La Fin d’Illa/I/2

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Éditions Rencontre (p. 54-66).

II

Quatre hommes-singes muets gardaient la salle du Grand Conseil. Je pus constater qu’ils paraissaient plus fébriles que de coutume et que les grenades de gaz empoisonnés dont ils étaient armés tremblaient dans leurs mains velues. Ils me saluèrent. Je passai, vaguement inquiet.

Je n’ai jamais pu approuver cet emploi des hommes-singes. Ce sont des brutes, des descendants de nègres, que nos savants ont réussi à faire régresser vers le type primitif. Par des nourritures appropriées, par des exercices savamment dosés, nous avons réussi à atrophier le cerveau de ces anthropoïdes et à décupler la vigueur et l’endurance de leurs muscles. Un homme-singe peut soulever sept cents kilos et travailler cinq jours sans arrêt aux tâches les plus dures, sans pour cela atteindre la limite de ses forces.

Que l’on ait employé les hommes-singes dans les mines de métal-par-excellence, rien de plus juste. Leur force, leur endurance, leur docilité, leur stupidité y sont utiles. Mais que Rair, dans son astuce féroce, ait songé à s’en faire des gardes du corps, voilà ce qui m’enrage. Ces hommes-singes ont été soigneusement dressés par Limm, comme des chiens. Ils sont muets, ne connaissent que Limm et Rair, qui, seuls, savent s’en faire comprendre. Si Rair le voulait, tous les citoyens d’Illa seraient exterminés en quelques minutes par les grenades foudroyantes dont sont munies ces brutes. Voilà où nous en sommes. Et personne n’ose protester !

J’ai passé. J’ai suivi les couloirs aux murailles lumineuses et suis sorti de la pyramide par le puits N° 3.

Dans le couloir donnant sur la porte extérieure, plus de vingt hommes-singes veillaient. Je ne me suis pas attardé à essayer de savoir ce qu’ils faisaient. J’ai compris que Rair était prêt à tout. Je m’en doutais.

Une fois sur le glacis qui entoure la pyramide, je me suis dirigé vers le trois cent quarantième rayon, rangée quatorze.

C’est là où est ma demeure. Les maisons d’illa se composent chacune de cent un étages et sont longues d’environ mille mètres. Chacune d’elles forme le rayon d’un cercle dont la pyramide occupe le centre. Des terrasses les surmontent. Ces terrasses sont percées de puits que dominent les miroirs distributeurs de chaleur et de lumière. Autour de ces puits sont les ascenseurs qui desservent les différents étages.

En quelques minutes, j’ai atteint l’ascenseur conduisant à mon foyer...

M’étant arrêté devant le balcon sur lequel donne la porte d’entrée de ma demeure, je vis que cette porte était restée entrouverte. Pourtant Silmée, lorsqu’elle est seule, s’enferme toujours, depuis la mort de sa pauvre mère. Pourquoi avait-elle laissé cette porte ouverte ?

Je me sentis pris d’une terrible inquiétude.

Silmée est la fiancée du petit-fils unique de Rair. Mais est-ce que cela compte pour ce cerveau ? Je me demande même s’il ne sacrifierait pas sa vie pour l’accomplissement de ses desseins ?

— Silmée ! m’écriai-je. Silmée !

— Elle est ici, seigneur Xié ! fit une voix que je reconnus, la voix de Toupahou.

Je me précipitai vers la salle de réception...

Silmée, ma pauvre Silmée, pâle, exsangue, était étendue sur un divan. Un pansement rouge enserrait sa frêle poitrine.

— Silmée ! m’écriai-je. Ma petite Silmée !

— Elle a été, je pense, poignardée par un homme-singe ! murmura Toupahou, en se précipitant à ma rencontre. J’étais allé, comme chaque jour, la chercher à l’École des hautes études féminines... Je la vis sortir avec ses compagnes...

» De derrière un des pylônes soutenant les miroirs paraboliques, un individu — c’était sûrement un homme-singe... mais il était masqué, et je n’ai pu voir ses traits — s’est jeté sur elle. J’ai entendu un cri. J’ai vu Silmée tomber. Et le meurtrier a fui ! Sans penser à le poursuivre, je me suis précipité vers ma fiancée... Elle avait un poignard enfoncé dans la poitrine.

» Et l’assassin, que personne n’avait pu reconnaître, a disparu en se laissant glisser le long des câbles d’un des puits.

» ... J’ai transporté moi-même Silmée ici. Trois médecins sont venus. La blessure est grave — mais Silmée guérira. Son cœur a été recousu...

Je ne répondis pas. Ma pauvre Silmée ! Elle reposait. Je savais qu’en la réveillant, je risquais de provoquer sa mort. Je me retins.

Longuement, je regardai ma fille. Je me doutais d’où venait le coup. Mais je n’osai, malgré tout, dire à Toupahou que je tenais son grand-père pour un immonde assassin.

Deux minutes s’écoulèrent en silence. Aux battements plus forts de mes artères et à la légère congestion qui m’oppressait, je me rendis compte que c’était le moment du repas... Les effluves nourriciers produits par les machines à sang pénétraient à travers les pores de ma peau et me revivifiaient. Il fallait rester calme, sous peine de risquer une congestion.

— Si vous voulez m’accorder un entretien, seigneur Xié, dit enfin Toupahou, je me permettrai de vous exposer des choses de la plus haute importance — et qui ne doivent être connues que de moi et de vous, pour le moment !

Je regardai Toupahou. Quel brave garçon ! La loyauté et la franchise se lisaient dans ses yeux noirs, sur son front de vingt ans. Tout dans sa personne disait la droiture et le courage.

Pendant la durée d’un éclair, l’idée me vint que Toupahou, cédant aux ordres de son grand-père, allait m’annoncer qu’il renonçait à Silmée. J’en aurais été fort aise, après tout ; mais je savais que le chagrin eût tué ma fille.

Le cœur serré, je jetai un dernier regard à Silmée, et je fis signe à Toupahou de me suivre dans mon cabinet de travail.

— Nul ne peut nous entendre ? questionna-t-il à voix basse. Mon grand-père a fait installer dans la crypte de la pyramide des microphones sensibles aux vibrations les plus lentes, les plus courtes, et capables de différencier les voix humaines et tous les bruits...

— Je le sais ! répondis-je.

En effet, Fangar, l’aériste, m’avait averti de ce détail, et j’avais fait installer, depuis quelques jours, par un électricien de mon état-major, des appareils destinés à arrêter les ondes sonores produites dans mon cabinet de travail.

— Parlez sans crainte ! repris-je.

Toupahou se pencha vers moi, jusqu’à ce que ses lèvres touchassent presque mon oreille.

— Si Rair connaissait les paroles que je vais prononcer, me dit-il d’une voix que j’entendis à peine, ma mort serait inévitable. I-né-vi-table ! répéta-t-il en me regardant bien dans les yeux.

— Vous pouvez parler ! dis-je.

— Je me fie au père de Silmée ! Eh bien ! ce matin, Rair m’a expliqué que vous étiez son plus mortel ennemi, qu’il savait que vous le détestiez, et que vous étiez le seul obstacle entre lui et le pouvoir suprême.

» — Je vais tenter une dernière expérience, m’a-t-il déclaré. Je vais annoncer mes intentions de ne plus admettre la discussion de mes décisions. Je saurai ainsi, sans erreur possible, ce que pense Xié. S’il est mon ennemi, je l’anéantirai.

» Vous étiez au Conseil suprême, tout à l’heure ?

— J’en viens !

— Rair vous a exposé ses intentions...

— Oui et non. Mais il sait à quoi s’en tenir sur ce que je pense. Je ne le lui ai pas caché. J’ai eu tort. Mais, déjà, il avait fait assassiner ma fille !

— Silmée ne mourra pas, seigneur Xié !

— Peut-être pas cette fois-ci. Mais elle mourra sûrement si elle reste à Illa ! répondis-je.

Toupahou comprit que je disais la vérité. Autant que moi, il connaissait Rair.

— Il faut fuir Illa ! murmura-t -il, accablé.

— Et où aller ?

— À Nour !

Nour ! Oui, notre seul refuge était à Nour. Nour, dont l’empire, cinquante fois plus étendu que celui d’Illa, avait ses frontières à moins de six heures de vol de notre patrie.

Mais Toupahou ne savait pas encore la vérité. Je la lui appris :

Suivant la décision du Grand Conseil suprême, je dois, sans aucun retard, tout préparer pour attaquer Nour ! répondis-je.

— Attaquer Nour ! Mais le roi Houno est un ami de Rair. Il lui a envoyé, il n’y a pas huit jours, plusieurs centaines de kilos de minerai de métal-par-excellence pour suppléer à l’insuffisance de l’extraction chez nous... à la suite de l’épidémie qui a atteint le personnel de nos mines. Nous...

— Je sais. Mais nous devons attaquer les Nouriens et en anéantir le plus possible. Telle est la décision de Rair et du Grand Conseil. Partir pour Nour, c’est déserter, et, peut-être, nous faire massacrer par les Nouriens... à moins qu’ils ne nous gardent comme otages et ne nous livrent à Rair.

Toupahou frissonna : il connaissait le caractère de son grand-père et savait que sa vengeance serait affreuse.

Une plainte légère nous fit pâlir. Silmée appelait. Nous bondîmes dans le salon. La blessée était toujours étendue sur le divan. Elle semblait dormir.

Nous attendîmes en silence. Silmée ne bougea pas, n’articula aucun son.

Nous regagnâmes mon cabinet de travail.

Nous nous regardâmes.

— Alors, nous sommes livrés à la férocité de Rair ! fit Toupahou, dont les yeux lançaient des éclairs. Puisque nous ne pouvons nous réfugier à Nour, il ne nous reste plus qu’à mourir. Car me soumettre, jamais ! Rair ne veut pas que j’épouse Silmée, et, sans elle, la vie m’est impossible !

— Il y a encore un moyen : nous emparer de Rair ! dis-je, mes yeux fixés sur ceux de Toupahou. Pour moi, j’y suis résolu. Le vieux Foug sera avec nous. Fangar, le chef des aéristes, ne nous refusera pas son concours, j’en suis sûr.

» Ecoutez, Toupahou. Le génie du mal est en votre grand-père ! Rair a imaginé de nourrir les machines avec du sang humain pour remplacer le sang des animaux avec lequel elles fonctionnent actuellement. Pour se procurer ce sang d’homme, il compte vaincre les Nouriens et les obliger à lui livrer chaque année des milliers de victimes...

» Je vous le dis, moi, nous serons peut-être vainqueurs cette fois, mais nous ne le serons pas toujours. Et alors, qu’arrivera-t -il ? Le Conseil suprême est composé de vieillards qui aiment la vie... Les vieillards sont plus attachés à l’existence que les jeunes gens : l’on apprécie davantage ce que l’on craint de perdre ! Ils voudront vivre, prolonger leur existence. Les machines, une fois gorgées de sang humain, émettront des radiations qui, d’après Rair, prolongeront d’un siècle au moins la moyenne de l’existence. Il faudra qu’elles continuent à fonctionner. S’il n’y a pas de captifs pour les nourrir de leur sang, l’on prendra des gens d’Illa !... Ce sera le crime installé chez nous !

Chacun voudra vivre longtemps ; chacun tremblera de servir d’aliment aux machines à sang ! Et Illa finira dans le crime et l’assassinat !

» ... Pour empêcher cela, il faut nous emparer de Rair, lui faire livrer son secret maudit et l’anéantir !

J’avais prononcé tout d’une haleine ces quelques phrases.

Toupahou ne répondit pas. Il avait compris tout, et même ce que je n’avais pas dit. Il sentait que, non seulement le secret de Rair devrait être anéanti, mais que Rair lui-même devrait être réduit à l’impuissance. Et la seule façon de réduire un être comme Rair, c’était la mort. Et c’était son grand-père ! Le père de sa mère !

Il arrive souvent que nous ne nous rendons pas un compte exact, que nous ne réalisons pas certains événements avec leurs conséquences.

Moi-même, lors du Conseil suprême, je n’avais pas envisagé les effets horribles de la nouvelle invention de Rair. Sur le moment, j’avais surtout pensé à mes responsabilités de chef d’armée, et, ensuite, la proposition de Rair, tendant à le laisser seul maître des destinées d’Illa, m’avait indigné et m’avait empêché de réfléchir aux conséquences de son épouvantable trouvaille. Ce n’était qu’en parlant à Toupahou que, peu à peu, les résultats inévitables de l’invention de Rair m’étaient apparus...

— Je suis avec vous ! fit Toupahou, en me regardant bien en face. On pourrait, pour commencer, détruire les machines à sang...

— Et comment vivrions-nous ? Depuis plusieurs générations, notre estomac est atrophié... Nous ne pouvons plus nous nourrir que par les radiations des machines.

» Oui, je sais, on assure que Hielug descend souvent dans les mines pour se faire donner de la nourriture grossière des hommes-singes. Mais Hielug est une exception !... Et nous n’aboutirions, en cas de réussite, qu’à soulever contre nous tout le peuple d’Illa, et non seulement nous serions perdus, mais le pouvoir de Rair en serait encore augmenté.

» Il faut de la patience. Du temps ! Rair n’aurait qu’à annoncer aux Illiens qu’il va prolonger leur vie pour obtenir d’eux tous les pouvoirs. Le Conseil suprême serait balayé ! S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il veut éviter de donner l’alarme aux gens de Nour, qui comprendraient instantanément le sort que leur réserve la nouvelle invention. Mais, une fois la guerre déchaînée, Rair ne manquera pas de s’expliquer. C’est pour cela que, tout à l’heure, il n’a pas daigné insister pour obtenir les pouvoirs dictatoriaux qu’il sollicitait du Conseil ! Il sait qu’il les aura quand il le voudra !

— Alors, que pouvons-nous faire ? demanda Toupahou, frémissant.

— Nous emparer de Rair !

— Nous nous en emparerons, ou je périrai ! s’écria le jeune homme. Je suis prêt à tout !

— Doucement ! La moindre imprudence peut nous perdre. Par ses espions, Rair doit savoir que vous êtes venu ici, Toupahou, que c’est vous qui avez transporté Silmée chez moi !... Limm et sa police sont partout, et l’épouvantable génie de Rair a imaginé les appareils les plus extraordinaires pour épier, surveiller, enregistrer, surprendre. .. Nous en connaissons quelques-uns ; nous ne les connaissons pas tous !

» Mais nous vaincrons ! Notre principal atout, c’est vous-même, Toupahou, quoique Rair se méfie de vous. Il nous faudra surprendre les hommes-singes de sa garde, forcer les portes de la pyramide, des portes, nous le savons, dont les mécanismes renferment mille dangers de mort. Nous vaincrons !

» Je suis, en ce moment, en péril de mort. Rair veut ma perte. Sans doute attendra-t-il que les premières opérations de guerre contre les Nouriens aient commencé. C’est mon seul espoir. Au reste, je ne crains pas la mort !

» ... Maintenant, vous allez vous retirer. Vous pourrez revenir dans la journée. Rair trouvera naturel que vous veniez prendre des nouvelles de Silmée. Mais ne voyez personne ! Rair vous fait certainement épier par Limm. (Ce sera le premier à qui je réglerai son compte !) A bientôt !

Pauvre Toupahou ! Il me regarda. Je le compris : la pensée de se séparer de Silmée lui broyait le cœur.

Il le fallait.

— Allez, Toupahou ! dis-je.

Nous passâmes dans le salon.

Silmée continuait à reposer sous l’influence de l’anesthésique administré par les médecins qui l’avaient opérée.

Toupahou prit sa petite main blanche et, tendrement, l’appuya contre ses lèvres.

— À bientôt ! répéta-t-il avant de sortir.

Hélas, j’étais aussi angoissé que lui. Le chagrin que me causait l’état de ma pauvre enfant luttait dans mon cœur avec ma rage et ma haine contre l’infâme Rair.

Mais ma résolution était prise : aller jusqu’au bout. L’un de nous deux, Rair ou moi, devait périr.

Que ne savais-je ce que je devais savoir depuis !... D’épouvantables catastrophes eussent été évitées !