La Fin d’Illa/I/8

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Éditions Rencontre (p. 132-145).

VIII

J’étais encore à plus de cent mètres de la pyramide, lorsque, par un des puits qui débouchaient à sa base, je vis sortir une troupe d’hommes-singes précédés de Limm, l’espion de Rair.

Ils étaient armés de verges composées d’un alliage de cristal et de cuivre, terminées par une poignée isolante. Ces verges étaient de véritables accumulateurs. Les hommes-singes n’avaient qu’à en toucher ceux qu’ils étaient chargés de combattre. En même temps, ils pressaient sur un bouton dissimulé dans la poignée.

L’infortuné touché par le bâton de verre était instantanément traversé par un courant de plusieurs milliers de volts qui le foudroyait sur place.

Certes, il fallait que la situation fût grave pour que Rair — car Limm ne pouvait agir que sur l’ordre du savant — pour que Rair n’eût pas hésité à employer ce terrible moyen.

— Que se passe-t -il ? criai-je à Limm.

Il ne me répondit pas. Lui aussi était armé d’une verge électrique. Et je pouvais voir, dans la nuit, la faible lueur verdâtre qui en jaillissait.

Les hommes-singes, cependant, continuaient à arriver de la pyramide.

En quelques minutes, ils eurent occupé toutes les ouvertures des coupoles abritant les puits d’Illa.

Des officiers illiens — provenant de la milice — les commandaient. Ils canalisèrent les fugitifs qui continuaient à se ruer hors des puits. Les misérables, hurlant, titubant, affolés, reconnurent pourtant les terribles hommes-singes avec leurs verges électriques. Docilement, ils se laissèrent parquer par groupes sur les terrasses.

À ce moment, Grosé me rejoignit.

— Rair veut vous voir ! Venez !

Je ne demandai pas d’explications. Nous courûmes à travers les mourants et les morts.

Quelques instants plus tard, j’arrivai dans l’infirmerie des aéristes, une vaste crypte située dans la pyramide du Conseil, et à laquelle on accédait par un haut couloir voûté défendu par une porte de métal.

Rair était là. Autour de lui, sur des lits, dans des hamacs, sur le sol porcelanique, des centaines et des centaines d’Illiens — tout ce qu’Illa comptait de riche, de célèbre, de puissant — étaient étendus et râlaient. Du moins ceux qui n’étaient pas morts. Car des infirmiers n’en finissaient pas de vider les couchettes des cadavres qui y reposaient pour y placer d’autres misérables qui, presque aussitôt, expiraient...

Des médecins, affolés, couraient d’un lit à l’autre, ne sachant où donner de la tête, s’interpellant, répondant au hasard, criant des phrases rassurantes, que personne n’écoutait. Et la lueur grisâtre, émanée du plafond lumineux, ajoutait encore à l’horreur de cette scène.

J’arrivai devant Rair.

— Attaquez, tout de suite ! Et faites amener les perceuses électriques !... Il faut immédiatement creuser autour d’Illa une tranchée de sept à huit cents mètres de profondeur... L’eau de l’Appa la remplira !

— Mais enfin, que se passe-t -il ? demandai-je, énervé.

— Vous ne l’avez pas compris ? ricana Rair. Simple. Les Nouriens nous sont inférieurs dans les airs. Ils nous ont attaqués par-dessous terre.

» Plusieurs centaines de tarières d’acier nous encerclent... J’ai interrogé quelques survivants... Je suis informé. Ces tarières sont arrivées à la hauteur des étages inférieurs des maisons d’Illa.

» Nous devons cela au traître Ilg, qui a renseigné les Nouriens ! Et ils ont insufflé dans les maisons des gaz asphyxiants !

» Nos concitoyens, que vous avez vus fuir comme des rats, ont été asphyxiés dans leur sommeil, comme des rats.

» Il faut couper la route aux tarières, les empêcher de revenir en arrière. Pour cela, des tranchées sont nécessaires... Se hâter. Si les tarières arrivaient aux mines, Ma serait anéantie. Faites au mieux : vous avez tout pouvoir ! Allez, et de la rapidité !

Je m’inclinai mais, malgré mon patriotisme, je ne pus m’empêcher de penser à Silmée...

Silmée ! Ma fille ! Peut-être gisait-elle, morte, étouffée, dans sa chambre... Et ne rien savoir ! Ne rien pouvoir savoir !

Je sortis comme un fou de la pyramide du Conseil.

Dans les couloirs, d’interminables cortèges d’agonisants et de morts continuaient à passer...

À presque chaque pas, je devais enjamber un cadavre. Les infirmiers, débordés, affolés, ne se donnaient plus la peine de sortir les corps ; aussi bien, ils n’en avaient pas le temps, et puis, on les appelait de tous côtés.

J’arrivai sur les terrasses.

Mon officier d’ordonnance, Killi, m’ayant apporté un téléphone portatif, je donnai mes ordres. Des chimistes, munis de masques étanches, descendirent dans les maisons. Ils revinrent, rapportant des échantillons du gaz asphyxiant des Nouriens. Lorsqu’on les débarrassa de leur masque, l’horreur était peinte sur leur visage. Nul ne leur demanda ce qu’ils avaient vu, on le comprenait !

Tandis qu’ils analysaient rapidement les échantillons de gaz, des machines étaient transportées en hâte à la périphérie des maisons d’Illa. Plusieurs centaines d’excavatrices, de perforeuses, furent mises en action. Des dragues remontèrent à mesure les débris. Une tranchée, large de trois cents mètres, fut creusée avec une effrayante rapidité. Toutes les dynamos disponibles avaient été mises en marche, produisant une énergie de plusieurs millions de kilowatts.

M’étant assuré que tout le monde était à son poste, que rien de mieux ne pouvait être fait pour activer les travaux, et ayant lancé Fangar, à la tête de sept cents aérions et de deux mille obus volants, à la recherche des Nouriens, je résolus de retrouver ma fille, si c’était encore possible. La tête enfermée dans un masque antiasphyxiant alimenté par des tablettes d’air solidifié, un autre masque suspendu sur mon dos (il devait servir à Silmée... si je la retrouvais), je pris place dans un des derniers ascenseurs encore intacts.

Presque tous, en effet avaient été détruits, mis hors de service par les misérables fuyards. Dans leur hâte de remonter sur les terrasses, d’échapper à l’asphyxie, ils avaient engagé entre eux, aux abords des puits et dans les ascenseurs, des combats féroces. Le véhicule dans lequel je pénétrai était ruisselant de sang. Des débris humains étaient accrochés aux câbles et aux manipulateurs.

Accompagné de quatre officiers dévoués, je descendis.

Nous passâmes lentement devant les étages les plus hauts, où habitaient les serviteurs. Au passage, nous distinguâmes les paliers, les couloirs encombrés de grappes de cadavres déchiquetés. Des femmes, des enfants, des hommes à demi nus, la face tordue par la rage et l’épouvante. Je reconnus des amis, des parents... Je distinguai le crâne ouvert d’un de mes cousins... Et les radiateurs de lumière solaire, qui n’avaient pas cessé de fonctionner, éclairaient d’une lueur livide ces scènes atroces.

Nous arrivâmes enfin devant la porte de ma demeure. Elle était fermée.

Je l’ouvris. Je parcourus les chambres, les salons, comme un fou, et arrivai dans la chambre de ma fille. Elle était vide. Mais le lit défait indiquait que Silmée avait fui... avait cherché à fuir... Sans doute gisait-elle écrasée, asphyxiée, méconnaissable, sous des monceaux de malheureux morts comme elle.

Imbéciles que nous sommes ! Je refis le tour de l’appartement, une fois, deux fois, dix fois... comme un animal traqué. Je savais que l’inévitable avait passé... Je ne voulais pas le savoir.

Deux de mes officiers m’entraînèrent vers l’ascenseur. Je me débattis, mais finis par les suivre, en me souvenant de mes devoirs envers la patrie.

Nous n’étions plus qu’à quelques mètres du palier, lorsque des grincements aigus nous firent nous retourner. Nous n’eûmes que le temps de nous rejeter en arrière pour éviter d’être écrasés par l’éboulement de la muraille...

Autour de nous, briques et pierrailles s’abattirent avec fracas. Par l’ouverture béante, le museau d’acier d’une tarière apparut, puis l’engin tout entier. Il avait la forme d’une courte torpille, longue de trois mètres, et d’un diamètre de deux. Un vilebrequin de métal en garnissait l’extrémité avant.

Il tournoyait à une vitesse folle, faisant voleter autour de lui les débris, cependant que la spire d’acier entourant la tarière tournait plus lentement, se vissant en quelque sorte dans les murailles comme l’hélice se visse dans l’eau. Son tranchant aigu luisait comme une faux sans fin.

Un jet de vapeur à peine perceptible fusa par la pointe creuse du vilebrequin : le gaz mortel.

Une lueur violacée, fulgurante, filtra à travers l’anneau transparent entourant le vilebrequin, et par lequel, ainsi que je le sus plus tard, les Nouriens manœuvrant l’appareil se dirigeaient.

L’énorme torpille terrestre, cependant, avançait toujours, se frayant un passage à travers les blocs de pierre que sa spire d’acier broyait.

Elle inclina soudain sur sa droite, vers nous. Nous avions été vus.

Du geste, j’ordonnai à mes hommes de se jeter sur le plancher.

Ma rage et ma fureur étaient à leur comble. Venger Silmée et périr !

J’avais emporté à tout hasard une bombe fracassante. Je me retournai vers la tarière et, de toutes mes forces, lançai mon engin.

Je fus soulevé comme un fétu par l’ébranlement causé par l’explosion, et lancé contre un débris de muraille. Le choc fut si violent que je perdis connaissance. Il me sembla que tout s’écroulait autour de moi, et ce fut tout...

Je repris mes sens presque aussitôt. Mon masque antiasphyxiant avait résisté, et m’avait protégé. A part quelques contusions, j’étais indemne. Mais mes officiers avaient disparu. J’aperçus les pieds de l’un d’eux qui dépassaient de dessous un pan de muraille. Je compris qu’ils avaient tous été écrasés.

Le plafond, en voûte, avait résisté. Par ses lézardes, les fils de cristal flexible distribuant la clarté s’apercevaient. Ils avaient tenu.

À leur lumière, j’aperçus la tarière renversée, ouverte en deux, fracassée. Dans l’intérieur, je distinguai d’énormes bielles, des cônes à friction, des engrenages, le tout en miettes et mélangé à d’informes débris humains.

Ironie du sort : je constatai que le centre de l’engin, à l’endroit le plus renflé de la torpille, avait résisté et que c’était lui qui avait soutenu la voûte ! Ainsi nos ennemis, en périssant, m’avaient pour ainsi dire sauvé !

Titubant, je me frayai un passage parmi les décombres et, sans bien savoir comment, atteignis la cage de l’ascenseur.

L’ascenseur lui-même était inutilisable. L’explosion avait tordu les guides d’acier. Impossible de remonter, sinon en essayant avec mes propres forces.

Or je me sentais d’une faiblesse extrême. Mon sang bourdonnait dans mes artères à ce point que je pensai que mon masque devait avoir une fissure. Mais je n’avais ni le temps, ni la force, ni la possibilité de m’en rendre compte. Aussi bien, je n’eusse pu réparer...

Pour m’alléger, je jetai le masque à air que j’avais emporté pour en munir Silmée... Puis, appelant à moi tout ce qui me restait de force, j’entrepris de revenir sur les terrasses.

Je m’agrippai le long des câbles de sûreté, j’utilisai les lézardes des parois du puits. Enfin, je réussis à m’élever de plusieurs étages et, arrivé à une douzaine de mètres de l’orifice du puits, je retirai mon masque et réussis à me faire entendre.

On m’envoya des cordes. Je m’y attachai. On me hissa sur la terrasse, où je restai atone, hagard, pendant quelques instants, sans reconnaître les êtres qui s’agitaient autour de moi.

Enfin, je me redressai et me débarrassai de mon masque qui était resté suspendu sur ma poitrine. Autour des terrasses, les travaux continuaient avec acharnement. Le grincement des engrenages, le sifflement des excavatrices, le grondement des dragues formaient un vacarme effroyable.

Je me fis conduire dans une des cabines régénératrices où je fus soumis à des courants concentrés qui me rendirent des forces. Malgré moi, je pensais que les effluves sauveurs provenaient maintenant du sang des Nouriens... du sang d’hommes comme moi !

Rair avait-il raison ? Je dus m’avouer qu’avec l’ancien système, avec le sang d’animaux, je n’aurais jamais été aussi vite réconforté...

Mais les machines à sang ne pouvaient rien pour mon esprit, si elles étaient capables de régénérer mes tissus. L’image de Silmée, de mon unique enfant, qui gisait, écrasée, en bouillie, dans les profondeurs de la terre, m’oppressait.

Je réussis à me dominer, à dissimuler les tortures morales qui me tenaillaient, et, par téléphone, rendis compte à Rair de ce que j’avais vu ; je lui donnai des détails sur la tarière que j’avais anéantie.

— Vous avez eu tort de descendre, Xié ! La place d’un chef n’est pas au péril. Chacun à sa place. Le cerveau réfléchit, coordonne, déduit, induit et commande — les bras agissent. Souvenez-vous-en !

Telle fut la réponse du dictateur. S’il eût été devant moi, je crois bien que je l’aurais écrasé !

Oui, lui était bien un cerveau. Mais pas un cœur ! Toupahou, son petit-fils, était peut-être mort, à l’heure qu’il était. Que lui importait ? Rien d’étonnant qu’il manifestât la même insensibilité pour les autres !

Je me fis amener un glisseur, un petit véhicule qui planait à deux ou trois mètres au-dessus du sol et pouvait ainsi réaliser de très grandes vitesses, tout en restant très manœuvrable.

Installé dans cet appareil, j’inspectai les tranchées.

Depuis que j’étais descendu sous les terrasses, le travail avait considérablement avancé. En certains endroits, le gigantesque fossé atteignait quatre-vingts mètres de profondeur. Grosé avait fait monter plusieurs milliers d’hommes-singes employés dans les mines. Ceux-ci rendaient de grands services en surveillant les machines excavatrices qu’ils étaient habitués à manier.

Vers cinq heures du matin, la profondeur de cent cinquante mètres fut atteinte.

Rair, au risque d’attirer sur nous l’ensemble des forces aériennes de Nour, avait fait placer sur les terrasses, de chaque côté de la tranchée, de puissants projecteurs dont la clarté éblouissante luttait avec les lueurs émises par les accumulateurs de lumière solaire. Je peux dire qu’il faisait plus jour qu’en plein jour.

Et les travailleurs entendaient sous eux, lorsque leurs machines ralentissaient, des grincements sourds, des explosions : c’étaient les tarières qui continuaient leur œuvre de ruine et de mort.

Mais qui s’en souciait ?

Les hommes-singes, stylés à coups de fouet et d’aiguillon, se démenaient furieusement. Les Illiens ne pensaient qu’à venger les leurs ensevelis sous eux. Certains se souvenaient que la victoire allait leur apporter un siècle d’existence en sus de leur vie normale. Nul d’entre eux ne songeait à maudire Rair, l’auteur de tous leurs maux.

Des timbres vibrèrent, dominant le fracas des machines. Le signal d’alarme. Tous les yeux se tournèrent vers le ciel noir.

La flotte d’Illa revenait.

Sept rangées de projecteurs, placés le long de la pyramide du Grand Conseil, scintillèrent, illuminant la voûte céleste.

Aux cris de douleur des hommes-singes fouaillés par les contremaîtres qui les rappelaient à leur tâche, se mêlèrent les clameurs désespérées des Illiens : c’était une flotte vaincue qui arrivait.

Aérions et obus volants glissaient sans ordre dans le ciel, titubant, tanguant, roulant, se balançant, virevoltant, comme des machines ivres.

Évidemment, elles étaient très atteintes, et leurs pilotes ne les contrôlaient qu’avec peine.

De mon glisseur, je rappelai à l’ordre quelques contremaîtres qui, de stupeur et d’épouvante, avaient cessé de surveiller leurs machines.

Mais le désespoir était en moi. Une fois de plus, je maudis le néfaste Rair.