La Fleur d’Or/Aux Prêtres de Bretagne

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La Fleur d’OrAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 106-108).


Aux Prêtres de Bretagne


Des hommes éloignés du sol de leurs ancêtres,
Par force, par devoir, ou par un vague ennui,
À vous, chefs du troupeau, nos évêques, nos prêtres,
Ces esprits inquiets écrivent aujourd’hui.

Nous n’irons pas troubler les pères et les mères,
Vous, leurs guides secrets, cette lettre est pour vous ;
Et, n’ayant à parler que de choses amères,
Nous ne parlerons pas dans la langue de tous.

Est-il vrai ? dans les bourgs et les plus humbles trêves
Les écoles d’enfants surgissent par milliers,
Tant que le bruit des flots murmurant sur les grèves
Ne pourrait plus couvrir la voix des écoliers.
 
Bien ! il faut que la terre où toute vie abonde
Reçoive et rende au jour la semence des blés,
Et que l’esprit de l’homme, autre terrain, féconde
Les germes immortels en lui-même assemblés.


Mais, prêtres, est-il vrai ? Dans ces classes sans nombre
Notre langage à nous ne résonne jamais ;
Nos vieux saints ont pleuré dans leur chapelle sombre :
« Las ! dit Hoël, les fils des guerriers que j’aimais ! »

Donc, à notre retour, du milieu de la lande
Le joyeux ali-ké ne s’élèvera plus,
Les pâtres traîneront quelque chanson normande,
Et nous serons pour eux comme des inconnus.

Oh ! l’ardent rossignol, le linot, la mésange,
Pour louer le Seigneur n’ont pas la même voix :
Dans la création tout s’unit, mais tout change,
Et la variété c’est une de ses lois.
 
Le niveau, c’est la mort ! — Ô prêtres d’Armorique,
Si calmes, mais si forts sous vos surplis de lin,
Anne laissa tomber le joug sur la Celtique :
Sauvez du moins, sauvez la harpe de Merlin !

Par dela le détroit, chez nos frères de Galles,
On n’a point oublié la bannière d’azur ;
Le barde vénéré siège encor dans les salles,
Et des livres fervents prônent le grand Arthur !
 
Prêtres, je vous le dis : vous, nos maîtres, nos sages,
Refroidissant les cœurs par trop d’austérités,
Vous avez aboli les antiques usages,
Et le peuple ennuyé rêve les nouveautés.


Devant vous les lutteurs se sauvent de Cornouailles,
Vous coupez les cheveux des jeunes gens de Scaer,
Et, pasteurs des esprits, vous n’avez pour vos ouailles
Qu’un langage incorrect et d’un mélange amer.

Niveleurs imprudents ! la vieille langue éteinte,
Tous les vices nouveaux chez vous arriveront,
Et si vous élevez sur l’autel la croix sainte,
Nul au pied de la croix n’inclinera son front.
 
Dieu vous donna le soin de la vivante chaîne,
Il en est temps, sondez ses mystiques anneaux,
Affermissez le roc où doit grandir le chêne ;
Entretenez la digue où s’amassent les eaux. —

Et toi dont le premier j’ai chanté les bruyères,
Qui vivras dans mes vers avec tes chastes mœurs,
Pardonne, ô mon pays, et pardonne à mes frères
Si nous jetons de loin ces sinistres clameurs :
 
Tout amour est craintif ! Puis, une telle crise
Semble bouleverser tes flancs près de s’ouvrir !
Mais, fidèle à toi-même et gardant ta devise,
Bretagne, tu diras encor : « Plutôt mourir ! »