femmes de toutes ces races ; elles obscurcissaient, lui semblait-il, en son cerveau le concept français de l’Amour ; dans l’Inde, les bayadères sacrées dansaient pour les dieux seuls ; en Égypte, des déesses à tête de lionne étendaient pieusement leurs mains sur leurs genoux hiératiques, et partout l’exubérance du rut déchaîné avait préservé les hommes de l’Amour.


Autour du Melbourne, le soleil flamboyait sur le sable jaune, les hautes dunes monotones et l’eau immobile du Canal renvoyaient la lumière ; la machine du navire, haletant à de longs intervalles, faisait comme à regret tourner l’hélice. Déjà la torpeur de la Mer Rouge endormait le cœur de Claude, et, dans le triomphe immortel de ce midi tropical, il sentait s’émousser sa faculté de souffrir.

II

l’imérinienne


Au siège de la Compagnie Australe, à Tananarive, Claude travaillait dans son cabinet directorial. La transplantation en un milieu complètement nouveau, le changement de toutes ses habitudes, les multiples occupations d’une vie active partagée entre les tournées, l’administration de grosses affaires et la surveillance d’importants travaux, l’empêchaient de songer à autre chose qu’à son existence présente. Le flux des images neuves rénovait aussi sa façon de penser et de sentir. Transporté dans un autre monde, il était devenu presque indifférent à son passé. Il lui semblait qu’il n’avait jamais aimé Marthe Villaret, qu’il avait renoncé à la conception de l’Amour que s’étaient forgée les hommes de sa race. Sa vie sentimentale paraissait abolie, et son activité amoureuse se bornait maintenant à la simple et naturelle satisfaction d’un appétit ; il n’en éprouvait nulle tristesse.

Sur le bateau, plusieurs passagers lui avaient vanté les charmes des ramatous malgaches. L’un ne tarissait pas d’éloges sur sa petite épouse du précédent séjour : il l’avait gardée trois ans et comptait la reprendre. Un autre préférait le changement, comparait Tananarive à un immense sérail dont les Européens seraient les sultans. Des passagères avaient plus d’une fois taquiné Claude sur ses futures bonnes fortunes : il allait être séduit par ces rouées qui trompaient les Européens en se moquant d’eux, par ces singes habillés en femmes.

— Elles vous feront monter à l’arbre comme tous vos congénères, les filles du cocotier, disait une jeune Créole assez disgraciée de la nature et qui ressentait une animosité particulière contre les femmes de couleur.

Et les autres Européennes de renchérir. Que pouvait-on bien leur trouver d’extraordinaire à ces Malgaches, et pourquoi les Blancs s’abaissaient-ils à de telles amours ? Les hommes souriaient sans répondre, et, à l’âpreté même des attaques féminines contre ces rivales, Claude comprenait qu’une jalousie justifiée pouvait seule animer ainsi ses compatriotes. Il attendait donc avec impatience l’arrivée à Madagascar pour voir enfin ces femmes si vantées.

Il eut une grosse déception. À Diégo, les Sakalaves et les Sainte-Mariennes, noires de peau, lourdes, d’expression bestiale, lui parurent étranges, mais non désirables, avec leurs boules de cheveux crépus, et les rosaces d’or dont s’ornaient leurs narines. À Tamatave, les Bestimisârakas lui semblèrent moins séduisantes encore, petites, râblées, trapues, de teint chocolat, le nez épaté, les oreilles charnues, les attaches manquant de finesse. Leur prognathisme exagéré, le dandinement de leur démarche, leur accoutrement criard et disgracieux, avec les châles multicolores à franges, les larges chapeaux de paille surchargés de rubans, expliquaient l’appellation de guenons habillées dont aimaient à se servir les Européennes. Celles-ci triomphaient en entendant Saldagne exprimer cette opinion, mais les hommes, se contentant toujours de sourire, disaient :

— Attendez d’être à Tananarive. Nous en reparlerons dans quelques mois…

De fait les Imériniennes lui plurent à première vue : grands yeux noirs illuminés d’intelligence ou pétillant de malice et de gaieté, peau veloutée, brune avec des tons chauds souvent orangés ou ambrés, extrémités fines, petits pieds, mains allongées, cheveux non crépus, ordinairement très longs. Elles avaient pris du costume européen ce qui est seyant, portaient des bas bien tirés, des souliers découverts, se gardaient pour la plupart des coiffures excentriques, des chapeaux ridicules, et continuaient à se draper gracieusement dans le lamba national, pièce d’étoffe rectangulaire généralement blanche, pareille à la toge romaine. Claude, en les voyant, pensait à des déesses antiques ou à des statuettes de Tanagra bien plutôt qu’à des guenons descendues de leur cocotier. Infiniment diverses d’après les castes et les lointaines origines, elles évoquaient à la fois l’Asie, l’Afrique et les Îles Malaises. Entre les esclaves et les nobles, il y avait plus de différence qu’entre une fine Parisienne et une paysanne de Belle-Isle-en-Mer. Celles de caste servile, avec la forte odeur de l’animal humain, avaient les formes lourdes, les seins piriformes, la peau foncée et terreuse, une forte mâchoire prognathe, un nez écrasé. Au contraire, les femmes nobles ou libres, préservées des alliances viles et des métissages douteux, ressemblaient à de frêles Javanaises, ou à des Japonaises aux yeux bridés, ou encore aux voluptueuses Tahitiennes, leurs sœurs ethniques. Leur sang malais ou polynésien n’était mêlé que de celui de races plus civilisées, Arabes ou Européens, et beaucoup de filles malgaches, affinées par de mystérieux atavismes, possédaient les lignes du corps et les traits du visage que nous qualifions de parfaits, parce que nous sommes habitués à les voir chez les femmes blanches.

Quelques passades avaient donné à Claude le vif désir de connaître mieux les Imériniennes et d’étudier de plus près l’âme d’une race dont l’aspect extérieur s’offrait à lui sous des formes suffisamment séduisantes pour l’inciter à de patientes investigations. Il avait donc décidé, en même temps qu’il quittait l’hôtel pour emménager dans une case confortable, de contracter un mariage temporaire selon la mode du pays.

Précisément il attendait ce jour-là quelqu’un qui devait s’entremettre pour lui présenter une petite épouse et que lui avait recommandé un de ses compagnons de passage du Melbourne, devenu son commensal à l’hôtel. Comme Claude parlait de proxénétisme, l’autre avait protesté.

— L’Indigène que je vais vous présenter est un homme très bien. D’abord il est presque prince, marié à une descendante d’une reine malgache, en tout cas noble de très bonne caste. C’est un fonctionnaire, un gouverneur indigène et surtout un vieux Tananarivien, très au courant des choses de la capitale. Je le connais depuis longtemps, et il rendra volontiers à un de mes amis le service un peu spécial que vous demandez. Soyez sûr qu’il ne considérera cette… intervention, ni comme humiliante, ni comme dégradante. Vous ne connaissez pas encore les mœurs locales qui sont dissolues sans nul doute, mais d’une simplicité toute naïve. L’essai loyal et complet doit précéder le mariage, et le mariage peut être temporaire. Une femme libre est à jamais déshonorée, si elle accorde ses faveurs à un esclave, mais elle n’encourt aucun blâme si elle se laisse aimer par un homme d’une caste égale ou supérieure à la sienne, et il n’est pas de caste plus élevée que la nôtre, celle des Européens. Voilà les principes malgaches. Et en vérité, est-il plus extraordinaire de s’entremettre dans votre cas qu’en France pour faciliter le rapprochement et ultérieurement l’union de deux jeunes gens qui la veille ne se connaissaient pas et le lendemain se fianceront pour des raisons d’intérêt et de convenance, sans amour…

…Surtout n’allez point parler à mon ami indigène de quelque rétribution pécuniaire pour le léger service qu’il vous rendra. Il en serait fort vexé et refuserait votre présent avec mépris. L’honneur de faire votre connaissance lui sera une récompense suffisante. Quand vous le rencontrerez ensuite, vous lui direz bonjour et vous lui adresserez quelques paroles bienveillantes, empreintes d’une aimable familiarité. À l’occasion, s’il a besoin d’être pistonné pour une affaire ou un avancement, vous pourrez écrire en sa faveur une banale lettre de recommandation. Croyez-moi, si vous voulez comprendre la vie tananarivienne, commencez par vous débarrasser de vos préjugés européens… »

Claude attendait donc son intermédiaire, non sans curiosité. Justement on frappait à la porte et le boy introduisit un indigène. C’était un homme grand, de teint clair, avec une ombre de moustache et les cheveux très plats. Une expression naturellement assez dure tempérait chez lui un air d’obséquiosité voulue. Il était vêtu à l’européenne, convenablement et sans recherche : veston, linge blanc, casque anglais, canne à pommeau d’argent. Il salua Saldagne avec beaucoup de déférence et dit :

— Je suis le Gouverneur indigène Randrianarive qui vous est envoyé par monsieur votre ami…

— Vous connaissez depuis longtemps M. Berlier ?

— Depuis très longtemps, M. Berlier me fait l’honneur de me visiter chez moi et il m’autorise à me rendre dans sa propre maison.

Claude, embarrassé malgré tout, en raison de la nature particulière du service qu’il allait demander, ne savait comment aiguiller la conversation vers ce sujet délicat.

— Et vous connaissez très bien, à ce qu’il paraît, le monde indigène de Tananarive ?

— Certainement, Monsieur. Mon grand-père paternel était aide de camp de la reine Ranavaloune II. Une de mes tantes et une de mes cousines furent demoiselles d’honneur de Ranavaloune III. Mon grand-père maternel gouverna un des districts de l’Imerina. On raconte dans ma famille qu’à un moment il fut au mieux avec la Reine et encourut de ce chef la haine du premier ministre. Il devint cependant XIVe honneur et dirigea une expédition heureuse contre les Sakalaves du Boina…

— …

— Je suis apparenté par les femmes au prince Randriantoumpoundzate qui est actuellement Gouverneur Principal. Après la conquête, pendant l’insurrection, j’ai rendu de grands services à la cause française, et, en considération de ces faits, le Gouvernement de la Colonie m’a conféré la Croix du Mérite…

Sa boutonnière était ornée en effet d’un ruban bleu et blanc. Claude, ébloui par tous ces titres de gloire, se trouvait en plus en plus éloigné du véritable sujet de leur entretien. Mais Randrianarive, lui épargnant des transitions difficiles, entra d’emblée dans le vif de la question.

— Et la femme que vous désirez épouser, Monsieur, est-ce une toute jeune fille ou une femme d’une vingtaine d’années ?

— Oh ! Je ne la voudrais pas trop jeune… Dix-huit à vingt ou vingt-deux ans, ce serait très bien…

— Comme vous avez raison ! Les jeunesses, c’est trop coureur ; il est bien préférable de choisir une compagne qui ait déjà vécu et que l’expérience ait un peu assagie… Désirez-vous une femme qui ait déjà enfanté ?

— Ah ! non !

— Si je vous posais cette question, c’est que nous autres Malgaches nous donnons la préférence aux femmes qui sont déjà mères. Nous sommes sûrs ainsi d’avoir des enfants, ce à quoi nous tenons par-dessus tout… Nous disons donc une femme de dix-huit à vingt ans, n’ayant pas encore enfanté. La voulez-vous de caste noble ou simplement femme libre ?

— Je vous avoue que je n’y attache pas une grande importance.

— Nous éliminerons donc seulement les descendantes d’esclaves, qui sont noires et sentent mauvais… Tenez-vous essentiellement à ce qu’elle soit de Tananarive même ?

— Oh ! en aucune façon…

— Je porterai donc plutôt mes recherches du côté de la campagne, dans quelque bonne famille non gâtée encore par la dépravation de la capitale. Je connais précisément une jeune femme de caste noble, fort jolie et qui est en train de divorcer d’avec son mari. Je verrai de ce côté-là s’il y aurait quelque chose à faire. Mais j’y pense, elle ne parle que le malgache…

— Nous aurons quelque peine à nous comprendre en ce cas…

— Oui, oui. Il faut qu’elle parle convenablement le français. Oh ! ce n’est pas difficile à trouver, parmi les anciennes élèves des Sœurs. Vous la désirez plutôt grande ou petite ?

— Grande ou moyenne.

— Mameleuse ?

— Comment dites-vous ?

— Mameleuse, répéta Randrianarive.

Et des deux mains il esquissa devant sa propre poitrine un double geste arrondi pour exprimer plus nettement sa pensée.

— Ah ! je comprends… Oui, sans doute, mais sans excès, n’est-ce pas ?

— Je vois maintenant ce qu’il vous faut, et je crois que j’ai votre affaire… Une très bonne famille de caste libre, établie depuis une dizaine d’années seulement à Tananarive. La jeune fille tout à fait jolie, pas coureuse, dix-huit ans… Si elle est en ce moment sans mari, comme je le pense, sa mère vous l’amènera ces jours-ci…

— Ah ! C’est la mère elle-même qui…

— Oui. C’est l’usage.

— Et qu’aurai-je à dire à cette dame ?

— Oh rien ! D’ailleurs elle ne parle pas un mot de français. Il faudrait que sa fille vous serve d’interprète. Or la bienséance exige cette première entrevue, votre future épouse feigne d’avoir très honte, et ne desserre pas les dents ou ne parle que par monosyllabes. D’ailleurs j’aurai réglé, d’accord avec la mère, toutes les questions matérielles, et, quand je vous annoncerai leur visite, je vous renseignerai. Naturellement vous contractez l’union pour le temps qu’il vous plaira. L’usage est de donner à la mère, le jour où elle présente sa fille, quelques pièces d’or. Les Européens versent généralement à leurs femmes indigènes une mensualité variant de 80 à 150 frs. Quelques-uns donnent beaucoup plus, mais on les trouve ridicules, aussi bien chez nous que chez vous autres. Il est admis encore qu’on offre trois fois par an, au 14 juillet, à Pâques et au Nouvel an, un petit cadeau, quelque bijou indien, ou un lamba, ou un coupon d’étoffe pour faire une robe… »



Dans le quartier d’Ambouhipoutse, tout en haut de la montagne d’Iarive, la maison ouvrait vers l’Ouest sa large varangue en bois, soutenue par des piliers de pierre sculptés en forme d’étranges tiges renflées, avec des chapiteaux de lotus, comme en ont certaines colonnes de l’Égypte. Devant le logis, un parvis étroit en carreaux de terre rouge s’harmonisait avec la teinte des murs, et les volets fermés, dont le bois depuis longtemps avait perdu sa peinture, était de la même couleur grise que les sveltes colonnes de pierre. À quelques mètres, de l’autre côté du jardin, une murette en briques, à demi ruinée, courait en bordure du précipice.

Claude Saldagne venait de rentrer. Il appela un domestique indigène, se fit apporter une chaise de bord et s’installa face au soleil couchant pour emplir ses yeux de l’immortelle et mélancolique splendeur du paysage imérinien.

Du sud au nord, sa vue embrassait, par delà les rizières, un vaste horizon demi-circulaire de montagnes désolées et farouches : mamelonnements roussâtres, grands dômes rouges, énormes croupes rocailleuses apparaissaient comme les vagues pétrifiées d’une formidable tempête géologique et se mêlaient en un inextricable chaos de sommets ronds, de crêtes déchiquetées, de pics aigus, de cratères éteints. Au sud, le massif puissant de l’Ankâratre dominait, comme un continent, les vagues brisées des autres montagnes. Au nord, la colline sainte d’Ambouhimangue profilait sa forme noire de monstre couché et velu sur la masse grise d’une chaîne dénudée. À mi-chemin, l’îlot vert d’Ilaf émergeait des champs roses et des rizières. Celles-ci s’étalaient en une vaste plaine, coupée par les marais de la rivière Mambe et du fleuve Ikioupe, toutes les rizières si vivantes en cette saison de l’année, pleines d’un ruissellement d’eaux et d’un fourmillement d’hommes. Les mille petits rectangles limités par des digues basses faisaient un immense damier vert et jaune, avec, de place en place, le miroitement de l’eau partout débordée. Dans cette mer glauque, brillante par endroits, le fleuve traçait ses méandres d’argent, et çà et là, dans une ceinture de bananiers et de cactus, des villages rouges émergeaient, comme des îles.

La main crispée sur le petit mur, Claude se pencha au-dessus du précipice que dominait sa maison. C’était un à pic d’une centaine de mètres, les grandes parois rocheuses, en gneiss rouge zébré de taches noires par les pluies, se bombaient comme des poitrines, et à leurs flancs s’accrochait toute une végétation de cactus, de lilas de Perse, de jacarandas bleus, de sévabés aux fleurs violettes. Au nord, la montagne s’abaissait, descendait en une coulée de maisons jusqu’à un promontoire arrondi terminé par une sorte de falaise et baigné par le petit lac Anousse.

La soirée était d’une intensité de lumière admirable. Très tard le ciel restait d’un bleu profond, tandis que la terre et les habitations des hommes rayonnaient la chaleur et la lumière de la journée. Les cases, dans la verdure, émettaient des effluves roses, car la brique et la terre d’Imerina sont lumineuses au coucher du soleil, comme les pierres du Palais Vecchio à Florence. Dana l’air pur et transparent, les arbres et les choses proches étaient comme animées à force de clarté sereine tandis qu’à l’ouest, au loin, sur l’Ankâratre, de sombres nues s’accumulaient et se confondaient avec les montagnes, dans un fouillis de tons violets, roses et cuivrés, pareils aux débauches de couleurs que répand le soleil austral sur la palette changeante de l’Océan Indien.

Cet étrange contraste surprenait Claude chaque soir : d’un côté, une nature de cataclysme, un ciel de création orageuse, gonflé d’averses et de tempêtes, avec des lueurs pourprées, des éclairs blafards, et de lointains coups de tonnerre, annonciateurs de quelque démiurge venant bouleverser les rizières ; d’autre part, la pureté élyséenne de l’atmosphère proche et transparente, où les cases rouges luisaient comme des visages, où les ombres vertes étaient accueillantes, où la Terre heureuse souriait au jour qui mourait.

L’Européen maintenant ne regardait plus le paysage, mais sa pensée se teintait des couleurs changeantes du soir, s’attristait des nuées orageuses et lointaines de l’Ankâratve, s’apaisait dans la clarté joyeuse d’Iarive. Ces impressions contradictoires n’étaient-elles point comme le symbole de sa vie ? À l’Occident boréal, au milieu des brumes, s’estompaient, près de mourir, les images tristes et noires, tandis que dans la lumière sereine de l’Île australe s’affirmait l’espoir du bonheur.

Un bruit sous la varangue le tira de sa rêverie ; Razane sortait de la maison ; elle vint vers lui d’une démarche souple et gracieuse. Il sourit, car, en ce soir sans crépuscule, sa pensée se fût vite assombrie de la mort du soleil. Razane s’était assise tout près, sur la murette en terre rouge, et le vaste paysage, aux yeux de Claude, n’était plus que le cadre de sa beauté. La toile de fond des nuages cuivrés par le couchant mettait en valeur le beau corps de bronze clair, tout le scintillement des rizières inondées miroitait dans ses yeux, et sa main, sur le mur d’ocre aux tons chauds, avait presque la couleur de la terre natale. Les yeux de Claude avaient été pris tout de suite par l’Imerina aux aspects étranges, si joyeuse dans les matins clairs, si triomphale dans les midis radieux, si mélancolique dans les soirs de lumière violente. L’Imérinienne aussi, fille de l’Île rouge, l’avait conquis par un charme ineffable ; des effluves de douceur émanaient de sa personne ; une sorte de joie amoureuse, répandue partout en ce pays sur les choses et les êtres, rayonnait dans le sourire de ses yeux d’enfant.

— À quoi tu penses, Claude ?

— À des choses que tu ne comprendrais guère, petite Zane, et que je ne pourrais même pas t’exprimer.

— Pourquoi ? Je ne suis qu’une petite fille malgache, mais je peux écouter ce que tu diras, Claude.

— Il n’y a pas de paroles pour ce que je pense.

— Alors ce sont des idées d’Européen. Peut-être qu’un jour je les comprendrai, quand j’aurai vécu longtemps avec toi.

— Peut-être, Zane… Dis-moi, quand tu vois, comme en ce moment, au fond, là-bas, toutes les rizières et les villages, et loin, très loin, les grandes montagnes noires, qu’est-ce que tu éprouves ?

Elle rit, d’un petit rire doux et condescendant.

— Je ne sais pas ce que tu veux dire. Tu aimes à regarder mon pays, devant nous, le soir, quand se ferme l’Œil-du-Jour. Moi, je l’ai vu si souvent que je n’y pense plus.

— Ton village, où est-il ?

— Je n’habitais pas dans un village, avant de te connaître. Il y a dix ou douze ans déjà que je suis venue à Tananarive, avec mes parents.

— Mais auparavant tu étais restée dans le pays où tu es née ?

— Quelques années, oui…

— Combien ?

— Je ne me rappelle pas. J’étais si petite ! Et les jours passaient, tous les mêmes.

— Tu y retournes quelquefois, dans ton village ?

— Rarement. J’y vais quand quelqu’un de ma famille meurt et qu’on l’enterre dans le tombeau de nos ancêtres.

— Nous irons ensemble un jour, veux-tu, Zane ?

Elle rit encore de la singularité de cette idée.

— C’est très loin, tu sais, à une grande journée de marche.

Elle tendit le bras dans la direction de l’ouest.

— Tu vois le fleuve Ikioupe ; il glisse au milieu des cultures comme la bête longue sans pattes qui ondule dans les herbes, puis il se perd là-bas dans les brumes. Eh bien ! au delà des montagnes que tu vois à l’horizon, dans une vallée sauvage, sur une colline au bord du fleuve, c’est là qu’est Imérimandzak !… Mais tu le trouveras très laid, mon village. Il y a beaucoup de cases en ruines. Les gens sont presque tous venus à Tananarive, ou bien les maladies les ont enlevés. C’est un pauvre vieux village, très vilain.

— Peu importe. Je voudrais y aller.

— Alors nous irons, Claude.

Elle sourit à quelque idée intérieure.

— Je pense à l’étonnement des parents que j’ai encore là-bas, quand ils verront mon mari blanc.

Claude rit aussi de bon cœur, en songeant à ses parents malgaches de la brousse.

L’obscurité était tombée très vite, comme il arrive sous les Tropiques. D’innombrables petites lumières s’allumaient en bas de la montagne et trouaient l’ombre jusque dans les rizières. L’Européen, sensible aux effluves amollissants des soirées australes, fut pris d’une grande lassitude physique. Il crut reconnaître les prodromes d’un accès de fièvre et se laissa tomber en une rêverie mélancolique. Il se rappelait les maladies de son enfance, la douceur caressante des soins maternels. L’idée de la mort le hanta soudain, l’accès pernicieux qui emporte en quelques heures l’homme le plus fort, l’enfouissement du cercueil dans la terre d’exil sous les yeux de camarades d’hier ou d’indifférents. Déjà, il avait suivi trois de ces convois depuis son arrivée. Il évoqua la vision du cimetière, loin de la ville, sur la haute colline d’Andzanahâr, et l’admirable vue qu’on a, du milieu des tombes où dorment les jeunes hommes, sur Iarive-la-Joyeuse, crénelée de rochers et parée de cases rouges au milieu des frondaisons. Reposerait-il un jour, lui aussi, dans la lourde argile d’Andzanahâr ?

Il fit effort pour écarter les idées tristes, mais il avait peine à se ressaisir ; les fantômes du passé rôdaient autour de lui, comme ces grands papillons noirs qui volètent dans les maisons à Tananarive, effroi des Malgaches : âmes des anciens habitants, ils frôlent de leurs ailes endeuillées la face des vivants, leur apportant un peu de l’inexprimable horreur des tombeaux.

— Zane, je suis fatigué… J’ai peur d’avoir la fièvre ce soir…

Elle ne dit pas une parole, mais, se levant, elle alla chercher une chaise, revint s’asseoir. Elle lui prit la main, appuya sa joue fraîche sur l’épaule du maître, resta ainsi sans parler, sans bouger, comme un animal familier et fidèle. La douceur de ce contact caressant le pénétra d’une langueur heureuse. Longtemps, ils demeurèrent ainsi, muets tous deux ; il lui semblait qu’un mystérieux échange établissait une sorte d’équilibre entre leurs deux existences ; de nouveau, il connut la joie de vivre le beau soir austral, avec l’enchantement de la lune déjà haute dans le ciel au-dessus de leurs têtes, parmi les senteurs fortes des lilas de Perse et des daturas. Guéri de sa fièvre, de ses tristesses, il attira plus près de lui l’Imérinienne, et leurs souffles se confondirent…



Des lumières s’agitaient sous la varangue. Les domestiques indigènes, pieds nus, s’empressaient silencieusement. On apporta la table dressée. Tous deux s’installèrent pour dîner, sous la lune éclatante, sans lampe, pour éviter les moustiques. Claude, plein d’appétit et de gaieté, faisait honneur au repas ; tout en mangeant, il causait, demandait à Razane ses occupations de la journée, lui parlait des détails de la fête qu’il devait donner le lendemain à ses amis, pour pendre la crémaillère. L’Imérinienne disait les préparatifs, les achats du matin au marché du Zouma, les ordres au cuisinier, le nettoyage de la case ; elle contait comment, au plus fort du travail, elle avait surpris Koutouzandre, le boy, assis au jardin dans un fauteuil en jonc, les jambes croisées, son plumeau sous le bras… La vieille Razaf, obligée d’abandonner le soin du linge, avait pesté toute la journée contre les lubies intempestives du maître. Zane faisait aussi des reproches à Claude : il allait dépenser beaucoup trop d’argent ; en une soirée il gaspillerait plus de piastres qu’il n’en faut pour se nourrir un mois. Lui riait, se moquait d’elle, mais au fond il était enchanté de la voir prendre ses intérêts et se montrer ménagère économe.

Depuis qu’elle vivait dans sa case, il ne connaissait pas les soucis que donne à un célibataire la direction d’une maison. Tout marchait à souhait, sans que d’ailleurs elle parût s’en occuper. À quelque heure qu’il rentrât, il la trouvait se reposant, tantôt sur une chaise de bord, quelquefois étendue de tout son long sur le divan, ou accroupie à la malgache, les jambes repliées sous elle. Elle pouvait passer des heures, accoudée sur la balustrade de la varangue, du côté du petit chemin qui longeait le jardin ; elle s’intéressait aux rares passants, aux allées et venues des familles voisines, aux petites querelles et aux mille potins du quartier, insoupçonnés des Européens. Elle entretenait avec les domestiques de longues conversations, sur des riens, à propos d’une bête qui avait traversé la cour pendant la nuit, ou sur le riz de la dernière récolte, ou sur le brouillard du matin.

La toilette était sa grande occupation ; dans une chambre de débarras, au premier étage, de grandes corbeilles en jonc tressé, fermées d’un couvercle et rangées sur des planches, renfermaient des chemises garnies de dentelles et d’entre-deux, à la mode européenne, de longues tuniques brodées, tombant jusqu’aux chevilles, des robes de toutes nuances, des bas de soie. Les lambas remplissaient à eux seuls deux corbeilles, il y en avait de tous les tissus et de toutes les teintes, en soie bleue ou jaune, en soie brochée, d’autres très simples, en cotonnade blanche, bordés d’une ligne de couleur, et des écharpes en crêpe de Chine ou en mousseline. Plusieurs, rayés de noir et de rouge, étaient des suaires destinés aux morts, mais vivants et vivantes se font gloire de les porter aux jours de fête, avant de rejoindre les Ancêtres dans les tombeaux. D’autres lambas étaient ornés de dessins étranges, grandes arabesques jaunes sur fond orange, à la mode sakalave, ou larges bordures en couleur et images criardes sur fond blanc, en honneur chez les Betsimisârakas. Dans une armoire de la chambre à coucher, un coffret indien, en bois de santal, contenait les bijoux, tous en or massif, œuvre des orfèvres de Tananarive ou de Majunga : les bagues bayadères avec la triple divinité brahmanique, les lourds anneaux malgaches ornés de fleurs et de fruits, les gourmettes importées d’Europe et les colliers ciselés par les Malabars.

Parfois, quand une amie venait la visiter, Razane la menait dans la chambre des vêtements ; elles ouvraient les corbeilles, en tiraient les étoffes soigneusement pliées, admiraient les dentelles des chemises, les broderies ajourées, se drapaient dans les lambas, en gonflant le buste, avec des mines comme on en fait aux jeunes hommes qu’on connaît, lorsqu’on les rencontre seuls, dans quelque ruelle écartée et déserte.

Mais son vrai trésor était caché dans la case paternelle : un petit vase de terre, enfoui sous un carreau de brique dans la chambre où dormaient ses parents, contenait les piastres et les pièces d’or ; quand la somme était suffisante, on achetait une rizière, ou bien on consentait un prêt à taux usuraire, sur le gage sûr de quelque maison.

Claude ignorait cette Razane calculatrice et femme d’affaires, ou ne la soupçonnait qu’à de rares intervalles. Elle lui apparaissait bien plutôt comme une femme-enfant ; jamais ni très triste, ni très gaie, d’humeur égale, elle souriait à son mari du moment, à la belle lumière du jour, à ses toilettes, aux histoires de sa servante. Elle avait les joies et les peines d’une petite fille, le tranquille bonheur d’un animal bien portant. Aucune pensée morose ou obsédante n’habitait sous son front. Quand elle réfléchissait à autre chose qu’au présent, c’étaient toujours des images malgaches qui hantaient son cerveau. Rarement elle élevait ses désirs au delà de ceux de sa race, elle gardait près de l’Étranger les impressions héréditaires de ses aïeules Imériniennes, la soumission heureuse à l’homme, au maître qui possède les biens et dispose de la chair des femmes, la quiétude du lendemain assuré, tant qu’on est jeune et jolie, l’indifférence pour un avenir qu’on ne saurait changer, la paresse native développée sous le ciel bleu par une vie trop facile.

L’Imérinienne est paresseuse, sensuelle et conservatrice ; gardienne des traditions, elle retient dans son cerveau obstiné les paroles, les gestes et les mœurs des anciens. Elle craint les nouveautés. Si elle va dans la maison d’un Européen, elle y apporte ses habitudes de penser et d’agir, qu’elle sait imposer, à force de douceur, au maître de son corps. Elle tient l’homme, noir ou blanc, par la joie de sa chair ; car elle n’est pas l’esclave indifférente qui se prête ou se loue au passant, mais la femme heureuse qui se donne avec toute l’ardeur des désirs, toute la fougue des sens, et, dans la plénitude de la possession, veut un bonheur partagé. Claude n’avait pas su résister à la douceur léthargique des caresses, des rires d’enfants, à l’ivresse des abandons passionnés. Jamais Razane ne lui disait non, elle se prêtait à ses caprices les plus inattendus, à ses plus bizarres fantaisies, devinait ses désirs, allait au devant de ses velléités. Elle se réveillait quand il n’avait plus envie de dormir, disparaissait s’il voulait être seul, et lui ouvrait les bras quand il avait besoin de tendresse. Il avait essayé, sans y réussir, de la mettre en colère, et il se reprochait ensuite, devant cette passivité soumise, d’être dur et mauvais.

Un mois plus tôt, la mère, une vieille Houve, bouffie et lourde, à la bouche volontaire, avait amené elle-même sa fille, après les négociations entamées par le Gouverneur Randrianarive ; elle avait emporté les pièces d’or et les étoffes de soie offertes aujourd’hui, comme il est d’usage, au lieu du don antique et rituel de l’arrière-train d’un mouton, et elle avait laissé Zane pour être l’épouse temporaire du Français. Claude se rappelait combien il s’était senti gêné, en ce premier rendez-vous, par la présence de cette mère qu’il jugeait proxénète, tandis qu’elle louait simplement le corps de sa fille à un étranger généreux, comme le lui permettait la coutume des Ancêtres. Tout le temps qu’elle était restée dans la chambre, très à l’aise, prodiguant à Razane en malgache des recommandations que l’Européen ne comprenait pas, Claude, agacé, ne savait que faire de sa personne ; il examinait curieusement la grosse femme, qui répandait une vague odeur de fumée rance, il se demandait si elle était bien la mère de cette fille svelte, aux traits fins, vers qui tendait déjà son désir. Quand il eut refermé la porte sur la vieille, il contempla la petite épouse qu’il venait d’acheter. Elle se tenait toute droite au milieu de la pièce, immobile et comme honteuse ; les plis harmonieux du lamba mettaient une grâce fière autour du jeune corps ; elle regardait fixement dans un coin, sans paraître voir son nouveau mari, mais le sourire espiègle de ses yeux démentait son air indifférent. Claude s’approchant ôta d’abord le lamba de soie blanche, avec l’hésitation de l’artiste qui dévoile une maquette ébauchée la veille ; il ne fut point déçu ; sous la longue tunique en soie jaune le buste se devinait rond et ferme ; tout de suite le désir de Claude effleura les jeunes seins, nus sous la mince étoffe. La gorge et les épaules de bronze clair, sous l’ajourement des broderies, lui apparaissaient colorées de tons chauds, presque orangés, et le contraste de cette chair avec la sienne semblait étrange. Toujours il garda cette première impression ; la vue de la peau brune, aux teintes cuivrées, exaltait ses désirs ; il croyait s’échapper des entraves de sa propre race, et son orgueil de mâle s’y complaisait. Les femmes blanches auraient désormais à ses yeux moins de charme qu’autrefois et il ne pourrait s’empêcher de les trouver banales. La peau de Razane, que n’avait jamais flétrie aucun fard, était douce et satinés, ses lèvres attiraient les baisers, les bizarres lèvres mauves, sensuelles sans être grosses, pâles auprès des dents blanches, et si fraîches. Depuis le premier jour, il avait poursuivi, presque inconsciemment, la chimère de l’aimer et d’être aimé d’elle selon la conception héréditaire des poètes méditerranéens. Il voulait ignorer l’incompatibilité de race entre lui et l’Imérinienne. La peau d’ocre, les lèvres de violettes lui apparaissaient quelquefois comme le symbole d’une prohibition d’amour, mais il l’oubliait dans la possession, ensuite l’obsession revenait. Tels furent les premiers temps de leur union. Puis toutes les barrières s’abolirent et le civilisé subit jusqu’aux moelles l’influx de la jeune barbare. Sa passivité intellectuelle la défendait contre les retours d’autorité de l’homme, et sa puissance de séduction eût triomphé d’une énergie mieux trempée que celle de Saldagne. Elle déroulait pour lui jusqu’aux talons la toison de ses longs cheveux noirs, ondulés et luisants, ou bien elle laissait briller ses dents de jeune bête, humides et blanches, entre les lèvres d’améthyste, ou bien elle noyait de feinte langueur ses yeux pâles, derrière les cils épais. D’instinct elle sentait les attitudes & prendre, elle connaissait les robes à mettre, selon l’heure de la journée, pour mieux attirer les regards du maître ; elle savait les nuances qui convenaient à son humeur : lorsqu’il était triste, elle s’enveloppait, comme si elle avait froid, dans un grand lamba de soie blanche ; quand il était joyeux, elle revêtait seulement de légères tuniques en crêpe de Chine, qui la laissaient presque nue ; quand il amenait des amis, elle portait une robe fermée jusqu’au col, sans jours provocants, et, les yeux baissés sous les longs cils, elle gardait l’attitude modeste que doit avoir en public une jeune Houve bien élevée. Toutes ces ruses lui venaient naturellement, parce qu’elle était femme, et que les Imériniennes, sous l’ardent climat des Tropiques, naissent et vivent pour l’amour. Razane était lascive, comme les chèvres dans la montagne, sans honte et sans impudeur ; la luxure était dans sa chair et non dans son esprit ; aussi donnait-elle, sauf aux heures d’amour, l’impression d’une petite fille très sage qui, dans la rue, va son chemin sans regarder à droite ni à gauche, et, à la maison, ne songe qu’à dormir ou à babiller.

Elle avait appris le français, la couture et la broderie à l’École des Sœurs ; on l’avait baptisée catholique ; longtemps elle porta, pendu à son cou par une ficelle, un petit morceau d’étoffe avec une image, donné par le Monpère pour protéger contre les maléfices. Elle n’allait plus que rarement à l’église, quoiqu’elle aimât la musique et les chants, car l’évangéliste, un jour, avait prononcé de terribles imprécations contre les Imériniennes qui habitaient chez les Blancs. Elle avait grand’peur d’être montrée au doigt et expulsée publiquement de la Case-des-Prières, comme il était arrivé à Kétamangue, devenue enceinte, et à Razafindrasou, qui se promenait dans les rues avec son époux européen.

D’ailleurs, elle préférait aux usages nouveaux les coutumes des ancêtres, qu’on avait toujours continué dans sa famille de pratiquer en secret. Inquiète sur l’issue d’un événement, elle consultait le devin, liseur de l’avenir dans les rangées de graines étalées sur la natte de jonc. Pour être gardée longtemps par Claude, elle était allée chez un vieux Faiseur d’amulettes, redouté dans tout le quartier à cause de sa connaissance des remèdes anciens ; il lui avait donné, en échange d’une piastre, un talisman efficace, contenu dans un sac minuscule en étoffe rouge ; elle avait décousu le matelas pour mettre le charme d’amour juste à l’endroit où s’étendait d’ordinaire l’Européen.

Elle aimait bien aussi passer tout un jour dans la case de ses parents, reprendre l’ancienne vie malgache, marcher pieds nus sur la terre rouge, chaude et douce aux pieds, s’accroupir sur la natte pour manger en famille le riz et les brèdes dans des assiettes en fer-blanc, pour boire l’eau trouble refroidie dans la marmite et qui sent bon le riz brûlé.

Claude ne connaissait de sa vraie vie que ce qu’elle voulait bien en montrer, c’est-à-dire peu de chose. Il la trouvait suffisamment civilisée, juste à son goût. Elle avait conservé les qualités natives de la race privilégiée d’où elle sortait, l’humeur égale et paisible, la douceur du caractère, la joie de vivre naïve, la simplicité dans les désirs, l’indifférence heureuse du lendemain ; et elle n’avait acquis, en apparence, aucun des innombrables défauts importés par les étrangers. C’était la compagne rêvée des nuits et aussi des jours ; elle faisait si peu de bruit, tenait une si petite place, sans exigences, toujours satisfaite, empressée à obéir aux moindres caprices, maîtresse ardente, ménagère attentive, gardienne fidèle de la maison.

La paix intérieure de sa vie avait une heureuse influence sur le caractère de Claude. Content de lui-même, il était satisfait des autres, et, tous les jours, trouvait de nouvelles raisons d’apprécier les qualités de Zane. Peu à peu, sans qu’il en eût conscience, les mille liens de l’habitude tissaient autour de lui une trame subtile, où il s’emprisonnait, comme une mouche dans une toile d’araignée.



Le dîner offert par Saldagne à ses amis venait de finir. Les convives prenaient le café, au frais, sous la varangue. La nuit était de celles qui laissent à un Européen l’éternelle nostalgie du ciel tropical et de la terre imérinienne. Êtres et choses se reposaient en une paix ineffable. La lumière diffuse des étoiles, dans l’air transparent, ôtait à l’ombre sa tristesse ; le souffle subtil du vent apportait en ondes parfumées les senteurs troublantes des arbres chargés de fleurs. L’hymne de volupté que susurrent en notes stridentes les grillons, que jettent en cris rauques les chauves-souris dans leurs vols saccadés, que coassent les grenouilles dans l’eau tiède des rizières, s’exhalait de partout, et la brise très douce, qui s’enflait et tombait tour à tour, paraissait faite des soupirs d’innombrables couples d’amants.

Les invités réunis par Claude sans aucune contrainte mondaine se laissaient aller au charme de la nuit australe, et, libres de toute obligation de vaine politesse, se taisaient. Coloniaux d’assez vieille date, sauf l’amphitryon, ils formaient un petit cénacle rare par la largeur des idées, le scepticisme aimable fondé sur l’expérience et l’absence des préjugés qui encombrent la vie sociale de la vieille Europe. Aux colonies, dans des villes qui ne comptent pas plus d’Européens qu’une sous-préfecture ou même qu’un chef-lieu de canton, on peut grouper des individualités intéressantes plus facilement que dans beaucoup de grandes villes de province. Les hommes qui cherchent fortune dans les terres lointaines, par delà les océans, sont quelquefois des ratés, mais plus souvent des fantaisistes, des curieux, épris d’inconnu. Au bout de deux mois, Claude fréquentait un milieu composite, original. Son activité physique et intellectuelle, en une ambiance de vie joyeuse, s’y développait avec plénitude ; le spectacle de choses non vues, d’hommes sans banalité, rénovait son cerveau ; les formes, les images, les idées affluaient en lui pour féconder sa pensée.

Dans les villes coloniales les sympathies s’affirment vite ; de la camaraderie on passe aisément à l’intimité ; on a deux ans, trois ans au plus pour échanger les uns avec les autres un peu de cordialité mondaine ou pour ébaucher des amitiés ; ensuite le hasard des carrières ou des affaires vous disperse à Pondichéry, à Cayenne, à Djibouti, aux Antilles, en Indo-Chine, au Congo, sans compter l’aléa des postes isolés en pleine brousse, dénués de ressources et de moyens de communication. Enfin les risques de la carrière incitent à brûler sa vie. On a exagéré parfois les dangers courus par ceux qui passent les mers. Pourtant combien ne sont pas revenus des îles lointaines, qui s’embarquèrent, pleins de vie, à Bordeaux ou à Marseille !

Aussi les Coloniaux témoignent-ils, soit à Paris, soit dans leurs villes exotiques, d’une sorte de furie de plaisir ; en prévision de l’avenir incertain, ils tâchent de vivre les heures doubles ; perpétuels déracinés, ils sont moins assujettis que les autres hommes aux préjugés, aux traditions, aux coutumes. À force de passer d’un pays dans l’autre, ils interchangent les idées, mêlent les races, confondent les mœurs.

Michel Berlier avait été le compagnon de traversée de Claude, et les deux hommes, attirés l’un vers l’autre, s’étaient liés dès le bateau. Ils se voyaient presque tous les jours, et Berlier s’ingéniait à aplanir pour son ami les mille difficultés d’un premier séjour colonial. Grand, dégingandé, les bras ballants, le visage envahi par une barbe et une moustache embroussaillées, il portait des vêtements trop larges et des chaussures toujours couvertes de la poussière rouge des chemins. Il avait quitté l’Europe depuis vingt ans et n’y était retourné que deux fois. Pendant son dernier voyage, il avait, en trois mois, dépensé cinquante mille francs à Paris et à Vichy, puis était rentré à Madagascar, dégoûté des plaisirs de la civilisation. Riche et ruiné à quatre reprises, il avait été planteur de café, fabricant d’essences, éleveur, prospecteur ; il représentait maintenant à Tananarive la Compagnie Cettoise de Commerce et de Colonisation, brassait de grosses affaires, aussi bien pour lui-même que pour sa société. À force de vivre en contact avec les indigènes, possédant à fond leur langue, il avait en partie adopté leurs façons de sentir et de penser, en même temps que les familles de ses épouses successives. Jugeant les mœurs de ses propres ancêtres parfaitement absurdes pour Madagascar, il se conformait à celles des indigènes, plus appropriées au climat et au milieu. Il s’était fait construire un tombeau carré, en pierre, tout près de sa maison, à la mode imérinienne. C’est là qu’il voulait être enterré, non pas dans un cercueil, comme un Européen, mais roulé simplement dans un linceul rouge de soie et couché sur une dalle de granit. Michel Berlier était une énigme pour les Français de Tananarive, les uns prétendaient qu’il jouait constamment un rôle, et affichait, pour vivre à sa guise, des idées qu’il n’avait pas ; les autres le considéraient comme un innocent maniaque et ne mettaient pas en doute sa bonne foi. Claude éprouvait pour lui une sympathie très vive, à cause de sa nature ardente, de sa riche imagination et de ses opinions indigénophiles. Les Malgaches, qui se plaisent à donner des surnoms, l’appelaient « Celui-qui-n’aime-pas-les-coutumes-des-Blancs ». Ralinour, sa petite épouse, appartenait à la deuxième caste des nobles de l’Imérina, les Andriantoumpoukouindrindre, c’est-à-dire les Seigneurs-par-excellence. Métissée certainement de sang arabe, bien qu’elle se prétendît de pure race imérinienne, elle avait le nez busqué, les lèvres minces, le visage ovale et de très grands yeux noirs, légèrement bridés, à la japonaise. Moins belle que Razane, mais plus étrange, elle avait gardé de ses nobles ancêtres la démarche altière, l’expression hautaine et impassible. Elle régnait en véritable épouse dans la maison de Berlier, à qui elle avait donné deux enfants, tolérait toutes les infidélités, sauf celles commises avec des femmes de caste servile. De pareils contacts lui semblaient des souillures, et, dans ce cas seulement, elle faisait à Berlier des scènes véhémentes, en crachant à terre, de dégoût.

Jean Romain, administrateur des Colonies et Algérien d’origine, avait fait des séjours au Congo, au Sénégal, puis à Madagascar. Il s’était laissé prendre, comme tant d’autres, au charme de la terre imérinienne et du doux peuple qui l’habite ; il aimait le pays et la race à la fois en ethnographe et en poète, s’exaltait, comme Saldagne, à contempler le merveilleux paysage du haut d’Ambouhipoutse, s’intéressait à observer les rites et les mœurs. Il ne concevait plus qu’on pût vivre de la vie d’Europe. Pendant ses congés administratifs, dédaigneux des villes de France, même de Paris, il faisait des voyages d’exploration dans la haute vallée de l’Amazone, ou en Afrique Équatoriale, ou dans l’archipel de la Sonde. Il pensait beaucoup, parlait peu, et, les indigènes l’avaient surnommé « Celui-qui-s’informe-de-tout ». Il s’était fortement attaché à sa compagne, qu’il avait prise à quatorze ans dans sa famille et trouvait commode de garder, parce qu’elle connaissait ses habitudes, ses goûts, ses manies. Kétamâve ou plus simplement, par abréviation, Rakéta, était dans l’épanouissement de sa beauté, très bien faite, avec une aimable tendance à l’embonpoint, le visage rond, les yeux rieurs sous de longs cils, la bouche petite et mutine. Toujours contente, heureuse de vivre, elle rayonnait de la gaieté autour d’elle. C’était l’amie la plus intime de Razane. Celle-ci voyait souvent Ralinour, mais elle préférait Rakéta, de condition libre comme elle, tandis que l’altière Ralinour mettait parfois une nuance légère de condescendance dans ses rapports avec des femmes de caste inférieure à la sienne.

Armand Desroches avait fait une brillante et rapide carrière dans la magistrature coloniale. Après de courts séjours à Pondichéry, Hanoï, Tahiti, il semblait fixé à Tananarive, où il venait d’être réaffecté pour la deuxième fois. Blasé, sceptique, dilettante, il s’amusait en regardant les autres. Les ramatous l’intéressaient peu et on lui prêtait une liaison discrète avec une femme du monde. Il n’était guère connu des indigènes qui l’appelaient simplement « les-Yeux-de-Verre », parce qu’il portait lorgnon.

Le capitaine Cosquant, de l’infanterie coloniale, avait lui aussi couru la vaste terre. Partout les jupons ou les pagnes avaient été sa préoccupation dominante. Nul n’était mieux renseigné que lui sur les mérites respectifs des Martiniquaises, des Peulhs, des Hindoues, des Tahitiennes, des Congaïes. Il aimait à reconnaître la supériorité incontestable de la femme malgache. Quand on le mettait sur ce sujet, il ne tarissait pas d’éloges sur la Betsimisâraka, propre et fidèle, sur la Sakalave voluptueusement experte aux choses de l’amour, sur l’Imérinienne, modèle des perfections de la race. Les Indigènes l’avalent appelé Bévâve, l’homme à femmes, et lui-même se proclamait ramatouïsant. Aimable et altruiste, providence des nouveaux venus à Tananarive, il indiquait volontiers, comme il le disait lui-même, l’adresse des « numéros exceptionnels » et des « bonnes affaires », connaissait les jeunes filles en quête d’un mari temporaire, et aussi les vieilles femmes, qui, ayant passé l’âge d’aimer, ne pouvaient plus que favoriser les amours des autres. Jamais il n’avait réussi à rester marié plus de six mois, même en vivant, selon sa propre expression, sous le régime de l’infidélité réciproque. C’était un beau soldat, un bon vivant et un brave cœur.

Les boys avaient apporté le café et les liqueurs. Chacun s’installait à sa guise, dans les rocking-chair, dont le balancement imite les houles lentes de la mer, dans les chaises de bord en toile bise, épaves des longues traversées, ou dans les fauteuils en écorce de roseaux, tressés par les indigènes. Michel Berlier, étendu de son long par terre sur une natte fraîche, fermait les yeux pour mieux goûter la douceur du soir.

Razane et ses deux amies, installées ensemble sur le divan couvert de tapis du Caire et de larges coussins moelleux, faisaient un groupe charmant, très oriental, digne d’un harem. La maîtresse de la maison, vêtue d’une longue robe de crépon de Chine brodé, couleur champagne, emprisonnait étroitement son buste dans une écharpe blanche. Ralinoure portait un kimono de soie bleue, et, pour plaire à Berlier, s’était fait ce soir-là une coiffure presque Japonaise. Rakéta, tout en blanc, était parée d’or comme une idole : collier, bracelets, boucles d’oreilles, et, suspendu au sautoir, un losange d’or avec des lettres arabes et des pendeloques, œuvre d’un artiste comorien. Impassibles comme des déesses, gênées d’ailleurs par la présence de plusieurs hommes, les trois femmes échangeaient de loin en loin quelques paroles.

Claude songeait à l’agitation factice des salons d’Europe, on vient de quitter la salle à manger, aux conversations banales, aux flirts inutiles. L’image d’une femme de là-bas, d’une femme blanche aux cheveux blonds, qu’il n’arriva pas à chasser de sa mémoire, s’imposait encore à lui. Un peu de nostalgique mélancolie vint assombrir sa joie : il évoqua la France, Paris, un salon familier de la rue d’Antin, où flottait un parfum subtil, depuis si longtemps non perçu. Il ferma les yeux comme quelqu’un qui choit dans un abîme. Mais une bouffée de vent souffla du jardin, apporta les senteurs fortes des fleurs tropicales… La voix de Zane, d’un timbre clair, avec des intonations d’enfant, le tira de son rêve.

— Les musiciens sont arrivés… Où doivent-ils se mettre ?

L’Imérinienne était debout près de lui, souriante et tranquille. Elle devinait son trouble, sans s’inquiéter. Ce sont là humeurs changeantes d’Européens, dont il ne faut pas rechercher les causes. Mais le clair sourire de la femme-enfant chassa l’obsession du cerveau de Claude, comme un rayon de soleil dissipe la brune. Souriant lui aussi à sa petite esclave, il se leva pour donner des ordres.

Une troupe de musiciens malgaches, commandés pour la soirée, s’installa dans un coin de la varangue, trois chanteuses, un flûtiste et trois joueurs de valîh. Rien d’européen en cet orchestre, ni violons nouvellement importés, ni mandoline, ni guitare, mais une flûte en roseau comme au temps du roi Radama, et les valîh traditionnelles, longues tiges de bambous avec, pour cordes, les fibres soulevées, maintenues par de petits chevalets de bois. Chanteuses et instrumentistes étaient vêtus à la mode ancienne, les femmes en longues tuniques de cotonnade blanche, tombant jusqu’aux chevilles, les hommes en pagne, avec le lamba jeté par-dessus l’épaule, comme une toge. Accroupis sur leurs talons, ils attendaient patiemment le bon plaisir des étrangers. Claude leur fit un signe. Ils préludèrent, sans parvenir de suite à se mettre d’accord ; l’un entamait une mesure, et les autres suivaient, comme hésitants ; puis un autre recommençait ; enfin le rythme cherché s’établit. Mais tous les Européens protestèrent par des exclamations indignées : l’orchestre exotique, le quatuor de valîh et de flûte antique, jouait Viens, Poupoule, viens !

Berlier, dressé sur sa natte, agitait des bras vengeurs dans la direction des musiciens ahuris, en leur hurlant des insultes en malgache. Zane, s’approchant d’eux, dit quelques mots à voix basse. Ils se concertèrent un moment, puis, sans trop hésiter, entamèrent un air d’autrefois ; c’était une mélodie mélancolique et lointaine, brisée au début par une syncope, et prolongée à la fin en un interminable point d’orgue ; sorte de rêverie naïve psalmodiée d’une voix nasillarde par la plus vieille des trois chanteuses, puis les jeunes interrompaient en un chœur alerte, presque joyeux, accompagné de battements de mains. Les Imériniennes, intéressées par l’air ancien qui leur rappelait les jours heureux de leur enfance, battaient des mains, elles aussi, fredonnaient en sourdine les paroles bien connues. Un courant sympathique s’établissait entre les deux groupes malgaches, à chaque extrémité de la varangue, entre ceux de la caste noire, pieds nus, en lambas de coton, payés par les Blancs pour chanter, et celles de la caste libre ou noble, esclaves aussi des Européens par la servitude de leur chair. Claude, conscient de cette entente télépathique, se sentit en cette minute plus éloigné de Zane que le vieil indigène qui soufflait dans sa flûte, la bouche tordue, en dodelinant de la tête.

Cependant le solo mélodique reprenait, puis le chœur interrompait de nouveau, en répétant, sur un ton plus alerte, sans syncope ou point d’orgue, le chant mélancolique. Les valîh vibraient de toutes leurs fibres, la flûte criait sa plainte, les trois chanteuses martelaient les paroles, sans nuances, de leurs voix nasillardes. L’ensemble était étrange, exotique, inentendu.

Puis chanteuses et instrumentistes, lassés, s’arrêtèrent brusquement. Les Européens applaudirent. Claude s’informa de cette musique originale.

— C’est l’hymne du roi Radama, populaire autrefois, dit Berlier. Combien de fois je l’ai entendu !

— Est-ce très ancien ?

— Non… De l’antique musique malgache, il ne reste rien, ou bien peu de chose. L’Hymne à Radama date des environs de 1860. À cette époque, les missionnaires anglais avaient importé déjà dans l’île beaucoup de musique européenne.

— Voilà pourquoi, s’écria Cosquant, les Malgaches ont toujours l’air de chanter des cantiques !

— Exact… Ils ont plus entendu les sons de l’harmonium que ceux du violon.

— Cet hymne à Radama, reprit Claude, ne ressemble pourtant guère à la musique d’Europe.

— C’est vrai qu’on y entend comme l’écho lointain d’une mélodie barbare. Mais tout de même il est trop conforme aux règles de notre harmonie pour être complètement original.

— S’il était l’œuvre des seuls Imériniens, intervint Armand Desroches, vous n’y pourriez rien comprendre. J’ai entendu, dans les nuits d’Asie, se mêler au bruit sourd des grands fleuves les accords étranges de la musique annamite, et, maintes fois, j’ai essayé de la noter. Peine perdue. Les intervalles, différents des nôtres, insaisissables pour notre oreille, auraient suffi à me décourager,

— Je ne suis pas de votre avis, dit Jean Romain. Moi, j’entends encore, dans la vraie musique malgache, chanter l’âme des lointains ancêtres, des vieux Malais qui, dans les longues pirogues à balancier, sont venus des Îles mystérieuses, poussés par les courants propices. Il me semble que les aïeux de la vingtième génération devaient déjà connaître des mélodies analogues

— Vous, dit Cosquant, vous avez trop d’imagination.

— Oui, continua Romain, ne sentez-vous pas, dans ces airs archaïques, l’écho des sons renvoyés jusqu’à nous des profondeurs de la race ? Ces rythmes, brisés sans cesse par des syncopes, n’ont rien d’européen. À l’origine, ils devaient accompagner des danses étranges, où les pieds rapides frappaient fortement la mesure, tandis que les corps gardaient l’immobilité, l’impassibilité hiératique, et que les mains, comme dans les danses javanaises, se mouvaient en ondulations rituelles.

— Vous avez raison, s’écria Claude. Les battements de mains, dont aujourd’hui encore les spectateurs accompagnent cette musique, ne marquent-ils pas que jadis elle était faite pour une danse ?

— Archaïque aussi et bien populaire ce chant mélancolique et lointain que prolonge indéfiniment un point d’orgue… Manière naïve pour des musiciens primitifs d’exprimer l’inexprimable…

— C’était presque un chant sacré, dit Berlier. Les femmes le chantaient soir et matin, à l’intérieur du Palais-du-Règne-tranquille, pour le lever et le coucher de l’Enfant royal, soleil terrestre des Imériniens.

— Maintenant le Rouve, la vieille enceinte, découronnée de sa palissade barbare hérissée de sagaies, est vide de rois, et le chant qui berçait l’enfance des Andrianes a perdu tout sens pour leurs descendants dégénérés.

— Détrompez-vous ! Si vous entendes jamais jouer cet air dans une fête, devant une foule malgache, regardez ! Vous verrez les vieux hommes bronzés à cheveux plats, les vrais Imériniens, frémir d’un enthousiasme contenu, et dans leurs yeux nostalgiques, briller l’orgueil des splendeurs passées de la Race !

— La Race ! interrompit Cosquant. Vous avez toujours ce mot à la bouche. J’ai vu, moi aussi, des races dans d’autres colonies. J’ai vu, dans leurs sables stériles, les Somalis aux lèvres minces, aux yeux cruels enfoncés dans les orbites comme des charbons à demi éteints qui couvent sous la cendre, les Somalis à la poitrine étroite, au corps dégingandé, aux longues jambes nerveuses, faits pour la marche et la course dans le désert. J’ai vu dans ses vertes rizières, le peuple innombrable des Annamites, aux yeux bridés et menteurs, faux comme l’eau dormante, les Annamites au corps grêle, efféminés par une civilisation millénaire ! Voilà des races ! Ici, au contraire, dans ce pays d’Imérina, je cherche la race, celle dont vous parlez sans cesse, et je ne la trouve pas. Tous les types de l’Afrique et de l’Asie y semblent confondus. Les teints y varient du plus beau noir à l’olivâtre, au jaune, au rouge et presque au blanc. Les cheveux y sont crépus, crépelés, plats, ondulés.

— Voyez nos ramatous, dit Jean Romain. La mienne ressemble à une Tahitienne, Ralinour dans son kimono a l’air d’une Japonaise, et Razane serait presque une statue grecque, coulée en un bronze très clair.

— Et ceux-ci, s’écria Cosquant, montrant les musiciens. Le vieux flûtiste a le galbe d’un Arabe, avec son lamba pour burnous. Quant à ce joueur de valîh, c’est un pur nègre, un Makoua d’Afrique.

Le sceptique Desroches intervint, s’adressant particulièrement à Berlier :

— Problème à jamais indéchiffrable que celui des origines malgaches ! Mais, quoi que vous en disiez tous, le pigment de la peau est singulièrement foncé aussi bien chez les Imériniens que chez les Mahafâli ou les Betsimisâraka. Ne serait-ce pas du continent africain, tout proche, que seraient venues les premières populations de ce sol, les mystérieux Vazimbas, dont on retrouve, paraît-il, le nom quelque part dans le Mozambique. Et un érudit n’a-t-il pas découvert des concordances singulières entre la langue malgache et les dialectes bantous ?

Mais des protestations s’élevèrent. — Je ne puis admettre, s’écria Berlier avec indignation, qu’on appelle nos Malgaches des nègres ! Japonais, Mongols, soit ! Malais, mieux encore ! Mais des noirs, des Africains, non ! Sûrement leurs ancêtres sont venus de l’Orient, apportés à l’aube des âges dans quelques praos malaises, ou dans des pirogues de mer analogues à celles utilisées aujourd’hui encore chez les Sakalaves. Du reste ta tradition malgache n’est-elle pas là pour le prouver ? Le Coin-des-Ancêtres, dans chaque case, le lieu où les descendants sacrifient aux Pères de ta lignée, n’est-il pas situé au nord-est, dans la direction des grands courants qui poussent des régions de Sumatra, en passant par l’archipel des Seychelles, vers les parages de Madagascar.

— Argument fragile, dit Jean Romain, que celui tiré d’une tradition religieuse d’origine inconnue. Je suis cependant de votre avis, Berlier ; les Malgaches ne sont pas des nègres. Du reste le canal de Mozambique est infranchissable pour des embarcations de primitifs, tandis que des vents réguliers et des courants favorables amènent de mauvais boutres de quelques tonnes, à chaque saison, des ports de l’Inde ou de la Malaisie.

— Rappelez-vous, dit Berlier, le formidable cataclysme qui bouleversa les mers du sud lors de l’éruption du Krakatoa. À cette époque les laves du volcan furent apportées jusqu’aux côtes malgaches.

— Vous ne voulez pas que les Malgaches soient des nègres, reprit Desroches, en souriant, parce qu’il vous déplairait d’être acoquinés à des négresses ! Mais Madagascar, c’est l’Afrique, le pays sakalave ressemble au Mozambique. À Majunga, vous trouvez les mêmes baobabs, les mêmes bois-noirs qu’à Monbassa ou à Zanzibar, et dans les grands fleuves de la savane malgache, il y eut jadis des hippopotames.

— Oui. Mais Madagascar eut autrefois les Æpyornis, les oiseaux géants aux pattes trapues, pareils aux Dinornis de la Nouvelle-Zélande ! Et les lémuriens, improprement appelés les singes de Madagascar, est-ce qu’on en trouve en Afrique ?

— Aujourd’hui encore il y a des groupements de purs Africains dans l’ouest malgache. Lorsque j’étais en résidence dans cette région, j’ai vu des villages de Makouas, de vrais Makouas d’Afrique, grands, noirs, crépus, vaguement islamisés. Et leurs femmes aux seins piriformes avaient les lobes des oreilles hideusement distendus par des disques en bois peint de la grandeur d’une piastre, comme les femmes de Zanzibar.

— Ces Makouas, très peu nombreux en somme, vivent entre eux dans des villages isolés et ne se mêlent guère au reste de la population. Ce sont les descendants d’anciens esclaves importés d’Afrique à une époque relativement récente et vendus aux Sakalaves par les négriers arabes des Comores… Non, le vrai peuplement de la Grande-Île ne s’est pas fait par l’Afrique…

— Un mélange de races, insista Jean Romain, un mélange où dominent les Malayo-Polynésiens, voilà le peuple malgache. — Et le métissage par le sang blanc ou arabe, ne l’oublions pas, dit Cosquant. Je parierais qu’il n’est pas étranger au charme qu’ont pour nous les femmes Imériniennes. Il y a 800 ans que les Arabes ou les Indiens viennent ici faire du commerce. Et depuis le XVIe siècle, combien de vaisseaux portugais, espagnols, hollandais, anglais, français, ont fait naufrage sur les récifs de corail de la côte est. Leurs équipages, gagnant la terre, ont été bien accueillis par les pacifiques populations de l’île, et ont fait souche de métis rapidement absorbés. C’est peut-être pour cela qu’il y a ici des types si divers et si dissemblables.

— Vous discutez de choses bien vaines, prononça Desroches. Regardez-vous donc les uns et les autres ; vous êtes aussi dissemblables que des Malgaches. Est-ce que Berlier ressemble à Saldagne ? Pas plus que Zane à Ralinoure. Est-ce que je suis, moi, de la même race que Cosquant ? Pourtant nous sommes tous des blancs originaires d’Europe.

On se mit à rire.

— Desroches est un sage, dit Claude. Ne faisons pas concurrence à l’Académie Malgache. Écoutons plutôt.

Lee musiciens préludaient ou accordaient leurs valîh, les chanteuses fredonnaient à mi-voix pour retrouver les paroles oubliées d’un chant ancien. C’était un chœur à deux parties, séparées par un intervalle de quinte, sur un rythme alerte. Chaque phrase se terminait par des exclamations chantées à l’unisson, avec un point d’orgue comme clausule. Ensuite les deux parties reprenaient ensemble, se séparaient sur un intervalle de tierce, et la phrase s’achevait par un intervalle de seconde dissonnant. Saldagne et Romain s’enthousiasmèrent, Desroches lui-même se montrait intéressé.

— Berlier ! vous qui savez tout ce qui est malgache, dites-nous : qu’est-ce que cet hymne admirable ?

Berlier expliqua : c’était une chanson des enfants d’autrefois. Il l’avait entendue, un jour, dans un village perdu de l’Imérina, modulée par les douces voix claires des tout petits. Les filles faisaient une partie, les garçons l’autre. Cela s’appelait Monsieur-le-Seigneur-Soleil. Les paroles en étaient simples et d’une poésie naïve. Berlier les récita sur un ton un peu emphatique :

Le voilà, Monsieur-le-Seigneur-œil-du-jour !
lé ! ré ! hé !… lé ! ré ! hé !
De bon matin, il est sur la Forêt-Bleue !
lé ! ré ! hé !… lé ! ré ! hé !
Il se lève derrière la montagne de l’Angâve !
lé ! ré ! hé !… lé ! ré ! hé !
À midi, il est sur la Ville-aux-mille-villages !
lé ! ré ! hé !… lé ! ré ! hé !
Il s’habille de pourpre sur la montagne d’Andringuître !
lé ! ré ! hé !… lé ! ré ! hé !
Et s’en retourne dormir à Antongouane !
lé ! ré ! hé !… lé ! ré ! hé !
lé ! ré ! hô !… lé ! ré ! hô ! eh ! ry lahy !
Voici qu’il fait clair-de-lune !

Berlier montra la parfaite adaptation de la musique aux paroles, Le début éclatait comme une joyeuse fanfare, et c’était un cri de triomphe en l’honneur du soleil levant. À la fin une dissonnance exprimait douloureusement la mort de l’astre.

— Ou bien, ajouta Desroches, qui s’en voulait à lui-même d’avoir été un instant ému, votre dissonnance résulte de l’habitude qu’ont les Malgaches de chanter d’une voix nasillarde, un peu instable. Ce n’est pas un effet, c’est une imperfection. »

On entendit encore de la musique. Mais le répertoire de la troupe engagée par Claude fut vite épuisé. Il fallut subir des airs néo-malgaches inspirés par les scies à la mode en Europe quelques années plus tôt. Saldagne songea que Zane et ses amies devaient connaître de vieux refrains. Quelquefois il avait surpris sa petite amie en train de chanter, mais elle s’interrompait aussitôt, comme honteuse de ces pauvres survivances de l’époque où les Français n’étaient pas encore à Madagascar. Chez ce peuple ennemi de toute chronologie, qui ne connaît ni la valeur ni la durée du temps, ignore l’âge exact des hommes et l’ancienneté des événements, on exprime le passé lointain par cette formule naïve : au temps où les étrangers n’étaient pas là. Cela représente une quinzaine d’années, mais c’est si long, quinze ans, pour l’esprit puéril d’un demi civilisé ; c’est déjà quelque chose de presque irréel, comme chez nous le temps où les bêtes parlaient. Cosquant avait eu la même idée que Claude.

— Dites donc, Saldagne ! Demandez à votre Zane de nous chanter quelque chant des ancêtres, elle en sait certainement.

Il s’approcha de sa petite épouse, lui dit quelques mots à voix basse. Elle parut surprise, presque contrariée. Saldagne insistait, appelait Cosquant. Mais Zane, soudain décidée, déclara d’une voix tranquille et nette :

— Pourquoi chanterais-je, moi, puisque tu as payé des gens pour cela ?

Claude resta un peu interloqué. Berlier, qui avait entendu, exultait.

— Admirable, mon cher, cette réponse ! Desroches, qui prend quelquefois des notes, devrait l’inscrire sur ses tablettes. Elle renferme toute la philosophie de l’heureuse race malgache. »

III

ancêtres et descendants


Claude, depuis longtemps, voulait visiter le village de Razane, voir la case en terre crue où elle avait vécu ses premières années, surtout ce fameux Tombeau-des-Ancêtres, dont elle parlait si souvent, et où sa place était marquée pour le jour inconnu de sa mort.

Précisément la Compagnie Australe installait une usine de force motrice à Farantsahane, à une quarantaine de kilomètres de Tananarive, au bas des chutes du fleuve Ikioupe. Saldagne s’y rendait de temps à autre, pour surveiller les travaux, tout près du village natal de Razane. L’excursion fut décidée, non sans hésitation de la part de la jeune femme. Elle tenait à prévenir tous ses parents, ne voulait pas arriver chez eux à l’improviste avec son mari européen.

— Tu comprends, si nous venons sans être attendus, nous pouvons ne rencontrer personne. Les gens seront peut-être tous aux rizières, ou à quelque marché du voisinage. Il n’y aura que les chiens et les éperviers pour nous recevoir. Et puis les cases seront fermées. Où dînerons-nous ?

Il fallut envoyer un messager porteur de plusieurs lettres ; dès la veille partirent aussi deux bourjanes avec des provision » et des ustensiles de ménage, pour la préparation du repas. La nuit qui précéda le grand jour, Zane ne dormit guère. Elle se forgeait mille inquiétudes sur les conséquences possibles de ce voyage. Si l’Européen allait se lasser d’elle en voyant son triste et pauvre village, ses parents paysans ? S’il ne la trouvait plus d’assez bonne caste et se mettait en tête de chercher une épouse parmi les filles des Andrianes ?… Et puis les Ancêtres, dans leur vieux tombeau de pierre, ne l’irriteraient-ils pas de voir introduire chez eux un étranger ? La veille, pour les apaiser, elle avait fait un vœu, promis de leur apporter une piastre en offrande et de donner un suaire neuf en soie, lors du prochain Retournement-des-Morts, à une aïeule récemment défunte.

Elle réveilla Claude dès quatre heures du matin, tant elle craignait d’être en retard. Il fallait quitter la maison à cinq heures, gagner les bords de l’Ikioupe, s’embarquer pour descendre le fleuve jusqu’à Farantsahane. Deux pirogues les attendaient, grands troncs d’arbres creusés, pouvant porter trente personnes, d’une stabilité relative. Seize bourjanes, avec les deux filanzanes, s’entassèrent dans l’une ; Claude et Zane prirent place dans l’autre, assis sur des coussins au fond de l’embarcation, les jambes allongées, elle à l’avant, lui à l’arrière.

Le départ fut sans beauté, dans un paysage morne et sale. Le riz venait d’être récolté : dans la lumière crue d’un matin ensoleillé, les boues rougeâtres se hérissaient de tiges coupées, trouant çà et là les moires de l’eau souillée. De misérables cases en terre sèche, pétries à même le sol, abritaient les générations lacustres des piroguiers ; alentour, d’innombrables cochons noirs se vautraient dans la fange, et fouillaient fraternellement avec les canards les vases pleines de détritus.

La pirogue, sous l’impulsion de l’unique pagayeur debout à l’arrière, glissait sans bruit sur les eaux troubles. L’Ikioupe coulait presque à pleins bords entre des digues irrégulières, d’un vert sale. De temps en temps apparaissaient, par delà les levées de terre, de lointaine sommets de collines, couronnés de villages ou de hameaux. Du paysage proche on ne voyait rien.

Saldagne examinait avec une curiosité d’ingénieur cette rivière endiguée, dont le lit, peu à peu, s’exhausse au-dessus des plaines voisines. Il en oubliait la petite Malgache assise devant lui ; parfois elle tournait la tête en souriant, se dépitait d’être négligée ; mais Claude, tout à son métier pour un instant, songeait à des travaux d’aménagement de l’Ikioupe. Du jour où les rois barbares, créateurs des rizières, avaient endigué ce fleuve limoneux, ils avaient préparé le danger, de plus en plus menaçant depuis deux générations. La rivière torrentueuse, en déposant au sortir des montagnes la terre rouge, exhausse son lit, pendant que les hommes, à mesure, surélèvent les digues. Maintenant, en été, l’Ikioupe roule bien au-dessus de la plaine ses flots gonflés, use et ronge le rempart qui l’empêche de s’épandre. Au temps malgache, c’était une grosse préoccupation. Une fois le désastre se produisit. Après dix journées de pluies diluviennes, le fleuve, une nuit, emporta l’obstacle : par la brèche vite agrandie il s’étendit sur les cultures, noya les rizières déjà jaunissantes, fondit les cases de boue, rendit aux marécages les toits de roseaux, et recouvrit de sable rouge infertile toute la bonne terre. Beaucoup de rizières furent perdues pour plusieurs générations d’hommes, et, d’un soir à un matin, de nombreuses familles devinrent misérables. Depuis, aux époques des crues, le peuple veillait ; quand l’Ikioupe rongeait, par endroits, ses barrières, quand des morceaux de digues s’effondraient dans le courant, les conques meuglaient par la ville et les campagnes leur appel lugubre, et tous, vieillards, femmes et enfante, esclaves ou hommes libres, couraient, portant des corbeilles de pierres, pour défendre la terre et le riz. Les gens d’âge mûr se souviennent encore d’alertes de ce genre ; ils en ont gardé la hantise et l’épouvante.

Claude, se rappelant de tels récits, contemplait le fleuve sournois où sommeillait tant de force latente. Ces eaux traîtresses, uniformément rougeâtres, et couvertes d’écume baveuse, couraient vite, comme avec la hâte de s’échapper de leurs barrières. Nulle part on ne devinait leur profondeur. Seuls les piroguiers, à certains signes, pouvaient connaître les bancs de limon cachés sous la nappe rouge, et les chenaux praticables où les pirogues ne risquent pas de s’enliser. L’ingénieur songeait à un autre danger qui menaçait, par delà les digues, la plaine nourricière : l’écoulement des eaux vers le fleuve surélevé se faisait de jour en jour plus difficile ; bientôt les rizières stagnantes redeviendraient marais. Déjà on abandonnait les cultures presque partout au pied même des levées de terre, jadis protectrices ; les roseaux et les joncs reprenaient possession de leur ancien domaine.

Claude rêvait d’un vaste projet : il dénoncerait le péril, publierait des articles, intéresserait à l’œuvre l’administration de la colonie, proposerait à sa Compagnie de réaliser l’aménagement de l’Ikioupe : on creuserait le lit de la rivière, près de Tananarive, pour le ramener au niveau normal, au-dessous de la plaine ; plus loin, on draguerait de façon à ménager un chenal praticable par les plus basses eaux ; on ferait sauter ou on abaisserait les seuils rocheux de Farantsahane. En échange de ces travaux coûteux, on demanderait à la Colonie le monopole de la navigation ; de légères chaloupes à vapeur feraient un service quotidien, en remorquant des trains de pirogues couplées ou de chalands ; on drainerait ainsi tout le commerce de cette riche région.

Dans sa fragile pirogue, Saldagne, roi de l’Ikioupe, brassait en pensée d’énormes affaires, quand il fut ramené à la réalité par un incident banal. En se penchant soudain pour suivre de l’œil, à un tournant, les sinuosités du cours de la rivière, il avait compromis l’équilibre de la pirogue ; celle-ci, à la suite d’un faux coup de godille, s’était mise en travers du courant et, échouée par l’arrière, embarquait un peu d’eau. Le piroguier, d’un vigoureux effort, la dégagea.

— Oh ! Raclaude, comme tu m’as fait peur, dit Zane. Si tu remues ainsi, nous tomberons tous dans l’Ikioupe et nous mourrons comme ma grand mère. Elle allait en pirogue célébrer des funérailles dans notre village ; les jeunes garçons s’amusaient à s’agiter et faisaient toutes sortes de contorsions pour effrayer les femmes ; mais la pirogue se retourna sens dessus dessous. Tout le monde tomba dans l’eau, ma pauvre grand’mère gagna une pneumonie qui l’emporta en deux jours. Ainsi ce fut elle qui, au lieu d’assister à des funérailles, entra dans le tombeau avant l’heure fixée ! »

Zane pensait, non sans terreur, que l’accident avait eu lieu peut-être au même endroit. Qui sait si l’Esprit de l’aïeule, devenu un loule des Eaux, ne s’accrochait pas à leur bateau pour le faire chavirer ? Avec une ferveur attentive, l’enfant superstitieuse se rappela le vœu fait la veille ; combien elle avait eu raison de promettre un suaire neuf en soie rouge pour le jour du Retournement-des-Morts ! Elle se résolut mentalement à augmenter la valeur de l’offrande, à y consacrer vingt piastres au lieu de quinze. Claude la plaisantait sur sa peur : elle voulut le faire taire, de crainte qu’il n’irritât les Esprits, particulièrement redoutables lorsqu’on est sur l’eau.

— Ne parle pas de ces choses, Raclaude, tant que nous serons dans la pirogue, ou bien les loules viendront la faire chavirer ; ils nous tireront par les pieds au fond de l’eau, ils cacheront nos cadavres dans des trous de la berge, comme font les caïmans, pour que nos parents ne puissent pas les retrouver et les ensevelir.

— Je ne plaisanterai plus, petite Zane ! Je te promets ! Si tu veux, je prononcerai même les mots qu’il faut dire pour apaiser les Esprits. Seulement apprends-les moi, car je ne les connais point.

— Tu n’es jamais sérieux, Raclaude. Tais-toi, ou tu me feras pleurer.

Claude ne dit rien. Il ne songeait plus à ses grands projets de tout à l’heure, mais ses yeux caressaient le corps frêle d’une Imérinienne, assise devant lui au fond d’une pirogue, et qu’il craignait de faire pleurer. Il eut conscience de l’emprise qu’avait sur lui cette petite fille, de la place qu’elle occupait dans sa vie. Ils étaient cependant loin l’un de l’autre, l’australe petite sauvagesse au corps de bronze, aux yeux puérils, et le civilisé au cerveau lourd, aux visions à jamais embrumées par les brouillards de son pays natal. Pourquoi se laissait-il enliser dans cet amour exotique, lui qui avait su résister aux femmes de sa race ? L’image maintenant si lointaine surgit en son esprit d’une forme pâle, jadis obsédante, et depuis quelque temps presque oubliée. Mais, entre les digues stériles et farouches de l’Ikioupe, dans la lumière crue de l’ardent matin austral, l’image fugitive s’effaça. Elle n’était que le fantôme d’un doux soir de Paris, le rêve d’un de ces tendres crépuscules où s’éternise le jour, au bord des horizons de France.

À cette minute l’Européen sentit d’où venait le pouvoir de la femme exotique, qu’elle s’imposait à lui non par sa frêle personne ou sa terne individualité, mais par le milieu complice et le cadre ancestral des paysages imériniens. Nos cerveaux sont influencés plus encore que nous ne le croyons, par les visions de nos yeux : les regards de Saldagne se reportèrent sur la fille de l’Île rouge, et il comprit les liens qui l’attachaient à cette chair malgache, en harmonie vivante avec la terre : la peau dorée rayonnait les tons chauds des collines voisines, les yeux reflétaient le mystère des eaux de l’Ikioupe ; Zane contemplait sans nul étonnement les digues énormes, protectrices de la plaine, qu’elle était accoutumée de voir dès sa petite enfance, quand elle venait à Tananarive dans les pirogues chargées de manioc ou de bananes ; les mêmes rizières jaunissantes avaient nourri les générations de ses ancêtres et entretiendraient la vie des descendants sortis d’elle. Tous les noms des êtres et des choses sonnaient familièrement à son oreille. Alanguie dans la pirogue, comme au pied des montagnes les molles ondulations des collines rouges, frileuse comme l’heure matinale dans la fraîcheur du fleuve, elle incarnait le moment et le lieu.

Cette attirance de la femme exotique, en tant qu’expression d’une race et d’une nature pour l’européen exilé loin de sa terre, Claude comprit en cette minute qu’il l’avait subie et continuerait de l’éprouver jusqu’au jour où il s’embarquerait à bord d’un paquebot pour revoir la France. Il s’évoqua lui-même sur le pont du Melbourne, dont la proue cette fois serait tournée vers les terres boréales ; autour de lui sonneraient des voix françaises, Madagascar n’apparaîtrait plus à l’horizon que comme une ligne indécise dans la brume du soir levée sur la mer. Alors aussi s’effacerait lentement, dans son cerveau, l’image de la petite épouse malgache. Claude eut cette intuition et presque aussitôt la regretta. Préférant s’endormir dans son rêve actuel et voluptueux, il contempla Zane ; tournée à demi de son côté, elle lui souriait…

La rivière devenait plus large, ses remparts de terre, en partie éboulés, lui faisaient des grèves tout humides encore des crues récentes. Çà et là des îlots de sable dressaient leurs bords abrupts au milieu du courant : tous les jours ils perdaient quelques parcelles, avant de disparaître pour aller former des plages rougeâtres dans la plaine Sakalave, au pied des berges de la Bétsibouke, hantée des caïmans. Le cours du fleuve, de plus en plus sinueux, contournait des promontoires, s’élargissait de nouveau, puis se resserrait presque en torrent pour percer des seuils de gneiss. À l’opposé de Tananarive, deux hautes montagnes, parsemées de gros rochers ronds, barraient le paysage.

Le soleil montait à l’horizon et le fleuve s’animait. Des oiseaux blancs et gris perle, plus petits que des moineaux, s’ébattaient sur les berges. De gros hérons s’envolaient lourdement, comme s’ils avaient de la peine, à chaque coup d’aile, à enlever le poids de leurs longues pattes et de leur bec démesuré. Des corbeaux en manteau noir et cape blanche voletaient sur les îles. Un martin-pêcheur filait comme une flèche au ras du fleuve et des poules d’eau couraient affairées sur les plages de sable rose. De nombreuses embarcations remontaient l’Ikioupe, tirées à la corde, et portaient à Tananarive les produits de la campagne : certaines, couplées et chargées de chaume, ressemblaient à d’énormes charrettes de foin glissant sur l’eau. De longues pirogues profondes, emplies jusqu’aux bords, amenaient pour les habitants de la ville du bois, des mangues, des ananas, des régimes de bananes.

Maintenant le pays était peuplé. Toutes les collines se couronnaient d’arbres et de villages : à gauche les maisons rouges et tristes de Béravine, massées sur une arête stérile ; non loin, dans un fouillis de bananiers, le gai hameau d’Antamboule, à droite, Marouvahouak, aux vergers clos de longs murs sombres et le grand cône vert du mont Ambouhimâsine, le sommet sacré. Razane énumérait les villages, les hameaux, montrait du doigt les montagnes les plus lointaines, en les désignant par leurs noms ; et, puisque sa science topographique paraissait plaire à l’Européen, elle ne se lassait pas d’en faire étalage. Mais lui ne s’intéressait déjà plus aux appellations de ces lieux que peut-être il ne reverrait jamais, et il trouvait tout vain, hors la ligne harmonieuse du corps de l’Imérinienne, le rire de ses yeux et le son de sa voix, doux comme une caresse, clair comme un parler d’enfant.

Il reporta ses regards vers les rives du fleuve : partout jaunissaient les rizières, près de l’Ikioupe, dans les larges vallées au pied des montagnes, jusque sur les pentes des collines, où elles s’élevaient en étages réguliers, comme des courbes de niveau. Dans les petits carrés, hérissés d’épis mûrs sous lesquels miroitait l’eau, des êtres humains s’agitaient ; des hommes bronzés, nus jusqu’à la ceinture, coupaient les tiges d’un geste monotone et lent ; des femmes vêtues de haillons bruns les recueillaient derrière eux pour les amonceler dans les pirogues. Il semblait à Claude que tous ces Malgaches, serfs de leur glèbe, travaillaient obscurément dans les rizières pour glorifier l’Omphale Imérinienne, victorieuse du conquérant européen.

La vision des plaines riantes s’effaça de nouveau. Le fleuve limoneux précipitait sa course vers les montagnes proches ; la pirogue glissait entre des berges escarpées, secouée par instants dans les remous et comme tirée en dessous par des mains invisibles. Zane fut reprise d’inquiétude. Elle suivait des yeux, à la surface des flots troubles, le vol capricieux des papillons d’eau.

— Vois comme il y a des loules d’eau sur l’Ikioupe aujourd’hui. Ce n’est pas bon signe quand ils volent si tard.

— Pourquoi donc, petite superstitieuse ?

— Les grands loules, les méchants Esprits de la rivière, ne sont pas loin ; ce sont eux qui envoient les petits loules d’eau…

Elle eut un mouvement d’effroi : la barque, prise dans un remous, avait presque tourné sur elle-même, et le piroguier, à grand peine l’avait redressée.

— Oh ! J’ai peur, Raclaude. Il y a tant de loules ! Je suis sûre qu’ils nous suivent ; ils veulent nous faire chavirer…

Claude haussa les épaules.

— Je t’en prie, Zane, ne t’effraie pas de ces sottes histoires. Tes loules n’existent que dans l’imagination des vieilles femmes.

— Ne dis pas cela ! S’ils t’entendaient ! Ne dis pas qu’ils n’existent point ! Mon grand-père, le piroguier de Farantsahane, les a vus souvent.

— Comment sont-ils ?

— Gros comme le poing, avec des tentacules toutes rouges, ils s’attachent aux noyés, plongent leurs tentacules dans le nez, la bouche et les oreilles, pour tirer le sang… Quand tout le sang est sucé, ils laissent surnager les corps… Ces corps n’ont plus de sang du tout… Leur peau est gluante comme si on l’avait frottée avec de la graisse. On a beau être fort, on ne résiste pas au loule, les bœufs mêmes sont entraînés. Une année, au-dessous de Farantsahne, les loules ont noyé sept personnes, tandis que les caïmans n’en avaient enlevé que deux. Quand l’ombre de quelqu’un se reflète dans l’eau hors de la pirogue, cela suffit pour que les Êtres viennent le prendre…

— Mais en ce moment, je vois ton ombre sur l’eau, petite folle. Cela ne te fait pas peur ?

— Mon grand-père m’a donné autrefois un anneau de cuivre qui les écarte. Je l’ai mis ce matin.

Elle montra sa main ; à côté des lourdes bagues d’or ciselées par les Indiens, elle portait pour la première fois un gros cercle de cuivre, terne et sans ornements.

— Les loules n’aiment pas le cuivre ; ils s’abstiennent de toucher aux gens qui en ont sur eux…

Elle tendit sa main par-dessus le bordage de la pirogue vers les eaux peuplées de Choses épouvantables.

— Sans ma bague, ils nous auraient fait chavirer déjà. Souvent, pour errer à la surface des rivières, ils prennent la forme des petits papillons d’eau. Vois tous ceux-là autour de nous…

Ces mystérieuses bestioles intriguaient Claude depuis un instant. Les loules d’eau, insectes ailés, au corps de chenille terminé par une queue bifide, ne vivent qu’une matinée. Ils naissent, sous leur dernière métamorphose d’insectes complets, aux premières heures de l’aube et commencent aussitôt une étrange lutte pour l’existence et la reproduction. Ils sont condamnés à se noyer, dès que leur vol ne peut plus les soutenir, et le poids de leur corps de chenille les empêche de s’arracher du fleuve, où ils demeurent à demi plongés. Leur arrière-train est immergé comme une quille, tandis que leur avant-train, porté par les ailes, se dresse sur l’eau ; ils vont très vite, laissant derrière eux un minuscule sillage triangulaire. Les mâles sont noirs avec des ailes pareilles à celles d’oiseaux ; les femelles sont blondes, ont de fines petites ailes blanches de papillonnes. Les mâles volent sur l’eau, comme emportés par des voiles, d’un vol rectiligne très rapide, coupé brusquement de zigs-zags, en quête de femelles, qu’ils fécondent en passant. Quand ils sont las, ils replient l’une contre l’autre leurs ailes transparentes et se noient lentement dans les remous, semblables avec leur long corps noir et leur queue bifide, à de minuscules hirondelles. Les femelles, plus fragiles et plus abîmées, paraissent de pauvres loques informes. Entre six et huit heures du matin, à certaines époques, l’Ikioupe est couvert littéralement de ces éphémères ; le soleil meurtrier se lève, les petits cadavres deviennent de plus en plus nombreux ; à midi, tous sont morts, mais une nouvelle génération renaîtra le lendemain sur le fleuve, pour recommencer les mêmes jeux de l’amour et de la mort, et perpétuer l’espèce des papillons d’eau.

Claude contempla longuement ces êtres plus éphémères que les feuilles des arbres, comparées souvent aux générations des hommes par les poètes de sa race ; presque aussi périssables que les loules lui paraissaient les Malgaches fourmillant et peinant dans les rizières. Le fleuve charriait des milliers de cadavres d’insectes. Claude rêvait à la fatalité de leur court destin entre le lever du soleil et les rayons meurtriers de midi. Là-bas aussi, sur les collines, dans les tombeaux en pierres sèches, reposaient d’innombrables morts, entassés les uns sur les autres depuis l’origine des générations. Il s’apitoya sur la misère humaine, identique sous toutes les latitudes, sur le malheur d’être né, sur la vanité du labeur dans les champs de la Beauce ou dans les rizières de Bétsimitâtre. Emporté sur les eaux troubles, dans la molle langueur du matin tropical, il songea encore au cimetière d’Anzanahâr, où la terre sèche et dure momifie les cadavres, presque immortels.

Il tourna la tête, regarda en arrière vers Tananarive ; à l’horizon, comme à la source du fleuve, la ville lointaine surgissait dans la brume lilas, avec sa silhouette de décor et ses monuments tourellés. Alors il oublia la mélancolie des plaines où les bourjanes, pataugeant dans l’eau malsaine, coupent les tiges de riz, et retournent, à grands coups de bêche, les glèbes lourdes. Il fut repris par la joie de la Ville-Rouge, fleurie de daturas, où s’agitent silencieusement d’harmonieuses foules blanches, de la Ville de volupté, où les jeunes femmes imériniennes bercent les rêves, lassés ou fiévreux, des étrangers venus d’Europe. La chair de Razane, une fois encore, fut victorieuse, et le vazaha cessa de penser…

On arrivait à Faranstsahane. La pirogue accosta sur une grève de sable. Claude, tout de suite, voulut voir les chutes. Dans une large plaine d’alluvions, l’Ikioupe, divisé en un certain nombre de bras, serpente au milieu des broussailles et des lies de verdure. Puis la vaille se rétrécit, un seuil de gneiss la barre, haut d’une quarantaine de mètres. Le fleuve glisse mollement jusqu’au bord de la muraille rocheuse, tombe soudain d’un seul coup, en cataracte, puis rebondit sur d’énormes blocs ronds entassés au bas, gronde dans les couloirs de pierre, se précipite, monstrueux torrent, dans un lit profondément creusé. Claude ne pouvait détacher ses regards de la vallée verte égayée de manguiers touffus, barrée brusquement par l’énorme muraille rougeâtre, des eaux jaillissant par les échancrures de la barrière en cascades frangées d’écumes roussâtres, des rochers verdis d’algues ou noircis de boues. À côté de lui, au pied d’un arbre, Zane s’était assise ; elle s’ennuyait, à peu près insensible, comme tous les demi-civilisés, aux beautés de la nature. Le grondement sourd et éternel des cataractes lui causait même une impression désagréable. Elle se demandait avec curiosité pourquoi Claude, depuis un bon quart d’heure, contemplait sans parler toute cette eau qui faisait tant de bruit, mais elle respectait, en esclave indifférente, le silence du maître.

Quand il lui plut de partir, elle le suivit dans le ravin où l’Ikioupe roulait la houille blanche vers l’usine génératrice de la Compagnie Australe. Il y passa tout le reste de la journée, inspectant les travaux, vérifiant les comptes, utilisant en pensée la Force future.

Le lendemain matin, on se remit en route. Les deux filanzanes se suivaient sur l’étroit sentier. Celui de la jeune femme filait en tête, à vive allure. Elle s’était mise en frais de toilette pour sa famille, étalait ses bijoux d’or, le collier indien de Majunga, les bracelets en torsades, les broches en forme d’araignées, et, à presque tous les doigts, des bagues aux fleurs grossièrement ciselées, rehaussées de béryls et de topazes.

Claude, en kaki, se trouvait pauvre et laid à côté d’elle. Qu’allaient dire de lui les parents malgaches ? Il souriait à cette idée, et, dans le sillage de l’Imérénienne, en face du paysage maintenant familier des grandes collines arides et rouges parsemées de rochers ronds, il se sentait à l’aise, adapté au climat, adopté par les hommes, avec cette obscure joie de vivre qu’éprouve l’être sain et fort dans son milieu accoutumé. Une inquiétude lui vint du renoncement possible à la patrie lointaine de l’autre hémisphère, de l’accoutumance trop facile à cette vie nouvelle, aux côtés des femmes exotiques, complaisantes et douces. Il mesura par la pensée à quel stade de cette transformation en étaient ses compagnons ordinaires : Michel Berlier devenu presque complètement malgache, capable de regarder sans tristesse le grand tombeau qu’il s’était fait construire dans son propre jardin ; Jean Romain conquis lentement par le charme du décor et de la vie d’Iarive, par l’attirance mystérieuse des Imériniennes, et détaché de son existence d’autrefois ; Cosquant épanoui dans ses luxures, ne rêvant plus d’autre garnison que la Capoue malgache. Lui-même, le dernier venu, était déjà pris comme les autres, plus que certains, car il n’avait pas à l’égard de sa petite épouse la belle indifférence d’Armand Desroches pour la femme indigène.

— Regarde, Raclaude ! Voilà mon village !

Elle montrait, du bout de son ombrelle, sur la crête toute proche, une ligne de sombre verdure. Ils traversèrent, sur d’étroites digues, des rizières jaunissantes, longèrent des champs de cannes à sucre, puis montèrent par un sentier escarpé. La respiration haletante des bourjanes scandait leurs efforts ; la sueur ruisselait sur leurs faces. Sous le ciel implacablement bleu, la haute colline farouche se dressait dans sa morne et rouge aridité, hérissée de blocs de granit noirâtre, avec de loin en loin la tache verte d’un champ de patates ou de manioc. Enfin, au bout d’un dernier raidillon, apparurent des broussailles et quelques arbres. Les bourjanes montaient maintenant comme à l’assaut, oublieux de leurs fatigues, les yeux tendus vers le but. Derrière les arbres un fosse béait, profond de huit à dix mètres, large de cinq ou six. C’était l’ancienne défense d’Imérimandzak, littéralement le Lieu-où-régnent-les-Mérina, poste avancé contre les invasions ou les brigandages des Sakalaves, avant que règne la paix française.

Claude se retourna. Par delà des collines basses, une plaine de rizières vertes ou jaunes, divisées en rectangles inégaux par les digues de boue, apparaissait découpée comme un puzzle ; au milieu, l’Ikioupe roulait ses eaux limoneuses et fécondes. L’emplacement avait été bien choisi pour surveiller les cultures nourricières et protéger l’Imérina contre les razzias de pillards venus de l’ouest. Pour gagner la porte, on longea le fossé. Les bords taillés à pic dans la dure latérite, étaient inaccessibles ; à peine çà et là quelques éboulements, dus à l’érosion et jadis facilement réparables, auraient pu donner passage à des hommes agiles. Au fond du fossé, fécondé par les détritus du village, une végétation exubérante : figuiers sauvages au large feuillage sombre, arbustes à grappes de fleurs orangées, tsiafakoumbis hérissés d’épines, quelques caféiers à demi étouffés par les autres plantes, ou des cannes à sucre. Mais la cime des halampounes au tronc droit ou des figuiers vénérables arrondis en dômes, arrivait à peine au ras du sol, et le fossé de défense creusé par les aïeux demeurait toujours infranchissable. Saldagne s’émerveillait : les Malgaches, avec des moyens tout primitifs, de simples bêches longues en forme de spatules, avaient pu exécuter de semblables travaux de protection, aussi efficaces que ceux de nos châteaux du Moyen-Age.

On atteignit l’entrée : le fossé s’interrompait par un mur de terre d’un mètre de large, donnant accès à une porte barbare. Deux dalles de granit, hautes de quatre a cinq mètres, légèrement inclinées l’une vers l’autre, laissaient entre elles le passage d’un homme. Un couloir étroit, avec de larges dalles plantées de distance à distance et reliées par des murs en pierres sèches, s’ouvrait à l’intérieur. Entre la porte et Le couloir, un énorme disque de gneiss, de plus de deux mètres de diamètre, était appuyé encore contre le rempart démantelé. On le roulait jadis, à force de bras et de leviers, pour fermer l’ouverture, au coucher du soleil, quand les bœufs et les hommes étaient rentrés des rizières. Claude, descendu de filanzane, contemplait ces ruines cyclopéennes et le disque de pierre, tout gris de vétusté, étoilé de lichens jaunâtres, qu’aucune force humaine ne roulerait plus jamais à sa place accoutumée ; il se dressait, tragiquement inutile, près d’une porte où personne ne passait, car le sentier actuel contournait l’antique défense. Mais l’Européen, en face de cette fruste architecture, pensait aux générations disparues ; il se sentait transporté, loin de toute civilisation, dans les âges barbares, pourtant si proches de nous, où dix hommes ne suffisaient pas à fermer une porte de village. Il évoquait les Imériniens bronzés, au buste nu, avec d’étranges chevelures tressées où brillaient des coquillages blancs et des amulettes ornées de perles, les guerriers armés de sagaies et de boucliers ronds en peau de bœuf.

Soudain un vieillard et un enfant, minables, enveloppés dans des lambas crasseux, surgirent, et, dès qu’ils virent les étrangers, se sauvèrent pour porter la nouvelle. Zane leur avait crié quelques mots d’une voix gutturale ; ils avaient répondu par des exclamations bizarrement modulées. Cet échange de pensées, dans une langue pour lui mystérieuse, entre sa petite épouse et les êtres sauvages qu’il venait d’apercevoir, lui fit une impression singulière : il se sentit comme rapproché des farouches habitants de ce coin perdu de la Terre australe. Razane l’unissait à eux. Une joie de vivre, calme et grave, toute malgache, le pénétra ; elle émanait des pierres grises polies par les mains des vivants d’autrefois, du fossé plein d’arbres et de fleurs, d’où jaillissaient les bananiers gonflés de sève, surtout de la chair de l’Imérinienne exaltée par le milieu natal et qui souriait à son côté.

Il voulut passer entre les deux piliers de la porte, toucher le disque vénérable, puis il s’engagea dans le couloir de pierre. À la sortie, il eut une surprise de se trouver dans le village, en face de cases en terre rouge, de pauvres cases tristes et laides. Une trentaine de Malgaches, debout ou accroupis, semblaient les attendre. C’étaient les parents ou alliés de Razane, ses propres parents par son mariage avec l’Imérinienne. Elle alla vers eux très naturellement, et il la suivit. Il y eut des salutations sans fin, auxquelles la ramatou répondit. Quelques-uns regardaient l’Européen, souriaient en disant :

— Bonjour, mésié !

Claude, au hasard, serrait leurs mains. Nul n’embrassait Zane. Ils se contentaient de vives démonstrations en paroles. Seule une vieille femme caressait ses épaules et ses bras avec un air d’extase, et des petits s’accrochaient à son lamba, levaient vers elle de grands yeux admiratifs. Elle souriait à tous, parlait avec volubilité, trouvait un mot pour chacun. Puis elle donna des explications pour Claude.

— Ceux-ci, dit-elle en caressant les têtes ébouriffées des enfants, ce sont mes petits cousins, les fils et les filles d’une sœur de ma mère.

Elle montra une femme d’une quarantaine d’années, à la figure ronde et plate, toute ridée, de teint assez clair, vêtue d’une tunique noire et drapée dans un lamba blanc très propre.

— Voici ma tante. C’est dans sa maison que nous irons. Et voici son mari.

L’homme répéta :

— Bonjour, mésié.

Claude, derechef, serra la main de son nouvel oncle.

Un vieillard à petite barbiche blanche, d’une maigreur impressionnante sous un mince lamba de cotonnade, saluait avec persistance, faisant force gestes, ôtant et remettant son large chapeau de paille.

— Celui-là, le brèche-dents, c’est mon grand-père. Il a vu, quand il était tout petit, le roi Radame, et on dit qu’il a près de cent ans. C’est ton grand-père aussi, Raclaude ! ajouta-t-elle en éclatant de rire.

Claude voulut serrer la main du vieux, mais celui-ci se dérobait, comme indigne d’un tel honneur, et s’inclinait profondément devant l’étranger, les mains étendues vers la terre dans une attitude servile.

— C’est lui qui a été piroguier sur l’Ikioupe ?

— Oui. Et la très vieille, là-bas, assise contre la case, c’est ma grand’mère.

Elle était accroupie au soleil, toute recroquevillée, frileusement enveloppée dans des haillons bruns, jadis blancs ; on ne voyait d’elle que sa tête fripée par le temps. Depuis longtemps elle ne tressait plus en fines nattes ses cheveux d’un gris sale, à demi dénoués autour de sa tête branlante. Elle regardait fixement l’Européen, indifférente en apparence à la venue de sa petite fille. Et c’était toute la protestation d’une race foulée qui éclatait dans son regard mauvais et dur, tandis que les autres, flattant le vazâha, éteignaient les rancunes dans des sourires.

Claude, gêné par la fixité de la vieille, malgré lui la regardait aussi. Mais Zane prit sa main, et ils allèrent, tels deux mariés de village, vers la case de l’oncle et de la tante. Bêches, battées et corbeilles encombraient l’entrée, et dans un coin une couple de pagaies disparaissait presque sous les toiles d’araignée et la poussière.

— Ce sont les pagaies du grand-père, dit Zane en les montrant. Jamais il n’a consenti à ce qu’on en fasse des manches de bêche.

— Et sa pirogue, qu’est-elle devenue ?

— Elle n’existe plus depuis longtemps. Elle était toute pourrie, on en arrachait les morceaux comme la peau d’une mangue trop mûre. Il y a des années déjà qu’on l’a brûlée.

Les enfants et le vieux, sur le pas de la porte, continuaient à regarder le vazâha.

— Demande à ton grand-père, Zane, s’il regrette le temps passé, quand il pagayait sur l’Ikioupe dans sa pirogue toute neuve.

Elle échangea quelques mots avec le vieillard.

— Il dit qu’il ne se souvient plus du temps où sa pirogue était neuve… Il dit que ce qui est passé est passé…

— Mais aimait-il son métier ?

— Il dit que le travail était dur par les grandes eaux, et que pendant la saison sèche on souffrait du froid sur la rivière.

— Va-t-il quelquefois sur l’Ikioupe pour voir les jeunes piroguiers ?

— À quoi bon ? Il ne pourrait plus pagayer. Il dit qu’il se sent mou comme une feuille de saonje cuite, et que l’Œil-du-Jour l’éblouit, quand il brille sur la rivière…

Ils entrèrent dans la chambre du nord, la plus somptueuse de la case. Tapissée en papier gris à fleurs rouges, grand luxe chez les Malgaches, elle avait un vrai plancher et un plafond peint en rose. À l’est, à la place rituelle, un vieux lit en bois patiné par le temps, seul meuble curieux de la pièce ; des images sculptées en relief en ornaient le bateau : soldats avec uniforme français de la première République, tirant, ou croisant la baïonnette ; au milieu, assise sur une sorte d’estrade, une femme à coiffure volumineuse tenant un parasol, sans doute la reine, recevait des mains d’une autre femme un rouleau de papier ; deux zébus, têtes baissées, luttaient à coups de cornes, trois pintades passaient, un personnage, assis sur un escabeau, trayait une vache.

— Est-ce le lit de ton oncle et de ta tante ?

— Oh ! non. Leur lit est en haut. Eux seuls peuvent y dormir, et, d’après les coutumes des ancêtres, il ne nous est pas permis d’y coucher.

— Alors d’où vient celui-là ?

— On l’a acheté autrefois d’une famille noble de ce village, qui s’en est allée à Tananarive.

— Sais-tu s’il est ancien ?

— Oui, très ancien. Les ancêtres faisaient seuls des lits comme celui-là.

Sur une table, luxe nouveau chez les Malgaches, le couvert était mis à l’européenne ; deux chaises massives en palissandre, semblables à nos vieilles chaises de ferme, attendaient les convives.

Aux murs s’étalaient toutes sortes d’images disparates, primes trouvées dans les bottes de petit beurre ou dans les paquets de chocolat, gravures de l’Illustration, vieilles photographies jaunies ; le portrait en couleurs du général Galliéni témoignait du loyalisme des habitants de la case. Une des parois semblait réservée aux sujets sacrés, petites images de piété et découpures, une Vierge de Raphaël, prime de quelque journal illustré, voisinait avec de grossières représentations du Sacré-Cœur ou de l’enfant Jésus de Prague. Une chromo aux couleurs criardes avait les honneurs de l’encadrement : un moribond, les traits convulsés, gisait sur son lit ; en vain sa femme, à genoux, cherchait à le protéger avec un rosaire ; il regardait, horrifié, l’enfer accourant pour le saisir. Dans le lointain, Lucifer, sur un trône rouge, lui faisait signe ; un diable au nez crochu, aux ailes de chauve-souris, le tirait par un bras, un monstre s’accrochait à ses pieds, un serpent rampait vers sa poitrine. Dans un coin du ciel bleu, un ange blanc s’éloignait avec tristesse, en se cachant la figure de ses mains. Tout le côté Enfer se détachait sur un brasier ardent, et des flammes jaunes, ça et là, serpentaient vers le lit, au-dessus duquel se dressait le spectre de la Camarde, armée de sa faux. La hideuse image était expliquée en huit langues par cette légende : « La mort du pécheur ».

Ce cléricalisme d’exportation scandalisa Claude. Ses yeux allaient du bois du lit naïvement sculpté à l’horrible enluminure, et il ne pouvait s’empêcher de faire une comparaison entre le triste produit de la civilisation européenne et l’humble manifestation de l’art indigène.

— Tu regardes l’image du Monpère, Raclaude ?

— Je la trouve laide. Et toi ?

— Elle a de belles couleurs.

— Tu sais ce qu’elle représente ?

— C’est le Grand-Feu.

— Tu en as peur, du Grand-Feu ?

— Pourquoi en aurais-je peur ? C’est une histoire que les Monpères racontent pour effrayer les petits enfants. Et puis, est-ce que j’observe, moi, les coutumes des Monpères ?

— Quelles coutumes observes-tu, Razane ?

— Quelquefois, le dimanche, celles des Anglais.

— Mais les autres jours ?

— Les autres jours, il n’y a pas de religion.

— Qu’est-ce donc que la religion, dis-moi, Zane ?

— C’est la musique et les chants dans le temple le matin, et encore l’après-midi à trois heures, et aussi les discours des Anglais aux cheveux jaunes, quand la musique est finie. Et puis ce sont les histoires contenues dans le petit livre noir qui vous sert de talisman à vous autres.

— Tu n’y crois guère, toi, à toutes ces histoires ?

— Je ne sais pas, dit ingénûment l’Imérinienne.

De fait pouvait-elle savoir ? Des rites enseignés par les Missionnaires, elle ne prenait que la partie extérieure, le culte dans ses manifestations publiques, la musique, les chants et les sermons pompeux. Sa vraie piété allait toute aux coutumes des Ancêtres, aux vieilles croyances léguées par les générations mortes ; celles-là faisaient partie du patrimoine héréditaire, elles ne s’appelaient pas une religion, mais, formes ordinaires de la vie individuelle ou sociale, elles symbolisaient l’âme même de la Race.

Le déjeuner fut gai. Zane racontait en riant les histoires de son village. Claude la sentait en confiance, plus proche de lui qu’il ne l’avait jamais eue. Lui-même, très à l’aise, retrouvait sur la table les objets familiers apportés de Tananarive pour la circonstance, mangeait la cuisine préparée par son cuisinier, servie par son boy, en face de sa petite épouse. Mais à la fenêtre des têtes curieuses se pressaient : une partie du village, oublieuse de l’heure, suivait les faits et gestes de l’étranger. On le regardait manger, respectueusement, sans rires ni plaisanteries déplacées. Au premier rang, Saldagne reconnut quelques membres de la famille, cousins et cousines, neveux et nièces. Quelquefois l’oncle ou la tante paraissaient sur le pas de la porte, faisaient un signe pour demander si rien ne manquait, puis, après quelques minutes de muette contemplation, s’en retournaient. Au dessert, on déboucha une bouteille de champagne et on les fit appeler. Claude voulait boire à leur santé et les remercier de leur accueil. Zane, émue par l’ambiance familiale et aussi par le champagne, fut très câline et très tendre. Claude ne sut pas lui refuser de passer toute la journée à Imérimandzak. Après la sieste, ils sortirent pour visiter le village. L’Imérimandzak d’aujourd’hui occupe à peine la dixième partie de l’ancienne enceinte, la brousse a envahi le reste. À l’ombre des grands figuiers couronnant le rempart, s’abritent quelques pauvres cases en argile rouge, toutes orientées vers l’ouest, de minuscules étables pour les cochons, avec de larges aires en terre battue, où sur des nattes jaunes sèche le riz qu’on vient de battre.

— Puisque tu aimes les vieilles choses, dit Zane, je vais te faire voir le Rouve.

Ils traversèrent le groupe des cases, et, tout de suite, sur un terre-plein dominant de trois ou quatre mètres le reste du village, apparut l’enceinte quadrangulaire, réservée aux nobles Andrianes, tandis que les esclaves et les hommes libres bâtissaient leurs maisons dans l’espace intermédiaire, près du fossé circulaire. Le mur de soutènement et de défense s’était écroulé presque partout. Là où il subsistait, le temps y avait ouvert de larges brèches, envahies par la brousse. De grands figuiers centenaires, aux racines enchevêtrées, des lilas de Perse, des pêchers chargés de fruits, des ronces, des lianes de toute sortes, d’énormes touffes d’œillets d’Inde, faisaient au vieux Rouve une sauvage couronne de verdure et lui donnaient une beauté que sans doute il n’eut jamais aux âges héroïques de son histoire. Entre les branches des arbres on devinait des tombeaux de pierre surmontés de petites cabanes en bois, toute une résurrection du passé des Andrianes.

Claude escalada une des brèches en s’accrochant aux racines d’un figuier sauvage, et s’avança jusqu’au milieu de l’espace rectangulaire. Sauf une laide maison neuve en briques crues, ce lieu gardait presque l’aspect d’autrefois, massive forteresse des conquérants dominant le village des vaincus, sujets ou esclaves. Ceux-ci construisaient en terre rouge, tandis que les cases des nobles étaient en bois ; les lois religieuses défendaient d’élever dans le Rouve des murs de boue, et la force de cette tradition était telle qu’elle fut violée pour la première fois après l’arrivée des Français.

Au milieu, l’ancienne place des Assemblées, légèrement en contre-bas, conservée intacte, était limitée par un mur en pierres sèches régulièrement alignées et soutenues de distance en distance par des dalles verticales. De larges pierres, au niveau du sol environnant, recouvraient le tout ; la bordure de cette place formait ainsi une sorte de banquette ou pouvait s’asseoir un nombreux public. Au centre de l’espace vide, cinq pierres levées, de grandeurs et de formes diverses, s’alignaient à petite distance les unes des autres.

Le long de la face ouest du Rouve, en une étrange allée funéraire, se dressaient des tombes surmontées de petites cabanes. Seules, la famille royale et les deux premières castes nobles avaient le privilège d’élever ainsi sur leurs tombeaux une case pour leurs morts, réduction et symbole de celle habitée jadis par les vivants. Elle s’appelait, lorsqu’elle était destinée à un roi, Maison-Sacrée, et pour les Andrianes Maison-Froide. Razane expliqua qu’Imérimandzak avait été peuplé jadis par des nobles de la deuxième caste, beaucoup quittèrent le pays, ou bien leurs familles s’éteignirent sans postérité. Même la plupart des noms tombaient dans l’oubli, et de ces nobles, rien ne restait que ces sépulcres à demi effondrés, avec leurs Maisons-Froides disjointes et vermoulues, et les morts délaissés, pour qui aucuns descendants n’accomplissaient plus les rites.

Un malgache de teint clair, à figure ronde et pommettes saillantes, les yeux un peu bridés, comme ceux d’un Japonais, debout au pied d’un des tombeaux, regardait Claude.

— Tu connais celui-là ?

— C’est Raoubène.

— Et qu’est-ce que Raoubène ?

— Un Andriane. Il habite dans le Rouve la grande maison neuve en briques. Ses ancêtres sont dans l’un des tombeaux que tu vois.

— Il connaît sans doute leur histoire. Crois-tu qu’il répondrait à mes questions ?

— Je ne sais pas.

Ils s’approchèrent de l’Andriane silencieux, drapé dans son lamba blanc. Sans bouger, ni quitter son attitude digne et réservée, il dit à l’Européen, en français.

— Bonjour, monsieur.

Claude remarqua que Razane le saluait avec la formule réservée aux nobles et qu’il lui répondait avec une nuance très nette de condescendance. Raoubène, interrogé sur l’allée funéraire, donna des détails. Les tombeaux étaient abandonnés, sauf deux. Le plus ancien datait de 170 ans environ ; il était revêtu d’un mur de pierres sèches et de dalles plates alternées ; la Maison-Froide, en bois, mesurait trois mètres au pignon et aurait rappelé les cases anciennes, si elle n’eût été recouverte en tuiles. Ces tuiles très frustes, il est vrai, suffisamment envahies de moisissures et de mousses, ne gâtaient pas l’ensemble. Dans ce tombeau reposaient les ancêtres de l’homme que Claude avait sous les yeux.

Sa famille, de race royale, descendait de Ranguîta-la-Crêpue, reine légendaire de l’aube des temps malgaches, dont le cadavre, enfermé entre deux pirogues, fut immergé dans un lac. Raoubène savait les générations qui dormaient sous la Maison-Froide. Celui par qui fut bâti le tombeau était son trisaïeul, le Seigneur-Mâle-de-l’Or : il vécut au milieu du XVIIIe siècle, et fonda, il y a cinq générations d’hommes, le village d’Imérinandzak. Son fils fut enterré là aussi, le Seigneur-de-la-Colline-Rouge, contemporain d’Andrianampouinimerne. Pendant que celui-là était chef d’Imérimandzak, le conquérant venu de Tananarive soumit sa terre. Puis le Seigneur-de-la-Colline-Rouge reçut l’ordre de partir en expédition dans le Sud ; il guerroya quelques années en pays Betsiléo, fit connaître la puissance de son suzerain à Ambouhipounane et même, dit-on, jusqu’à Amboustre. Cependant son frère, le Seigneur-qui-n’a-pas-son-égal-parmi-les-Seigneurs-du-pays-d’en-haut, vivait, plein de gloire, à Imérimandzak. Tous deux reposent aujourd’hui sur le lit d’honneur du cinquième tombeau, dans l’allée funéraire de leur ville. Le Seigneur-de-la-Colline-Rouge mourut à l’époque du Roi Radame 1er, vers 1820. Son fils, le Seigneur-au-grand-héritage, n’a laissé que le souvenir de son nom. Il fut père du Petit-fils-de-l’or, encore vivant aujourd’hui et père lui-même de la cinquième génération à partir du fondateur. Raoubène était neveu de celui-ci.

Il conta l’origine des cinq pierres commémoratives alignées au centre du Rouve. Celle du milieu, sorte de stèle rectangulaire d’un mètre de haut, avait été consacrée par le Seigneur-male-de-l’Or, le premier ancêtre, en mémoire de la fondation du village. À droite de celle-ci, une autre, de même hauteur et de forme conique, fut érigée par le Seigneur-qui-triomphe-de-mille, chef d’une autre famille, après qu’il eut réglé une dispute entre ses enfants à propos d’héritage. La pierre de gauche, presque enfoncée dans le sol, fut mise là par le conquérant Andrianampouinimerne, quand il eut pris le village. La quatrième fut érigée par le Seigneur-de-la-Colline-Rouge, lorsqu’il remplaça son père comme chef. La cinquième enfin commémore un jugement rendu, à propos d’une contestation de rizières, par le Seigneur-au-grand-héritage.

Haoubène ne se lassait pas de raconter, et l’orgueil des ancêtres brillait dans ses yeux. Claude regardait avec curiosité le descendant des Seigneurs aux grands noms, drapé dans sa toge blanche, et disant la geste de ses pères.

— Ainsi tes ancêtres ont été les maîtres d’Imérimandzak ?

— Oui.

— Et toi, aujourd’hui, qu’est-ce que tu fais ?

— Je fais le commerce chez les Betsiléos. Tous les ans je pars, à l’époque où les mangues achèvent de mûrir ; je vais jusqu’à Amboustre quelquefois jusqu’à Fianarantsou ; et je reviens quand approche la saison des pluies. Je me suis bâti une case neuve près du tombeau des anciens.

Claude admirait la merveilleuse faculté d’adaptation des Malgaches, et ce fils des nobles d’autrefois, devenu marchand, affublé par les missionnaires du nom un peu ridicule de Robin (Raoubène) ; il le voyait suivi de deux ou trois bourjanes, trimballant sa pacotille chez les peuples conquis par son bisaïeul.

Il reporta ses regards sur Razane. De caste différente, elle appartenait bien à la même race, habile, insinuante. En cette minute il regretta qu’elle ne fût pas une Andriane et n’eût pas ses aïeux couchés dans un des tombeaux de l’Allée funéraire ; mais tout de suite il se jugea ridicule, lui Français, fils de la Révolution. Pourtant on ne pouvait dénier aux femmes Andrianes la finesse des traits et des formes, la noblesse des gestes, la fierté des sentiments. Il se souvint de la Ralinoure de Berlier, qui était de caste noble. Sa peau, un peu plus claire que celle de Razane, avait de chauds reflets de cuivre, mais aussi des stigmates de dégénérescence gâtaient ses traits : lobes des oreilles collés à la joue, lèvre inférieure molle, presque tombante. À choisir, il eût encore préféré une des dernières de Cosquant, une fille d’esclave, qu’il avait fallu débarbouiller et vêtir, une gardeuse de dindons, au corps sans défaut. Mais combien il plaçait Razane au-dessus de toutes deux ! Comme ses ancêtres, ni esclaves, ni nobles, avaient fait d’elle un exemplaire harmonieux, parfait, de la race Imérinienne ! Ces différences dans l’aspect physique n’avaient-elles pas leur répercussion dans la mentalité malgache ? Certes une petite fille comme Zane était compliquée. Il se rappelait qu’en abordant à Diègo, il avait trouvé tous les Indigènes semblables ; maintenant il commençait à distinguer entre eux, mais dans leur pensée il ne voyait pas encore très clair.

— Zane, où est le tombeau de tes ancêtres ?

— Là-bas, à l’Est.

— Les Andrianes seuls peuvent enterrer leurs morts dans l’enceinte du Rouve, souligna Raoubène.

Et il jeta un coup d’œil dédaigneux sur la Houve, descendante de ses vassaux, qu’un Européen avait choisie pour femme. Claude sentit ce mépris, mais Razane, comme un oiseau qui bat des ailes, ouvrit les plis de son lamba de soie pour en refaire l’harmonie, un instant elle laissa voir la ligne souple de son corps ; de ses yeux puérils et rieurs elle fit signe à son amant, qui la suivit.

Ils allèrent vers les sépultures des ancêtres obscurs et immémoriaux de ceux qui bâtirent les cases en boue au pied du Rouve glorieux, ou peinèrent dans les rizières pour apporter aux Andrianes la dîme de leur riz. Le tombeau, à l’Est du village, hors des fossés, dans la stérilité mélancolique du paysage imérinien, était sans ornements, sans Maison-froide. Un mur en pierres sèches formait les côtés ; une grande stèle de gneiss marquait la place où dans la chambre sépulcrale gisaient les morts les plus vénérés. Une large dalle brute, jetée sur un tas de terre fraîchement remuée, fermait à l’Ouest le couloir d’accès. Sur le tombeau séchaient des gerbes de riz : un gamin veillait, une gaule à la main, pour en écarter les poules.

D’autres monuments pareils s’alignaient sur la triste colline rouge, dressant dans le ciel, en un geste de commémoration, leurs pierres levées, rongées par la lèpre des lichens. Tandis que Claude s’émouvait, aucune pensée mélancolique n’assombrissait le visage de Zane : debout, toute gracieuse, en une pose un peu abandonnée, elle ne songeait même pas aux êtres de son sang couchés sur les dalles froides de la Maison-des-morts. Car ils n’ont plus rien à voir avec la douce vie, et, quand on apporte un nouveau venu pour le réunir aux Anciens dans la Case-de-pierre, le Maître-du-deuil, debout sur le tombeau, parle en ces termes :

— Maintenant, toi qui es mort, reste avec les morts, et laisse-nous, vivants, vivre avec les vivants. Ta maison est ici désormais, n’erre pas çà et là, ne viens pas nous tourmenter ni nous rendre malades ! »

Les morts dociles obéissent, et les vivants ne se préoccupent plus d’eux, sauf aux jours de commémoration.

Dans les yeux de Zane, Claude admirait la joie de vivre, sereine et égale, il enviait l’inconsciente philosophie des Malgaches, peuple heureux qui aime, souffre et travaille au milieu de ses morts. La sépulture est à quelques mètres de la case, souvent dans la cour, jamais on ne la relègue au loin, comme font les peuples d’Europe. Les défunts ainsi restent mêlés à leur existence d’autrefois. En ce jour les ancêtres de Razane pouvaient se réjouir de voir leur petite fille mariée a un étranger blanc, riche et généreux. Claude les évoquait, non point les pauvres débris ratatinés enveloppés dans les suaires rouges, mais les vivants de jadis, les contemporains des morts illustres qui dormaient dans le Rouve sous les Maisons-froides. Les uns avaient été esclaves ou hommes libres, les autres seigneurs. L’Européen songeait à ses propres ancêtres, serfs de la glèbe en quelque Seigneurie inconnue, et dont il ne connaissait pas les tombeaux. Intellectuellement, moralement, ils étaient aussi éloignés de lui que les esclaves ou les houves d’Imérimandzak. Une pitié fraternelle, très douce, le rapprocha des morts Imériniens et de sa petite épouse, leur descendante. Elle souriait, sans essayer de comprendre les pensées de l’étranger subtil. Le gamin malgache, monté sur le tombeau, frappait de grands coups de gaule pour chasser une poule et ses poussins. Les amants s’en allèrent, le long du fossé verdoyant, exaltés par l’esprit des morts.

À la maison, ils trouvèrent un garçon d’une vingtaine d’années. Razane n’eut pas l’air surprise de le voir.

— Je connais cette figure là, dit Claude. Où donc l’ai-je vue ?

— Chez nous. Il vient souvent. C’est mon frère

— Il n’habite donc pas Tananarive ?

— Si. Mais il s’engage après-demain aux Tirailleurs malgaches. Il est venu dans notre village pour…

Elle hésitait. Lui, pris de curiosité, insista.

— Pourquoi faire ?

— C’est difficile à expliquer. Tu te moqueras de nous. Il y a près d’ici un tombeau très vénéré ; on y fait des cérémonies et on obtient ce qu’on désire. Mes parents viendront aussi ce soir. Demain ils iront tous la-bas. Ensuite il n’arrivera rien de mal à mon frère.

— Je voudrais bien assister à cette cérémonie, Zane… Crois-tu que la présence d’un Français gênerait les tiens ?

— Je ne sais pas.

La famille, interrogée, se concerta. Après de vifs colloques, Razane dit à Claude qu’il était invité au sacrifice du lendemain. Il dormit, cette nuit-là, sous le même toit que ses parents malgaches.

On partit à l’heure où l’Œil-du-jour regarde par-dessus la montagne. C’était un lumineux matin d’Imérina, sans brume, transparent comme un midi. Toute la famille se trouvait rassemblée, paysans d’Imérimandzak, citadins d’Iarive, parents pauvres partis jadis pour chercher fortune dans des villages neufs, les hommes munis des amulettes sacrées, les femmes avec un petit cercle de terre blanche marqué au-dessus des yeux. Razane ne s’était point soustraite à la coutume : son front portait la marque rituelle, et ses beaux pieds nus foulaient la terre dure.

Tous se hâtaient, silencieux, en file indienne, par l’étroit sentier perdu au milieu des hautes touffes d’herbes. L’Imérinienne, qui marchait devant Claude, se retourna pour lui montrer du doigt un promontoire ou se dressait une sorte de tombeau. C’était là. On y fut bientôt. Le plus vieil ancêtre des gens du pays était enterré à cette place, et sa sollicitude continuait de s’étendre sur les générations sorties de lui. Il s’appelait Andriantsimandâfik, vivait, au dire des Anciens, bien avant les temps crépusculaires de la reine Rafouï-la-Courtaude, dont le cadavre repose dans une pirogue au fond d’un lac sacré.

Le culte d’Andriantsimandâfik, avait grandi d’âge en âge : le divin aïeul donnait des enfants aux femmes stériles, des bœufs et du riz aux gens nécessiteux ; il protégeait contre les maléfices ceux qui venaient le prier ; quiconque violait ses interdictions rituelles mourait le cou tordu, ou demeurait paralysé, ou devenait lépreux. Son tombeau, bordé d’un petit mur en pierres sèches, et plus haut que les sépultures ordinaires, couvrait autant d’espace qu’une grande case. On y accédait par des dalles superposées. La partie supérieure constituait le sanctuaire ; un large disque de pierre, entouré d’autres blocs plus petits, marquait, au coin Nord-Est, le lieu sacré où résidait de préférence l’esprit de l’ancêtre. En bas du tombeau, dans la direction des origines obscures de la race, un mur en éclats de gneiss délimitait une enceinte rectangulaire, le temple au-dessous du sanctuaire, temple sans toit, sans ornements, sans images, comme un maraï tahitien. De ce haut lieu la vue embrassait un vaste paysage de montagnes rocailleuses et de collines rosées ; des villages, perdus dans la verdure des figuiers sauvages, couronnaient les sommets abrupts ; des hameaux s’entouraient de fossés ronds, sur la pente des coteaux ; dans les fonds luisaient, en taches d’un vert clair, les jeunes rizières ; çà et là des bosquets de manguiers sombres recélaient, au milieu du paysage de lumière, le mystère des bois sacrés ; à l’horizon lointain, dans l’éclat du soleil levant, surgissait la montagne de Tananarive, étincelante de maisons.

Claude se sentait transporté en pleine barbarie ; la vision d’Iarive-la-joyeuse contrastait avec l’immortelle et sauvage mélancolie du Haut-lieu. L’attente d’une cérémonie païenne, dans ce merveilleux décor, exaltait son imagination. Il regardait Razane, pieds nus, avec la tache de terre blanche au front, il s’étonnait presque de n’avoir pas lui-même quitté ses chaussures et de n’être pas un malgache comme les autres. Toute la scène lui apparaissait fantastique et irréelle, avec, au premier plan, l’antique sépulcre aux pierres encore luisantes de la graisse des moutons, et la toile de fond de la Ville-des-mille, s’offrant aux baisers du soleil Dans un tel décor, s’il eût été du sang d’Andrinntsimandafik, il se fût senti possédé par l’Esprit de la race, et prêt aux enthousiasmes divins.

Le père de Zane, Maître-du-sacrifice, le pria de monter, avec quelques vieillards, sur la plateforme du tombeau, tandis que les femmes et les jeunes hommes se rangeaient dans l’enceinte du bas. Les vieux avaient apporta des branches touffues de l’arbre hasina et des épis de riz mûr qu’ils déposèrent sur la pierre sacrée. Ensuite le Maître-du-Sacrifice fit une prière muette : il élevait les deux mains réunies en forme de coupe, la paume en l’air, puis les ramenait vers la pierre sainte, en un geste d’oblation.

Les danses rituelles commencèrent. Deux hommes préludèrent, face à la pierre d’offrande, par des mouvements des pieds et des mains ; ils avançaient et reculaient, avec des inclinaisons et des voltes, tournaient sur un seul pied, le bras étendu, les doigts agités de frémissements rythmiques. Une musique étrange les accompagnait, le bruit sourd d’un ampoungue, tambour étroit et long, se mêlait bizarrement aux sons aigres de deux flûtes malgaches, et les femmes scandaient la mesure, en battant des mains et répétant indéfiniment d’un ton nasillard et sur un rythme ternaire la même exclamation.

— E, é, héé !… é, é, héé, é, é, héé.

— Les mains des danseurs se tordaient, se recroquevillaient, se levant et s’abaissant au bout des bras étendus et rigides. Les pieds battaient le sol à coups précipités, ou s’immobilisaient en d’étranges crispations, les doigts remuant comme des tronçons de serpents coupés, Tantôt le corps demeurait fixe, tantôt il tournait lentement, ou s’agitait en longues ondulations hiératiques. Des gestes, soudain, interrompaient l’ardeur violente de la danse, et ramenaient l’esprit à la prière : mains étendues vers la pierre sacrée et renversées en l’air, ou salut de la tête, les paumes pressant les tempes.

La mélopée des femmes scandait les reprises :

— E, é, héé !… é, é, héé… é, é, héé !…

Un des danseurs s’arrêta : appuyé d’une main sur les pierres du mur sacré, le corps, et la tête penchés en avant dans l’attitude de l’adoration, l’autre main s’agitant doucement comme pour pousser vers l’ancêtre les pensées ferventes de ses descendants réunis, l’homme semblait s’abîmer en une prière extatique. Puis il recommença de danser, les yeux mi-clos, et il accompagnait sa danse d’un sifflement saccadé, comme s’il haletait d’enthousiasme. Alors le Maître-du-Sacrifice et sa femme, l’un après l’autre, montèrent sur la plate-forme avec du manioc et du miel, ils écrasaient les racines blanches sur la pierre sacrée, et levant les vases de terre, versaient de haut le miel. Et le cri des femmes, en bas, s’exaspérait, comme pour appeler l’Ancêtre et le réveiller de son sommeil :

— E, é, héé !… é, é, héé !… é, é, héé !…

Un des jeunes hommes vint auprès du mur ; ses cheveux plats étaient longs comme ceux des danseurs de profession, et il les rejetait, continuellement en arrière, d’un geste de la tête. Il dansa, de plus en plus rapide, tournant sur lui-même comme un Derviche. Sur la pierre ruisselante de miel, le Maître-dit-Sacrifice recueillit un peu de liquide, en aspergea le danseur. Celui-ci touchait alternativement d’une main, puis de l’autre, les pierres du tombeau, prolongeait l’attouchement par une crispation des doigts, comme pour faire passer en lui l’énergie divine, ou bien prenait, en tournant, un point d’appui sur le mur de pierre. D’autres hommes et aussi des femmes se mêlèrent à la danse. Les uns, au bout de peu de temps, s’abîmaient en une prière fervente, les yeux fermés, émettant seulement une sorte de halètement saccadé. Et, dominant l’ampoungue, le chant des femmes et les battements de leurs mains, tantôt précipités, tantôt ralentis, suivaient le rythme inégal des mouvements de la danse :

— E, é, héé !… é, é, héé !…

Le plus jeune, en extase, le visage douloureux, tournait maintenant comme une toupie, avec des gestes violents, de plus en plus rapides ; près de tomber, il s’accrochait aux pierres, s’y suspendait presque, avant de recommencer sa danse éperdue ; il entra bientôt en transe, se mit à exhaler des hoquets et des sifflements entrecoupés de prières :

— Voici… Voici… Nous t’apportons… Voici ! Voici ! Voici ! Nous t’apportons les offrandes ! Voici ! Voici ! Voici les rameaux des arbres sacrés, les épis des rizières, les racines arrachées de la terre !… Voici les fruits ! Voici le miel ! N’aie pas peur ! N’aie pas peur ! Le vazaha qui est ici, est pour nous comme un père et une mère !… Voici ! Voici !… Il vient de Tananarive avec ta petite fille, et aujourd’hui il te fait visite !… Voici ! Voici ! N’aie pas peur ! Voici les offrandes !…

Les femmes s’étaient tues. Dès que l’inspiré eut fini, elles reprirent leur mélopée :

— E, é, héé !… é, é, héé !…

Tous les yeux se tournaient vers Claude, les mains ouvertes se tendaient pour le montrer à l’Ancêtre ! Il comprit que la Race l’admettait à ses coutumes ; désormais il serait attaché au Clan par les liens de la chair de Zane et par la force invisible de l’ancêtre Andriantsimandâfik. Il regarda du côté des femmes : Zane, parmi elles, chantait en battant des mains, elle semblait comme absente, et sa face ruisselait de sueur. Un autre homme s’était mis à tourner ; quand il fut en état d’enthousiasme, il étendit les deux mains vers la pierre et d’une voix rauque parla, possédé lui aussi par la force de l’aïeul divin :

— Maintenant tous ceux-ci sont en bonne santé ! Nous tous, nous nous portons bien ! Et toi aussi, le mari de Razane !… Le mal est enlevé ! La maladie est partie ! Il n’y a plus de mal, plus de maladie parmi nous !

Et le chant des femmes, apaisé, s’élevait en actions de grâces, pour remercier l’Ancêtre enfin réveillé de son sommeil.

— E, é, héé !… é, é, héé ! é é, Andriantsimandâfik, é !

Le père de Razane versa de nouveau du miel sur la pierre. Son frère fit de même, puis un autre encore. Alors tous, hommes et femmes, montant sur le tombeau, se pressèrent autour de la place sainte. Chacun mettait son offrande, du manioc, des bananes, des cannes à sucre, du maïs, des ananas, des épis de riz. Un vieux déposa une canne en ébène sculpté, une femme donna un ruban de soie, ils étaient de leurs cous les colliers de perles et les jetaient sur le tas ; Zane retira de son poignet un bracelet d’argent, l’offrit pour honorer l’aïeul. Certains tiraient de leurs ceintures des amulettes enfermées dans des bouts de cornes de bœuf, les étendaient, pour les sanctifier, au-dessus du lieu d’où émanait la Force efficace.

La pierre disparaissait sous les offrandes, dont le tas montait toujours. Tous se pressaient, s’accroupissaient alentour, les mains réunies en forme de coupe. Le miel ruisselant tombait goutte à goutte sur leurs pieds nus. Seul le Maître-du-Sacrifice restait debout, suppliant l’Ancêtre divin de répandre sur la Race force richesse et santé.

Puis ils enlevèrent toutes les offrandes sanctifiées, le disque noir reparut, luisant de miel. Le moment était venu d’offrir une victime vivante, pour combler de joie l’esprit de l’Ancêtre. Deux jeunes hommes apportèrent un mouton, les pattes liées. Avec un couteau de moisson, on coupa la gorge de la victime, et la pierre se teignit de pourpre. Quand elle fut rouge et n’eut plus soif, on souleva la bête pantelante, le sang coula tour à tour sur toutes les roches sacrées. Le Maître-du-Sacrifice trempait la main dans le liquide rouge, aspergeait les assistants. Puis, la poitrine du mouton ouverte d’un seul coup, on arracha le foie, dont on frotta la pierre sainte.

Alors le frère de Razane, pour qui s’accomplissait le rite, monta sur la plate-forme et se prosterna, tourné vers le Nord-Est, dans la direction des origines immémoriales. Il leva ses mains rapprochées et ouvertes. Le père prit un peu du sang qui ruisselait, fit à son enfant les onctions rituelles, sur le haut de la tête, sur le front, sur chaque joue près des tempes, puis encore, après un intervalle de chants et de danses, à la poitrine. Le jeune homme s’inclina dévotement, et, la face sur la pierre, à deux reprises, il lécha le liquide sanglant.

Les chants et les danses reprirent. La voix des femmes dominait les sons de l’ampoungue et des flûtes, avec la même mélopée nasillarde indéfiniment répétée :

— E, é, héé !… é, é, héé !…

Claude s’étonnait de la sauvage grandeur de cette scène et comparait aux rites des religions occidentales cette espèce de communion païenne. L’imposition du sang en la présence réelle de l’Ancêtre divin lui parut d’un admirable symbolisme, et, si le père de Razane était venu, avec son doigt rougi, lui faire au front la marque rituelle, il eût trouvé, en cette minute, le geste presque naturel.

La cérémonie était terminée. On s’en revint au village, en emportant pour le repas rituel la chair de l’agneau sacrifié. Claude et sa petite épouse retournèrent ensemble à Tananarive. L’Européen, initié aux coutumes de la Race, adopté par le clan, se sentait rapproché de l’Imérinienne, et il lui parut, cette nuit-là, qu’elle s’abandonnait avec plus de passion à ses baisers.

IV

douce est la vie


Claude, les jours suivants, vécut avec la hantise des souvenirs d’Imérimandzak. Imprégné d’intimités malgaches, il comprenait mieux l’âme des choses et des êtres, depuis qu’il avait vu évoquer, par des libations de miel et le sang d’un agneau, l’esprit de l’Ancêtre Andriantsimandâfik. Quand il contemplait de sa terrasse l’admirable paysage des plaines de rizières et des monts chaotiques, où pullulait la descendance des aïeux lointains ensevelis dans leurs tombeaux de pierre, désormais les villages s’animaient pour lui d’une vie familière. Quand il sortait, les Imériniens rencontrés dans les rues n’étaient plus seulement des silhouettes pittoresques ; il les replaçait dans leur vrai milieu, hors du cadre un peu factice d’Iarive ; en leurs yeux jadis indifférents se reflétait l’image des rites antiques ; il se les représentait pieds nus, avec des marques blanches au front, et foulant les pierres saintes ensanglantées par les sacrifices. Maintenant, il savait distinguer, à leur air froid et dédaigneux, les nobles Andrianes, à leurs yeux brillants et malicieux les Houves subtils, inventeurs de ruses, à leur figure bonasse et placide les esclaves apathiques. Toute une vie sociale qu’il n’avait point encore soupçonnée, avec des inégalités, des haines, des intrigues, se révélait à ses regards avertis. Il se rendait compte aussi de la résistance, sourde et entêtée, opposée a l’empiétement des Européens. Sous des dehors aimables, sous une condescendance feinte, sous une apparente facilité d’adaptation, il devinait a certains indices l’opposition presque irréductible. Partout c’était l’imitation de nos gestes et de nos modes : les femmes portaient des bottines ou des souliers Richelieu, renonçaient aux multiples petites tresses serrées aux tempes, perçaient leurs oreilles pour y suspendre des boucles d’or ; les jeunes Imériniens, employés dans les bureaux ou les comptoirs, mettaient d’invraisemblables faux cols, des chapeaux de paille importés de Marseille, des chaussures anglaises ; ils avaient appris le français chez les Missionnaires ou à l’École officielle, s’étaient laissé convertir nominalement à l’une quelconque des religions importées d’Europe en même temps que les fusils, les mœurs nouvelles, et la taxe personnelle, si lourde à payer. Mais, sous ces changements superficiels, leur manière de penser et de sentir demeurait au fond la même, aussi immuable que les énormes blocs de pierre qui recouvrent les tombeaux malgaches.

Razane avait sur l’union de l’homme et de la femme les conceptions de ses ancêtres. Sa philosophie de l’amour se résumait en quelques maximes simples :

« Il sied à une femme d’avoir honte, en plein jour, quand plusieurs hommes la désirent. — Il n’est pas convenable, pour une jeune femme, d’avoir l’air de connaître, dans la rue, un homme à qui elle s’est donnée. — Le martin-pêcheur s’enorgueillit devant les oiselles de la variété de ses plumes, et la femme montre à ses prétendants, pour se faire valoir, la richesse de ses bijoux. — Un potier ne fabrique pas un pot pour cuire une seule mesure de riz, ni une mère n’a mis au monde sa fille pour réjouir un seul homme. — On ne peut pas porter deux cruches en même temps sur la tête, mais on n’est pas forcé de toujours puiser l’eau dans le même vase. »

L’Imérinienne, tout en suivant la coutume de ses ancêtres, essayait bien de simuler certains sentiments qu’elle devinait recherchés par son mari européen, mais quelquefois elle oubliait de feindre. Et puis, quand Raclaude causait avec elle, il savait si habilement embrouiller les questions qu’elle finissait toujours par répondre des choses qu’elle n’aurait pas voulu dire. Une fois Saldagne dut s’absenter plus de quinze jours pour visiter dans le Sud une concession de sa Compagnie et surveiller des travaux de boisage dans une mine. Quelques jours avant son départ, Zane et lui faisaient la sieste sous la varangue. Les stores en rabanes diffusaient une lumière dorée ; une brise légère apportait des jardins et de toute la montagne le parfum des lilas de Perse ressuscités par le printemps austral. Des idées de jalousie, des visions d’infidélité, telles que se les forgent les hommes de l’Europe, loin du jour clair, dans les brumes déformantes de leur pays, hantèrent le cerveau de Claude. Il aurait eu quelque honte à les avouer à l’Imérinienne ; il essaya par une sorte de transposition, d’éveiller la jalousie de la jeune femme et dit :

— Zane, si je te trompais pendant mon voyage, et que tu le saches, qu’est-ce que tu ferais ?

Elle ne répondit pas tout de suite, visiblement embarrassée. Elle cherchait ce qui pouvait faire plaisir à l’Étranger, ne trouvait rien. En réalité, pourvu qu’il ne la chassât point et ne ramenât pas dans leur case une autre femme, peu lui importait une ou plusieurs infidélités. Mais cela, elle ne pouvait pas le dire, car il est mauvais de dévoiler aux hommes le fond de sa pensée. Elle avait commencé par rire aux éclats, pour se donner du temps, puis, tournant vers Claude son visage tranquille :

— Tu te moques de moi, Raclaude ? Est-ce que tu sais si tu me tromperas ? Est-ce que tu sais si je le saurai ? Est-ce que je peux savoir, moi, maintenant, ce que je ferais ?

Elle ajouta, après quelques secondes de silence :

— Tous les mêmes, les vazaha, tous les mêmes… N’y a pas plus coureurs qu’eux…

Elle se leva, vint, câline, s’accroupir à ses pieds, et des deux mains saisit les genoux du maître, dans l’attitude des suppliantes antiques. Sa bouche avait une moue triste, ses yeux se noyaient de mélancolie. La tête renversée en arrière, elle dit d’une voix humble et douce :

— Ta petite femme malgache ne te suffit donc plus, Raclaude ? Tu veux en essayer d’autres ? Tu ne m’aimes plus ?

Claude évoqua une Européenne dans la même situation, la réponse qu’elle eût faite ; et il sourit. Elle sourit aussi, imperceptiblement, étreignit des deux mains le bras de l’étranger, appuya sa joue contre lui.

— Mais pourtant, s’il me plaisait d’avoir plusieurs femmes ? Tu dois comprendre cela, toi, Razane, puisque tu es malgache, et que tes ancêtres avaient le droit de prendre des épouses autant qu’ils en voulaient ?

— Pas vrai, ça, Raclaude. Il faut dire : autant qu’ils pouvaient. Les riches avaient plusieurs femmes, les pauvres une seule. Et puis on offrait un beau cadeau à la première épouse, dit-elle en riant, quand on introduisait une femme nouvelle dans la case !… Aujourd’hui, les Malgaches font comme les Vazaha, ils ne suivent plus la coutume des ancêtres…

— Mais je pourrais avoir une épouse de ma race, là-bas, de l’autre côté de l’eau sainte qu’on traverse dans les grands bateaux.

— Alors, je serais ta vadikèle, ta petite épouse. C’est toujours la préférée. Nous avons un proverbe qui dit : « L’amour est comme le riz nouveau qu’on sème ; quand on le repique dans une autre terre, il repousse plus dru ».

— Est-ce qu’au vieux temps malgache ton grand-père le piroguier, celui que j’ai vu dans ton village, avait plusieurs épouses ?

— Il en a eues jusqu’à trois. On me l’a dit, car je ne les ai pas vues. Tu te rappelles la vieille grande blanche, à Imérinandzak ? Elle était accroupie au soleil contre un mur de la case, et elle te regardait !… elle te regardait ! avec des yeux mauvais… C’est la deuxième femme de mon grand-père. La première est morte depuis longtemps, je ne l’ai pas connue. Et la troisième, la vadikèle, qui avait l’âge de ma mère, le grand-père l’a chassée avant ma naissance, parce qu’il l’avait surprise avec un jeune piroguier dans la hutte de branchages, au bord de la rivière.

— Alors, petite Zane, si un jour j’apprenais que tu me trompes, je ferais comme ton grand-père…

— Tu es le maître, Raclaude. L’homme peut à tous moments renvoyer la femme qu’il a prise. On dit chez nous : « Le mariage est un lien qu’on noue assez lâche pour pouvoir toujours le défaire ». Et puis, vous autres hommes, les vazaha comme les Malgaches, vous vous dégoûtez vite : le bœuf qui reste trop longtemps couché sur un côté se fatigue, alors il se tourne de l’autre.

— Et au bon vieux temps malgache, que devenaient-elles, Zane, les pauvres abandonnées ?

— Elles trouvaient un nouveau mari…

— Quand elles étaient jeunes…

— Oh ! ce n’était pas nécessaire. Tu aimes les proverbes malgaches, Raclaude ; nous en avons un qui dit : « On peut toujours mettre quelque chose, même dans une vieille corbeille ».

— Tu as déjà été mariée combien de fois, toi, Razane ?

— Mais je ne suis pas une vieille corbeille…

— Tu ne veux pas me répondre ?

— Il y a plus d’un fruit dans la forêt ; les doux, on les prend, les amers, on les laisse…

Ainsi l’Imérinienne ne se laissait embarrasser par aucune question. L’arrivée de Berlier les interrompit. Souvent il venait voir Saldague, en camarade, à n’importe quelle heure de la journée, et c’étaient de longues causeries sur les choses malgaches, sur la mentalité des coloniaux et des terriens d’Europe, sur le passé ou l’avenir des races que nous avons coutume d’appeler inférieures.

Razane s’éclipsa. Claude raconta leur conversation et l’habileté de la jeune femme à éluder les questions captieuses.

— Oui, dit Berlier, l’art de la parole est inné chez eux, et il n’est pas de qualité qu’ils apprécient plus haut que celle de l’orateur. « Houve qui sait parler, il n’y a rien qu’il ne puisse achever. »

— Vous parlez vous aussi, comme Zane, en proverbes.

— C’est que les proverbes possèdent une vertu extraordinaire. Ils participent à la sagesse des Anciens, qui les ont transmis, ils sont le patrimoine héréditaire de pensée et de poésie constitué lentement par les générations.

— Vous en connaissez beaucoup ?

— J’en ai appris des centaines, en causant avec les vieux. Quand deux Imériniens discutent, celui qui appuie son raisonnement du plus grand nombre de proverbes est vainqueur ; dans les assemblées, celui qui en cite davantage dans son discours est plus applaudi.

— Et je m’aperçois que même dans la vie de famille, les petites filles ignorantes savent les utiliser.

— Les proverbes sont toute la philosophie des Imériniens. Ils conviennent parfaitement à leur esprit de ruse et de dissimulation. Chacun donne lieu à deux ou trois interprétations différentes et laisse toujours une échappatoire à qui sait s’en servir.

— Surtout comme ils correspondent bien au caractère conservateur des Malgaches pour qui le respect de la tradition est le commencement de la sagesse !… Quelle chose mystérieuse que la puissance de la tradition ! Depuis que j’ai assisté à une cérémonie païenne, à vingt kilomètres de Tananarive, dans un district plein d’églises et de temples, depuis que j’ai vu Zane, reprise une heure par la vie ancestrale, marcher pieds nus sur les dalles rougies du sang d’une victime, je ne sais que dire de ce peuple.

— Sans doute il est difficile à connaître. Pour entrer en rapports même superficiels avec lui, il faut faire table rase de nos préjugés d’Européens. Nous ne suivons pas, eux et nous, la coutume des mêmes ancêtres, d’où heurts continuels, malentendus inévitahles. Nous vivons, nous autres, avec le dédain du passé, avec la hantise de l’avenir, hypnotisés par je ne sois quelles conceptions sociales, peut-être irréalisables ! Eux, les Imériniens, se rappellent ce qui fut, ne conçoivent pas d’autre idéal que celui de leurs pères. Le mot progrès n’a pas d’équivalent dans leur langue. Ils ne s’encombrent pas non plus de nos préjugés sur la Volonté et la Force. Aucun dieu ne leur enseigne la nécessité du travail ; la naturelle paresse est restée pour eux une vertu. Leur existence facile les a rendus insouciants, doux, pacifiques, disposés à tourner les obstacles plutôt qu’à les attaquer de front. Chez eux la ruse prime la force ! Votre petite épouse a laissé voir une heure l’étrangère qu’elle demeurera près de vous. C’est extraordinaire de sa part. D’habitude elles sont plus expertes à dissimuler en toute circonstance, et il est rare qu’elles se trahissent, qu’elles écartent le masque, fût-ce devant le compagnon de toutes leurs nuits.

— Vous les aimez pourtant ainsi, Berlier ! Vous avez essayé plus qu’homme du monde, de pénétrer leur pensée ! Vous êtes arrivé, dit-on, à vivre parfois, en manière d’expérience, de leur existence matérielle et presque de leur vie intérieure…

— J’ai essayé. Qui dira si j’ai réussi ? Peut-on changer de race, comme d’habit ou de langage ? Je suis né, ainsi que vous, dans la terre des Cimmériens…

— Mais ne l’avez-vous point reniée ? Vous ne voulez même pas qu’elle reçoive vos os…

— Sais-je ce que je veux, et quelles volitions lointaines, quelles reviviscences mystérieuses le flux de mon sang poussera demain vers mon cerveau ? Peut-être dormirai-je chez mes pères de là-bas, dans le cimetière banal d’une petite ville, enclos d’un grand mur blanc, le long d’une route bordée de peupliers.

— Mais peut-être que vos enfants d’ici retourneront sur le lit de pierre votre dépouille momifiée, enveloppée tous les ans d’un suaire de soie neuf.

Asa, comme disent les Malgaches. Je n’en sais rien. Je m’efforce d’imiter leur sagesse, de ne pas penser à la mort. Pourquoi gâter les heures présentes par l’inutile préoccupation d’un avenir inconnu. J’aime le proverbe imérinien : « Douce est la vie ».

— Oui, douce est la vie à Tananarive, sous le ciel clair, dans l’éternelle joie de la lumière ! Jamais ce peuple heureux ne s’encombrera de nos tristes religions, ne se laissera gagner par notre activité insupportable.

— Qui sait ? Les Malgaches ont l’esprit puéril et la mémoire courte. Dans vingt ans que seront-ils ? Peut-être les Japonais de l’Afrique. Certains leur supposent avec les Nippons une parenté ethnique. Les jeunes Malgaches instruits se proposent, dit-on, les Japonais pour exemple. Ils veulent, comme eux, doubler les étapes de la civilisation et rattraper les Européens, leurs aînés.

— C’est vrai qu’il y a cinquante ans on était en pleine féodalité japonaise. Les daïmios, avec leurs grands sabres recourbés, aux gardes ciselées par d’admirables artistes, s’ouvraient le ventre par point d’honneur, et les mousmés avaient de l’amour la même idée que nos Imériniennes. Qui eût dit que si vite les usines japonaises concurrenceraient les nôtres et qu’avec des torpilleurs et des cuirassés à tourelles les Nippons anéantiraient une flotte européenne…

— Nous aussi, Saldagne, nous avons, pendant de longs siècles, suivi la coutume des ancêtres. Il nous a suffi d’une génération pour l’oublier. En 1788 nos aïeux traditionnistes menaient une vie peu différente de celle des hommes du XIIIe ou du XIVe siècle. Voyez, depuis cette époque, le chemin parcouru.

— Mais n’oubliez pas que nos ancêtres, comme les modernes Japonais, vivaient sous un climat tempéré et même plutôt rude. À Tananarive, sous les Tropiques, trop douce est la vie, pour qu’il vaille la peine d’y persévérer dans l’effort. Vous aimez trop les Imériniens, Berlier, pour leur souhaiter le bonheur des Japonais.

Durant toute cette période, Tananarive fut en liesse. Les fêtes succédaient aux fêtes. Claude n’allait guère dans le monde, mais ses amis formaient un petit cénacle très gai. Ce fut aussi l’époque la plus heureuse de son union avec Razane. La joie de leur intimité se trouvait décuplée par les distractions extérieures, pique-nique à la campagne, invitations chez des amis, soirées malgaches. Il y eut plusieurs bals dits de ramatous. Le premier de la saison, annoncé longtemps à l’avance, fut donné par l’administrateur Jean Romain. Zane témoigna une joie d’enfant le jour où elle reçut de son amie Rakèta un carton ainsi libellé :

« M. Jean Romain et Mme Rakètamâve prient M. Claude Saldagne et Mme Razane de bien vouloir honorer de leur présence la soirée dansante qui aura lieu le samedi 17 mai dans l’immeuble Pappadopoulos à Faravouhitre. Ny vehivavy dia mitafy lamba ary ny lehilahy ad libitum. La présente invitation tiendra lieu de carte d’entrée. »

Ce mélange de français, de latin et de malgache amusa Claude. La recommandation en langue indigène signifiait simplement : « les femmes porteront le lamba, tenue des hommes à volonté.

Le soir de la fête, filanzanes et pousse-pousse affluèrent vers l’immeuble du grec Pappadopoulos. À l’entrée, par des cloisons improvisées en roseaux, on avait aménagé deux petits salons, l’un pour le vestiaire et la toilette des dames, l’autre pour le buffet. Les murs étaient décorés de guirlandes de verdure, de trophées de palmes et de gerbes de fleurs. Des bougies mêlaient leurs innombrables lumières vacillantes et joyeuses à l’éclat plus brutal de grosses lampes à pétrole. La bande des amis de Saldagne s’était donné rendez-vous chez Berlier : on partit de la maison, à douze, en filanzane, les rares passants regardaient non sans étonnement ce cortège d’hommes en habit et de ramatous drapées dans des lambas de soie ; le pas cadencé des quarante-huit porteurs sonnait allégrement dans la ville silencieuse. Les six couples entrèrent ensemble, et après avoir salué Jean Romain et Rakètamâve, se dispersèrent dans la grande salle au rythme d’une danse.

Il y avait là une quarantaine d’Imériniennes, et une centaine d’hommes, indigènes pour la plupart, à peine vingt Européens, aucune femme française. Tous les mondes malgaches étaient représentés : les fonctionnaires surtout, gouverneurs, écrivains-interprètes, personnel de divers services ; puis des commerçants ou des notables houves ; enfin quelques faux cols, amis de cœur de ces dames. Parce qu’il y avait des Européens avec leurs ramatous, certains maris malgaches, pris de scrupules, étaient venus seuls, sans leurs femmes ; mais la plupart n’y avaient pas regardé de si près.

Claude eut de suite une impression d’originalité un peu bizarre, de mondanité malgache parodiant les mœurs d’Europe et cependant teintée d’exotisme. Les indigènes, presque tous en habit ou en smoking, très corrects, gardaient l’élégance et la sobriété des gestes, héritée des ancêtres qui pendant des générations avaient porté le lamba ; quelques-uns étaient en jaquette, en veston, ou même en dolman de toile blanche ; les visages seuls, de bronze clair ou sombre, contrastaient avec les figures pôles des Européens.

Les femmes intéressaient Claude davantage ; il y en avait de toutes les conditions, de toutes les castes, de tous les types : Andrianes au teint clair, aux paupières bridées, presque des Japonaises ; Houves à la frimousse éveillée, aux yeux emplis de candeur feinte ; quelques bourgeoises cossues et luisantes, bonnes commères gaies, avec de triples mentons ; même des filles d’esclaves, au visage rond, un peu plat, d’une bestialité tranquille. Toilettes aussi diverses que les femmes : beaucoup gardaient la véritable coiffure malgache, les nattes réunies en torsade sous la nuque ; d’autres, en robes venues de France, conservaient des modes d’antan un petit lamba léger, en mousseline de soie ; certaines n’avaient même qu’une écharpe, dont elles se servaient, avec des gestes menus et gracieux, pour s’envelopper tantôt le buste, tantôt la tête et les épaules. Claude ne se lassait pas d’admirer leurs mouvements souples, et le bel effet des écharpes transparentes moulant une épaule ou un sein, mettant en valeur la ligne harmonieuse de la nuque ou la molle cambrure de la taille.

Berlier vint retrouver Saldagne. Il exultait.

— Eh bien ! que dites-vous de nos bals malgaches ?

— Je me recueille encore, j’hésite ; l’étrangeté de ce que je vois me déconcerte un peu.

— Très bien, voilà que vous parlez comme un Imérinien. Asa, que sais-je ? Mais encore ? Ne trouvez-vous pas que nos ramatous valent les belles « madames » des soirées de la Résidence ?

— Elles sont charmantes, je l’avoue.

— Et leur décolletage, qu’en dites-vous ?

— Joli, en vérité… Pourtant quelques-unes sont empâtées. Voyez cette grosse matrone que fait danser notre ami Romain, par politesse assurément.

— C’est la femme légitime d’un commerçant indigène ; elle reçoit beaucoup, et ménage, dit-on, des entrevues avec ses jeunes amies aux Européens qui ont l’heur de lui plaire. Je vous la concède comme peu séduisante, ainsi que la fille métisse d’une tante de la reine, cette grande maigre au nez busqué, assise la bas sous les palmes. Mais tant d’autres sont jolies !

— Du reste elles sont choisies, je pense, et rassemblées pour le plaisir de nos yeux. N’est-ce pas le dessus du panier de Tananarive ?

— Non, ce n’est qu’une gerbe rassemblée presque au hasard dans les jardins d’Iarive… Tous les jours ne rencontrons-nous pas dans les rues dix jeunes femmes inconnues, d’un charme étrange et exquis ?…

— Moi, interrompit Cosquant, qui les écoutait depuis une minute, je les aime toutes, les belles ramatous si diverses, si puériles, si voluptueuses, si ardentes au plaisir, si femmes en un mot ! Votre Razane, avec ses traits réguliers et son visage d’enfant ! Rakèta, qui rit toujours, tant elle trouve la vie bonne et qui ne la rend pas désagréable à notre ami Romain, et la fière Ralinoure que Berlier aime parce qu’elle est presque Javanaise, et qu’elle sait draper avec art dans des étoffes à ramages son corps d’androgyne !

Claude s’intéressait aux danses alternativement européennes et malgaches. L’orchestre aussi était double, piano et violons à un bout de la salle, de l’autre côté tambour et flûtes malgaches, avec deux cuivres ; même un accordéon faisait sa partie, quand le genre l’exigeait, et pour compléter la couleur locale. La plupart des danses nouvelles[1] imaginées par les Malgaches rappelaient plus ou moins le quadrille : les mpilalô seuls, danseurs de Village ou de carrefour, pratiquent encore l’ancienne chorégraphie toute barbare. Mais les Imériniens avaient su transformer et styliser, dans un genre soit maniéré, soit hiératique, les danses importées d’Europe. Dans le banal quadrille des Lanciers, les glissements des pieds, les gestes des mains prenaient une allure rituelle ; dans la mazurka, les jetés et les balancements se faisaient sur un rythme lent, avec temps d’arrêt marqués. Toutes les danses étaient chastes : ramatous et cavaliers tournaient avec une régularité d’automates, dans des attitudes parfaitement correctes, sans serrements de mains, ni frôlements, ni œillades ; hommes et femmes ne se regardaient point, n’échangeaient pas une parole. Jamais Saldagne n’avait vu une telle indifférence apparente dans le plaisir. En contraste avec les danseuses bronzées, petites idoles aux visages impassibles, il évoquait les femmes de son pays, serrées dans les bras de leurs cavaliers. Il se rappelait aussi certains troubles jaloux éprouvés jadis, et jouissait de sa quiétude présente à voir Razane polker gravement avec un jeune Malgache engoncé dans un immense faux col. Soudain la musique s’arrêta. Aussitôt les couples se séparèrent, comme pressés de retourner à leurs places. Certaines danseuses quittaient brusquement leurs cavaliers au milieu du salon, et, souples, se glissaient à travers la foule vers leur chaise. Les autres, après s’être laissé reconduire, saluaient cérémonieusement.

Berlier vint s’asseoir près de Saldagne.

— C’est, n’est-ce pas, infiniment plus chaste que n’importe quel bal d’Europe ?

— J’en conviens. Danseurs et danseuses paraissent n’avoir aucune arrière pensée de volupté.

— La preuve, c’est que leurs préférences ne vont pas vers le boston, mais vers les quadrilles.

Dans leurs inventions ou leurs adaptations chorégraphiques ils multiplient les pas, les évolutions, les saluts, et ne cherchent à réaliser que des danses de caractère.

— Je remarque que presque personne ne fait tapisserie.

— Les dames européennes, qui se plaignent que les hommes ne dansent plus, seraient peu flattées de voir cet empressement.

— Et la bourgeoisie houve qui a répondu à l’invitation de notre aimable hôte, quelles sont ses impressions, à votre avis, Berlier ?

— Hem ! Hem ! Il y a ici, vous le savez, des Malgaches de tous les mondes.

— Oui, mais la fusion entre eux n’est-elle pas accomplie ?

— À regarder de près, certaines nuances révèlent bien quelque gêne. Ainsi voyez la-bas, au fond de la salle, toutes nos ramatous assises les unes à côté des autres. Elles font bande à part, ou plutôt les dames malgaches s’écartent d’elles comme de brebis galeuses.

— Mais les maris de ces dames, il me semble, dansent indifféremment avec les unes et les autres ?

— Par déférence pour le vazaha qui invite et pour les autres Européens mariés à des Imériniennes. Le vrai monde malgache tolère pour un soir cette promiscuité, mais il ne s’en accommoderait plus dans les relations habituelles.

— Plus, dites-vous. C’est donc que les mœurs ont changé ?

— Sans doute… Jadis on était flatté, dans les bonnes familles, de voir les filles recherchées en mariage temporaire par des Européens. L’indifférence amorale des Malgaches pour les diverses formes que peuvent revêtir les rapports sexuels leur permettait de n’avoir aucun préjugé. L’amour parfaitement libre supprime la prostitution. Mais les lois françaises et l’influence des Missionnaires ont changé tout cela, en apparence du moins.

— En apparence ?

— Croyez-vous donc qu’en une ou deux générations on puisse transformer les instincts d’une race et appliquer à un peuple toute une réglementation compliquée faite pour un autre ? Les Malgaches, assez dissimulés déjà, le sont devenus davantage encore, pour ne pas faire de peine aux Prédicants et aux Monpères.

— Cette dissimulation profonde des Imériniennes, dont on parle toujours comme d’une vérité reconnue, qu’en pensez-vous, bien sincèrement ?

Il avait parlé avec tant de chaleur que l’autre eut un regard étonné, devinant la pensée intime de Saldagne, la vague inquiétude jalouse sur les faits et gestes de Razane. Berlier eut pitié et répondit :

— Bah ! Il y a aussi des êtres francs et sincères parmi eux. Ce que nous prenons pour de la fausseté n’est souvent que la timidité d’une race asservie.

— Mais elles, les Imériniennes, toutes nos petites épouses, quelle est leur mentalité véritable ? Croyez-vous qu’on puisse la comprendre pleinement dans l’intimité des nuits et des jours ?

— Est-ce qu’un être humain peut espérer en pénétrer un autre ? Qu’importe que leur pensée nous échappe, si l’étreinte de leurs bras nous est douce ? Ce sont des êtres très primitifs, Saldagne. Elles n’attribuent pas au geste de l’amour la même valeur que nous. Aussi elles n’oseraient refuser soit à un Européen soit à un homme de leur caste, quelque chose qui leur coûte si peu et nous fait tant plaisir.

— Vous voulez dire qu’elles se prostituent à tout venant ?

— Non. Elles ne voudraient pas non plus nous être désagréables pour une cause si futile.

— Vous vous moquez de moi, Berlier…

— En aucune façon. Vous n’êtes pas de ces amants ridicules qui croient éviter… l’accident, en chambrant leurs ramatous. Elles sont susceptibles aussi, et comme l’Eve des Missionnaires, dociles à l’attrait du fruit défendu. Tenez, regardez votre Razane : elle s’applique à faire de belles révérences à chacun des cavaliers que ramène en face d’elle la figure du quadrille. Elle ne recherche dans la danse aucune excitation spéciale. Elle s’amuse, sans plus. Voyez au contraire, là-bas, cette ramatou assise près de son Seigneur et Maître.

— Je ne la connais pas.

— C’est la belle Ravô, une de celles qui lancèrent la déplorable mode des chapeaux à l’européenne. Elle a eu pour amant le colonel Dupont, qui entra le premier dans Tananarive conquise. Il lui en est resté un certain lustre, quoiqu’elle ne soit plus très jeune. Si vous faites sa connaissance, elle vous récitera, avec de légères fautes de prononciation, le Vase brisé. Elle feint de s’intéresser à notre littérature. La dernière fois que je l’ai vue, elle lisait les chansons de Bititis. En ce moment, elle habite la case de ce jeune entrepreneur qui a gagné 500.000 francs au douzième et treizième lot du Chemin de fer. Il est jaloux et ne la quitte pas d’une semelle. Sans doute elle a renoncé à danser cette nuit.

— Oui, je l’ai remarquée déjà. Le monsieur fait mauvaise figure à ceux qui essaient d’inviter sa voisine.

— À cinq pas, contemplez le jeune Malgache étriqué et haut en col qui semble s’intéresser vivement aux bougies d’un lustre. Si le vazaha se lève, il invitera la femme et obtiendra d’elle un rendez-vous pour demain. Je le connais. C’est un professionnel.

— Il a toutes celles qu’il veut ?

— Non, toutes celles qui veulent. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Saldagne ne se lassait pas de regarder la foule, d’admirer son impassibilité silencieuse. Cette agitation rythmée, sans tumulte, sans rires, presque sans conversations, lui semblait étrange, caractéristique d’une race qui se replie sur elle-même, et ne veut rien livrer à des étrangers que ses gestes extérieurs. Il se sentait loin d’eux, comme de Zane aux premier jours de leur union. Mais ce peuple passif, par ta force de l’inertie, défendait mieux son génie et sa conscience qu’une nation guerrière. Il avait accueilli les vainqueurs avec une aimable servilité ; les hommes acquiesçaient à toutes les idées des Européens, les femmes à tous leurs désirs ; pourtant la barrière subsistait, infranchissable, dans les demeures privées, dans la vie sociale, dans les conseils publics. Claude évoquait des visions de brousse : les cases malgaches presque toutes encloses de hauts murs rouges ; ils sont en ruines, criblés de trous et de lézardes, rongés par les érosions, béants de brèches ; ils s’effritent et s’écroulent ; mais des végétations hostiles se dressent derrière toutes les ouvertures, aloès géants, cactus difformes, ou cette plante aux belles grappes de fleurs jaunes, hérissée d’épines, dont le nom signifie qu’elle ne laisse point passer les bœufs. Ces précautions pour s’enfermer, l’indigène les garde dans l’intimité de sa vie, et quel Européen peut se natter d’être entré dans la forteresse d’une âme malgache ?

Toutes ces impressions éprouvées déjà, Claude les revivait en une espèce d’obsession, à voir danser les Imériniens en habits noirs ou dolmans blancs, impeccables de gestes, impassibles de visage, et les Imériniennes au beau sourire. Il sentait combien ce peuple, malgré les modes européennes, avait conservé presque intactes, sa mentalité et ses traditions. Par hasard il leva les yeux et vit au fond de la salle, sur le mur nu, un portrait en pied de Ranavaloune III. C’était aussi une importation étrangère, un agrandissement photographique. La reine dolente, aux yeux si mélancoliques, était debout en costume royal : la lourde couronne et le sceptre contrastaient avec le visage douloureux et nostalgique. Pourquoi ce portrait était-il là ? En cette salle appartenant à un Grec, Claude se fût attendu plutôt au roi des Hellènes. Jean Romain l’avait-il fait placer par une attention délicate à l’égard de ses invités, et pour mieux marquer le caractère vieux-malgache de cette fête ? Ce portrait, aux yeux de Saldagne, devenait symbolique. La petite reine voyait ses anciens sujets s’amuser avec quelques-uns de leurs peu farouches conquérants ; son sourire triste, doux et résigné, s’adressait pareillement à tous, aux hommes de Madagascar, descendants des Javanais, des Négritos ou des Polynésiens, aux femmes malgaches restées fidèles aux mâles de leur race, comme à celles qui se livraient à des vazaha, même aux vainqueurs qui, sans morgue, se mêlaient à son peuple, dignes presque d’être nés dans une île heureuse de l’Océan Indien. Malgré les habits noirs et les jupes à la française, malgré les carnets de bal, les éventails, les airs de valse et de quadrille, tout cela restait très malgache, depuis les visages malais ou nègres ou tahitiens, depuis les noires et sauvages chevelures rebelles aux coiffures nouvelles, les peaux olivâtres ou bronzées ou jaunes, l’idiome guttural et chuintant, jusqu’aux sons étranges et sourds de l’ampoungue, qui, couvrant le chant des violons, retentissait comme un appel de barbarie.

La reine avait raison de sourire, car Claude sentait qu’en ce bal malgache, ceux d’Europe, autant et plus que ceux d’Imérina, s’étaient adaptés.

V

les voix du passé


La montagne tananarivienne, île de gneiss rouge dans la mer verte des rizières, s’abaisse de tous côtés en promontoires, chevelus d’arbres ou hérissés de maisons. L’un d’eux, celui d’Isourake, abrite un petit lac, miroir rond où se reflète la silhouette de Tananarive-la-Haute, et cache au milieu des frondaisons de vieilles cases inconfortables, bâties par les princes et les marchands des anciens jours. C’est dans ce quartier, peu apprécié des Européens[2], que Berlier avait choisi son habitation et préparé son tombeau, à la mode imérinienne. Claude allait souvent le voir, déjeunait chez lui presque chaque semaine avec Zane. D’ordinaire la table était mise dans un kiosque formé de six piliers de briques soutenant un toit de chaume, au bord extrême du jardin, en face de Tananarive.

On y jouissait d’une vue admirable, et les deux amis aimaient à y prolonger leurs causeries, en oubliant l’heure.

Ce jour de septembre finissant, la vie leur semblait particulièrement douce. C’était, après la pluie des mangues, le printemps austral avec le parfum des lilas nouveaux et des mimosas presque défleuris. À la fin du repas, les deux ramatous étaient rentrées dans la case pour parler de leurs affaires de famille ou de ces mille riens qui intéressent les femmes sous toutes les latitudes. Claude et Berlier, étendus sur des chaises de bord, s’abandonnaient à l’apathie tropicale, ou se plaît même l’âme inquiète des Européens.

Depuis un moment ils goûtaient la joie de ne plus parler, d’échanger simplement par les senteurs de l’air et es effluves de la lumière des impressions infiniment exquises. Ils contemplaient, en face d’eux, le décor unique de la Ville Imérinienne, une des plus extraordinaires que les enfants des hommes aient jamais bâties en aucun lieu du vaste monde. La transparence de l’air donnait aux moindres détails une netteté parfaite, et le paysage entier, dans le jour harmonieux, se détachait en vigueur. Le lac Anousse, avec son île d’émeraude, baignait de ses eaux plombées des plages de boues rougeâtres, parsemées de ricins. La masse de verdure du parc de la Résidence, servait de piédestal au Palais du Gouverneur, bâtisse pseudo-renaissance, que sauvent, à défaut de style, sa situation et sa couleur. À côté de cette architecture officielle, des cases serrées les unes contre les autres se haussaient à l’assaut de la montagne : anciennes maisons malgaches en boue rouge, habitations plus modernes en briques cuites, dans tous les tons du vieux rose, avec les varangues grises supportées par des colonnes de pierre à chapiteaux de fleurs de lotus, ou demeures des Européens, flanquées d’arcades et de piliers, avec des fenêtres à volets blancs. Puis sur la pente plus raide, c’était un fouillis de rochers, de toits et de verdure. La montagne abrupte s’érigeait en à pic vertigineux, des masses de gneiss s’arrondissaient en surplomb ; des broussailles, des fleurs et des arbres s’accrochaient à cette muraille, buissons de roses blanches, cactus difformes hérissés d’épines, jacarandas bleus, lilas de Perse balançant au vent leurs grappes violettes. Au bas, des cases encore couvraient les éboulis de terre accumulés par les érosions. Puis la montagne s’abaissait rapidement vers le col de Souaniérane, et, en face d’Isourake, se dressait le sommet conique d’Ambouhidzanahâr, crevassé, avec des lessives blanches séchant sur les pierres au bord des tranchées profondes, couleur de sang. C’est aussi avec du sang que semblaient peintes toutes les vieilles cases. Ça et là, les grands édifices de bois, de pierre ou d’argile trouaient la masse des maisons rouges, se profilaient en haut de l’arête, sur le ciel bleu : le temple norvégien d’Ambouhidzatouve, avec les bordures étroites et blanches de ses hautes fenêtres, et son clocher disgracieux en tôle ondulée ; sur le flanc abrupt, la massive cathédrale aux deux tours prétentieuses flanquant une quelconque Notre-Dame en zinc ; sur la ligne de faite, le Palais du Premier Ministre, aux tourelles carrées, rose pâle, coiffées d’étranges clochetons bleus ; dans une petite dépression, l’ancien Palais de Justice malgache, d’un symbolisme curieux, avec ses entre-colonnes vides ouverts sur le ciel ; enfin, au dernier sommet, le groupe du Rouve, résumé architectonique de la Monarchie Imérinienne, la Maison d’argent au toit ardu, en étolles, avec l’Oiseau-Fort éployé sur son faîte, comme une aigle impériale, la Maison d’Argent qui paraît une humble case au pied du grand palais des Ranavalounes. Celui-là repose sur de massifs soubassements, et ses quatre tours de pierre regardent aux quatre points cardinaux jusqu’aux confins des six provinces, par delà les vertes rizières et les vagues pétrifiées des montagnes. À droite du Palais, l’humble hutte d’Andrianampouinimerne, pieusement conservée par ses descendants royaux, laissait paraître son haut toit de roseaux, terminé aux deux pignons par des poutres croisées en forme d’X. Et la flèche en pierre du temple anglican, construit par la grande apostate des cultes ancestraux, s’élevait non loin de la roche d’où furent précipités jadis, au temps des reines païennes, les premiers sectateurs du christianisme.

Saldagne et Berlier, dans la pure lumière de l’après-midi tropical, contemplaient avec ferveur Iarive-la-Belle ; les violets, les rouges et les verts se roi confondaient en une exquise symphonie de couleurs ; le parfum tiède des ilas flottait autour deux ; le babil clair et les rires frais des deux femmes-enfants résonnaient dars la case, et il semblait à Claude que sa Zane était l’âme même de la Ville mystérieuse et attirante.

— Tananarive… murmura-t-il. Le mot lui-même est beau, n’est-ce pas ? Le son plein de ses voyelles nombreuses, le redoublement de ses syllabes en fait une appellation étrange et exotique. Que signifie au juste Tananarive ?

— On peut l’expliquer de deux façons : les Mille-Villages, ou le Village-des-Mille. La première explication est plus poétique, mais la seconde est historiquement plus vraisemblable.

— Et la grammaire, qu’est-ce qu’elle dit dans tout cela ?

— La grammaire ? Les Malgaches n’en ont cure, quand ils forment des mots composés. Du reste les Imériniens disent habituellement et par abréviation : Iarive… Iarive ! Ne trouvez-vous pas que ce nom sonne mieux encore ? Il est clair comme un cristal, pur comme un rire d’enfant, doux comme une caresse. Les Tananariviens nomment ainsi leur ville, parce qu’ils l’aiment, de la même façon qu’on appelle d’un diminutif une maîtresse ou un enfant tendrement chéri. Elle est admirable en vérité, notre Iarive ! Non pareille dans le vaste monde ! Tous en conviennent, ceux qui comme Desroches, ont vu les villes sacrées de l’Inde, avec leurs temples d’or, ceux qui ont visité les grandes agglomérations d’hommes de la Chine, et ceux mêmes qui gardent la nostalgie des villes de leur Europe !

— Ah ! Berlier ! Ne dites pas de mal de celles-là ! Aucune cité jamais n’obscurcira dans mon cerveau la vision de Venise endormie au milieu de sa lagune, ou bien de Florence, où l’air est pur et léger comme ici, ou des cités de Provence, fières de leur histoire, surtout de Paris la grand’ville, qui résume et condense en elle toutes les séductions de toutes les autres ?

— Votre Paris, j’y peux passer deux mois, mais je n’y voudrais plus vivre. J’aime mieux Tananarive…, encore qu’on nous l’ait gâté dans les années dernières. Il y a quinze ans, Saldagne, on ne voyait pas un seul toit en tôle ondulée. Toutes les cases étaient couvertes en chaume, en bois ou en petites tuiles de terre rouge, harmonieusement adaptées au paysage. Aujourd’hui les Travaux Publics n’utilisent plus que l’horrible métal gondolé, et les particuliers eux-mêmes font à leurs maisons des couvercles de bottes de conserves.

— Je vous abandonne de bon cœur la tôle ondulée. Mais les temples et les églises datent pour la plupart du temps malgache. Trouvez-vous que ces édifices en boue rouge, caricatures mal venues des belles cathédrales de pierre, contribuent à embellir le paysage ? Elles poussent ça et là comme des champignons, avec des cintres et des ogives étriquées, des clochers et des clochetons ridicules ! Ils ont conquis votre Iarive, les Missionnaires ! et bâti partout leurs lourdes forteresses. Voyez les Norvégiens sur le plus haut cap de la montagne, les catholiques à une portée de sagaie de la crête, les Anglicans dans l’enceinte même du Rouve. Et voici un clocher encore, au sud, vers Souaniérane, un autre au-dessus d’Ambouhidah, un temple massif au fond de Mahamasine, et, tirant les yeux de tous les points de l’horizon occidental, hideuse, énorme, écrasante, la bâtisse des Pères Jésuites. Elle tient de l’église, de la caserne, du couvent et de la forteresse. Flanquée de tours hexagonales, percée d’innombrables fenêtres en ogive, couverte d’un petit toit bas et ridicule, elle est laide irrémédiablement, avec ses prétentions architecturales !

— Oui, vous avez raison, Saldagne ! Mais avouez que la belle lumière et l’éternelle verdure, avec les fleurs violettes, ou jaunes, ou blanches, et les cases rouges de la même couleur que la terre, sauvent encore l’ensemble !

— Je vous l’accorde ! D’ailleurs une seule cité au monde a-t-elle pu garder, en notre siècle, sa beauté intégrale ? Toutes les villes ont été violées dans leur pureté architecturale ou ethnique, à notre époque de communications rapides, de savants et d’usines ! J’ai vu les Tedeschi mener dans Venise outragée leur sarabande de Tyroliens ivres. À Rome, le moderne monde noir rapetisse la cité des anciens dieux et des grands papes d’autrefois.

— Et à Tananarive, il y a trop d’Européens, surtout trop d’ingénieurs, soit dit sans vous offenser, Saldagne. Car vous êtes resté artiste, vous, malgré votre profession.

— C’est vrai, Berlier, que la Science est impitoyable à la Beauté, mois la Beauté se venge en forçant la Science à douter d’elle-même.

— Qu’elle devait être belle, l’Iarive d’il y a cinquante ans, celle d’avant les Français, d’avant les Missionnaires !

— Je ne me la représente guère,

— Mol, je la vois. Toute la montagne était couverte de cases en bois ou en terre rouge à hauts pignons croisés. Le Rouve royal dominait de sa majesté barbare les toits de roseaux et les murs de boue. Du vert, du rouge, et du gris. Des teintes fondues et somptueuses. Pas de routes, pas de blessures béantes aux flancs de la montagne, pas de roches éraillées, pas de talus de sable… Seulement, pour accéder au Rouve, un mauvais chemin tout droit, empierré de grandes dalles noires, inégales et rugueuses, pareil au Pavé-du-Roi. Un fossé, avec un mur hérissé de cactus, et des portes cyclopéennes fermées par d’énormes disques de gneiss brut, limitait l’enceinte où il était interdit de bâtir en pisé, où les cases de bois, aux varangues soutenues par des colonnes de pierre, abritaient la fierté des Andrianes, tendis qu’au dehors le chaos des taudis faits de glèbe amoncelée, où pullulaient les esclaves, semblait jaillir du sol comme des productions de la Terre !

— Tout de même Tananarive devait manquer de confort à cette époque !

— Pourquoi ? Ma case date de ce temps ; elle passe pour confortable ; je n’ai ajouté au mobilier malgache d’autrefois que deux chaises de bord.

— Je me félicite de cet accroc à la tradition, dont je profite aujourd’hui.

— Mais avouez donc que vous l’aimez aussi, notre Tananarive, que pour être le dernier venu de notre groupe, vous n’en êtes pas moins déjà vieux-malgache. Vous avez été séduit, comme presque tous, par le charme de la terre et de la race imérinienne, et vous confondez dans le même amour la ville et la femme qui vous ont accueilli. Dès maintenant vous n’acceptez plus la possibilité de vivre ailleurs qu’à Tananarive, et Razane vous a fait oublier toutes les maîtresses de l’autre hémisphère. Quand vous rentrerez en France, vous aurez assez de votre Paris au bout de quelques mois, et vous trouverez longues les six mille lieues qui vous sépareront de Tamatave…

Claude ne disait rien ! Il pensait. Les paroles de son ami sonnaient assez désagréablement dans le silence de sa quiétude et éveillaient des idées qu’il eût préféré laisser dans la pénombre de l’inconscience. L’avenir pour lui était obscur et incertain. Il trouvait de la beauté à la vie coloniale, si large, féconde en impressions fortes et nouvelles, mais certaines joies, oubliées de ceux qui s’expatrient vers les terres lointaines, lui laissaient des regrets nostalgiques. Les théâtres, les musées, l’art sous toutes ses formes, lui manquaient, et même les vacances dans le milieu provincial paisible, où s’éternisaient, en leurs coutumes familiales, de sympathiques semblables nés du même sol que lui. Dans l’Île Australe il avait par moments la vive conscience d’être un déraciné, un étranger, à qui la Terre, adverse, refusait l’accueil ; car elle se défendait, elle aussi, par ses marais, ses miasmes et ses fièvres, contre l’Invasion des Occidentaux. Puis, à d’autres instants, il la trouvait maternelle presque pour les hommes de sa race, charmeresse par ses parfums et ses femmes, apaisante par la lumière de ses jours et l’édénique fraîcheur de ses nuits, par son perpétuel été et la douceur de ses peuples-enfants…

Un long silence. Les deux amis, les yeux emplis de l’harmonie du paysage, se sentaient repris par la joie de vivre imérinienne. La magie des formes, des couleurs et des parfums faisait oublier à Claude les images ancestrales de l’Europe, et taire dans son cœur l’appel des voix méditerranéennes.

Il parla sa pensée intérieure.

— Ma volonté, dont j’étais fier jadis, est devenue faible ici comme celle d’un enfant. Mon énergie s’est énervée dans la molle tiédeur des jours et dans l’éternelle volupté des nuits. La terre imérinienne est comme une femme folle de parfums, qui s’endort parmi les fleurs, avec des rêves fiévreux.

— J’ai souvent éprouvé ce que vous dites, reprit Berlier. Tout s’atténue ici en vertu de je ne sais quelle langueur mystérieuse : la force des muscles, l’énergie des caractères. Les indigènes répugnent à l’effort, à la lutte, à la guerre.

— Les animaux ne sont ni farouches, ni méchants. Il n’y a pas de bêtes féroces dans l’Île, à l’exception des caïmans. Avez-vous remarqué la douceur des bœufs ? Quand on passe à travers ces grands troupeaux qui vivent en liberté dans les herbages, taureaux et taurillons s’écartent sur un simple geste de la main. Les chiens malgaches n’attaquent pas les hommes, ils ont presque désappris d’aboyer, et le moindre roquet venu d’Europe fait fuir une meute de chiens nés dans le pays.

— Les fleurs importées de chez nous perdent aussi leurs parfums. Les œillets sont presque sans odeur ; et l’ail malgache, en cuisine, n’a même plus les vertus de l’oignon.

— Et l’homo europaeus, le Méditerranéen énergique et créateur se souvient ici des millénaires paresses de l’anthropopithèque, au pied du cocotier retrouvé…

— C’est peut-être pour cela que beaucoup d’entre nous s’endorment dans les délices imériniennes…

— S’endorment… oui !

— Et après tout, pourquoi ai-je dit « s’endorment » ? Je sais, vous allez me parler d’aveulissement. Je proteste. Qu’ai-je perdu ? J’ai gardé tout le trésor intellectuel de mes ancêtres, je n’ai que très peu modifié leur héritage moral et j’ai trouvé un milieu physique mieux approprié à mes désirs et à mes besoins.

— Je suis pris, comme vous, certains jours par la douceur de vivre où s’alanguit Tananarive. Mais je ne puis me contenter de cueillir l’heure présente. Il faut que ma pensée inquiète vagabonde vers l’avenir. Je suis anxieux de savoir, Berlier, si Tananarive me séduira toujours, si dans dix ans je ne serai pas lassé d’une vie qui aujourd’hui se pare pour moi de tous les attraits de la nouveauté.

— M’en suis-je lassé, moi ? Je suis ici depuis plus de dix ans. Et Romain ? Et tant d’autres ? Vous êtes déplorablement chrétien, Saldagne ! Vous avez oublié la belle philosophie de vos grands ancêtres païens ; ils enseignaient et, pratiquaient la joie de vivre, dans les tièdes vallons de l’Attique, ou sous les portiques ensoleillés de la Ville assise sur sept collines…

— Écoutez-moi, Berlier… En ce moment nous nous laissons aller aux fantaisies de notre imagination. Mais je vais vous conter une histoire vraie, un fait d’observation vécue… J’étais en villégiature, il y a quelques années, à Saint-Aubin-sur-Mer, dans le Calvados. Je vivais beaucoup au café, par désœuvrement, et puis parce que de la terrasse on assistait à d’admirables couchers de soleil, entre terre et mer.

— Ceux de l’Océan Indien ne vous ont pas fait oublier vos pâles couchers de soleil des mers boréales ?

— Non, Berlier… J’aime les uns et les autres pour les émotions différentes qu’ils m’ont données. Donc, au café, je fréquentais deux ou trois camarades, et aussi quelques inconnus, de ces gens avec qui on se lie très intimement aux bains de mer, et qu’on ne connaît plus, ou presque, si on les rencontre à Paris. L’un d’eux m’était fort sympathique… C’était un colonial, un administrateur en retraite. Grand, maigre, la face un peu terreuse, avec des yeux profonds brillants de fièvre, il portait un dolman de flanelle bleue comme nous ici en saison fraîche… Nous l’avions pris d’abord pour un officier. Il paraissait frileux, l’air toujours gelé, et pourtant s’asseyait à l’ombre, comme s’il avait eu peur du soleil. Mais surtout il semblait succomber sous le poids d’un irrémédiable ennui. Il ne s’intéressait ni à la vente matinale du poisson, ni à l’arrivée du train de Paris, ni à la pêche aux crevettes, ni aux heures des marées, ni à la manille de l’apéritif, ni aux sauteries du Casino. Il était très sobre, ne jouait jamais aux petits chevaux, perdait ou gagnait au bridge avec une égale indifférence. On ne lui connaissait pas de flirt ; il ne pratiquait assidûment aucun sport, bien qu’il jouât très proprement au tennis, si on avait besoin d’un quatrième. Une fois il tira aux pigeons et gagna le prix, mais il ne parlait jamais de chasse. Décoré, il inspirait beaucoup de respect aux boutiquiers en villégiature, et, à la fin d’août, on lui demanda de faire partie du comité de la fête. Il accepta, donna beaucoup d’idées pratiques, indiqua des innovations heureuses, mais, le jour des réjouissances, il demeura enfermé dans sa chambre à l’Hôtel. Ce personnage un peu mystérieux répondait assez aimablement à mes avances. Quand nous étions seuls, il me parlait parfois de lui-même, un jour il me confia pourquoi il s’ennuyait dans la vie. Il avait passé vingt-cinq ans dans les pays d’outre-mer, en Algérie d’abord, puis dans les colonies lointaines, au Congo, au Dahomey, à Tahiti, à Madagascar. Il me vanta le charme des Imériniennes, Berlier ! et c’est lui qui le premier me parla de cette ville étrange, que mes yeux aujourd’hui contemplent avec vous. Je ne me doutais guère que plus tard je revivrais ses pensées et qu’un jour peut-être, je connaîtrais son mortel désarroi. Quand l’âge de la retraite était venu, il n’avait point de demeure fixe, passant dix-huit mois dans une colonie et trois ans dans une autre. Au dernier séjour, on l’avait embarqué d’urgence en congé de convalescence, très anémié, et les médecins lui conseillaient de ne pas retourner dans les pays à paludisme. Du reste où se serait-il fixé ? Partout il avait été le passant, le voyageur moins pressé que le touriste, et cependant en villégiatures successives, plus lointaines seulement, plus longues et plus attachantes que la Riviera ou l’hivernage égyptien. Il n’avait pas eu le temps de se marier, en ses courts séjours en Europe. Les femmes noires, les femmes brunes, les femmes jaunes avaient lassé sa curiosité d’amour ; deux souvenirs surnageaient dans le naufrage de sa vie sentimentale, d’une vahiné de Tahiti et d’une ramatou d’Iarive. Quand il parlait d’elles, ses yeux tristes s’emplissaient des brumes de la mer, et il regardait les vagues mouvantes qui se poussent l’une l’autre jusqu’aux plages roses ou violettes des Îles de l’Océan tropical. Il était retourné d’abord dans son pays : il n’y connaissait plus personne. Quelques camarades de sa première enfance, vieillis dans ce trou de province, avaient trop divergé d’avec lui pour qu’il pût se reconnaître en eux. Les autres s’étaient expatriés dans de grandes cités voisines. Tous ses parents étaient morts. Rejeté par sa ville natale, plus étranger que le fonctionnaire qui du moins sympathise avec les Indigènes par tous les préjugés provinciaux, il avait donc continué sa vie errante, promenant sa mélancolie nostalgique des plages normandes à Vichy, de Paris à Florence. Il ne pouvait se consoler de la privation de lumière et de chaleur, évoquait le mirage tropical au milieu des brouillards de la Manche ou dans les vapeurs rousses des soirs de Paris. Il quitta Saint-Aubin au commencement de septembre, dès les premiers crachins de l’automne, et s’en fut chercher, nous dit-il, l’illusion du soleil à Hyères et à Toulon. Or j’ai gardé fidèlement dans ma mémoire, mon cher Berlier, l’image de ce colonial en retraite, et J’ai peur, si je m’attarde trop chez les Imériniens, de devenir comme lui.

— Mais ici, nous ne sommes plus, nous autres, des étrangers, ni des passants. Citoyens de Tananarive, de la caste des vazâhas, nous serons nombreux quand nous prendrons notre retraite, et nous nous serrerons les coudes, non seulement ceux de notre petit groupe actuel, mais quelques autres qui furent des nôtres jadis. Ils ont ramené d’Europe des femmes blanches pleines de préjugés, qui maintenant les ont un peu écartés de nous, mais dans la vieillesse les liens du passé se renoueront.

— Il en mourra, Berlier, d’ici que vous songerez à la retraite, et peut-être à ce moment-là serez-vous isolé à Tananarive autant que dans la petite ou grande ville de France qui abrita vos jeunes ans.

— Vous n’êtes pas gai aujourd’hui… C’est que vous traversez une des périodes bien connues de l’acclimatement au point de vue moral. Vous vous trouvez en pleine crise. Tout le monde passe par là, les uns à la fin du premier séjour colonial, les autres au commencement du second. Vous, vous êtes un peu en avance, et c’est bon signe, je crois, pour votre acclimatement définitif.

— Les symptômes de cette grave période P

— Ceux précisément que vous manifestez aujourd’hui… On se demande si on reviendra dans la colonie, on redoute l’enlisement dans la vie douce et facile ; toutes les voix du passé d’Europe crient des appels désespérés…

— Oui, toutes les voix du passé d’Europe… répéta Claude mélancoliquement.

Berlier le regarda d’un air étonné.

— C’est plus sérieux encore que je ne croyais. Mais vous n’êtes pas de ceux qu’on influence et vous irez seul où est votre destin.

Claude se leva et prit congé. Il appela Razane et tous deux traversèrent le jardin. Le soleil, très incliné déjà, projetait devant eux des ombres, qui s’allongeaient comme deux chemins noirs et tristes. Ils passèrent à côté du tombeau que Berlier s’était fait construire, grand carré de maçonnerie surmonté aux quatre angles d’ornements de style indo-malgache. Sur une des faces s’ouvrait, entre deux colonnes renflées, encastrées dans la muraille, la porte du caveau, faite d’une seule dalle plate, dressée et tournant sur des gonds de pierre. On y avait gravé en creux un arbre stylisé, à quatre branches terminées par des fleurs pareilles à des lotus. Cette porte, orientée vers l’ouest, était entr’ouverte, et le soleil à son déclin entrait dans la future demeure de la Mort.

Devant l’étonnement de Claude, Berlier expliqua.

— Je fais en ce moment des aménagements intérieurs. Figurez-vous que j’ai trouvé à acheter ces jours-ci une longue dalle de basalte noir. Qui a pu l’apporter en Imerina ? Je l’ignore. Je flânais dans la campagne. Je suis entré par hasard dans un de ces anciens clos entouré de murs rouges en ruines, envahi par les cactus et les aloès. Une allée de manguiers menait à l’emplacement de la vieille demeure, marqué seulement par une aire bordée de pierres brutes. Tout à côté, d’une sorte de creux, jaillissaient des végétations luxuriantes. Je m’approchai et reconnus un ancien tombeau démoli. Toutes les dalles avaient été enlevées, sauf celle-ci, qui, à demi sortie du trou, gisait dans l’herbe. J’interrogeai un bourjane qui me regardait du seuil d’une case ; pour avoir établi depuis longtemps sa demeure en ce coin perdu, il s’en estimait propriétaire, ne savait rien des anciens habitants du lieu, ni pourquoi ils avaient quitté la terre de leurs ancêtres, en emportant sans doute leurs morts. On avait pris les dalles, quelques mois plus tôt, pour empierrer une route, et laissé celle-ci, trop dure. Je lui demandai de me la vendre ; il consentit, heureux de tirer bénéfice d’une chose encombrante et inutile… Elle est lisse comme du marbre et d’un beau noir brillant. Je la préfère à la rude table de gneiss, banale comme une pierre de taille, qui précédemment servait de lit funéraire, au fond de mon tombeau, à l’est… C’est sur elle qu’on couchera ma dépouille, Saldagne, au jour marqué par mon Destin !…

— À votre tour vous n’êtes pas gai, dit Claude.

— Pourquoi donc ? Parce que je parle des temps qui viendront après ceux que nous vivons ? J’y pense, je vous le jure, avec toute l’impassibilité d’un Malgache. Il m’est indifférent qu’ils arrivent demain, ou dans dix ans, ou dans trente. La Mort n’est effrayante que pour les Chrétiens. Vous n’en êtes pas, que je sache…

— Il est vrai que les Imériniens ne s’inquiètent guère du problème qui épouvanta nos ancêtres. Ils vivent trop près des morts : tout à côté des cases se dressent leurs tombeaux, maisons froides, mais non tristes d’un au-delà familier. Les poules y picorent, on y fait sécher le linge ou les gerbes de riz, et les petits enfants jouent à l’ombre de la porte par où les grands papas de jadis sont entrés dans l’Oubli.

— Voyez, Saldagne, comme mon tombeau est accueillant ce soir.

Berlier appuya de toute sa force sur la porte massive, elle grinça sur ses gonds de pierre et s’ouvrit. Le soleil, proche de l’occident, faisait un chemin de lumière jusqu’au lit de basalte noir, au fond du tombeau. Claude regardait, mais une tristesse soudaine le prit, réminiscence peut-être des terreurs ancestrales éprouvées par les hommes primitifs à l’entrée des grottes funéraires. Il recula de deux pas en tirant Razane par la main, et le contact de la douce peau fraîche, par une obscure sensation voluptueuse, suscita dans son cerveau des images de force et de vie.

Le soleil baignait toutes choses d’une clarté sereine ; la Maison-Froide rayonnait une lumière rose ; à l’un des coins, un boulainvilliers en fleurs la vêtait d’un somptueux manteau violet ; les mimosas exhalaient dans l’air tiède leurs parfums. Les deux Imériniennes, drapées dans les lambas, faisaient nuptiale et non mortelle pour Claude cette minute inexprimable. Soudain un tout petit nuage passa devant le soleil. Le tombeau devint gris, les verdures s’assombrirent ; Berlier, debout, semblait scruter l’ombre du couloir ouvert, Ralinoure, enveloppée d’une étoffe blanche comme d’un suaire, s’appuyait d’une main sur son épaule, et il parut à Claude qu’elle était prête à entrer avec lui dans la case vide. Il évoqua le Monument aux Morts de Bartholomé avec le Couple Humain au seuil de la porte symbolique ; les idées noires imaginées par les Hyperboréens s’imposèrent de nouveau à son esprit avec une fixité cruelle.

Razane sentit qu’il fallait arracher le vazâha du spectacle de la Maison-Froide, et Ralinoure aussi tira Berlier en arrière. Le petit nuage, dévoré par le soleil, venait de disparaître et, dans la joie du grand jour revenu, tous quatre marchèrent, en devisant, jusqu’à la porte du jardin.

Un matin, Claude était allé surveiller la mise en marche d’une nouvelle décortiqueuse dans une usine de sa Compagnie. Il revenait en filanzane, un peu las, et regagnait les hauteurs d’Ambouhipoutse. Les bourjanes anhélaient en montant la dure côte qui s’élève tout droit des Quatre-Chemins jusqu’à la première plate-forme de la montagne, appelée en langue malgache la Tête-de-l’Autel. Le long de la rue étroite, les petites cases rouges, serrées les unes contre les autres, s’étageaient comme les marches d’un escalier. Ça et là quelques maisons plus grandes, habitées par des Européens, dissimulaient leurs varangues derrière un fouillis de plantes et d’arbres, alignaient sur la rue de larges terrasses de pierre à balustrades de briques ajourées.

Une multitude, à cette heure, emplissait la rue : employés malgaches rentrant chez eux, fonctionnaires quittant le bureau, petites gens revenant du marché ou de la rizière. Accoutumé à l’agitation silencieuse de cette foule, bercé au rythme du filanzane dans le bien-être de la limpide chaleur, Il se sentait physiquement heureux. Mille riens l’intéressaient : la course apeurée d’un grand coq rouge, haut perché sur de longues pattes jaunes, et qui fuyait devant un chien, l’appétit glouton d’une poule profitant de l’inattention d’une marchande pour picorer à même dans une pleine corbeille de riz, le manège d’une petite Malgache coquette qui de loin, en le voyant venir, ouvrait très large son lamba en bombant les seins naissants sous la chemisette de soie jaune, puis soudain s’enveloppait toute, très chastement, dans le grand carré d’étoffe blanche, ne laissant plus voir, lorsqu’elle passait à hauteur de l’étranger, que le sourire de ses yeux malicieux. Ces visions lui apparaissaient presque plus familières que celles de la rue de sa ville natale, où s’était écoulée sa première enfance, et il avait l’impression d’être chez lui dans la grande cité australe dont, un an plus tôt, il connaissait juste le nom : Tananarive. Ce nom chantait dans sa mémoire depuis de longues années, dès le collège, lorsqu’il avait appris la géographie des cinq parties du monde, en quelque petite classe. Un souvenir se précisait : une fois, en faisant une carte et traçant le rond noir qui marquait Tananarive au milieu de l’île de Madagascar, son imagination d’enfant s’était attardée à rêver de cette ville lointaine ; il s’était dit que cette terre-là, avec ses paysages mystérieux et ses races d’hommes inconnues, il ne la verrait jamais, plus tard, lorsqu’il serait grand, et, pour la première fois il avait conçu l’obscure et mélancolique conscience de l’ignorance humaine au milieu du vaste Monde. Or voici qu’il habitait cette Tananarive dont son rêve d’enfant lui avait interdit l’accès ; bien plus il s’en proclamait presque citoyen, il songeait à renier, pour la rouge Étrangère, à cause de la douceur des heures et du parfum des daturas, la vieille et rude terre boréale, mère de sa race.

Autour de lui, de pauvres cases en boue, avec des lézardes et des recrépissages maladroits, étalaient leurs misères. D’autres en briques, ouvraient sur le vide des varangues démunies de balustrades, ou des fenêtres sans vitres ni volets, aveuglées par des claies de roseaux. Sous les petites paillotes d’un marché, des femmes aux vêtements couleur de crasse, recouverts de lambas souillés, accroupies parmi les fruits, les légumes et les gâteaux de leurs étalages cherchaient des poux dans la chevelure de leurs enfants ; au milieu des marchandises saupoudrées de poussière, les gosses morveux lançaient leurs pieds et leurs mains, au-dessus tourbillonnait un essaim de mouches noires. Claude songea que tout à l’heure il mangerait peut-être des fruits achetés dans une telle boutique ; il vit, un instant, ce pauvre quartier dans sa laideur, avec toutes ses squammes. Des images surgirent d’autres coins plus sales encore, pleins de ruines, d’immondices et d’odeurs fétides, où des chiens faméliques disputaient aux cochons les détritus et les ordures. Péniblement les bourjanes achevaient la partie la plus dure de la montée. On passa devant le magasin du libraire anglais Smith, qui vend aux Malgaches les livres et opuscules de piété imprimés par les Missionnaires de Londres, et devant l’assommoir du Grec Melacrinidès, débitant d’absinthe de traite et de rhum de la Réunion. Les deux boutiques sont également achalandées, le plus souvent par les mêmes clients.

— Quel symbole, pensa Claude, que le rapprochement de ces deux maisons ! Ici on vend les derniers produits des usines d’Europe pour corrompre le corps des indigènes, et là on distribue les tracts réputés les meilleurs pour métamorphoser leur esprit ! Deux articles d’exportation le trois-six français, parfumé d’essences, et le piétisme anglais, coloré d’humanitarisme ! Il n’est permis de réagir ni contre l’une ni contre l’autre influence : le protectionnisme douanier et le traité de Zanzibar nous l’interdisent.

Saldagne, catholique de naissance, avait une secrète antipathie pour les prédicants anglais. Il se rappela les belles colères de Berlier, lorsqu’on touchait à ces questions. Dans leur groupe, on était là-dessus très divisé. Cosquant, bon chrétien, estimait que les Jésuites exerçaient une excellente influence sur les Malgaches. Desroches, indifférent, pensait en magistrat que la religion pouvait diminuer dans une certaine mesure les pratiques de la sorcellerie. Jean Romain, comme administrateur, avait à régler cent affaires litigieuses en raison de la guerre inexpiable que poursuivaient entre eux dans l’île protestants et catholiques ; il faisait profession d’athéisme et n’aimait guère les zélateurs de la foi chrétienne, de quelque secte qu’ils fussent. Il rêvait de fonder contre eux une société pour la Propagation du Paganisme à Madagascar ; il prétendait que seule la remise en honneur des cultes ancestraux pouvait contrebalancer la funeste influence des idées nouvelles sur les cerveaux indigènes, Berlier allait plus loin et regrettait que les Malgaches n’eussent pas fait comme leurs congénères des Îles Salomon.

— Le paganisme, disait-il, est toujours florissant dans ces îles heureuses. La dernière fois que j’y passai, on m’a conté pourquoi. Il y a une dizaine d’années, certaine mission protestante fit de grands frais pour évangéliser l’archipel. Par une délicate attention, on expédia autant d’apôtres que le Fils de l’Homme en avait envoyés, selon la légende, pour convertir l’Empire romain. Ils étaient six hommes et six femmes unis entre eux par les liens légitimes du mariage : on avait voulu qu’il en fût ainsi pour éviter aux serviteurs du Christ la tentation d’accomplir l’œuvre de chair avec des pécheresses indigènes. On les débarqua, vers huit heures du matin, avec leur cargaison de bibles. Le navire leva l’ancre à dix heures. À sept heures du soir, ils étaient tous mangés, bien qu’en général ils fussent maigres…

Saldagne avait dépassé la librairie évangélique et l’officine des alcools. Les bourjanes, heureux de la montée finie, couraient d’un trot allongé dans la rue des Canons. Celle-ci est au bord du précipice et n’a de maisons que d’un côté ; de l’autre, d’anciens canons malgaches en bronze, au tiers enterrés, s’érigent de distance en distance, comme des bornes, et leurs culasses soutiennent, le long de l’abîme, des chaînes de fer. Cette traversée de la rue des Canons, à n’importe quelle heure du jour, était une joie pour Claude. L’immense paysage, au fond du précipice, délectait ses yeux ; il ne cherchait plus à voir aucun détail ni dans les vertes et déjà lointaines rizières, ni dans les îles rouges où les villages s’entourent d’une ceinture de bananiers, ni dans le chaos indéfini des monts ; mais de l’ensemble émanait une lumière indéfinissable et limpide, une sorte d’harmonie colorée et joyeuse ; elle coulait en son cerveau, apaisait sa pensée, et ce dictame était pareil à celui que versaient dans ses yeux les yeux de Zane, où flottaient, vagues et mystérieux, transmis par les yeux abolis des Ancêtres, tous les paysages de tous les temps imériniens. Quand il fixait dans ses prunelles noires et profondes son regard d’intrus, pourquoi essayait-il de discerner les choses passées que ses ancêtres à lui n’avaient jamais vues. Seuls, d’autres yeux malgaches peut-être pouvaient les percevoir…

De nouveau s’imposait à son esprit l’énigme inquiétante. Quelles forces allaient triompher, celles qu’autour de lui mettaient en œuvre la Terre et la Femme Imériniennes, ou celles qui en lui-même déterminaient encore en partie sa volonté par les reviviscences ataviques ?

Il rentra plus tôt que d’habitude. Zane l’attendait sous la varangue, en une pose malgache, accroupie par terre et enveloppée complètement dans un grand lamba immaculé. On ne voyait ni ses pieds, ni ses mains, ni sa tête. Les plis souples de l’étoffe dessinaient vaguement toutes les formes, mais n’en précisaient aucune ; ils marquaient un repos du jeune corps penché légèrement en arrière et se laissant aller sur les jambes croisées, avec une grâce nonchalante. L’immobilité faisait penser à une statue ébauchée dans un bloc de marbre et que l’artiste aurait dédaigné de finir.

Claude, charmé par cette vision, s’arrêta. Il l’avait eue maintes fois ; car les Malgaches, dans les rues ou les campagnes, aiment à se reposer, enveloppés hermétiquement dans les plis du lamba ramené par-dessus la tête et cachant jusqu’au visage. Mais jamais il n’avait vu Zane en cette attitude, et il s’attardait à la contempler. Elle était bien du même style que les autres statues blanches rencontrées par lui sur les digues rouges des rizières, ou sur les murs à demi ruinés des vieilles maisons, d’un art réaliste et sensuel, anobli par le chaste mystère du voile. Il avança de quelques pas, le bruit avertit Razane. Les plis, du haut en bas de la statue, s’agitèrent ; une main menue et longue, de bronze clair, avec des bagues d’or, sortit des voiles blancs, écarta l’étoffe sous laquelle dormait le visage ; les yeux et la bouche de l’Imérinienne saluèrent l’arrivant.

Tous deux entrèrent dans la salle à manger. Déjà la table était dressée, avec une branche de boulainvilliers près de fleurir et des lys de Florence dans un vase de terre rouge. Claude admira l’élégance sobre de cette garniture. Elle n’était pas l’œuvre de Razane, mais du petit domestique indigène, un paysan du village d’Imérimandzak. Personne ne lui avait appris ; il faisait cela naturellement comme les fils d’autres peuples modèle la glaise, ou tracent des figures avec des pointes d’os ; les Malgaches, ainsi que les Japonais, leurs cousins ethniques, ont le goût inné de la disposition des fleurs.

— Tu feras mauvais dîner aujourd’hui, Raclaude. Le cuisinier est parti ce matin…

L’incident agaça Claude, il ne pouvait pas garder un cuisinier ; trois ou quatre venaient de se succéder en six mois dans sa case, et il craignait que le motif ne fût la présence de Razane ; les cuisiniers de Tananarive n’aiment pas leurs compatriotes comme maîtresses de maison, car ils ne dédaignent pas de faire danser, dans des limites raisonnables, l’anse du panier, tandis que les ramatous entendent se réserver à elles seules ces petits bénéfices.

— Ce n’est pas le coulage qui m’ennuie en cette affaire, disait le sceptique Desroches, je préfère même que le profit aille à ma ramatou plutôt qu’aux vagues humanités indigènes de ma cuisine. Ce que je ne puis souffrir, c’est le bouleversement continuel de mes habitudes gastronomiques, par suite de ce va-et-vient. Ma bourse à la rigueur s’en accommoderait, mais mon estomac proteste…

Claude était du même avis. Il savait que les cuisiniers malgaches, syndiqués à l’instar des domestiques d’Europe, boycottaient certaines maisons ; il avait peur que la sienne fût du nombre. Déjà, pour recruter le dernier, on avait eu des difficultés sérieuses. Il s’était montré passable. Par qui allait-il être remplacé ?

Raznne avait vu dans les yeux de son seigneur un éclair d’impatience ; elle crut devoir expliquer l’incident.

— Il est parti sans rien dire, comme Ratsimbe avait déjà fait. Il n’est même pas allé au bazar ce matin. Il n’y avait rien pour le dîner, pas de pommes de terre, pas de pain, rien. À neuf heures, il a donné la clef de la cuisine au marmiton : « Tu diras Madame moi partir, plus revenir ». Et puis il est parti…

L’Européen ne parlait point. Elle s’excusa encore.

— Tu n’aimes pas changer de cuisinier, Raclaude, je sais bien, mais je t’assure que ce n’est pas ma faute. Je suis ennuyée comme une poule dans l’étoupe…

Claude ne sourit même pas ; il l’écoutait par politesse. Elle continua d’une voix moins calme, avec presque de la colère.

— Il était sale, sale… Je ne sais pas comment, toi, un vazâha, tu n’étais pas dégoûté de manger sa cuisine. Et il ne connaissait pas beaucoup… Il avait appris chez de petits Européens… Il était chez un commis qui travaille toute la journée à écrire, assis dans une vilaine chambre, comme les écrivains-interprètes. Il n’était pas bon pour faire la cuisine chez un grand vazâha comme toi…

Il ne put s’empêcher de rire à l’idée de cette hiérarchie dans la domesticité.

— Aussi, Badaude, tu ne donnes pas assez d’argent pour le cuisinier. Trente-cinq francs, c’est bon pour cuisinier de capitaine… Chez nous, il faudrait quarante-cinq francs.

— Cuisinier de colonel, alors !

Quand le vazâha plaisantait, Razane savait sa mauvaise humeur passée. Elle sourit et parla d’autre chose.

On attendit longtemps le déjeuner, qui fut au-dessous du médiocre. Rasou, la femme de chambre, l’avait confectionné, aidée par les conseils de sa maîtresse et avec la collaboration du marmiton. On apporta d’abord une poule au riz accommodée à la graisse rance, puis un poulet au carry, trop épicé, des brèdes avec du riz, et, pour finir, un fond de pot de confiture retrouvé dans une armoire et plein de fourmis. Pour le soir, Razane s’engageait à préparer de ses mains un potage et un poisson marakel au piment, avec un plat de pommes de terre. Claude objecta qu’elle allait se donner bien du mal, qu’on pourrait faire venir deux dîners de l’Hôtel Martel. Mais elle tenait à faire montre de son savoir ; Il n’insista point.

Soudain Rasou accourut avec un air effaré : le cuisinier, revenu pour chercher un tablier lui appartenant, était entré dans la cuisine. Les deux femmes échangèrent un regard indigné. Comme il traversait le jardin, Claude l’appela ; il vint d’un pas tranquille, sans se presser, retira poliment son chapeau et dit intentionnellement, sans regarder Razane :

— Bonjour, vazâha !

Il portait un pantalon blanc, et, par-dessus, tombant jusqu’aux genoux, une chemise en zéphyr rose passablement maculée de taches de graisse ou de charbon ; il avait chaussé, par orgueil, des espadrilles que d’ordinaire il mettait seulement le dimanche.

— Tu te trouvais donc mal à la maison, dit Claude. Pourquoi nous quittes-tu ?

L’homme roulait son chapeau entre ses mains, sans répondre.

— T’en vas-tu pour gagner davantage ? Je t’aurais augmenté de cinq francs, si tu me l’avais demandé.

Il ne disait toujours rien, attendait patiemment qu’il plût au vazâha de le laisser partir. L’Européen s’agaçait de cette obstination silencieuse ; il la connaissait, la rencontrait chez ses domestiques, chez Razane, chez ses ouvriers, s’y heurtait presque toujours vainement. Cette fois encore il s’entêta pour en avoir raison, multiplia les questions, fit tant et si bien que l’autre se décida et dit tout d’un trait :

— Dindon jeudi vendu par parents Madame plus cher qu’au bazar, vieux dindon dur comme pintade fatiguée ; toi engueuler moi. Ananas, mangues, navets, choses beaucoup vendues comme ça : toi engueuler moi. Quand Malgaches gagner petit sur les choses, ça bon, vazâha pas voir ; mais quand vouloir gagner trop beaucoup, ça pas bon, toi voir, toi gueuler. Moi acheter bon marché chez bazar : elle engueuler moi. Parents madame venir cuisine, emporter restes, et puis emporter sucre, emporter farine : toi engueuler moi, parce que ça file trop vite. Moi finir ça, partir. Bonjour, vazâha !

Avant qu’il eût terminé, les deux femmes l’interpellèrent d’une voix suraiguë, en parlant à la fois et si vite que Saldagne n’entendait qu’un flux incohérent de paroles. Impassible, grave et digne, marchant à tout petits pas gênés, à cause de ses chaussures, le cuisinier descendait déjà l’escalier de la varangue que le bruit des imprécations féminines l’accompagnait encore. Spectacle si bouffon, que Claude fut pris de fou-rire. Razane, se tournant vers lui, essaya des explications, traita le cuisinier de grand menteur… Mais il l’interrompit, comme convaincu d’avance ; au fond, que lui importait d’être volé par son cuisinier ou par sa ramatou ?

Pourtant il avait souffert un peu de cet incident. Quelques-uns de ses doutes s’en étaient trouvés confirmés. Certes il n’ignorait pas que Zane ressemblait aux autres, mais il eût préféré n’en avoir pas de preuves évidentes.

Elle sortit, aussitôt après le déjeuner. Claude fit les cent pas sous à varangue. Il songeait. Le cuisinier parti, toute la maison était à la dévotion de la ramatou, restait peuplée de ses parents : la femme de chambre, une cousine ; le marmiton, un fils d’une de ses sœurs, trois bourjanes, sur les quatre, venaient de son village, ainsi que le porteur d’eau. Il se rappelait les longues conversations de Razane, le matin, avec des gens de la campagne, chargés de corbeilles ; les uns apportaient des poules, les autres des œufs ou des fruits, toutes ces provisions, moins chères qu’au bazar, venaient d’Imérimatidzâk. Les communs, derrière la maison, servaient de caravansérail, les jours de fête ou de marché, à des familles entières. Parfois elles s’éternisaient sous prétexte de réparations à la case, d’un trou à boucher dans le toit, de soins à donner au jardin, ou même sans aucun motif.

Le dimanche, ils venaient par dix ou quinze, parents éloignés d’autres villages, accompagnés d’amis, en véritables exodes de campagnards curieux de la capitale. C’étaient alors des visites cérémonieuses. On partageait son temps entre les consanguins habitant Tananarive et la maison du vazâha. La ramatou avait fait comprendre qu’on ne pouvait guère ne pas héberger les arrivants, le matin au moins, pour les remercier de leur visite. Oh ! un simple repas malgache, à peu de frais : du riz et des brèdes, avec quelques poulets ou un quartier de porc. D’ailleurs ils ne manquaient point d’apporter les présents d’usage en échange de l’hospitalité attendue : quatre œufs dans un bol de terre rouge, ou deux ananas dans une petite corbeille tressée en pailles de diverses couleurs. La maison était pleine de ces corbeilles, et Razane, en manière de jeu, les rangeait les unes dans les autres, par gradation de tailles.

Le rite s’était vite établi : maintenant, presque tous les dimanches, il y avait des agapes familiales dans la maison d’Ambouhipoutse. Raclaude se rendait compte que sa présence serait plutôt une gêne pour ses invités, et il s’arrangeait pour déjeuner en ville ce jour là.

L’arrivée de la première de ces troupes avait été pour lui une impression neuve et originale : un matin Razane lui expliqua que des parents à elle, d’un village lointain, venaient les saluer ; le prenant par la main, elle l’amena sur la varangue ; ils étaient là une dizaine, deux ou trois vieux au visage ratatiné, avec des touffes de poil gris plantés en brosse dans la peau couleur jus de chique, des ramatous indiscernables sous les plis des lambas, quelques jeunes hommes en chapeaux de bourjanes, et des enfants de tout âge portés sur le dos ou agrippés aux mains des mères. Les vieux avaient revêtu pour la circonstance, comme il est d’usage, le carré d’étoffe de soie, tissé par les femmes de la maison, avec le fond rouge et les rayures multicolores, suaire rituel pour l’ultime toilette après la minute de la mort, et lamba somptueux pour les jours de fête. Le plus âgé fit un long discours, débité très vite et ponctué de gestes ; de temps en temps il se retournait pour prendre les autres à témoin, et eux aussitôt clamaient de toute leur voix des assentiments frénétiques.

Le jour du 14 juillet, ce fut une invasion. Ils étaient venus par clans, de tous les villages où la famille de Razane avait des proches, et ils attendaient dans le jardin d’être réunis pour saluer ensemble le grand étranger, mari de leur parente. Ceux du village de la Pierre-Blanche dans les montagnes de l’Andringuitre, les cheveux hérissés et l’air sauvage, portaient des lambas sales couleur de glèbe ; un peu farouches, ils se tenaient à l’écart. Ceux du Grand-Lac-des-Rizières avaient la mine de bourgeois cossus ; les femmes étalaient des bijoux d’or et les enfants des chapeaux de paille ornés de rubans importés de France. Ceux d’Imérimandzâk, fiers d’avoir vu déjà l’Européen, racontaient la visite dans leur village et le sacrifice au grand Ancêtre. Ceux de Tananarive, familiers de la maison, s’étaient installés sur la varangue et les marches de l’escalier. Des fournisseurs habituels, des employés de la Compagnie Australe, des habitants des cases voisines s’étaient joints à eux. Quand Claude parut devant son peuple, une foule blanche immobile et silencieuse emplissait le jardin. Le défilé commença, des représentants de chaque groupe s’avancèrent vers lui, des vieillards accompagnés de jeunes filles ou d’enfants. L’homme disait une phrase en malgache, ou faisait un long discours, ou se contentait de s’incliner avec le geste servile bien connu de Claude ; il présentait en même temps un cochon de lait, un dindon, une oie, parfois un coq ou un simple poulet ; les mains enfantines tendaient des fruits, des ananas noués d’un ruban, des bananes jaunissantes, des goyaves, ou des œufs dans un vase de terre, ou des gerbes de fleurs, ou des épis de riz. Saldagne, prévenu, s’était muni de nombreuse monnaie ; il remerciait d’un mot ou d’un geste, et, selon l’importance du cadeau, il distribuait des pièces aux vieillards et du billon aux enfants. À côté de lui, Razane, en une élégante robe blanche, toute brodée et ajourée de dentelles, souriait, petite reine triomphante, à ceux de sa race ; derrière, le marmiton et la femme de chambre recevaient les dons des mains des offrants pour les déposer en un coin de la varangue : d’un côté, le tas grouillant des bêtes grognantes ou gloussantes, de l’autre, l’amoncellement des fruits jaunes et verts. Claude se rappela les offrandes faites naguère par les gens d’Imérimandzâk à l’ancêtre divin sur le tombeau sacré pareil à un temple, et il eut presque l’illusion, ce jour de 14 juillet, d’être une sorte de dieu vivant ; il sourit lui-même à cette pensée bouffonne, s’estima simplement un toumpouménakel, un seigneur féodal de l’Âge imérinien tout proche : tels les nobles hommes, en France, recevaient, aux époques depuis longtemps abolies, l’hommage de leurs vassaux.

De nouveau, les gens se dispersèrent dans le jardin, s’accroupirent ça et là en devisant ; Razane, fille glorieuse de la Race, parcourut les groupes, en tenant à chacun les discours d’usage. Les paroles, presque rituelles, étaient assez semblables à celles que dirent, disent et diront, sous toutes les latitudes, les hommes sédentaires qui tirent leur nourriture des glèbes retournées.

— Bonjour. Dans notre case tout le monde va bien. Et vous, comment allez-vous ?

— Nous allons bien aussi.

— Y a-t-il des nouveautés par chez vous ?

— Il y a depuis deux mois un enfant de plus, une fille, dans la case du frère de ma mère. Mon troupeau s’est accru de trois petits de bœuf. Et vous, y a-t-il des nouveautés chez vous ?

— Un des fils de ma sœur a été possédé par un esprit méchant et a failli mourir. Mais nous avons sacrifié un coq rouge sur la Tombe vénérée, et l’Ancêtre divin nous a dit les bons remèdes qui ont guéri notre enfant. Le riz, nous en avons beaucoup. En avez-vous obtenu, vous autres, selon vos désirs ?

— Nous avons eu mille grains pour dix à chaque touffe ; toutes les sauterelles ont été détournées par « Ceux qui savent les paroles » ; la grêle est tombée sur d’autres rizières que les nôtres, car les Faiseurs d’Amulettes avaient dressé dans la bonne direction les Perches-qui-détournent.

— Vous êtes contents. Nous sommes contents aussi. Portez-vous bien.

— Et toi, puisses-tu atteindre la vieillesse dans la maison du vazâha riche et généreux.

Razane leur disait à tous d’aller voir la Fête dans la vaste ville et de revenir le soir, avant le coucher du soleil. pour manger. Saldagne se rappelait le spectacle pittoresque de ce repas. Pour que le jardin ne fût pas dévasté, on leur avait apporté, dans la cour des communs, longue et droite, deux grandes corbeilles de riz blanc et un porc entier. Les voisins avaient prêté les pots de terre ou de fer disponibles. Chaque groupe, devant les cases rouges, disposa les cinq pierres pour placer deux marmites, l’une contre l’autre, au-dessus d’un grand feu de bois. Les gens, par village, étaient accroupis autour des foyers ; ils attendaient sans impatience que l’heure de cuire fût passée et que vint celle de se nourrir. D’énormes vases de terre brune, pansus et ronds comme des amphores, posés dans des couronnes de paille, étaient pleins d’eau fraîche pour les hôtes, assoiffés après une journée de promenade au soleil. De temps en temps l’un d’eux se levait, puisait le liquide avec une coupe d’argile noire, buvait lentement, en renversant la tête et égrénait dans un rayon de lune les dernières gouttes, comme une libation.

Le lendemain matin, tous étaient partis, mais sur le lieu de la ripaille, Claude retrouva les foyers avec les cinq pierres dressées en deux triangles au milieu des cendres refroidies, et ça et là des restes de riz et les ossements du cochon, que des rats musqués disputaient à des chats faméliques.

En évoquant ces scènes, Claude, machinalement s’était dirigé vers les communs. Quelques pierres, disposées en trépieds et noircies de cendres, témoignaient de récentes cuissons. Il était rare qu’aucune des cinq petites cases accolées fût sans habitants. Les bourjanes en occupaient deux d’une façon permanente ; les autres servaient de gîte de passage aux parents ou aux amis.

Saldagne ouvrit la première porte, fermée par un simple nœud en paille de rafla : sur un lit malgache en assez mauvais état, une paillasse de zouzoure portait encore marquée l’empreinte d’un corps, et des vêtements pendus à une cheville de bois attestaient un local habité. La seconde case n’abritait qu’une poule couvant des œufs dans une corbeille. La troisième était pleine de babil et de rires : Claude poussa la porte à demi fermée, vit une bande de gosses en train de jouer ; la plus grande avait bien huit ans, et portait un frère tout jeune à califourchon sur les reins, soutenu par les plis du lamba, à la mode malgache. Tous, à la vue du vazâha, se turent, effrayés. Les plus petits se coulaient vers les coins d’ombre, comme des bêtes surprises ; la fillette à l’enfant glissait des regards timides vers l’Intrus, visiblement anxieuse de savoir s’il allait se fâcher. Claude l’interrogea avec les quelques mots malgaches qu’il savait, mais elle ne comprit pas ou ne voulut pas répondre ; comme il insistait, elle éclata soudain en sanglots. Les pleurs la secouaient toute, et elle serrait convulsivement sur sa poitrine les plis de son lamba, pour empêcher de tomber l’enfantelet, qui, terrorisé, gigotait sur son dos. Les autres, pris de désespoir, se mirent à hurler, et Claude s’en alla vite pour rendre le calme à ce petit monde. Le boy, attiré par les cris, accourait ; il expliqua que c’étaient les enfants d’une famille apparentée à Razane ; le père, la mère et toute leur progéniture logeaient là depuis un mois environ ; leur maison en pisé s’était écroulée à la suite des pluies, et on leur donnait l’hospitalité jusqu’à ce qu’une autre fût édifiée.

Saldagne, bienfaiteur sans le savoir de mainte famille dans la détresse, ne s’attarda pas plus longtemps dans les communs parmi les hospitalisés de son vasselage, et revint dans son jardin seigneurial. Le personnel domestique s’y reposait, accroupi. À l’arrivée du maître, tous se levèrent et allèrent discrètement continuer leur sieste à l’ombre de la varangue. À ce moment la grande porte du jardin s’ouvrit : Razane rentrait ; les quatre bourjanes, au grand trot, vinrent déposer le filanzane aux pieds de Claude ; un jeune garçon courait derrière, avec un énorme paquet dans les bras, et la jeune femme s’écria :

— Devine, Raclaude, ce que je viens d’acheter au Louvre…

Elle ajouta tout de suite :

— Je n’ai pas pu payer, parce que je n’avais plus d’argent…

VI

le mirage s’efface


Saldagne collectionnait les curiosités de Madagascar, sculptures, armes, productions naïves de l’industrie locale, ou imitations maladroites inspirées à des barbares par l’art des civilités. Sa maison était pleine d’objets hétéroclites, dont l’étrangeté dissimulait les imperfections. La ramatou, condescendante, flattait les manies de son vazâha : parfois elle lui apportait une rabane tissée en couleurs par les paysannes d’Imérimandzâk, ou un bois sculpté, acheté pour quelque ? sous à des parents nécessiteux. Elle voyait avec indifférence les sagaies à incrustations de cuivre disposées en faisceaux sur les murs, les bateaux de lit où un artiste naïf avait figuré des scènes champêtres ou guerrières, les peaux de caïmans avec les pattes griffues pareilles à des gantelets de chevaliers, et les dépouilles marbrées des serpents. De frustes reliefs en bois taillé et peint représentaient le palais de la Reine, ou la Montagne de Tananarive, avec des maisons en carton et des arbres en copeaux. Des figurines sculptées reproduisaient en miniature les scènes et les métiers de la vie malgache : filanzane avec ses quatre porteurs, bourjane équilibrant sur l’épaule deux corbeilles aux extrémités d’un bambou, femmes jouant au jeu des 32 trous, vieillards poussant les pierres blanches ou noires sur les lignes entrecroisées de la marelle imérinienne, sorcier chargé d’amulettes, disposant les graines divinatoires pour prédire l’avenir, guerriers Bares avec les cheveux roulés en boules et un large coquillage blanc fixé sur le front, femmes pilant le riz dans les grands mortiers carrés ou portant sur la tête les vases ronds en terre brune.

Razane regardait avec un sourire de pitié les humbles instruments de musique de ses pères, les doubles flûtes percées de trous, les cithares faites avec des courges, les valih taillées dans un bambou, et les longs tambours cylindriques recouverts de peaux jaunies. Elle préférait les instruments nouveaux importés d’Europe, violons, guitares, mandolines, surtout les accordéons, répandus par milliers jusque dans les cases les plus reculées de la brousse. Même au fond de son cœur elle souhaitait que Claude louât un piano, elle eût désiré apprendre cette musique coûteuse et bruyante, apanage des femmes européennes ; l’administrateur Jean Romain n’avait-il pas offert dernièrement cette joie à sa ramatou ? Celle-ci prenait des leçons d’un musicien malgache, initié au piano pendant l’exposition de Marseille ; l’élève, dès la troisième séance, pouvait déjà jouer avec un seul doigt les airs à la mode.

Parmi les objets recherchés par Claude figurait l’attirail des sorciers et des prêtres, les idoles sculptées en images de bêtes ou d’hommes, les fétiches inclus dans des cornes de bœuf ornées de perles, les talismans en forme de chapelets, faits d’ossements et de racines d’arbres alternant avec des pierres de couleur et des anneaux d’argent. Razane détestait ces choses mystérieuses et redoutables, surtout elle en avait peur. Il lui semblait que ces objets-là pouvaient introduire dans la maison par leur force inconnue et leur vertu magique, tous les périls, toutes les terreurs, toutes les maladies. Aussi suppliait-elle Claude de s’abstenir d’en acheter et d’en apporter dans la case. Cette crainte superstitieuse avait d’abord amusé Saldagne, mais il avait fini par la respecter. Du reste les objets de cette catégorie qu’il avait laissé traîner, disparaissaient mystérieusement. Hazane interrogée jurait toujours qu’elle n’y avait pas touché ; sans doute ils étaient sortis d’eux-mêmes de la case du vazâha : car les sortilèges indigènes, disait-elle, redoutent la force magique toute puissante des Européens, et perdent, au voisinage de ceux-ci, une part de leur propre efficacité.

Elle osait pourtant se servir d’une seule espèce de charmes, les talismans d’amour. Toutes les Imériniennes les connaissent et savent les utiliser pour attirer les désirs des hommes. Mais Razane dissimulait avec soin ces pratiques à son amant, par défiance instinctive, et aussi parce qu’ignorés les charmes opèrent mieux.

Plusieurs fois, lorsque Claude se reposait dans le jardin sur la terrasse, goûtant la fraîcheur parfumée du soir, elle avait fait brûler sous le vent des mixtures vendues par les sorciers : ainsi la fumée, entrant dans la bouche et les narines du maître, l’empêcherait de s’éloigner d’elle ou de lui préférer une autre femme.

Elle avait aussi enterré sous le seuil de la maison un fétiche puissant, destiné à fixer pour jamais les désirs de l’homme : ce charme renfermait des cheveux d’elle-même et de Claude, des ongles coupés pendant la période croissante de la lune, une griffe de chatte en chaleur, des plumes prises dans le nid de l’oiseau vouroundreou ; des racines d’un arbre enserré par une liane et du miel recueilli sur la pierre à onctions d’un tombeau ; le tout, cousu dans une étoffe rouge et saturé des fumées de l’Arbre-qui-sent-bon, avait été enfoui, selon les rites, le premier jour du mois Alakôsse, propice à toutes les cérémonies léguées par les Ancêtres. Razane ne regrettait pas les quatre piastres données au sorcier, car pendant plusieurs mois Claude avait comblé tous ses vœux et fait preuve d’une humeur égale, exempte de jalousie, telle que la souhaitent, chez leurs amants européens, toutes les femmes imériniennes.

Mais depuis quelques jours elle s’inquiétait des allures de Saldagne : elle le sentait moins tendre, moins empressé de la revoir, préoccupé de choses étrangères et lointaines. Parfois, quand elle lui parlait, ou que, venant derrière lui, elle mettait autour de son cou le collier de deux bras frais et sur la joue la caresse des cheveux à demi dénoués, il tressaillait brusquement, comme si son esprit, parti pour un mystérieux voyage, fut revenu à ce moment-là dans son corps. Ces changements, ces nouvelles manières d’être la laissaient anxieuse ; puisque ses séductions de femme, pour la première fois, restaient vaines, elle résolut de recourir encore à l’aide des Ancêtres.

Un matin elle s’en alla vers les Grandes-Roches debout au milieu des rizières, près du fleuve Caïman. C’est là qu’au temps des Anciens, Ranoure, la Belle-aux-longs-cheveux, Fille des Eaux, venait se reposer sur un ilot pierreux émergeant du marais. Elle croyait que des touffes de roseaux zouzoure la cachaient aux yeux des hommes, mais l’Œil-du-Jour n’était pas seul à voir sa ceinture d’algues et ses beaux yeux ouverts dans son visage comme deux fleurs de lotus sombrer à la surface d’un étang : Andriamboudilouve, descendant des plus antiques possesseurs de cette terre et père futur d’une illustre lignée, la contemplait à son insu ; un jour il s’approcha d’elle par derrière, la saisit par sa longue chevelure et l’emmena de force dans sa case pour lui donner des enfants. Durant dix années, elle ne désira pas s’enfuir, et l’amour la retint dans la demeure de celui qui l’avait prise. Cependant l’homme un jour viola les Interdictions imposées ; alors revint à Ranoure le souvenir de son ancienne existence, et elle disparut à jamais dans les courants paternels du fleuve. Aujourd’hui l’Esprit de cette Fille des Eaux erre encore dans les lacs et les rivières de l’Île. Mais à quelque endroit qu’elle se trouve, dans les golfes de l’Itasse, fleuris de lotus bleus, ou parmi le îles herbeuses de l’Alaoutre couleur d’opale, ou dans les gouffres profonds des larges neuves aux bancs de sable hantés des crocodiles, du nord ou du sud, de l’est ou de l’ouest, elle revient dans la grotte humide, au pied des Grandes-Roches, près de Tananarive, chaque fois que le mois achève dans le ciel la forme ronde et parfaite de la lune. Elle demeure alors quelques journées au lieu de ses anciennes amours, et elle exauce les vœux des Imériniennes qui, des six provinces, viennent vers sa grotte avec un cœur fervent et les présents d’usage.

Razane porta donc à la Fille des Eaux un coq rouge, une pièce d’argent neuve au beau son, des fruits, du miel et du lait. Un des prêtres des Grandes-Roches, possédé par l’Esprit, demanda un morceau d’un vêtement porté longtemps par l’étranger et un peu de terre recueillie dans l’empreinte de ses pas. Quand la ramatou eut satisfait à cette exigence, il fabriqua un talisman efficace, inclus dans le bout d’une corne de bœuf, le sanctifia en le frottant contre les pierres rugueuses de la grotte et le livra, moyennant deux piastres, à la jeune femme. Elle le mit secrètement, d’après les recommandations faites, au milieu de la laine même de leur matelas, à la place où le vazâha dormait d’habitude. Mais Claude, à son insu, découvrit l’amulette ; car la dureté de la corne lui avait fait deviner la présence en son lit d’un corps étranger, et il soupçonna de suite une pratique païenne de Razane. Il laissa l’amulette en place pour ne pas la contrarier et songea, une fois de plus, à la difficulté d’unir la vie de deux êtres qui suivent les coutumes d’ancêtres différents. Une défiance presque peureuse lui venait, dans l’ignorance des superstitions de sa ramatou. La corne de bœuf cachée dans un matelas ne prêtait qu’à rire ; mais tous les rites de la magie n’étaient pas inoffensifs. Peut-être l’Imérinienne lui servait des breuvages nocifs, mêlés à ses aliments. Certains aphrodisiaques à effet lent sont en même temps des poisons. Les sorciers malgaches pouvaient les utiliser, et Claude, parfois, la fièvre aidant, trouvait à la cuisine une saveur étrange. Il chassait les idées folles : elles laissaient dans son esprit l’image d’une Razane inconnue, impénétrable, plus qu’étrangère, presque hostile. L’illusion que lui avaient donnée d’abord les gestes de l’amour, pareils pour toute race, ne suffisait plus. Ces gestes mêmes, malgré la volonté de plaire où s’ingéniait l’Imérinienne, inlassablement, lui paraissaient moins désirables que naguère. Jusques en eux subsistait l’incompatibilité. L’idéal de la beauté varie pour chaque peuple. Quand les dissemblances sont telles qu’entre Européens et Papous, entre Anglais et Arountas, aucune illusion n’est possible ; quand elles s’atténuent, comme des blancs aux jaunes, ou des Français aux Malgaches, les affinités physiques s’augmentent d’autant. Toutefois beaucoup se les exagèrent ou professent sur cette question une sereine indifférence. Mais Claude ne se contentait plus du fragile bonheur tissé autour de sa personne par les flatteries subtiles et les expertes caresses de l’Imérinienne. Parfois il la regardait longuement, analysait les traits de son visage, pour s’expliquer la séduction qu’elle avait exercée sur lui. Il la trouvait très différente du type ordinaire des femmes houves avec le visage rond, les pommettes saillantes, les yeux un peu à fleur de tête, le nez assez large, soit droit, soit camard, la bouche grande aux lèvres grosses, les cheveux ondulés très longs, la taille courte et cambrée. Razane était loin de réaliser les exigences de ce canon : elle avait la figure ovale, le nez étroit, presque busqué, la bouche petite avec des lèvres sensuelles, sans être épaisses, la taille longue. Ce qui le rapprochait sans doute, lui Français, de l’Imérinienne, c’est ce qui en elle l’écartait de sa propre race. En comparant d’autre part sa personne à l’idéal masculin probable des Imériniennes, Saldagne était amené aussi à de regrettables conclusions ; son nez busqué, ses lèvres minces, sa moustache blonde assez drue, sa barbe soyeuse, et en général le développement de son système pileux devaient paraître autant de tares aux femmes de Tananarive. D’ailleurs qui pouvait se flatter de connaître leurs secrètes préférences, à ces Imériniennes dissimulées, si indifférentes en apparence quand on les interroge sur leurs sympathies physiques, habiles à s’en tirer toujours par une caresse, une plaisanterie ou un éclat de rire ? Et, l’eussent-elles avoué, c’était leur droit, conforme à la volonté de la Nature et aux traditions ethniques, de préférer aux hommes blancs, venus de si loin, les mâles héréditaires. Claude, en toute conscience, en toute bonne foi, l’absolvait d’avance, sa Zane, des aventures passées qu’il aimait mieux ne pas connaître, des trahisons présentes, si sa ramatou ressemblait à la plupart des autres. Et pourquoi eût-elle été différente ? Elle lui apportait sa bonne grâce, son humeur égale, sa soumission d’esclave heureuse, son jeune corps souple et frais, son haleine pure, son doux rire d’enfant. Qu’avait-il à demander davantage ? Et pourquoi s’obstiner à des comparaisons inutiles, à des expériences chimériques ?

La conception de l’amour, chez les Imériniennes, restait celle des générations antérieures, sensuelles et polygames : l’homme, le maître, proportionnait à ses richesses le nombre de ses femmes ; celles-ci, point jalouses, cédaient, selon la loi de la nature, aux désirs du mâle ; d’ailleurs le geste leur apparaissait singulièrement banal ; il n’avait de prix que celui que les hommes y attachent.

Claude s’était figuré longtemps que les passions physiques de l’amour s’expriment de la même manière sous toutes les latitudes et chez tous les peuples. Mortier l’avait confondu un jour en lui révélant que les Malgaches, avant l’arrivée des Européens, ignoraient le baiser. Quelque étrange que le fait pût paraître, Claude avait été forcé d’en reconnaître l’exactitude : à Madagascar, les indigènes ne s’embrassent pas ; ni les mères n’impriment leurs lèvres sur la chair des petits nés d’elles, ni les amants ne savent et ne goûtent le charme aigu et subtil du baiser d’amour. Si la mode commence à s’en répandre par l’intermédiaire de nos ramatous, disait plaisamment Berlier, c’est une importation européenne, comme l’habitude de mettre des chaussures, ou de manger assis sur une chaise. De cette étrange découverte, Claude avait gardé impression d’une déconvenue ; elle lui gâtait l’illusion et la douceur des baisers de Razane, appris sans doute du premier de ses amants français.

La cruauté de l’Imérinienne étonnait parfois Saldagne. Dans une excursion aux environs de Tananarive, un des bourjanes, porteurs de filanzane, s’était grièvement coupé le pied au passage d’une petite rivière. Lui voulait le renvoyer aussitôt, mais la femme aux doux yeux exigea qu’il continuât à porter ; à l’étape de midi, elle considéra, impassible, le malheureux qui avec une aiguille et du fil cousait lui-même les bords de la plaie. Le soir, l’Européen s’inquiéta de lui, le pied enflait, la plaie, mal cousue, s’était rouverte. Mais Razane s’énervait de tant de sollicitude :

— Il est payé pour deux jours. Il faut qu’il aille. Tant pis pour lui, s’il a eu la maladresse de marcher sur une pierre coupante.

Une autre fois, dans la cour de la maison, des enfants avaient attrapé un poulet et s’amusaient à le plumer vif. Razane, à quelque distance, les voyait faire, n’intervenait point. Claude en fut outré. Elle expliqua posément que beaucoup d’enfants malgaches se livraient à ce passe-temps. Puis elle ordonna à ceux-ci de cesser leur jeu, car il déplaisait au vazâha. Un moment Claude eut l’idée d’apprendre à l’Imérinienne pourquoi il ne faut pas rester indifférent devant la douleur. Mais il songea qu’à cette minute même d’innombrables êtres vivants, en Europe, bêtes ou gens, souffraient et mouraient sous les yeux et par la faute d’hommes ou de femmes de sa race. Il estima que, somme toute, il y avait moins de malheur, de misère, de peines volontairement infligées, dans l’île australe que sous le ciel des Hyperboréens. Alors pourquoi demander à la jeune Imérinienne, fille d’aïeux barbares, plus de compassion que n’en montraient les descendants de vieux civilisés ? Seulement il eut conscience, une fois de plus, d’une incompatibilité sentimentale, plus grande peut-être qu’avec une paysanne de Bretagne ou de Poméranie. S’il avait pu conserver à ce sujet une illusion, elle était due au désir de plaire de l’esclave étrangère et à la distinction purement physique de sa personne. L’habitude héréditaire de porter des cruches d’eau sur la tête donne à une femme une démarche fière et un port altier, sans influer en rien sur son développement cérébral. Pourquoi fallait-il que des jeunes hommes d’Europe, qui périront, furent toujours dupes, en matière d’amour, de l’illusion physique ? Claude commençait à voir Razane telle qu’elle était, non telle qu’elle aurait dû être d’après sa forme extérieure.



C’était bal chez le Gouverneur. La Résidence, par toutes les fenêtres de sa façade, rayonnait une lumière froide et crue dans la nuit bleue, sous le doux scintillement des étoiles. Une file ininterrompue de pousse-pousse et filanzanes encombrait l’avenue de France, bordée de mimosas et d’eucalyptus. Deux tirailleurs malgaches, devant les guérites de factionnaires, se dressaient comme des statues de bronze, droite et à gauche de la grille. L’arme au pied, le cou tendu, ils regardaient, de leurs yeux blancs, luisants de curiosité, le défilé des hommes au visage pâle, tous vêtus de noir, et des femmes en toilettes claires. Pousses et filanzanes se pressaient dans la cour sablée. Les boujanes s’exclamaient en malgache, sans jurons ni colère, avec des rires et des plaisanteries ; respectueux des hiérarchies, ils se cédaient la place selon le rang de leurs maîtres. Chaque équipe, de minute en minute, montait au trot, d’un effort, la rampe sinueuse du perron, et déposait les invités sous la marquise, dans la clarté blanche de la porte ouverte à deux battants.

Claude, en recevant le carton de la Résidence, avait longtemps hésité. Il allait peu dans le monde à Tananarive, n’avait pas assisté encore à un bal européen. Mais, dans la période qu’il traversait et que Berlier appelait la crise, il éprouvait certains jours une vague nostalgie de son ancienne vie de France, et il s’était décidé à venir à cette fête. Dans le brouhaha du vestibule, parmi la foule des gens qui s’attendaient ou se disaient bonjour, il fut un peu embarrassé d’abord ; justement il ne vit personne de connaissance, à peine deux ou trois relations de cercle, des célibataires, qui le reconnurent d’une inclinaison de tête. Il éprouva de son embarras quelque confusion : fallait-il qu’il fût ensauvagé après un an !

Soudain il aperçut Cosquant. Cet épicurien de capitaine prenait aux deux vies, européenne et indigène, la plus grande somme de jouissances possible ; il consacrait ses après-midi à ses amis, au bridge, ou à la recherche d’un coucher, comme il disait ; il partageait ses soirées entre les distractions indigènes et les salons vazaha. Cyniquement il avouait qu’après avoir dansé plusieurs heures avec les femmes blanches décolletées, il appréciait mieux les charmes sombres d’une éphémère ramatou. Il vint à Saldagne, la main tendue :

— Eh ! Vous ici ? Par quel hasard ?

— Mais je ne suis pas encore tout à fait un sauvage !

— Non pas ! Seulement avouez que vous ne négligez rien pour le devenir ! Mes compliments quand même pour vous être «  débarbarisé » un soir ! Croyez-moi, Saldagne, ma philosophie est la vraie : le bonheur consiste à mélanger en doses combinées savamment les joies de la civilisation et les voluptés de la barbarie !

Il entraîna Claude dans les salons. Déjà on s’y étouffait. Ils se coulèrent, entre les habits noirs immobiles et les couples qui dansaient, jusqu’à l’entrée de la serre où se tenaient le Gouverneur et sa femme.

Tous les mondes étaient représentés à cette réception. Les fêtes, aux Colonies, sont plus somptueuses que dans bien des grandes villes de province : on y dépense avec prodigalité l’argent gagné sans peine. Dans ce milieu libre de préjugés, les femmes, même prises très bas, retroussent leurs jupes et montent quatre à quatre les degrés de la hiérarchie, à la suite de leurs époux ; avec quelques leçons de français et de maintien, à condition de ne pas parler beaucoup, elles s’en tirent. D’autant, qu’à côté de celles-là, il y en a d’autres du vrai monde, émancipées par la vie exotique de maintes idées bourgeoises, et par là plus séduisantes. Peu de jeunes filles, mais les femmes presque toutes jeunes ; beaucoup de riches toilettes et une majorité de jolies personnes : car les demoiselles à grosse dot ne s’expatrient pas volontiers, et les Coloniaux font plutôt des mariages d’amour, quand ce n’est pas de fantaisie.

Il semblait à Claude qu’il n’avait pas vu d’Européennes depuis un an ; il regardait de tous ses yeux, comme un jeune collégien à sa première sortie dans le monde. Cent femmes de sa race, réunies là, s’étaient parées pour plaire aux hommes, un grand nombre y réussissaient. Claude eut conscience de la supériorité physique de beaucoup d’entre elles sur des Malgaches, au moins pour des yeux d’Européen. La pénurie de femmes blanches expliquait-elle tout simplement la prédilection professée par certains pour les femmes indigènes, aux Colonies ?

L’animation et l’entrain des couples l’étonnaient, et aussi la vivacité des causeries presque bruyantes. Tous ces gens paraissaient s’intéresser à leurs conversations plus qu’aux gestes chorégraphiques machinalement accomplis par eux. C’est que les femmes étaient ici les égales des hommes ou du moins s’efforçaient à l’être. D’ailleurs entre tous et toutes n’y avait-il pas mille correspondances, mille affinités de chair, d’habitudes, d’intelligence, sans compter l’insondable passé commun de cent générations.

Claude, s’évadant par la pensée dans la vie malgache, songeait : tout ce qui était attraction ici devenait discordance là-bas, dans le milieu des femmes jaunes, ou bronzées, ou noires, qui remplacent auprès des coloniaux déracinés les compagnes de leur sang. Il se rappela le bal imérinien de naguère, ce bal étrange et maniéré, où les ramatous dansaient sans parler, avec une feinte indifférence, et il ne reconnut pas, en son propre esprit, les impressions récemment éprouvées, tant la vision d’aujourd’hui avait soudain transposé les valeurs !

Desroches vint interrompre les méditations de Claude.

— À quoi pensez-vous, Monsieur le Ténébreux  ?

— …

— Inutile de me le dire. J’ai vu Berlier ces jours. Il m’a dit que vous étiez en pleine crise.

— Alors ?

— Alors vous êtes venu reprendre contact avec la femme européenne. Faites attention, Saldagne, il y a ici des charmeuses. Les dryades méditerranéennes, les femmes du chêne ou du bouleau pourraient bien, chez l’imaginatif que vous êtes, faire la pige à la fille des cocotiers !

— Ne plaisantez pas, Desroches. La crise est peut-être plus grave que vous ne pensez.

— Je la connais, je l’éprouve chaque fois que je change de colonie. Ici elle est moins pénible qu’ailleurs à cause du charme vraiment exceptionnel des femmes indigènes, j’entends les Imériniennes naturellement, et non pas les petits animaux de la côte…

— Eh bien ! le croiriez-vous, Desroches ? J’en suis à me demander ce soir pourquoi tant d’entre nous en sont férus, des Imériniennes ?

— Vous êtes déplorablement vazâha, Saldagne. Vous vous montez l’imagination d’une façon excessive, à propos de l’éternel féminin, sous quelque couleur qu’il s’offre à vous.

11 sourit dans sa moustache noire, qu’il teignait d’ailleurs en considération du même éternel féminin, et il continua :

— Pourquoi les femmes d’ici nous plaisent ?

Parce que nous ne leur demandons pour ainsi dire rien en dehors des satisfactions physiques qu’elles sont fort aptes à nous donner. Si bien que le peu qu’elles nous accordent en plus, nous l’accueillons avec reconnaissance, comme quelque chose d’inattendu et de rare. Nous les trouvons facilement supérieures à l’idée que nous nous faisions d’elles, et nous leur en savons gré. C’est qu’au fond l’idée que nous en avons n’est pas bien haute. Du moins je parle pour moi… Nous sommes comme des gens qu’une panne d’automobile oblige à s’arrêter dans un pauvre village perdu et à déjeuner dans une auberge de piètre apparence. Ils sont convaincus d’avance qu’ils feront un exécrable repas. Pourront-ils manger seulement ? Et voilà qu’on leur sert une omelette faite avec des œufs et du beurre frais, d’excellent saucisson de campagne, un poulet qui ne se défend pas, une salade croquante assaisonnée d’estragon. Nos voyageurs, ravis, trouvent la chère meilleure qu’à la maison. Le repas coûte d’ailleurs quatre fois moins qu’en ville. Aussi se promettent-ils de revenir.

— Mais c’est vous qui me paraissez aujourd’hui bien vazâha, Desroches.

— Je m’adapte aux milieux, mon cher.

Et, tournant les talons, il s’en fut offrir le bras à la femme du Procureur Général, pour la mener au buffet.

Saldagnc reconnut une Tananarivienne qu’il avait eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois et l’invita. Madame Ternières, mariée à un ingénieur chargé d’étudier des affaires minières dans la région centrale de l’Ile, habitait Tananarive depuis deux ans et demi, et devait prochainement rentrer en France. Le paludisme l’avait fatiguée : son visage pâli, ses yeux cernés lui donnaient une expression presque douloureuse, qui disparaissait dès qu’elle s’animait un peu. Sa robe de dentelle noire mettait en valeur des épaules très blanches. Après quelques tours de valse, elle s’excusa sur son état de santé, pria Claude de la conduire dans la serre, pour chercher un peu de fraîcheur.

Il y avait une profusion de plantes tropicales, apportées la veille de la forêt : cicas touffus aux longues feuilles barbelées, palmiers et lataniers d’espèces rares, fougères arborescentes ouvrant sur une tige ligneuse leur parasol vert étrangement découpé, bambous légers, droits comme des cierges ou recourbés en forme de crosse, et de hautes tiges de rafia, aux nervures jaunes, qui, vite desséchées, s’inclinaient comme des palmes. De distance en distance, des orchidées, chevelures fleuries arrachées au sombre sous-bois de la grande Sylve, achevaient de mourir, sous l’éclat des lumières, dans des vases de terre rouge. Des lianes Aurore, des branches flexibles de boulainvilliers, cueillies dans les jardins d’Iarive, égayaient de violet et d’orange les verdures forestières. Au milieu du feuillage, des lampes électriques, semées au hasard, brillaient comme des yeux.

Assis en un coin de la serre, ils se mirent à causer. L’ambiance exaltait Claude, et l’Européenne fiévreuse, en cette atmosphère de fête, oubliait sa journée de lassitude. Ils parlèrent d’abord de Tananarive : l’éloge de la Cité Rouge jaillissait de leurs lèvres en strophes amœbées. Elle disait son enchantement dès l’arrivée, ses promenades partout, sa joie de jouir de l’air limpide, de la lumière radieuse, lui décrivait les aspects admirables de la ville imérinienne, soit qu’on la découvre des chemins qui convergent vers elle, soit que des sommets d’Ambouhipoutse on domine ses cent quartiers, et le chaos des hauteurs sacrées couronnées de villages, qui déposent en hommage, au pied de la Montagne Royale, le tapis lamé d’argent des vertes rizières, Elle conta comment elle avait, la première année, accompagné son mari dans la brousse ; ensuite la fièvre était venue, d’abord sournoise, larvée, puis éclatant en accès froids et chauds qui la laissaient brisée ; dans quelques mois, ils allaient repartir pour la France. Claude ignorait quand il rentrerait, pourtant la nostalgie lui était venue de la patrie volontairement délaissée. Eux du reste ne comptaient pas y rester longtemps ; son mari reprendrait sûrement une affaire coloniale, à Madagascar ou ailleurs. Quand une fois on a goûté de la vie exotique, on ne sait plus y renoncer. Et, en disant ces projets, les yeux de l’Européenne, inconsciemment, s’emplissaient de langueur triste, à l’idée qu’elle pourrait perdre un jour les terres équatoriales, la vie large et facile sous des climats édéniens, les spectacles pittoresques renouvelés toujours, la joie de vivre exaspérée par tous les nerfs vibrants, malgré les fièvres et les nostalgies. Claude fut ému d’une douleur secrète en devinant cette pensée étrangère qui répondait si bien à la sienne ; par une sorte de pudeur, il changea de conversation, s’informa du lieu où M. et Mme Ternières comptaient passer leurs vacances européennes. Elle répondit qu’après le temps habituel consacré à leurs deux familles, ils iraient sans doute en Italie. Tous deux évoquèrent alors mille souvenirs communs. Elle connaissait Florence et Venise où Claude avait fait de longs séjours. En précisant des dates, ils conclurent qu’ils s’étaient trouvés en même temps à Florence, cinq ans plutôt.

— N’est-ce pas, Madame, que le paysage florentin est un de ceux qu’on ne peut oublier ?

— Comme est inoubliable la vision de Tananarive…

— Le charme de la campagne, autour de Fiésoles, est plus doux et aussi prenant que celui de l’Imérina,

— Vous ne savez pas encore la nostalgie que vous aurez de ce pays, quand vous le quitterez.

— C’est vrai. Mais ici, je ne regretterai que la nature et la vie pittoresque des Imériniens. L’art de Madagascar, il vaut mieux n’en point parler…

— Vous souvenez-vous des couchers de soleil qui là-bas teignent en rose le Palais Vecchio. Ici le Palais de Ranavaloune est d’une couleur plus magnifique encore quand meurt le jour.

— Oui, je l’ai contemplée bien souvent, cette heure rose, ici de la varangue de ma maison, la-bas de la terrasse d’un petit café italien, d’assez piètre apparence, en face de la Fontaine Neptune…

— Je ne me l’appelle pas votre petit café. En femme gourmande, je fréquentais plutôt une pâtisserie, sur je ne sais plus quelle place derrière Or San-Michel ; les cassate alla Siciliana y étaient parfaites. Mais vous allez me trouver sotte d’avoir des souvenirs aussi prosaïques.

Ils parlèrent des pèlerinages aux Églises ornées par les Maîtres, des longues visites aux Uffizi. Des visions d’art hantèrent l’imagination de Claude, le regret lui vint, plus vif, des divins passe-temps créés par ses Ancêtres, et dont les Imériniens, venus si jeunes à une civilisation trop vieille, ne connaîtraient sans doute que de ridicules parodies.

L’Européenne se leva, prit le bras de Saldagne pour retourner dans la salle de fête. Il la reconduisit jusqu’à sa place, lui demanda son jour. Pendant une demi-heure, passée en tête à tête avec cette femme jeune et désirable, il n’avait pas eu la moindre velléité de flirt, il avait causé simplement, en camarade, d’égal à égale comme il eût fait avec Berlier ou Desroches.

Soudain une autre femme le frôla de son bras nu, en passant. Elle portait une des plus jolies toilettes du bal : fourreau de soie pulpe d’abricot, avec, par-dessus, une tunique légère et transparente d’un bleu très pâle ; l’ensemble avait les tons doux et changeants de l’opale à chatoiements oranges et bleutés. La robe très sobre était garnie d’un galon brodé d’or et de perles nacrées, et des torsades de perles la retenaient aux épaules sans briser la ligne harmonieuse qui du cou s’arrondissait jusqu’aux bras. Claude eut une stupeur : il retrouvait la taille, le port et presque les traits de celle dont l’image hantait encore sa pensée, de celle pour qui, naguère, il avait quitté l’Europe, de Marthe Villaret. Même teinte blonde des cheveux, même courbe fière du nez, même expression des yeux, faite de coquetterie, de mélancolie et de tendresse. La nature offre parfois de ces surprises, et Saldagne se rappelait avoir rencontré, dans une ville d’eaux, son propre sosie ; la ressemblance était telle qu’au casino on les prenait l’un pour l’autre. Il regarda longuement la jeune femme qui traversait le salon au bras d’un monsieur inconnu, puis il se rapprocha du coin où elle était allée s’asseoir, la contempla encore, la vit danser. L’étrange ressemblance se précisait, s’accentuait davantage. Il se faisait violence pour détourner les yeux, pour les arracher de cette femme que, dix minutes plus tôt, il n’avait jamais vue. Il se figurait qu’autour de lui les gens devaient remarquer son attention indiscrète, il s’éloignait un peu, tâchait de prendre un air indifférent. Chercherait-il à se faire présenter, à parler à cette inconnue, à retrouver peut-être aussi dans sa voix celle de l’autre et dans ses paroles les façons de penser de l’absente ? À cette minute il vit clair dans son propre cœur : il aimait toujours Marthe Villaret. Ce double d’elle, qui venait de lui apparaître, était comme l’ombre qui révèle un corps, ou comme le fantôme qui, dans les hallucinations des primitifs, rappelle un cher disparu. Il ne s’y intéressait plus ; seule, l’image de la vraie Marthe, qui vivait là-bas, si loin, emplissait son cerveau. De même qu’une vague de fond submerge tout un rivage et, lorsqu’elle se retire, en a presque changé l’aspect, de même l’onde du souvenir venait d’abolir ou d’atténuer en lui les pensées et les sensations récentes, toutes les impressions imériniennes. Il lui sembla qu’il venait de quitter la France, que toute sa vie, depuis son embarquement à Marseille, n’avait été qu’une sorte de rêve, ou bien un voyage, et le définitif de son existence antérieure, là-bas, s’opposait au provisoire de sa vie actuelle, ici. C’était bien la crise, comme disait Berlier, mais il la sentait déterminée et dénouée fatalement d’avance par un élément que ni Berlier ni les autres ne soupçonnaient. Une sorte de joie l’exaltait maintenant, à se sentir de nouveau en possession de son moi véritable, auquel un autre s’était substitué pour un temps, sous l’influence du mirage austral. L’Imérinienne quelconque, qui venait de passer dans sa vie, lui apparaissait comme une remplaçante, comme une des formes de l’éternelle Illusion, tandis que Marthe Villaret était la réalité où tendaient sa chair et son esprit.

Comme il méditait ainsi, un boy de la Résidence, tout vêtu de blanc et les pieds nus, se glissa jusqu’à lui :

— Un bourjane vous demande, il dit que c’est pressé.

Étonné, Claude se dirigea vers le vestibule. Au vestiaire, un bourjane inconnu l’attendait et lui tendit une lettre : son nom était bien inscrit sur l’enveloppe, au crayon. Il eut un froncement de sourcils, un geste d’ennui. Il pensait à quelque incartade possible de Razane, L’enveloppe déchirée un peu nerveusement, il lut ces mots, écrits en grandes lignes inégales, d’um écriture maladroite et puérile :

« Raberlié malade de malade demande vous voir ; venir tout de suite ; j’ai peur qu’il va mourir »

« Ralinoure. »


Il se hâta de prendre son manteau, appela ses porteurs de filanzane et se fit conduire chez Berlier. Les bourjanes couraient et leurs pas sonnaient étrangement sur le sol desséché, dans le silence de la nuit. Soudain un chien aboya au passage de l’étranger, derrière une barrière.

Un autre, puis deux, puis trois lui répondirent dans le quartier, et, très loin, dans toutes les directions, d’autres abois éclatèrent. Après une minute, le vacarme s’apaisa. Seuls quelques jappements brefs retentissaient le long de la route, et, vers Isourak, un chien hurlait à la lune. Si dégagé qu’il fût de toute superstition, Claude ne put s’empêcher de se rappeler la croyance ancestrale du chien qui aboie à la mort ; au fond de lui-même, il repoussa l’absurde pensée, mais ces plaintes lugubres de bêtes énervaient sa sensibilité, anxieuse de ce qui se passait dans la maison de là-bas.

La porte à claire-voie du jardin était ouverte ; ouverte aussi, au bout de l’allée blanche de lune, la porte d’entrée de la case. Une ombre noire parut dans la baie de lumière projetée de l’intérieur ; Claude, montant les marches de la varangue, reconnut le docteur Charton, ami personnel de Berlier. Il l’avait rencontré maintes fois dans le Cénacle des Vieux Malgaches. À cause de ses occupations absorbantes, on ne le voyait que de loin en loin. Dans le quartier excentrique de Bétoungoule, il dirigeait l’Institut Pasteur de Tananarive, s’était consacré aux maladies tropicales propres à Madagascar, et dans les jardins de verre de son laboratoire cultivait la flore de microbes inconnus. Du reste, il ne faisait pas de clientèle et ne se dérangeait que dans les cas graves, pour de rares amis. Après avoir serré la main de Saldagne, il lui dit à demi-voix :

— Berlier a été pris brutalement cet après-midi d’une fièvre bilieuse, c’est la troisième, qui pardonne rarement, et déjà l’hématurie s’est déclarée. Si je ne la jugule pas d’ici demain matin, d’ici ce matin, corrigea-t-il en regardant sa montre, notre ami est perdu.

Il y eut un silence, puis le docteur ajouta :

— Il faut qu’à huit heures je rentre à l’Institut, pour des injections antirabiques. J’avais dit à Ralinoure d’appeler un ami de Berlier pour rester ici pendant mon absence. Elle vous a écrit…

Ils montèrent nu premier, entrèrent dans la chambre. Claude, quoique familier de la maison, y pénétrait pour la première fois. La nudité froide et banale de cette pièce l’impressionna péniblement. Le plancher, gris de vétusté, n’avait jamais connu la cire ; le papier des murs, décollé par endroits, était plein de taches, et de larges plaques, bordées de jaune, maculaient le plafond. Mobilier plus que sommaire : deux chaises au siège tendu de ficelle malgache et une petite table en bois du pays, encombrée de fioles et de verres, outre la cuvette et le pot à eau en émail. Des vêtements d’homme et de femme pendaient aux patères ; des malles, salies de vieilles étiquettes et alignées le long du mur, contenaient sans doute le linge et le reste des effets. Une petite natte à bords usés, au pied du lit, accusait l’absence de tapis et de tentures. Le seul confort de la pièce, c’était le lit, en bois malgache à peine travaillé, mais grand et très large. En temps ordinaire, il eut éveillé plutôt, dans cette chambre ascétique, des idées sensuelles ; mais, cette nuit-là, l’impression en était tragique. Berlier y délirait, prononçait des mots sans suite. Ranoure ramenait sur lui le drap, qu’il écartait sans cesse, à grands gestes inconscients.

Le docteur posa quelques questions à la ramatou, fit absorber au malade une cuillerée de potion, et, s’asseyant au pied du lit, garda un silence découragé. Claude resta debout près de la fenêtre ouverte ; il entendait au dedans la respiration un peu haletante de Berlier, au dehors le crissement monotone des grillons dans le jardin, et très loin, par intervalles, des bribes de musique, la fanfare des cuivres qui accompagnait là-bas, au Gouvernement Général, l’agitation joyeuse des Européens, cependant qu’en cette chambre agonisait un des leurs.

La nuit fut longue. Vint l’aube. Charton fit quelques recommandations à Saldagne et partit, annonçant son retour dans trois ou quatre heures.

Quand il revint, la situation n’avait pas changé, ou plutôt elle avait empiré, puisque le temps passait. Le docteur enjoignit à Claude de s’en aller à son tour quelques heures, de se reposer un instant ailleurs qu’en cette maison de tristesse.

Saldagne, docile, gagna les hauteurs d’Ambouhipoutse. Maintenant il ne pensait plus ; il était comme hébété. Toutes les impressions contradictoires de cette nuit se heurtaient dans ion cerveau, comme des feuilles mortes tourbillonnent en un carrefour : l’exaltation du bal, l’appel des voix du passé, l’apparition du fantôme de Marthe Villaret, son âme à lui s’arrachant au mirage imérinien, puis la revanche de l’heure présente, le billet de Ralinoure, les tristes visions de la maison d’Isourak. Il en éprouvait comme une douleur sourde, confuse et obsédante.

À Ambouhipoutse, tout semblait calme : les fleurs du jardin et les fenêtres de la case s’ouvraient au soleil joyeux. Sur la balustrade en bois de la varangue, une forme blanche était accoudée. Claude avait complètement oublié Razane, dans les affres de la dernière partie de la nuit. De la voir, il fut presque étonné. Il se dit qu’il aurait dû la prévenir, par un mot, du motif de sa longue absence ; inquiète sans doute, elle s’était forgé de folles images. Il alla vers elle avec un geste de tendresse émue, mais s’arrêta devant son attitude. Elle restait accoudée, tournait simplement la tête de son côté, la figure mauvaise, ses yeux noirs chargés de rancune. Soudain elle se dressa et dit très bas d’un ton coupant :

— Où es-tu allé ? Le bal était fini à cinq heures. Où es-tu allé, Raclaude ?

Saldagne comprit. Elle le soupçonnait d’avoir terminé sa nuit en quelque mauvais lieu, non pas jalouse probablement, mais furieuse, outrée à l’idée qu’il se détachait d’elle. Jamais il ne lui avait vu une telle expression froide et méchante, du moins à son égard. Dans sa fureur, elle ne trouvait pas en français, les phrases qu’elle aurait voulu lui dire. Elle murmura quelques mots en malgache, puis, pour une fois, impuissante à se maîtriser, folle de rage devant le silence surpris du vazâha, qu’elle prenait pour un ironique aveu, elle fit un pas vers lui et lui jeta à la face ce seul mot :

— Cochon !

Elle prononçait coçon, d’une petite voix claire, sifflante et froide.

Claude éprouva presque une satisfaction à pouvoir, en cette minute, mépriser l’Imérinienne. Sans le savoir, elle venait d’affermir en lui le retour vers le passé. Elle continuait à proférer l’ignoble injure, la pire qu’elle eût trouvée dans son vocabulaire :

— Coçon ! Coçon !

Il y avait une telle disproportion entre la situation vraie et cette scène grotesque, que Claude, énervé, se sentit tout près du fou rire.

Il réagit fortement, évoqua la triste image de Berlier moribond, et, calmé, il toucha doucement le bras de la ramatou qui répétait comme une litanie :

— Coçon ! Coçon ! Coçon !

— Berlier a une bilieuse hématurique. Il va probablement mourir. J’étais près de lui…

Razane regarda l’Européen, vit ses traita tirés, sa figure pâle. Elle crut. Son visage à elle se détendit. Avec une mobilité de femme primitive, elle reprit son expression habituelle, tendit sa bouche à Claude. Elle parlait maintenant de sa voix ordinaire, s’enquérait de Berlier, proposait d’aller tout de suite aider Ralinoure.

Saldagne s’étendit sur une chaise de bord, et recommanda, s’il s’endormait, de l’éveiller au bout de deux heures.

Au milieu du jour, après un repas sommaire, Il repartit avec Razane.

Le rez-de-chaussée de la maison, à Isourak, était envahi. Des Européens et des Malgaches du voisinage venaient aux nouvelles. Le boy, important, répondait, empêchait les gens de monter, selon l’ordre du docteur. Il laissa passer Saldagne. Charton avait tout essayé, sans pouvoir obtenir la réaction qu’il cherchait ; Berlier était définitivement perdu, déjà presque dans le coma. Il rendit le dernier soupir à cinq heures…

En sortant de la case, une heure après, Claude et le docteur passèrent devant le tombeau monumental, à l’entrée du jardin. Comme le soir, où naguère les deux amis avaient philosophé ensemble, le soleil, à son déclin, éclairait l’entrée, pour rendre plus accueillante la Maison-de-la-Mort. La porte était toujours à demi ouverte, et Claude vit dans ce hasard un mystérieux symbole.

— Pauvre Berlier ! dit Charton, il reposera dans cette terre malgache qu’il aimait !

— Et dans ce tombeau que par une prescience singulière, il s’était lui-même préparé ! ajouta Claude.

Il pensa que le lendemain il aurait à faire toutes les démarches pour la déclaration du décès et la sépulture. Le docteur, plus au courant des relations anciennes de Berlier, se chargeait de l’envoi des faire-part…



Dans le bureau de l’état civil, Saldagne se trouva en face d’un commis, à la chevelure inculte, hirsute, pleine de pellicules, à la figure ridée quoique jeune ; ce rond-de-cuir disparaissait presque derrière un amoncellement de papiers, de dossiers, de livres et de registres. Il avait l’air hérissé, grincheux et désagréable. Claude se crut transporta dans les bureaux d’une préfecture ou d’une mairie de la métropole ; il prit une chaise qu’on ne lui offrait pas, exposa son affaire. L’autre l’interrompit tout de suite :

— Avez-vous le certificat de décès ?

— Oui.

Il le prit et d’un geste arrêta Saldagne, qui voulait parler.

— Ça suffit, attendez.

Il ouvrit un tiroir, en sortit un imprimé qu’il remplit.

— Vous porterez ou ferez porter ça au gardien du cimetière. Il vous donnera tous les renseignements pour l’inhumation.

— Mais, monsieur, dit Claude, il s’agit d’un cas particulier. Mon ami, Monsieur Berlier, que vous connaissiez peut-être de nom et même de vue (l’employé fit un geste affirmatif) doit être enterré non pas au cimetière, mais dans le tombeau qu’il a fait lui-même construire en sa propriété d’Isourak.

— Ah ! oui ! Je sais. Le fameux tombeau malgache ! C’était un original, ce monsieur Berlier !

— En tout cas sa volonté expresse, maintes fois exprimée devant de nombreux témoins, était d’être inhumé dans ce caveau.

— Les règlements s’y opposent.

— Cependant, en France, il existe bien des sépultures privées du même genre, en dehors des cimetières. Le terrain en question appartenait en toute propriété à monsieur Berlier.

— Nous ne sommes pas en France. Ici, en l’absence des héritiers dit défunt, tous ses biens, meubles et immeubles, vont être vendus par les soins du curateur aux biens vacants. Le tombeau changera donc de maître en même temps que le jardin et la maison, et l’ancien propriétaire ne saurait y être enterré.

— Mais les Malgaches ont tous des tombeaux de famille comme celui-ci…

— Votre ami avait-il le statut malgache, ou le statut européen ?

— Cependant…

— Monsieur, je ne suis pas payé pour entendre vos boniments…

Et le commis, détenteur d’une parcelle de l’Autorité Publique, ajouta d’un ton tranchant :

— Voulez-vous prendre ce certificat pour servir à ce que de droit, ou bien dois-je téléphoner à M. le Commissaire Central de pourvoir d’urgence, et aux frais de la succession vacante, à l’inhumation du sieur Berlier ?

Saldagne comprit qu’il était inutile d’insister. Il accepta l’imprimé qu’on lui offrait, le plia, le mit dans sa poche, et s’en fut frapper à la porte de l’Administrateur-Maire, homme fort intelligent et très aimable, Celui-ci l’écouta avec beaucoup de courtoisie et s’excusa d’être obligé de confirmer les déclarations de son commis.

— Même dans la métropole, une demande du genre de celle que vous formulez se heurterait à des difficultés sans nombre, et, en tout cas, l’inhumation devrait avoir lieu provisoirement dans un cimetière.

— Je m’incline, mais je constate que la juridiction de Madagascar refuse à un citoyen français ce qu’elle accorde au premier indigène venu.

— Pas tout à fait. En droit malgache, un tombeau dans lequel un ou plusieurs morts ont été inhumés déjà est considéré comme une chose sacrée, frappée d’inaliénabilité. Au contraire un tombeau récemment construit et encore vide peut être vendu par le propriétaire ou ses héritiers. C’est le ras du tombeau de M. Berlier. Il est hors de doute que votre ami voulait être enterré dans le caveau d’Isourak. Mais ses héritiers seuls pourraient poursuivre — au prix de quelles démarches et combien longues — la réalisation de ce vœu…

Cette fois Saldagne, résigné, n’insista plus. Le corps de Berlier fut donc conduit, selon le rite des Européens, au cimetière d’Andzanahâr. Du moins sur la fosse fraîchement comblée ses amis firent mettre, comme dalle funéraire, la grande porte du tombeau d’Isourak, avec l’arbre hiératique ; et la stèle où s’inscrivirent le nom et la date, fut ce lit de basalte noir sur lequel Berlier avait rêvé de dormir l’éternel sommeil…



Le lendemain de l’enterrement, Saldagne revint à Isourak afin de ranger les papiers du mort et mettre de côté quelques objets personnels pour être adressés aux parents de France. En arrivant dans la case, il fut un peu interloqué : Ralinoure s’agitait au milieu de Malgaches, hommes et femmes, sans doute des gens de sa famille, en train d’opérer un véritable déménagement.

La ramatou portait le deuil de son mari vazaha. Selon le rite imérinien, elle avait tressé sa lourde chevelure en une longue natte épaisse, dénouée à son extrémité, et elle avait ôté de ses poignets et de ses doigts les bijoux habituels. Mais la douleur ne l’absorbait pas au point de lui faire négliger ses intérêts, et, en femme pratique, elle partageait les biens de la communauté, selon la règle malgache des « trois brins de paille rangés en ligne » : les deux premiers appartiennent au mari, le troisième à l’épouse.

Au milieu de la salle à manger gisait un paquet volumineux, enveloppé d’un drap et prêt à être emporté. Du linge, des effets, des bibelots s’entassaient pêle-mêle sur la table. Ralinoure, gênée, expliqua que des parents à elle étaient venus chercher les objets lui appartenant et quelques autres donnés depuis longtemps par Berlier. Claude, sans marquer aucun étonnement, réclama les lettres, les papiers, et monta dans la chambre à coucher. Les deux chaises, la couverture du lit, la cuvette et le pot à eau, une partie des malles avaient déjà disparu. Dès que la ramatou fut sortie, il ouvrit par curiosité une des cantines qui restaient : elle ne contenait que des linges troués et quelques vieux habits froissés. Ainsi le pillage de la maison était accompli. Claude eut de tristes réflexions.

Puis il songea qu’avec ses idées d’Européen il jugeait très mal la situation. Ralinoure possédait toutes les qualités des Imériniennes : aimable, douce, prévenante, prompte à deviner, à devancer les désirs de l’homme, elle avait été pour Berlier précisément la compagne qu’il souhaitait, l’avait soigné, pendant sa courte maladie, avec un dévouement maternel. Depuis des années qu’elle vivait dans sa maison, n’avait-elle pas le droit de se considérer comme son épouse selon la coutume malgache ? Si le vazaha avait pu prévoir sa mort prochaine, il lui aurait légué sans doute ce que contenait sa case, meubles sans valeur, bibelots de pacotille, linge usé, que les coloniaux liquident à vil prix, avant de rentrer en France.

En bas continuaient des allées et venues discrètes. Par la fenêtre ouverte, Saldagne vit un homme traverser le jardin : il équilibrait sur sa tête le gros paquet enveloppé d’un drap ; on eût dit un blanchisseur emportant le linge de la semaine. Ralinoure remonta ; elle tendit à Claude un lot de papiers, de lettres, de factures, retrouvées en fouillant les tiroirs ; il en fit une liasse, qu’il noua d’une ficelle, pour les trier chez lui, à loisir : rester dans cette chambre où il avait vu l’agonie de Berlier, lui devenait pénible.

En bas, il causa quelques instants avec la ramatou.

— Qu’est-ce que tu comptes faire, Ralinoure ? Tu vas te marier avec un nouveau vazaha ?

— Oh ! non ! Pas tout de suite ! Je vais aller chez mes parents à Ambouhitrabibe, puis je reviendrai à Tananarive.

— Dans combien de temps ?

— Je ne sais pas.

Ainsi toutes les convenances seraient observées. Décidément il n’y avait rien à dire. D’ailleurs, si certaines ramatous se conduisaient mal avec des Européens, ceux-ci ne leur en donnaient-ils pas l’exemple ? Il se rappela des histoires vraies qu’on lui avait contées, et où les hommes de sa race n’avaient pas le beau rôle, une surtout dénouée récemment : dans un chef-lieu de district voisin de Tananarive, un fonctionnaire vivait avec une Imérinienne qu’il avait depuis neuf ans ; trois enfants, nés de cette union quasi-légitime, élevés dans la maison de leur père à l’européenne, portaient chapeaux et souliers, mangeaient à table avec leurs parents, recevaient des rudiments d’instruction française. Brusquement, la femme fut emportée par une pneumonie ; l’homme, l’Européen, le civilisé, quelques jours après, renvoya les petits dans la famille malgache de leur mère, en un village perdu de la montagne ; il fit venir de Tananarive une jeune et jolie ramatou ; et il cessa complètement de s’occuper de ses enfants, il les laissa retomber à la vie indigène, avec la nostalgie d’une existence plus belle qu’ils avaient connue : il n’expédia jamais d’argent aux parents malgaches qui les nourrissaient ; il ne demanda même plus de leurs nouvelles.

Non, Saldagne ne jetterait pas la première pierre ni à Ralinoure, ni à Razane, ni à aucune autre.

Rentré chez lui, en compulsant les papiers du mort, il trouva un testament. Berlier léguait à ses parents de France diverses sommes d’argent, déposées dans une société de crédit, et à Ramatou[3] Ralinoure, fille de Razafindralambe et de Rasou, sa maison d’Isourak, avec tout ce qu’elle contenait. De son tombeau et des dispositions à prendre pour sa sépulture, pas un mot. Saldagne ne fut pas trop surpris. Souvent des Européens faisaient à leurs petites épouses, au moment de quitter définitivement Tananarive, ce don exceptionnel d’une maison : délicatesse probable d’amants vraiment épris, et désir d’assurer la vie matérielle de leur compagne, en l’empêchant de tomber, après eux, à la basse prostitution. Un mois plus tôt, il eût compris lui-même cette pensée et songé peut-être à jeter les fondations de la case destinée à Razane.

Tout de suite il voulut faire connaître ces dispositions à Ralinoure ; il la trouva seule dans la maison bien rangée, un peu nue. Presque plus de traces des récents pillages : à certaines places, sur les murs, le papier plus neuf témoignait de cadres enlevés. Ralinoure connut la grande nouvelle sans émotion apparente : les races barbares sont impassibles dans la joie comme dans la douleur. Elle restait debout, la main appuyée sur la table, les yeux perdus dans de mystérieuses visions. Leur silence gênait Claude plus qu’elle-même, car les primitifs n’éprouvent pas le besoin d’accompagner de paroles toutes leurs sensations.

Il lui tendit le testament de Berlier, montra le passage qui la concernait. Elle demanda si les autres Européens ne lui feraient pas de difficultés, maintenant que Raberlié n’était plus là pour la défendre. Dans son cerveau s’accomplissait un obscur travail ; l’émotion, lentement, grandissait en elle, se manifestait par de légères crispations nerveuses des lèvres.

— Que vas-tu faire de la maison ? dit Claude. Est-ce que tu l’habiteras avec tes parents ?

— Oh ! non ! fit-elle, comme scandalisée. Je la louerai à des vazaha.

— Mais toi ?

— Je m’installerai à Ambouhitrabibe. Je ne vivrai plus à Tananarive, maintenant… J’ai deux enfants malgaches, dans mon village. Je ne veux plus les quitter…

Ainsi, mise à l’abri du besoin, elle ne chercherait plus parmi les étrangers de mari temporaire. Elle allait devenir une honnête mère de famille, une campagnarde, elle serait rendue à son vrai milieu, et suivrait de nouveau, en Imérinienne conservatrice, la coutume de ses pères… À moins que, par une suprême dissimulation, elle ne mentit en cette minute, pour dire à l’ami de Berlier les paroles qu’il souhaitait d’entendre.

Il demanda encore si elle ne transporterait pas le corps de Berlier dans le tombeau que celui-ci s’était fait bâtir. Elle réfléchit un instant et dit :

— Non. Il vaut mieux qu’il soit avec les autres vazaha. Les tombeaux dans les jardins, pour que tous les ancêtres soient ensemble auprès de la case, c’est une coutume malgache.

Et Claude pensa que c’était bien ainsi : Berlier avait eu raison de rendre cette femme à sa race ; lui-même, essayant de rompre la chaîne ancestrale, n’avait eu que l’illusion de se rapprocher des Imériniens, et il valait mieux, en somme, qu’il ne reposât pas dans le tombeau malgache, loin de ses pères et sans postérité. D’ailleurs la maison, indéfiniment, allait être louée à d’éphémères passagers coloniaux, que la présence d’un mort, si près d’eux, gênerait.

Quelques jours plus tard, un matin, Cosquant arriva en trombe chez Saldagne.

— Il m’en arrive une bonne. Vous savez qu’on venait de m’accorder une troisième année. Eh bien ! on m’envoie la faire à Tuléar !

Et le brave capitaine exposa toutes les raisons qu’il avait d’être furieux : le nouvel arrivant, qui le remplaçait à Tananarive, M. Du Buys de Lachaume, était un arriviste, recommandé par plusieurs politiciens influents ; et pour ce fils d’archevêque on l’expédiait, lui, à Tuléar. Saldagne essaya de le consoler en lui vantant les charmes de sa nouvelle résidence : climat excellent, vie facile et même, d’après les on-dit, très joyeuse.

— Il paraît que les femmes sakalaves, surtout telles de la tribu des Vèzes, sont admirablement faites, et parmi les plus belles de l’Île. Vous pourrez instituer des comparaisons avec les Imériniennes.

Cosquant sourit dans sa colère, s’apaisa un peu.

Saldagne, demeuré seul, s’attrista de ce départ. Le capitaine était un agréable compagnon, heureux de vivre, et d’joie communicative. L’Administrateur Jean Romain devait prochainement rentrer en France. Claude savait que Desroches, comme il sied à un magistrat, ne restait jamais plus de deux ans dans une colonie, or il était à Madagascar depuis dix-huit mois. Lui-même comptait au bout d’un an aller passer un semestre en Europe. Lorsqu’il reviendrait à Tananarive, qui retrouverait-il de ses anciens amis ? Pas un Berlier, le plus cher de tous, mort ; l’administrateur, le magistrat, l’officier, affectés dans d’autres coins du vaste monde. Il faudrait recommencer, avec un peu de découragement, l’éternel essai des affinités et des sympathies, pour se créer des amitiés nouvelles. On a mieux conscience aux Colonies que la vie est un éternel Devenir, sous des climats changeants, avec toujours des visages inconnus.


Alors les voix du passé, définitivement, triomphèrent dans le cœur de Claude, et, devant l’image de Marthe Villaret, l’illusion de Razane, la fille de l’Île rouge, s’effaça de plus en plus. Il songea au retour. Chaque jour écoulé paraissait l’éloigner davantage de celle qu’il avait fui et vers qui, maintenant, il avait hâte de revenir. Engagé pour un an avec la Compagnie Australe, il venait de passer quatorze mois à Madagascar : son contrat se trouvait résiliable, à charge pour lui de prévenir trois mois d’avance. Il écrivit donc pour se rendre libre, calcula que sa lettre arriverait là-bas au bout de vingt-deux jours ; il lui restait quatre mois encore à vivre à Tananarive. La lettre partie, il fut très calme, avec l’impression d’avoir renoué la chaîne de sa vie, un instant interrompue. Desroches et Jean Romain connurent seuls sa décision, soigneusement cachée à Razane. Pourquoi troubler avant l’heure la vie sereine de cette enfant ? Il serait toujours temps de la prévenir. Résolu à la garder jusqu’au départ, Claude appliquait désormais les principes de Desroches, demandait si peu à l’Imérinienne qu’il était sûr de ne pas avoir de déception. De plus en plus sa personnalité de France, l’ancienne, se substituait à celle de Tananarive. Le soir, lorsque, rentrant en sa case d’Ambouhipoutse, il se reposait dans l’ombre profonde de la varangue, il ne regardait plus, comme naguère, l’immortel et mélancolique paysage, ou, s’il y jetait les yeux, il n’en gardait qu’une impression confuse de couleurs somptueuses mélangées sur une palette, et, les paupières closes, il évoquait d’autres horizons que ceux de l’île australe.

Razane respectait ces songeries : déranger brusquement quelqu’un dont l’âme est absente, peut empêcher cette âme de revenir. L’Imérinienne soupçonnait que le double de Claude s’en allait maintenant très loin, vers les régions d’au-delà les mers, d’où venaient les vazâha. Mais elle ne s’en étonnait point : elle-même, si elle eût traversé l’Eau-Sainte, sur les grands bateaux semblables à des villes, eût éprouvé le regret de ses parents, de son village, de Iarive-la-Belle et de la Terre où reposent les Ancêtres. Elle attribuait aussi la tristesse de Saldagne à la mort de Berlier, au départ de Cosquant, à la désorganisation de la vie habituelle du petit groupe. Elle n’osait guère proposer de distractions : comment une femme malgache pourrait-elle deviner les idées bizarres qui se succèdent dans l’esprit d’un Européen ? Mieux valait suivre ses caprices que de risquer de les contrarier.

Elle se faisait seulement aussi douce, aussi patiente que possible, circulait, menue et silencieuse, dans la maison. Elle était là, quand Claude désirait sa présence, s’éclipsait lorsqu’il avait envie d’être seul. Elle ne le gênait jamais, ne faisait pas de bruit ; parfois seulement il entendait le tintement de ses bracelets entrechoqués, presque pareil au bruit que ferait la chaîne légère d’un animal familier.

Du reste elle n’avait de moments de mélancolie que devant Claude. Seule, elle jouissait de la douce vie que dispensent à tous les Imériniens le soleil et la lumière.

Saldagne était absent la plus grande partie du jour. Ses affaires l’absorbaient, et il travaillait beaucoup, pour tout laisser en bon ordre au moment de son départ. La ramatou s’accommodait de ces nouvelles habitudes ; elle échangeait des visites avec ses amies ; parfois elle passait des heures dans la maison de ses parents, où elle retrouvait tous les familiers d’autrefois. Elle y prenait certains jours le repas de midi, quand le vazâha, la veille, l’avait prévenue qu’il ne rentrerait pas. Manger par terre, accroupie sur une natte, avec une cuiller de bois, ne la gênait en aucune façon ; elle puisait sans dégoût au gros tas de riz versé parfois à même une natte au milieu du cercle de convives, et tendait son assiette, comme quand elle était petite fille, pour avoir des brèdes ou pour recevoir de sa mère la part rituelle du poulet, la cuisse ou le pilon, due aux enfants. Même ces retours à la vie d’autrefois lui faisaient plaisir. Elle ne s’était jamais habituée complètement aux coutumes des étrangers, et se sentait comme affranchie d’une contrainte, quand elle pouvait ne pas s’asseoir devant une table servie à l’européenne.

Trois mois passèrent. Bientôt, songeait Claude, il faudrait prévenir Razane. Il en éprouvait un ennui, une gêne, plutôt qu’une émotion. Sans doute il supposerait un câblogramme reçu de France et le rappelant, pour simplifier les explications. Il se donna une semaine encore.


Un jour, il rentrait chez lui à pied, plus tôt que d’habitude, vers quatre heures, par le quartier d’Ambanidie, à l’est de Tananarive. Très peu d’Européens habitaient là ; les cases malgaches s’y serraient les unes contre les autres, en un désordre pittoresque. La vie indigène grouillante étalait en pleine rue ses joies et ses misères. Des malades assis contre le mur des maisons, les jambes allongées, se chauffaient au grand soleil guérisseur. Des femmes, étendues à plat ventre, appuyées sur les coudes, livraient à des amies leurs tignasses ébouriffées à tresser en petites nattes régulières ; d’autres cherchaient tes parasites dans la chevelure de leurs rejetons impatients. Le bruit sourd des pilons à riz, retombant dans les mortiers de bois, retentissait à l’intérieur des cases. Le soleil faisait ruisseler sa lumière, épandait sa joie. Des linges de couleur douteuse séchaient à presque toutes les fenêtres, sur les murs rouges et jusque sur le revêtement des tombeaux. Des idylles s’ébauchaient : dans une encoignure, une petite Imérinienne d’une douzaine d’années, appuyée au tronc noueux d’un lilas de Perse, fixait obstinément le bord de son lamba, que tirait doucement un garçon de quinze ans, debout près d’elle. Un chat famélique suivait pas à pas un gosse qui mangeait un gâteau de riz tout doré. Puis une école se vida : un flot d’enfants roula dans la rue, le silence fut interrompu par des cris, des rires, des bousculades, et le peuple effrayé des poules se réfugia dans les maisons.

Claude se souvint : la case des parents de Razane était dans ce quartier. De petites filles presque en haillons, leurs chevaux ébouriffés pleins de fétus de paille, jouaient auprès de lui. Au milieu de cette simple population, vivant de riz et de brèdes, habitant les mêmes taudis, pèle-mêle avec les volailles et les cochons, on distinguait mal les enfants plus aisées des petites indigentes, les unes comme les autres ignoraient souliers, chapeaux, mouchoirs, et grattaient continuellement leurs têtes vermineuses. Telle avait été jadis Razane petite fille. Elle partageait sans doute dix ans plus tôt, ces jeux innocents ; puis elle avait eu, dans l’ombre des cases, d’autres passe-temps avec les hommes. Ensuite, elle était sortie de son peuple. Pourquoi ?

Saldagne eut l’idée de revoir la maison montrée une fois en passant par sa ramatou. Il se rappelait un petit sentier cahoteux, au coin d’un grand tombeau, crut le reconnaître, s’y engagea. Des eaux sales stagnaient, suintaient entre les pierres, répandaient une odeur d’égout, à la fois sûre et fade. Le chemin sinuait entre de grands murs de terre rouge, découronnés et crevassés d’innombrables lézardes. Des brèches, ça et là, servaient de portes pour entrer dans des cours pleines d’immondices, de poules et d’enfants. Claude avait maintenant l’impression de s’être trompé. Mais la vie obscure et misérable, hors du grand soleil, dans l’ombre des venelles, l’intéressait. Pas un passant. Il observait sans être vu par les fentes ou les trous des murs de clôture disjoints, il surprenait la vie familiale et intime des cases. Soudain, dans l’une, il vit ceci : au premier étage, une femme les bras croisés, vautrée sur l’appui de la fenêtre, et presque couché sur elle, la tenant a plein corps, dans l’attitude aveulie du désir satisfait, un homme, un Malgache. Or la femme était Razane, la Razane de la maison d’Ambouhipoutse, celle qu’il appelait sa Zane ; l’homme, pas même un de ces modernes petits jeunes gens, de ces Faux-cols qui copient les modes et les vices des Européens, mais un indigène quelconque qui peut être marchait, nu-pieds et portait un chapeau carré de bourjane.

Claude se recula un peu dans l’ombre du mur. Il continuait de voir. Le couple ne bougeait pas, restait sans expression, sans émoi, probablement sans pensée, dans cette espèce de vie végétative où se plaisent les Imériniens. Leur bonheur n’avait pas besoin de paroles et probablement le geste était accompli. Saldagne s’arracha de ce spectacle, revint sur ses pas dans l’écœurant sentier, et, le long de la rue joyeuse, dans la clarté retrouvée, dans la clarté limpide et saine, remonta vers Ambouhipoutse. Un vent léger, venu de l’est, sans parfums, soufflait seulement sa fraîcheur au visage de Claude ; lui, regardait à travers la transparence de l’air pur tout le grand paysage lumineux. Il débarrassait lentement son corps des senteurs d’égout du petit chemin, son esprit des visions obscènes et des pensées troubles. Il se sentait très calme, sans colère, sans indignation, sans haine. Il ne souffrait ni dans sa chair, ni dans son amour-propre. Il n’en voulait point à l’Imérinienne, que les Européens avaient détournée de sa race. Lui-même, depuis deux mois, n’avait-il pas abandonné en esprit Razane pour retourner à Marthe Villaret. L’infidélité lui apparaissait réciproque, et l’erreur était au début même de leur liaison : pourquoi chercher à unir la vie de deux êtres qui suivent les coutumes d’ancêtres différents ?

Il réfléchissait posément aux mesures a prendre. Une s’imposait : le renvoi immédiat de Razane, non pour la punir, mais parce que ce serait plus propre ainsi. Après le flagrant délit de tout à l’heure, il devenait impossible pour Claude de continuer la vie commune. Entre le vazaha et la ramatou, une dégoûtante image trop précise se fût interposée. D’ailleurs la séparation définitive n’en serait avancée que d’un mois à peine. Il rentra lentement chez lui, avec la ferme résolution de rompre ce soir même. Il n’éprouvait ni affres, ni inquiétude, à peine de l’ennui.

Le divorce ou la rupture des unions libres n’entraîne pas à Madagascar les mêmes complications qu’en France. « Le lien du mariage est assez lâche, dit un proverbe malgache, pour être facilement dénoué ». D’après l’ancienne coutume imérinienne, la répudiation de la femme par la volonté ou le caprice du mari était une des formes régulières de la dissolution du mariage. Il va sans dire que le divorce par consentement mutuel et pour simple incompatibilité d’humeur en était une autre. Enfin, quand l’un des époux quittait Tananarive ou l’Imerina pour une longue période, l’autre avait le droit soit de divorcer, soit de contracter une union provisoire. Ainsi, d’après les mœurs d’autrefois, Razane et Claude se trouvaient libres tous deux, du fait que l’étranger partait pour la France.

Certaines ramatous nouveau jeu feignaient, à l’heure des séparations momentanées ou définitives, un désespoir sans bornes ; mais bien peu d’Européens étaient dupes de ces manifestations étrangères au caractère indigène.

Tout se passa comme le prévoyait Saldagne. Razane rentra, très naturelle. Claude lui raconta sa promenade dans le petit sentier malgache, au quartier d’Ambanidie, et ce qu’il avait vu. La précision des détails fut telle que la ramatou ne nia point. Il dit qu’il ne lui en voulait pas, qu’il la suppliait de ne donner aucune explication ; il ajouta que, rappelé en France, il allait partir avant un mois. Dans ces conditions, et en raison du petit incident de tout à l’heure, il avait décidé que leur union temporaire prendrait fin ce jour même. Il lui remit quelques billets bleus en la remerciant d’être venue habiter la case d’Ambouhipoutse, et lui souhaita de trouver promptement un nouvel époux, si tel était son désir. Il la pria enfin de choisir parmi les meubles et les objets ménagers ceux qui pourraient lui plaire. Les jours suivants, à des heures déterminées, elle procéderait au déménagement de ses affaires. Elle comprit, à l’accent et au calme de Claude, que la décision était irrévocable. Avec la passivité naturelle à sa race, elle accepta soudain le fait accompli. Ainsi ses aïeules, plus d’une fois, avaient dû se soumettre aux volontés de l’homme, du maître. Claude se souvint d’une histoire de famille, contée naguère par elle-même : la deuxième femme du grand-père polygame d’Imérimandzak, l’épouse préférée, chassée un jour pour adultère. Quelle avait pu être l’attitude de celle-là ? Sans doute elle avait fait preuve de la même résignation muette. Il comprit que, par le silence, la situation allait devenir ridicule. On n’avait plus rien, rien à se dire. Autant se quitter tout de suite.

— Adieu, Razane.

— Adieu, Raclaude.

Leurs regards se rencontrèrent, étrangers déjà l’un à l’autre, et ils s’en allèrent chacun de son côté. C’était fini.

Claude se rappela les affres de la dernière rupture, à la fois si proche et si lointaine, lorsqu’il avait tenté d’obscurcir en son cerveau l’image d’une femme de sa patrie. Maintenant, cette image subsistait seule, après le départ de la petite épouse temporaire.

VII

retour chez les cimmériens


Les jours suivants, la maison lui parut vide et triste. Razane avait emporté la chaise de bord où elle s’allongeait d’habitude ; mais il en regardait la place accoutumée, sur la varangue ou dans la grande allée du jardin. Le souvenir de l’Imérinienne restait obsédant : il avait beau se reprocher cette hantise, il ne parvenait pas à l’écarter. Dans les rues, à voir de loin une Malgache en filanzane, il éprouvait une indéfinissable émotion ; de même, quand les traits d’une femme ou sa démarche lui rappelait l’absente. La case, la ville, le paysage tananarivien tout entier multipliaient en son cerveau l’image de Zane. S’il faisait effort pour évoquer Paris et faire revivre dans sa mémoire des visions hyperboréennes, un autre fantôme de femme blonde et pâle ressuscitait en lui aussitôt. Il était sûr que toujours ce serait ainsi : la femme-enfant, au teint de granadelle mûre, aux yeux puérils, à l’âme impassible, resterait assise, comme une idole barbare, nimbée de rouge sombre et de violet, dans le couchant austral. Et là-bas se levait, pour venir au-devant de lui, dans l’aube grise du ciel cimmérien, l’amie inoubliable, souriant de ses yeux tristes.

Il décida de quitter la case où il ressassait inutilement des impressions abolies et de s’installer à l’hôtel. Ce lui fut comme une transition vers la vie d’Europe. Dans cet hôtel, pareil à un confortable café de province, il s’étonnait presque de voir les clients en dolmans de toile blanche et en casque colonial ; pas d’autres Malgaches que les boys discrets, en blanc, jambes nues. Aux repas, les tables de pensionnaires l’amusaient ; près de lui, des jeunes gens, fonctionnaires à leurs débuts, daubaient contre le Gouverneur Général et sa manière d’administrer la colonie, parlaient avancement ou service, Ils n’épargnaient guère leurs chefs, encore moins les femmes mariées de la société tananarivienne. Leur conversation s’élevait rarement au-dessus des sports, des potins de bureau, des ramatous. De l’autre côté, une table de colons et d’entrepreneurs, sympathiques à Saldagne, vêtus sans aucune recherche, les poches bourrées de calepins, d’échantillons, de mètres : ils causaient, et sur tout, très divers d’avis, mais discutant ; gens actifs et énergiques, tendus dans la volonté d’arriver vite, ils faisaient bien augurer de l’avenir des affaires dans une colonie jeune.

Pour son dernier soir de Tananarive, Claude, en attendant Desroches et Romain qui devaient dîner avec lui, s’attabla dans la salle de café. De la fenêtre ouverte, au bord extrême du petit plateau d’Antaninarenine, on dominait le paysage imérinien. Des brumes venues de la grande forêt de l’Est envahissaient tout un côté de l’horizon ; le ciel presque entier se colorait de rouge, de rose, de violet. Les montagnes changeaient de teinte à chaque minute ; leurs plans successifs se détachaient en vigueur dans la lumière blonde, et s’abaissaient irrégulièrement jusqu’à la plaine de Bétsimitatre. Dans le creux au-dessous de Tananarive, le manteau vert du riz nouveau ondulait, se prolongeait en golfes jusqu’aux premières collines couvertes de maisons et de villages. C’était, après la verdure humide et reposante des rizières, un contraste de couleurs violentes et chaudes, avec des oppositions de pourpre et de bleu, de mauve et d’ocre brûlée. Puis les plans de plus en plus lointains s’estompaient dans une brume de plus en plus claire ; d’abord bleus, puis dorés, et, à l’extrême horizon, qu’on eût attendu sombre, il semblait que les montagnes émettaient toute la clarté du jour près de mourir. Mais déjà la brume, moins lumineuse, atténuait les horizons ; la pourpre du ciel et l’azur des montagnes se confondaient en tons indécis, on ne distinguait plus que des couleurs substituées aux formes, tandis que, près de l’hôtel, la foule des lambas circulait en théories blanches sur le fond des manguiers d’Antsahavoul.

Enfin, en quelques minutes, tout s’assombrit. La nuit littéralement tomba, sans crépuscule. Maintenant les lambas pâles, à peine visibles, glissaient dans l’ombre, comme des fantômes. Claude une fois encore demeura triste de la chute du jour, de son dernier jour Imérinien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le surlendemain, il était à Tamatave, dans l’attente anxieuse de l’avenir. Depuis un mois il ressassait cette idée fixe : qu’était devenue Marthe Villaret ? songeait-elle encore à lui ? Pardonnerait-elle la soudaine, la brutale rupture ? Des questions plus troublantes se posaient. Si elle l’avait oublié complètement ? Si elle s’était mariée, par dépit… ou par amour ? Bien des fois il avait envisagé les moyens de sortir de cette incertitude. Mais le temps lui manquait pour écrire : une réponse de France met deux mois à venir. Du reste, après la façon dont ils l’étaient quittés, il aimait mieux la revoir ; au premier regard échangé entre eux, il connaîtrait son destin.



L’Hôtel Métropole, à Tamatave, est très colonial : chambres à larges portes-fenêtres, qu’on laisse ouvertes, la nuit, sous les varangues ; salle à manger fermée d’un côté seulement, avec des balustrades à hauteur d’appui, donnant sur le jardin et sur l’océan. Toute la construction, en bois, est d’aspect provisoire et rustique. Aux piliers de la salle à manger, de hautes et larges palmes se fanent, profilant leurs éventails verts sur des pentes et des bandeaux de cretonne rose à fleurs. Au-dessus des tables, les pankas rouges interposent leurs écrans sombres et battent l’air d’un rythme lent. Une terrasse, séparée de l’océan par le boulevard Galliéni, domine la baie de Tamatave, la vaste baie en croissant, terminée par les deux pointes Hastie et Tanio.

L’océan y vient briser mollement ses vagues sur le sable, au pied des rochers noirs qui protègent la digue. Une houle lente et perpétuelle le soulève, comme la respiration mystérieuse de l’abîme. Parfois, quand au large une lame plus forte vient s’abattre sur la ligne des récifs, l’ondulation s’en propage, plus haute, dans la rade, et la voix profonde du ressac chante alors sur les plages la plainte de la mer.

Deux journées à Tamatave, avant l’embarquement, passèrent vite dans l’enchantement des Tropiques. Claude, à grand’peine, s’arrachait de Madagascar ; jamais en France il n’avait senti nostalgie pareille à quitter des pays où il avait vécu. L’Imérina rouge et rocailleuse des Hauts-Plateaux lui laissait plus de regrets que le sol de sa Lorraine. Il la revoyait toute, cette terre étrangère, depuis le seuil de ses grandes montagnes jusqu’à Iarive-la-Joyeuse, et il l’aimait pour le charme de ses soirs, la clarté de ses matins, la grâce de ses femmes, la majesté de ses mélancoliques paysages. Déjà la vision manquait à ses yeux des terres coulant comme du sang coagulé hors des cratères d’érosion, des crevasses et des fissures saignant au flanc des montagnes, des lambeaux de pourpre sombre ou de vieux rose, que les champs récemment retournés jettent comme des haillons sur la nudité des collines. Blanche, ou grise, ou verte, cette contrée serait banale, ressemblerait à des pays déjà vus ; mais, dans sa rouge splendeur, si étrange, si infiniment variée par les jeux de la lumière et de l’ombre, elle est unique au monde, elle n’est pareille à aucune autre, ni aux Vosges, où les grès rougeoient dans la brume matinale, sous le manteau sombre des sapins, ni à l’Estérel empourpré, qui mire ses chênes-liège et ses pinèdes dans les calanques bleues.

À Tamatave, les plantes, les cases, les hommes rappelaient encore à Claude l’Imérina, et il continuait à s’extasier de la joie lumineuse des jours. Vêtu de blanc, il errait par la ville, faisait provision d’images coloniales pour les soirs du pays des Hyperboréens. Sous cette latitude et sur une côte battue de grandes pluies, une végétation exubérante envahit tout. Entre deux cases voisines, des badamiers sortent de terre, couvrant les toits de leurs larges ombrelles vertes. Des manguiers énormes disjoignent et soulèvent les murs de clôture des jardins. Partout où reste libre un pouce de terre ou de sable, arbres et arbustes jaillissent.

À la musique, place Bienaimé, Claude revit avec curiosité les femmes de la côte, aux étranges et multicolores costumes. Elles serraient leurs tailles souples dans des lambas divers, les uns merveilleux de couleurs, aux tons éteints et harmonieux, avec des dessins imités des voiles de l’Inde ou de la Perse, les autres voyants ou criards, d’un effet charmant et puéril dans le triomphe du soleil. Les Bétsimisârak se promenaient par groupes, la plupart en chapeaux extravagants, de grandes pailles du pays, aux bords cabossés, rehaussés de soie rose ou verte, avec de gros nœuds en mousseline ou en pongé ; et sous les larges coiffures, dans les doux visages de bronze doré, des yeux blancs riaient. Les Sainte-Mariennes, au nez busqué comme celui des blanches, grandes et bien faites, étalaient des châles bordés d’arabesques, ou emprisonnaient leurs épaules rondes dans des écharpes de soie d’un bleu pâle, d’un rose tendre, d’un vert presque gris. Et les tirailleurs malgaches, la chéchia posée sur l’oreille, souples dans leur tunique kaki serrée à la taille par la ceinture de laine rouge, suivaient de l’œil ces ramatous aguichantes. Les femmes Sakalaves cachaient sous des voiles rouges ou dorés, pareils à des mantilles, l’édifice compliqué de leurs cheveux massés en trois grosses boules ; elles portaient aux oreilles de multiples anneaux d’argent, dans la narine gauche une rosace d’or, et autour du cou de triples ou quadruples colliers de corail rose.

Claude s’étonnait du chaos des couleurs voyantes et criardes, atténuées et devenues presque harmonieuses à force de lumière ; il admirait l’élégance native de ces filles de la nature, qui jouaient de leurs écharpes aux vives couleurs comme les gitanes des cuevas de Grenade. Il songeait à l’effet qu’auraient produit, sous les ciels pâles de l’Europe, ces étoffes discordantes.

Çà et là, quelques Imériniennes, habillés à la mode de Tananarive, en cheveux, avec les multiples petites tresses serrées, plus simples et plus jolies, mais combien moins exotiques, se drapaient, comme des statues, dans leurs grands lambas blancs. Claude, en regardant celles-là, ne pouvait s’empêcher de penser aux jours abolis d’Iarive, et une nostalgie vague se mêlait à la joie de retourner vers l’amie française.

Après la musique, il goûta encore la douceur de vivre, sur la terrasse de l’hôtel, en face de l’océan. La nuit tropicale, à demi lumineuse, avait dès six heures et demie succédé au jour. Le ciel était extrêmement doux de couleur, une vague brume empêchait de distinguer les étoiles. La mer apportait, avec ses relents d’humidité, de fortes senteurs d’algues. Le bruit du ressac, irrégulier et sourd, retentissait comme le grondement d’une bête monstrueuse, et rendait vivante la nature.

Sur le boulevard océanien, au pied de la terrasse, des pousse-pousse, silencieux sur leurs roues caoutchoutées, passaient de loin en loin : sur la digue erraient des ombres blanches, goûtant la fraîcheur de l’heure, des femmes en grands chapeaux clairs, des hommes en blanc.

L’acétylène jetait ses clartés aveuglantes dans la salle à manger de l’hôtel et sur la terrasse. L’océan, invisible dans la nuit, se révélait seulement par le bruit du flot battant éternellement les grèves.

Claude cherchait à distinguer, au milieu de la rade, le paquebot qui, le lendemain, devait l’emporter. Il ne voyait que la ligne brillante des lumières de la salle à mander et les cinq feux réglementaires arrondissant un arc de cercle dans la nuit. Ces feux ainsi placés faisaient penser à la carène recourbée d’une énorme caravelle. Ils semblaient très loin les uns des autres. On eût dit encore les lumières d’un chemin sur la mer, ou les yeux clignotants d’une ville qui cherche à voir dans la nuit sombre.

Neuf heures. La terrasse était vide. Claude, allongé dans un rocking-chair, buvant à petites gorgées un whisky, ne pouvait se décider à regagner sa chambre. Il lui fallait peu d’efforts d’imagination pour se croire au bord d’une mer occidentale, quelque part entre Arromanches et Trouville, par une chaude soirée d’août. Là-bas, des vagues pareilles venaient mourir sur les plages de sable, et il ne connaissait pas assez la carte du ciel pour distinguer les étoiles qui se couchent dans l’Atlantique du Nord d’avec celles qui se lèvent sur l’océan indien. Pourtant, autour de lui, les boys Bétsimisârak circulaient, dans leurs habits blancs, sous les pankas ; les anophèles sournois volaient dans les clartés de l’acétylène. Claude eut de nouveau conscience de la terre australe perdue dans l’océan. Ses yeux cherchaient à percer l’immensité profonde de la nuit ; il songeait à l’horreur mystèrieuse de la mer, qui commençait à quelques pas, au pied de la digue : c’étaient d’abord les eaux calmes de la rade peuplées de poissons rouges ou bleus, poursuivis jusque dans leurs palais de corail par les squales voraces. Puis se creusaient les grands fonds ; tout près de la côte, la sonde plonge dans des abîmes d’où émergeraient à peine les plus hautes cimes du globe, entre la rude table du plateau malgache, seul témoin d’un continent disparu, et les montagnes chaotiques de l’Asie, toit du monde. Il se représentait le Tamatave d’autrefois : ni digue, ni route, ni villas au bord de la mer, ni hôtel, ni lumières ; quelquefois les feux d’un vaisseau de guerre, hors rade, loin des récifs ; le long de la côte, basse et marécageuse, des vakouas et des badamiers, avec quelques misérables cases en roseaux ; sur la grève, des piquets noirs, où blanchissaient, fichés comme les têtes de bœufs sur les poteaux des sacrifices dans les villages Bétsimisarâk, les crânes de matelots français tués. Cette lugubre évocation d’un Tamatave fiévreux, désolé et barbare lui faisait trouver plus riantes et plus douces les visions récentes de la journée.

Pendant la nuit, le temps changea ; le baromètre baissa soudain ; l’air devint lourd. Un cyclone sans doute passait dans les parages de la Réunion ou de Maurice. Des coups de vent brusques secouaient les arbres dans le jardin, et de son lit Saldagne entendait les vagues se briser avec fracas contre les enrochements au pied de la digue. Au matin, le calme était revenu, mais le ciel, encore couvert, ne laissait rayonner qu’une lumière tamisée et douce. Sur la mer d’opale, presque sans vagues, la ligne blanche de la barre marquait juste l’affleurement des récifs de corail ; elle brisait la houle du large, et, au delà, de grandes ondulations lentes venaient mourir avec un bruit sourd sur les roches protectrices du boulevard maritime Malgré l’absence de soleil, le paysage demeurait exotique par l’aspect des cases à varangues, par les allées de cocotiers le long du boulevard, par tous les arbres étranges qui verdoyaient ou fleurissaient dans les jardins. Derrière le wharf s’allongeait la pointe Tanio, boisée de filaos et de badamiers, dominée par les toits rouges des bâtiments militaires. Du côté de la terre, très loin, à l’horizon, se détachaient, en une ligne bleue, nette et dentelée, les hautes montagnes, premières assises du plateau imérinien, et, sur ce fond sans soleil, les filaos se profilaient presque avec des silhouettes de sapins.

Sur rade, plus de navires que n’en voit ordinairement Tamatave : quelques goélettes ancrées près des récifs, et, en face de la passe, trois grands vapeurs, un anglais, le « Zanzibar », un hâvrais, la « Ville-d’Alger », et un marseillais, le « Natal ». Le « Zanzibar » paraissait neuf avec sa coque éblouissante de blancheur et sa flottaison d’un rouge vif, il était plus petit, plus lourd et plus trapu que ses voisins. La « Ville-d’Alger » dominait de sa masse noire le peuple des chalands pressés autour d’elle. Le « Natal », paquebot postal des Messageries Maritimes, préparait son appareillage.

À deux heures, Claude gagna le bord. Le temps, de nouveau, s’était assombri ; le ciel, couvert, était lourd comme l’océan ; sur les eaux plombées les fumées du « Natal » traînaient, pareilles à des nuages plus bas et plus noirs. La « Ville-d’Alger », sombre comme un charbonnier, s’harmonisait avec la tristesse des choses. Au bout du wharf se dressait l’armature pesante de deux énormes grues levant leurs bras inutiles sur les eaux peuplées de requins. La pointe Tanio, estompée dans les vapeurs marines, s’étendait sur la mer glauque, comme une presqu’île d’Armor. Les goélettes, si blanches ce matin, paraissaient sales, Claude songea soudain aux Islandais de Paimpol…

Voici que son cerveau d’hyperboréen évoquait déjà, sur les chaudes grèves de l’océan austral, les tristes mers cimmériennes, les mers de la brume et du froid. Quand les poètes les ont chantées, c’est pour dire leur inclémence, leurs colères sauvages, les nuits de tempête, et les voix lugubres qu’ont leurs vagues en montant à l’assaut des rivages. Ces mers-là donnent la nostalgie des ports profonds cachés dans les recoins de côte, du retour heureux vers les villes grises aux épaisses maisons chaudes ; tandis que les mers tropicales, les jours ordinaires, font rêver à de perpétuels départs vers des îles toujours plus lumineuses, toujours plus heureuses sous les baisers brûlants du soleil.

Claude eût souhaité que le paysage malgache fût moins mélancolique le jour de son départ. Puisqu’il s’en allait volontairement, rappelé par les voix ancestrales qui parlaient en lui, il se figurait n’avoir plus rien à craindre de la magie des Tropiques, et il eût voulu voir une dernière fois, dans toute sa splendeur, le mirage austral.

Le petit canot qui l’emportait, s’éloignait comme à regret de la côte. En face, à moins de cent mètres, une femme Bétsimisârak était assise sur le parapet de la digue : sur ses jambes grêles le vent plaquait une jupe verte, et elle ramenait frileusement sur ses épaules un lamba blanc il grands dessins rouges ; sous le ciel gris et terne elle apparaissait aussi ridicule qu’un Européen, en jaquette et chapeau melon, sur une plage inondée de soleil, au pied des cocotiers. De telles dissonances étaient pour Claude le symbole attristant de la relativité du bonheur. Brume ici, soleil là-bas, que lui réservait le lendemain ?

Le « Natal » leva l’ancre à cinq heures, et la Nature, une fois encore, se plut à changer l’illusion des choses. La mer, à l’Est, restait embrumée, couverte d’un voile de brouillard ; mais, du côté de la terre, le ciel se découvrit, devint bleu ; l’océan indigo mourait en ondulations molles, au pied des enrochements, sur la plage de sable pleine de débris de coraux.

Claude, après avoir surveillé l’installation des bagages dans sa cabine, s’accouda, pour l’appareillage, à l’arrière du paquebot. Les chaloupes à vapeur et les canots du port s’éloignaient, regagnant la côte. Non loin du « Natal », la « Ville-d’Alger » et le « Zanzibar » se balançaient lentement au gré de la houle, qui découvrait et immergeait tour à tour les carènes rouillées. Près du navire, la mer était parsemée de débris, planches, caisses vides, corbeilles, morceaux de nattes, écorces de fruits, Saldagne regardait la muraille noire du bateau, immobile dans l’eau mouvante. Il y eut un bruit — ploc… — à l’avant ; on jetait à la mer les entrailles d’un bœuf, les moires du sang et de la graisse s’étalèrent ; soudain une masse noirâtre effleura la surface de l’océan ; une nageoire aiguë surgit de l’eau ; le paquet de viscères disparut dans la gueule d’un requin. Claude sondait du regard, au-dessous de lui, la boule glauque, pour voir d’autres monstres ; mais l’eau semblait morte : deux larges feuilles de ravinale, ballottées à la surface, étaient ramenées lentement vers la terre malgache, toutes les autres épaves, grandes et petites, y tendaient aussi, pour se mêler sur la plage aux débris des coraux. Seule la masse énorme du vaisseau s’éloignait de la terre, attirait un instant dans son sillage les débris flottants, puis les rejetait, tandis que l’effaçait à l’arrière le sillon creusé par l’étrave dans les champs humides de la mer.

Saldagne alors éprouva comme une sensation d’arrachement, d’une indéfinissable mélancolie, à l’idée qu’il ne reverrait jamais plus ces bords. Il jeta un dernier regard sur la cité tropicale et sur la côte riante, bordée de cocotiers. De longues vagues ourlaient la plage d’un ruban ininterrompu d’écume blanche. Des arbres touffus dressaient leurs têtes vertes au-dessus des toits rouges de la douane et du port. Sur le fond sombre des frondaisons, les hôtels mettaient des taches blanches et bleues. La longue ligne des filaos de la pointe Tanio semblait se détacher sur les montagnes d’azur d’une autre côte lointaine…

Le « Natal » en pleine marche : tout s’éloigne rapidement, le balancement des goélettes est déjà presque insensible, la mer stérile n’a plus d’épaves, Un quart d’heure passé, on ne voit plus guère que la ligne des brisants ; derrière, très loin, des cases blanches, dispersées au ras de la côte, se profilent sur une bande verte, dominée par de hautes montagnes noires…

La nuit tombe vite, Claude, accoudé sur le bastingage, ne distingue plus rien.



La côte de France est signalée depuis deux heures. Claude la reconnaît mal dans la brume du matin que le soleil ne parvient pas à dissiper. C’est le 6 avril, le commencement du printemps d’Europe ; le mistral souffle avec force, aigre et froid ; la mer est dure ; le bateau roule fortement. Le ciel n’est bleu qu’au zénith. L’Européen ne peut pas s’empêcher de songer avec mélancolie aux beaux horizons limpides de l’île australe. Il se dit que cette côte grise, là-bas, c’est le sol de sa patrie, qu’il devrait être dans l’allégresse du retour voulu et désiré par lui. Il s’accuse d’indifférence, regarde ses compagnons de voyage. Beaucoup, descendus dans les cabines, préparent les malles. D’autres, appuyés au bordage, causent tranquillement, en jetant par intervalles un regard distrait sur la terre qui se rapproche. Ils sont plutôt gais : c’est ta fin d’un voyage de 21 jours qui devient monotone, surtout dans la dernière partie, sans escales. Ils ne semblent pas émus : ces coloniaux reviennent en France pour six mois, comme on retourne, pendant les vacances, à la mer ou à la montagne, dans quelque villégiature familière et préférée.

Claude sent qu’il serait comme ses compagnons, s’il n’avait pas l’incertitude de son amour anxieux. Un seul passager, non loin de lui, ne partage pas l’indifférence générale ; il est violemment ému et le laisse voir ; c’est un officier qui, six mois plus tôt, a dû renvoyer en France sa femme malade ; il a reçu de mauvaises nouvelles à Port-Saïd, et il se demande s’il ne trouvera pas tout à l’heure un message de mort. Mais ce n’est pas à la Terre non plus que va l’émotion de celui-là.

Cette fois on arrive : le « Natal » file moins vite, entre la côte proche et les îles blanches. Saldagne reconnaît les paysages qui jadis symbolisaient à ses yeux les pays de lumière et de soleil : la Corniche, frileuse sous une brume légère, l’entrée du Vieux-Port, entre les deux collines vertes, et la montagne pelée qui sert de piédestal à Notre-Dame de la Garde. Il trouve ces lieux quelconques, sans joie, dans la lumière un peu blafarde. Il lui semble du reste qu’il les a quittés hier, et il n’y prend point d’intérêt. Il n’éprouve plus qu’une grande hâte d’arriver pour savoir, enfin. Et l’hélice du « Natal » tourne de moins en moins vite, à mesure qu’augmente son impatience.

Une heure s’écoule encore, une heure d’ennui, avant qu’il puisse quitter le bord. Il remet le soin de ses bagages à un employé d’une agence et foule d’un pas indifférent le sol de sa patrie. Il prend une voiture, se fait conduire à la poste. Un volumineux courrier l’attend : fiévreusement il le porte dans une de ces cases en bois où le public trouve des formules télégraphiques et ce qu’il faut pour écrire ; il ouvre et parcourt quelques lettres, parmi celles qui doivent lui donner les nouvelles attendues, et dans l’une il lit ceci :

« Comme nouvelle mondaine, je t’annonce le récent mariage de Madame Villaret, chez qui tu fréquentais beaucoup avant ton départ pour Madagascar. On prétendait même que tu lui faisais la cour… »

Alors il sentit en lui un grand déchirement. Sa solitude, dont il n’avait pas conscience quelques secondes plus tôt, lui apparut lamentable et tragique. Le sang afflua soudain à son visage, il eut envie de pleurer comme un enfant. Dans une sorte de pudeur de son désespoir, il regarda autour de lui. Personne ne le voyait, des gens pressés circulaient sans faire attention à sa douleur. Il relut les lignes que son correspondant avait posément écrites, sans se douter de ce qu’elles pouvaient contenir de douloureux, d’irréparable. Et il lut ceci encore :

« …Ce mariage a étonné beaucoup de gens, Mme Villaret ne passait pas pour avoir envie de reconvoler. Et ce qui a plus surpris encore, c’est que cette jeune femme élégante et si parisienne a épousé un magistrat de province, ni jeune, ni séduisant, qui, paraît-il, s’habille très mal. On ne lui a trouvé qu’une excuse : son mari a la grosse galette… »

Il prit le paquet de lettres et de papiers, sans plus rien lire, et s’en alla, au hasard, dans la ville. Il n’était pas étonné de se trouver à Marseille, aucun détail de la vie européenne, bruyante et agitée, ne le surprenait. Très naturellement il rattachait à toute son existence d’autrefois les jours qu’il allait commencer de vivre… Hier seulement il avait écrit la lettre d’adieu à son amie ; aujourd’hui il en était triste à mourir, et tout était fini, irrémédiablement. Les impressions de Madagascar lui revenaient par instants, comme irréelles : la ville rouge au-dessus des rizières, le peuple blanc des Imériniens, la case avec les étranges et sveltes colonnes de pierre sous la varangue, les soirs emplis du parfum des daturas, et la petite épouse des nuits australes, la femme d’une autre race, qui suivait les coutumes d’autres ancêtres, les baisers maladroits, les talismans d’amour, l’étrange peau orangée, si fraîche, la vision barbare du sacrifice à Andriantsimandâfik, la mort de Berlier… Mais toutes ces choses lui paraissaient si lointaines déjà qu’il se figurait presque n’y avoir pas assisté, ou bien il lui semblait les avoir lues en quelque livre…

Il s’assit, douloureux et brisé, à la terrasse d’un café, sur la Canebière. Il réfléchit, s’évadant dans le passé hors du présent triste, de l’avenir plus maussade encore. Il porta sur lui-même un jugement sévère. Il n’était qu’un impulsif, prenant plaisir à gâcher sa vie. Il avait fui trop rapidement la France, par peur de la femme blanche, et quitté trop vite Madagascar, par dégoût de l’Imérinienne. Pourquoi, dans l’existence, ne sait-on pas s’en tenir aux demi-bonheurs et même aux quarts de bonheur rencontrés en chemin ?

Un semble-soleil luisait sur la Canebière, et le trottoir plein de bruit donnait une illusion de joie. Mais, en face, l’ombre des grandes maisons grises était triste, et Claude, en regardant ce ciel du Midi, d’un bleu si pâle, ouaté de brume, sentit qu’il regrettait déjà, dans la terre des Cimmériens, le mirage austral.


FIN

TABLE DES MATIÈRES



 
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BAR-LE-DUC. — IMPRIMERIE COMTE-JACQUET.


  1. En 1909. époque à laquelle se passe cette histoire, les danses actuelles n’étaient pas encore connues.
  2. Ceci était vrai en 1909 ; depuis, Isourake est devenu un quartier à demi Européen.
  3. Ramatou en langue malgache, est l’équivalent du mot français Madame et ne comporte aucun sens péjoratif.