La Flèche noire/2/2

La bibliothèque libre.
Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 128-139).


CHAPITRE II

LES DEUX SERMENTS


Sir Daniel était dans le hall ; il allait et venait rageusement devant le feu en attendant Dick. Il n’y avait personne que Sir Olivier, assis discrètement dans un coin, qui feuilletait son bréviaire et marmottait.

— Vous m’avez fait demander, Sir Daniel ? dit Shelton.

— Je vous ai fait demander, parfaitement, répondit le chevalier. Qu’est-ce que j’apprends ? Ai-je été pour vous un mauvais tuteur que vous vous hâtiez de croire au mal que l’on conte sur moi ? Ou parce que vous me voyez battu pour cette fois, pensez-vous à quitter mon parti ? Par la messe, votre père n’était pas ainsi ! Là où il était, il restait, malgré vents et marée. Mais vous, Dick, vous êtes un ami des beaux jours, à ce qu’il paraît, et, aujourd’hui, vous cherchez à vous débarrasser de la foi due.

— Ne vous plaise, Sir Daniel, cela n’est pas, répliqua Dick fermement. Je suis reconnaissant et fidèle, où la gratitude et la foi sont dues. Et, avant d’en dire davantage, je vous remercie et je remercie Sir Olivier ; j’ai contracté une grande dette envers vous deux… aucune ne peut être plus grande ; je serais un chien si je l’oubliais.

— C’est bien, dit Sir Daniel ; et alors se mettant en colère : Reconnaissance et fidélité sont des mots, Dick Shelton, continua-t-il ; je regarde les actes. À cette heure de péril pour moi, lorsque mon nom est hors la loi, lorsque mes terres sont confisquées, lorsque ce bois est rempli d’hommes qui ont faim et soif de ma perte, que fait la reconnaissance ? Que fait la fidélité ? Il ne me reste qu’une faible troupe : est-ce reconnaissant ou fidèle de m’empoisonner leurs cœurs avec vos chuchotements perfides ! Épargnez-moi pareille reconnaissance ! Mais, voyons, maintenant, qu’est-ce que vous voulez ? Parlez, nous sommes ici pour répondre. Si vous avez quoi que ce soit contre moi, avancez et dites-le.

— Monsieur, répliqua Dick, mon père est mort quand je n’étais qu’un enfant. J’ai entendu dire qu’il fut tué traîtreusement. J’ai entendu dire… car je ne veux pas dissimuler… que vous avez trempé dans ce crime. Et je l’avoue… je n’aurai pas l’esprit en paix, ni le cœur à vous servir, tant qu’une certitude n’aura pas dissipé ces doutes.

Sir Daniel s’assit dans une profonde méditation. Il prit son menton dans sa main et regarda Dick fixement.

— Et vous pensez que j’aurais été le tuteur du fils d’un homme que j’aurais assassiné ? demanda-t-il.

— Non, dit Dick ; pardonnez-moi si je réponds comme un rustre ; mais vous savez bien qu’une tutelle est très avantageuse. Tous ces ans passés, n’avez-vous pas joui de mes revenus et commandé mes hommes ? N’y a-t-il pas encore mon mariage ? Je ne sais pas ce que cela peut valoir… mais cela vaut quelque chose. Pardonnez-moi encore, mais, si vous avez été vil, au point de tuer un homme sous votre garde, c’étaient, peut-être, raisons suffisantes pour vous engager à une moindre vilenie.

— Quand j’étais un garçon de votre âge, répliqua sévèrement Sir Daniel, mon esprit n’était pas si porté aux soupçons. Et Sir Olivier que voici, ajouta-t-il, pourquoi, lui, un prêtre, se serait-il rendu coupable de cet acte ?

— Eh ! Sir Daniel, dit Dick, où le maître ordonne, le chien ira. Il est bien avéré que ce prêtre n’est que votre instrument. Je parle très librement ; ce n’est pas le moment des politesses. Et, comme je parle, je voudrais qu’il me soit répondu ! Et pas de réponse ! Vous questionnez seulement. Prenez garde, Sir Daniel ; car de cette manière vous augmentez mes doutes au lieu de les dissiper.

— Je vous répondrai franchement, maître Richard, dit le chevalier. Si je prétendais que vous n’avez pas excité ma colère, je mentirais. Mais je serai juste même dans ma colère. Venez à moi avec de telles paroles quand vous aurez grandi et serez devenu un homme et que je ne serai plus votre tuteur, sans pouvoir pour m’en venger, venez à moi alors, et je vous répondrai, comme vous le méritez, avec un coup sur la bouche. Jusque-là vous aurez deux voies à suivre : ou de me ravaler ces insultes, faire taire votre langue et vous battre, en attendant, pour l’homme qui a nourri et protégé votre enfance ; ou bien… la porte est ouverte, les bois sont pleins de mes ennemis… allez.

Le feu avec lequel ces mots furent prononcés, les regards qui les accompagnaient ébranlèrent Dick, et, cependant, il ne put faire autrement que d’observer qu’il n’avait pas de réponse.

— Je ne désire rien plus ardemment, Sir Daniel, que de vous croire, répliqua-t-il. Affirmez-moi que vous n’êtes pour rien là-dedans !

— Acceptez-vous ma parole d’honneur, Dick ? demanda le chevalier.

— Certainement, répondit le jeune homme.

— Je vous la donne, répliqua Sir Daniel. Sur mon honneur, sur le salut éternel de mon âme, et aussi vrai que je devrai répondre de mes actions, je n’ai pas mis la main, je n’ai eu aucune part à la mort de votre père.

Il étendit la main et Dick la prit vivement. Ni l’un ni l’autre ne remarquèrent le prêtre, qui, à l’énoncé de ce faux serment solennel, s’était levé à demi de sa chaise, agonisant d’horreur et de remords.

— Ah ! cria Dick, il faut que votre magnanimité me pardonne ! Oui, j’étais un manant de douter de vous. Mais vous avez ma parole ; je ne douterai plus.

— Bon, Dick, répliqua Sir Daniel, vous êtes pardonné. Vous ne connaissez pas le monde et ses calomnies.

— J’étais d’autant plus à blâmer, dit Dick, que les misérables désignaient non pas vous directement, mais Sir Olivier.

En parlant, il se tourna vers le prêtre et s’arrêta au milieu du dernier mot. Cet homme grand, rouge, corpulent, s’était comme effondré ; ses couleurs étaient parties, ses membres étaient sans force, ses lèvres marmottaient des prières ; et, au moment où Dick fixa soudain les yeux sur lui, il poussa des cris d’animal sauvage et se cacha la figure dans les mains.

Sir Daniel, en deux pas, fut près de lui et le secoua brutalement par l’épaule. En même temps les soupçons de Dick se réveillèrent.

— Mais, dit-il, Sir Olivier peut jurer aussi. C’est lui qu’ils accusaient.

— Il jurera, dit le chevalier.

Sir Olivier, muet, agitait les bras.

— Oui, par la messe ! vous jurerez, cria Sir Daniel, hors de lui de fureur. Ici, sur ce livre, vous allez jurer, continua-t-il, ramassant le bréviaire tombé à terre. Quoi ! vous me faites douter de vous ! Jurez, dis-je, jurez.

Mais le prêtre était toujours incapable de parler. La terreur de Sir Daniel et sa terreur du parjure grandies et presque égales l’étranglaient.

Et juste alors, par la haute fenêtre à carreaux de couleurs, une flèche noire frappa avec fracas et s’enfonça au milieu de la longue table.

Sir Olivier, avec un grand cri, tomba sans connaissance sur les joncs ; tandis que le chevalier, suivi de Dick, se précipita dans la cour et dans le plus proche escalier en tirebouchon qui montait aux créneaux.

Les sentinelles étaient toutes en alerte. Le soleil brillait tranquillement sur les pelouses vertes pointillées d’arbres et sur les collines boisées de la forêt qui bornaient la vue. Il n’y avait aucune trace d’assiégeant.

— D’où est venu ce coup ? demanda le chevalier.

— De ce massif là-bas, Sir Daniel, répliqua une sentinelle.

Le chevalier resta un instant à rêver. Puis, se tournant vers Dick : — Dick, dit-il, ayez l’œil sur ces hommes, je vous laisse en garde ici. Quant au prêtre, il se disculpera, ou j’en saurai la raison. Je commence presque à partager vos soupçons. Il jurera, croyez-moi, ou alors nous le convaincrons.

Dick répondit assez froidement, et le chevalier, lui jetant un regard perçant, retourna précipitamment vers le hall. Il regarda d’abord la flèche. C’était le premier de ces projectiles qu’il voyait, et comme il le retournait dans tous les sens, la couleur noire lui fit presque peur. Il y avait encore quelque chose d’écrit : un mot… « Terré ».

— Oui, dit-il, ils savent que je suis rentré, alors. Terré ! Oui, mais il n’y a pas un chien parmi eux capable de me déterrer.

Sir Olivier était revenu à lui et se remit sur pieds.

— Hélas ! Sir Daniel, gémit-il, vous avez juré un terrible serment ; vous êtes damné jusqu’à la fin des temps.

— Oui, vraiment, répliqua le chevalier, j’ai prêté un serment, tête de linotte ; mais toi-même en jureras un plus grand. Ce sera sur la sainte croix de Holywood. Veilles-y ; prépare la formule. Il faut que ce soit juré ce soir.

— Que le ciel vous éclaire ! répliqua le prêtre ; que le ciel détourne votre cœur de cette iniquité !

— Voyez-vous, mon bon père, dit Sir Daniel, si vous êtes pour la piété, je ne dis plus rien ; vous commencez tard, voilà tout. Mais si la raison a sur vous quelque influence, écoutez-moi. Ce garçon commence à m’agacer comme une guêpe. J’ai besoin de lui, car je voudrais vendre son mariage. Mais, je vous le dis crûment, s’il continue à me tourmenter, il ira rejoindre son père. Je vais donner des ordres pour le faire mettre dans la chambre au-dessus de la chapelle. Si vous pouvez jurer votre innocence par un bon et solide serment, et d’un ton ferme, c’est bien ; le garçon sera tranquille quelque temps et je l’épargnerai. Si vous bégayez ou pâlissez ou hésitez tant soit peu en jurant, il ne vous croira pas ; et, par la messe, il mourra. À vous d’y penser.

— La chambre au-dessus de la chapelle ! soupira le prêtre.

— Celle-là même, répliqua le chevalier. Donc, si vous désirez le sauver, sauvez-le ; sinon, allez et laissez-moi en paix ! car, si je n’avais été un homme calme, je vous aurais déjà passé mon épée à travers le corps pour votre incroyable lâcheté et folie. Avez-vous choisi ? Hein !

— J’ai choisi, dit le prêtre. Le ciel me pardonne, je ferai le mal pour le bien. Je jurerai pour le salut du jeune homme.

— C’est pour le mieux ! dit Sir Daniel. Envoyez-le donc chercher, vite. Vous le verrez seul. Mais j’aurai l’œil sur vous. Je serai ici, dans la chambre à panneaux.

Le chevalier souleva la tenture et la laissa retomber derrière lui. On entendit le bruit d’un ressort, puis le craquement d’un escalier.

Sir Olivier laissé seul jeta un timide regard vers le haut du mur couvert de tentures, et se signa avec toutes les apparences de la terreur et du remords.

— S’il est dans la chambre de la chapelle, murmura le prêtre, fût-ce au prix de mon salut, il faut que je le sauve.

Trois minutes plus tard, Dick, qui avait été appelé par un autre messager, trouva Sir Olivier debout près de la table du hall, résolu et pâle.

— Richard Shelton, dit-il, vous avez exigé de moi un serment. Je pourrais me plaindre, je pourrais vous refuser ; mais le souvenir du passé ramène vers vous mon cœur, et je vais vous donner la satisfaction que vous désirez. Par la vraie croix de Holywood, je n’ai pas tué votre père.

— Sir Olivier, répliqua Dick, quand d’abord nous avons lu le papier de Jean Répare-tout, j’en étais convaincu. Mais permettez-moi de vous poser deux questions. Vous ne l’avez pas tué ; mais n’y avez-vous eu aucune part ?

— Non, dit Sir Olivier. Et, en même temps, il commençait à se contorsionner la figure et faire des signes avec sa bouche et ses sourcils, comme quelqu’un qui désire donner un avertissement, mais n’ose dire un mot.

Dick le regarda avec étonnement ; puis se tourna et regarda autour de lui dans le hall vide.

— Que faites-vous ? demanda-t-il.

— Quoi ? rien ! répliqua le prêtre dont l’expression s’adoucit aussitôt. Je ne fais rien ; mais je souffre ; je suis malade. Je… je… de grâce, Dick, il faut que je m’en aille. Sur la vraie croix d’Holywood, je suis innocent, soit de violence, soit de perfidie. Soyez satisfait, mon enfant. Adieu !

Et il s’échappa de la pièce avec une vivacité inaccoutumée.

Dick resta cloué sur place, ses yeux errant autour de la chambre ; sa figure était l’image changeante de sentiments variés : étonnement, doute, méfiance, amusement. Peu à peu sa pensée se fit plus claire, la méfiance prit le dessus et fut suivie de la certitude du pis. Il leva la tête et, tout à coup, tressaillit violemment. Haut, sur le mur, la tapisserie représentait un chasseur sauvage ; d’une main, il portait une corne à sa bouche et, de l’autre, il brandissait une forte lance. Sa peau était foncée, car il était censé figurer un Africain.

Or, voici ce qui avait surpris Dick Shelton. Le soleil s’était éloigné des fenêtres, et, en même temps, le feu avait flambé haut sur le large foyer et répandu une teinte changeante sur le plafond et les tentures. Dans cette lumière, le chasseur noir lui avait cligné des yeux avec une paupière blanche.

Il continua à fixer l’œil. La lumière brillait dessus comme une pierre précieuse ; il était limpide, il était vivant. De nouveau la paupière blanche, s’abaissa une fraction de seconde et l’instant d’après disparut.

Il ne pouvait y avoir d’erreur. L’œil vivant qui l’avait espionné à travers le trou de la tapisserie avait disparu. Le feu ne brillait plus sur une surface réfléchissante.

Subitement Dick prit conscience de sa position. L’avertissement de Hatch, les signaux muets du prêtre, cet œil qui l’avait observé du mur, tout cela s’agita dans son esprit. Il vit qu’il avait été mis à l’épreuve, qu’il avait une fois de plus trahi ses soupçons, et que, à moins d’un miracle, il était perdu.

— Si je ne peux sortir de cette maison, pensa-t-il, je suis un homme mort ! Et ce pauvre Matcham aussi… Dans quel nid de basilics je l’ai conduit !

Il était encore à réfléchir ainsi quand un homme vint en hâte lui dire de l’aider à transporter ses armes, ses vêtements et ses deux ou trois livres dans une autre chambre.

— Une autre chambre ? répéta-t-il. Pourquoi cela ? Quelle chambre ?

— C’est une chambre au-dessus de la chapelle, répondit le messager.

— Elle est restée longtemps vide, dit Dick rêvassant. Quelle espèce de chambre est-ce ?

— Mais une bonne chambre, répliqua l’homme. Pourtant… baissant la voix… on la dit hantée.

— Hantée ? répéta Dick avec un frisson ? Je ne l’ai pas entendu dire. Et par qui ?

Le messager regarda autour de lui ; puis dans un murmure bien bas, il dit : — Par le sacristain de Saint-Jean. On l’a eu à coucher ici une nuit, et le matin… pst !… il avait disparu. Le diable l’avait emporté, dit-on ; ce qui est sûr, il avait bu tard la nuit précédente.

Dick suivit l’homme avec de noirs pressentiments.