La Fin d’Illa/I/6

La bibliothèque libre.
Éditions Rencontre (p. 106-119).

VI

Je regardai l’ingénieur Houl. Il était placide, et, comme s’il nous eût oubliés, adressait une observation à un des surveillants techniques.

— Attention aux radiations 2, l’entendis-je dire. Les globules se désintègrent trop rapidement, il y a de la perte. Je reverrai vos diagrammes tout à l’heure !

Et, sans écouter les explications que l’homme tentait de lui fournir, il passa.

Arrivés à l’extrémité de la vaste salle, nous franchîmes une porte et pénétrâmes dans une pièce aux parois de plomb, où se tenaient une douzaine d’hommes-singes sous la direction d’un contremaître. Plusieurs grandes auges parallèles, recouvertes de capots de verre, y tenaient presque toute la place. Ces auges reliaient les abattoirs aux machines à sang. C’était dans ces conduits que passait le sang.

Une température de trente-sept degrés cinq dixièmes y était constamment maintenue au moyen de l’électricité, de façon que le sang conservât sa chaleur naturelle jusqu’à son arrivée dans les machines. Une surveillance de tous les instants était nécessaire pour empêcher le sang de s’échauffer ou de se refroidir. De plus, d’autres courants, dont le réglage était l’œuvre de savants du Conseil suprême, parcouraient les auges et empêchaient les globules rouges du sang de perdre leur vitalité. Il passait dans les auges, ce sang, à une vitesse vertigineuse, à la même vitesse que celle dont il était doué lorsqu’il circulait dans les veines et les artères des singes et des porcs auxquels il avait appartenu.

Nous passâmes et, par un long couloir, arrivâmes dans les étables où porcs et singes étaient parqués séparément.

Tous étaient en excellent état de santé. Des vétérinaires dosaient leur nourriture, leur boisson, leur repos. Chaque matin et chaque soir, les animaux qui avaient moins de quinze jours à vivre, c’est-à-dire, dont le sacrifice était décidé et fixé, étaient soigneusement visités et leur sang analysé. Le nombre de globules rouges qu’il devait contenir par centimètre cube était rigoureusement fixé suivant les saisons par les physiologistes et les biologistes du Conseil suprême...

Nous atteignîmes l’extrémité de l’étable et entrâmes dans une sorte de cellier rempli de fruits, légumes et autres végétaux en conserve, destinés à la consommation des animaux.

Houl, ayant refermé la porte pour être certain de ne pas être observé, déplaça une armoire et, au moyen d’une brique mobile encastrée dans la corniche, fit pivoter un pan de muraille, découvrant une vaste cavité, ou plutôt une véritable chambre carrée de trois mètres de côté et de deux de hauteur, juste de quoi se tenir debout. Mais l’on pouvait s’y étendre, et, pour moi, c’était le principal.

— Les courants osmotiques traversent les murailles. Vous ne risquez donc pas de périr d’inanition, nous expliqua Houl. Je vous apporterai des matelas dès que cela me sera possible. D’ailleurs, Grosé doit venir d’un moment à l’autre. Peut-être trouvera-t-il une combinaison pour avancer nos projets...

» ... Demain, tout le monde à Illa connaîtra l’état de guerre. Et je pense que Rair en profitera, afin d’exciter l’enthousiasme, pour annoncer son invention et faire savoir aux Illiens qu’il ne dépend que d’eux de voir leur existence prolongée d’un siècle... excepté, naturellement, ceux qui seront asphyxiés, foudroyés, tués, écrabouillés pendant cette guerre, mais cela, il n’est nul besoin de le dire, chacun espérera que c’est le voisin qui sera tué ! Ah ! ah !

Houl eut un ricanement sarcastique qui me fit froncer les sourcils. Encore un de ces savants confinés dans leur science, dépourvus d’idées générales... Il ne comprenait pas que toute grande œuvre, bonne ou mauvaise, exigeait des victimes. Tout en détestant et en exécrant l’infâme Rair, je ne l’oubliais pas, moi.

— Restez donc ici et ne faites pas de bruit, conclut l’ingénieur. Je vous quitte. Grosé peut venir d’un moment à l’autre.

Et, sans attendre de réponse, il sortit.

Le panneau de muraille reprit sa place. Nous étions prisonniers, prisonniers d’un ami, mais prisonniers quand même.

En tout cas, comme l’avait dit Houl, nous pouvions nous étendre.

Depuis des jours et des jours, j’avais gardé mes jambes repliées. Je me laissai presque tomber sur le dallage et, avec délices, allongeai mes jambes courbatues.

Fangar prit place à mes côtés.

Dans les ténèbres, nous causâmes à voix basse. J’exposai mes projets au chef aériste : quelles que fussent les nouvelles qu’allait nous apporter Grosé, j’étais bien décidé à entamer la lutte contre Rair, et sans attendre. Je sentais mon sang bouillonner à la pensée que le misérable vieillard tenait ma fille en son pouvoir, que peut-être il l’avait fait assassiner !

Mais la fatigue, l’épuisement sont plus forts que le chagrin et l’inquiétude. Sans m’en rendre compte, je m’endormis.

Une forte secousse me réveilla.

J’ouvris les yeux, je me dressai. L’ingénieur Houl, accompagné de Grosé, le chef de la milice, et du vieux Foug, le membre du Conseil suprême que j’avais vu tenir tête à Rair, étaient devant moi.

— Levez-vous, vite ! s’écria Grosé (c’était lui qui venait de me secouer). Rair veut vous voir !

— Rair ! m’écriai-je, stupéfait et me croyant trahi. C’est une plaisanterie, je pense ?

— Non ! intervint le vieux Foug. Rair vous fait rechercher, mais ce n’est pas pour vous faire du mal !... Ilg... vous savez, le chef des appareils électriques ?

— Oui...

— Il a déserté ! Il s’est emparé d’un obus volant et s’est rendu à Nour... Il emporte un fragment de pierre-zéro qu’il a réussi à se procurer. Il préparait son coup depuis longtemps !...

» Cette nuit ! Il a interrompu tous les courants, brouillé toutes les vibrations... Il a coupé et ouvert la porte triple du caveau où est enfermée la pierre-zéro... C’est Hielug qui s’en est aperçu. Il manque près d’un kilo de pierre-zéro... de quoi détruire Illa !

» Et Ilg est au courant de nos desseins sur les Nouriens... Il connaît l’invention de Rair. Il ne manquera pas de révéler aux Nouriens que nous comptons les obliger à nous livrer plusieurs milliers des leurs pour être sacrifiés... Houl sait comment !

Sobrement, Houl fit un petit geste de la tête.

— Et Ilg connaît le maniement de la pierre-zéro ? demandai-je.

— Non... certainement non ! assura le vieux Foug. Seul Rair connaît le nombre exact de calories nécessaires à désintégrer la pierre-zéro et à produire la dissociation de la matière environnante. Mais, avec des expériences, des recherches, les Nouriens trouveront !

— Oui... je comprends ! murmurai-je. Mais que puis-je à cela, et que me veut Rair ?

— Que vous preniez le commandement de l’armée et dirigiez les opérations, lesquelles devront être aussi rapides que possible, afin de ne pas laisser aux Nouriens le temps de découvrir le secret de la pierre-zéro !

Je ne répondis pas.

Successivement, je regardai les hommes qui m’entouraient. Je pouvais me fier au vieux Foug, à Grosé, à Houl…

Houl m’avait caché. Grosé avait aidé Fangar à me faire évader… Et puis, si ces hommes eussent voulu me trahir, ils n’auraient eu qu’à révéler ma cachette à Rair qui m’aurait facilement fait arrêter pendant mon sommeil.

— Je suis prêt à tout pour ma patrie ! dis-je. Mais il est entendu que Fangar ici présent ne pourra en rien être inquiété pour ses actes et restera à ma disposition. Il…

Que Xié se présente à moi, je suis prêt à lui accorder tout ce qu’il demandera, à moins qu’il ne se rende compte lui-même que c’est impossible ! a dit Rair.

» Et je le crois sincère ! déclara Foug.

— Rair est sincère quand son intérêt le veut ! répondis-je. Quoi qu’il en soit, je suis prêt à me rendre chez lui !…

— Je vais vous guider, fit Foug, afin que l’on ne puisse savoir d’où vous venez !

— Fangar viendra avec moi !

— Comme vous voudrez ! Suivez-moi : le temps presse ! conclut le vieillard.

Je regardai Fangar, Houl et Grosé, et compris qu’ils étaient complètement d’accord avec Foug. Je m’inclinai et pris le bras de Fangar.

Guidés par Foug, qui connaissait les moindres détails de l’infrastructure d’Illa, nous franchîmes d’innombrables couloirs, nous passâmes à travers les anciennes mines de métal-par-excellence, aujourd’hui abandonnées parce que épuisées, et, finalement, nous débouchâmes sur les terrasses.

Limm, debout à quelques pas du puits contenant l’ascenseur qui venait de nous amener, s’inclina en ricanant devant nous :

— Ce n’était véritablement pas la peine, seigneur Foug, de vous fatiguer ainsi à excursionner dans les souterrains d’illa avec le seigneur Xié, dit-il d’un ton à la fois moqueur et respectueux. Cela vous a fait perdre du temps et a obligé le Grand Rair à attendre. Vous venez des étables, et vous n’avez vraiment pas pris le chemin le plus court !

— Si c’est une leçon, maître Limm, gardez-la pour d’autres, nous n’avons que faire de vos phrases. Si le Grand Rair vous a ordonné de nous épier, nous le saurons. Sinon, nous demanderons un châtiment pour vos actes. Inutile de nous accompagner.

Limm, tranquillement, s’inclina. Il avait écouté sans broncher la diatribe du vieux Foug. Il resta immobile, cependant que, par les terrasses, nous nous dirigions vers la pyramide du Grand Conseil.

Il pouvait être midi. Les terrasses étaient désertes. De loin en loin, de larges coupoles de métal les bossuaient ; elles venaient d’être mises en place pour abriter des bombes aériennes les miroirs paraboliques chargés de capter chaleur et lumière solaire et de les envoyer aux condensateurs.

Nous pénétrâmes dans la pyramide.

Je remarquai que la garde d’hommes-singes avait été au moins doublée.

Arrivés au-dessus de la salle du Grand Conseil, nous pénétrâmes dans une chambre affectant la forme d’un cylindre haut de sept mètres et d’un diamètre de deux à peine.

Les deux policiers qui nous avaient guidés se retirèrent cependant que la porte du cylindre se refermait derrière eux.

Nous n’étions pas prisonniers. Car la moitié du plafond — un demi-cercle — descendit lentement vers nous. Nous n’eûmes que le temps de reculer sous la partie immobile.

Le demi-cercle, doucement, se posa sur le plancher ; c’était une plate-forme sur laquelle nous prîmes place.

A peine nous y étions-nous installés qu’elle commença à s’élever. Lorsqu’elle s’arrêta, nous nous trouvâmes au centre d’une petite crypte aux parois de métal lumineux, et dans laquelle quatre hommes-singes armés de bombes foudroyantes se tenaient.

Ils avaient des ordres. L’un d’eux appuya sur un bouton de métal encastré dans la paroi. Une porte s’ouvrit. Nous la franchîmes, traversâmes une petite antichambre vide, vîmes une autre porte s’entrouvrir devant nous, et arrivâmes enfin dans le cabinet de Rair.

C’était la première fois que je pénétrais dans le cabinet de travail du maître d’Illa.

Je ne sentais plus ma fatigue, d’abord parce que je m’étais reposé et aussi parce que, grâce aux planchers annihilateurs de la pesanteur, je n’avais eu que peu d’efforts à déployer pour marcher.

Sans bruit, la porte s’était refermée derrière nous.

Nous étions seuls avec Rair dans une sorte de casemate sans fenêtres, uniquement éclairée par les radiations de lumière froide émanant des murailles.

Rair était assis dans un petit fauteuil de métal, devant son bureau. Derrière lui, sur des rayons de pierre dure, d’innombrables dossiers reposaient. A ses côtés, sous des abris de cristal, de nombreux appareils enregistreurs étaient fixés.

Grâce à eux, Rair pouvait entendre ou voir ce qui se disait ou ce qui se passait dans une partie quelconque d’Illa, que ce fût dans les mines de métal-par-excellence, dans les habitations ou dans les salles des machines à sang. Des cadrans enregistreurs, placés derrière lui, le renseignaient sur le fonctionnement des innombrables machines assurant la vie à Illa et aux Illiens, que ce fussent les machines à sang ou les moteurs à radium. Sans bouger, il savait tout, était au courant de tout.

Rair nous regarda longuement, Fangar et moi.

— Je n’aime pas les traîtres ! dit-il à Fangar. Ne répondez pas. Vous étiez l’ami de Xié, mais vous étiez le chef des aéristes d’Illa. Et ceci passait avant cela. Passons.

» J’ai besoin de Xié, Illa a besoin de Xié. Foug vous a mis au courant, je présume. Très bien ! Illa peut-elle compter sur vous, Xié ? Un danger mortel la menace !

Causé par vous ! ne pus-je m’empêcher de rétorquer.

Rair fronça imperceptiblement ses sourcils gris et touffus.

— Nous ne sommes pas ici pour régler nos affaires, ni exprimer nos sentiments et nos opinions. Illa a besoin de tous ses enfants. Et j’ai songé à vous, Xié. Voilà le fait. Répondez !

— Je me tiens à la disposition de ma patrie !

— Je ne vous demande que cela.

» Votre fille est vivante. Elle va vous être rendue. Elle est guérie et épousera Toupahou, mon petit-fils, dès la fin victorieuse des hostilités ! Ainsi vous aurez l’esprit libre !

Sans paraître voir mon émotion, Rair se retourna et fit pivoter un des rayons sur lesquels étaient entassés les dossiers.

En se retirant, le meuble démasqua une porte. Celle-ci s’ouvrit. Silmée se jeta dans mes bras...

Rair avait dit vrai. Ma fille adorée était guérie, mais le cerne de ses yeux, la pâleur de ses joues disaient assez les épouvantables angoisses qui avaient été siennes.

Toupahou se tenait derrière elle, un sourire un peu mélancolique aux lèvres.

— Pas de scène de famille ici, Xié ! Envoyez ces enfants chez vous ; vous les verrez tout à l’heure, et convenons du plan de campagne. Les minutes qui s’écoulent valent des siècles !

Malgré moi, j’admirai le sang-froid de Rair. Sans répondre, je serrai éperdument mon enfant contre ma poitrine.

... Enfin, Silmée et Toupahou sortirent.

— Êtes-vous calmé, et pouvons-nous commencer la discussion ? me demanda Rair.

— Oui, je pense...

— Très bien. Fangar, sortez, je vous ferai revenir au moment venu. Foug, je regrette, mais il me faut être seul pour causer avec Xié !

Les deux interpellés, sans mot dire, passèrent la porte qui s’était automatiquement ouverte devant eux.

Deux heures durant, nous conversâmes, Rair et moi.

Je ne peux dénier à cet infâme une clairvoyance et une lucidité dignes de l’enfer.

Je lui soumis mes plans. Il me fit des objections, la plupart justes. Il m’indiqua des modifications opportunes. Finalement, nous tombâmes d’accord.

Fangar et Foug furent rappelés. Rair leur exposa nos décisions, mais sans entrer dans les détails et en cachant certains projets dont nous attendions merveille.

Je me retirai peu après, afin de tout faire préparer pour une offensive foudroyante.

Dans les couloirs de la pyramide, je rencontrai Limm. L’espion de Rair me salua humblement. Il me sembla qu’il me lançait un regard moqueur...

Pendant tout le reste de la journée, je me multipliai, sans avoir un seul instant pour voir ma fille.

En compagnie de Fangar, je fis monter les obus volants sur les terrasses, cachés sous des tentes.

L’ingénieur Houl, conformément aux ordres de Rair, mit en marche les deux machines à sang de réserve, de façon à suralimenter les guerriers d’Illa. Les tablettes d’air respirable solidifié furent placées dans les bouilleurs, de façon que toutes les ouvertures pussent être bouchées, sans que, pour cela, les habitants d’Illa, enfermés dans les étages souterrains, en souffrissent.

Les grandes machines volantes, qui ne devaient agir qu’après le premier effet de surprise obtenu par les obus volants, furent apprêtées. Et je pus enfin rejoindre Silmée.

Je ne devais pas rester longtemps avec elle !