La Fleur d’Or/Morgana

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La Fleur d’OrAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 125-127).


Morgana[1]


À Hersart de la Villemarqué


UN PÂTRE.

Debout, mes bons seigneurs ! c’est assez pour Morphée.
Allons voir Morgana la fée,
Sur un char de vapeurs avec l’aube arrivée.

Chaque été, prenant son essor.
Légère, elle s’en vient des brumes de l’Arvor
Bâtir ici ses palais d’or.

Au pâtre de Reggio si vous tardez à croire,
Gravissons le haut promontoire :
Là nous verrons la fée et dans toute sa gloire.


Que de monde ! ouvrez bien les yeux :
Le prodige veut naître, et déjà des flots bleus
S’étend le miroir onduleux.

Place au pâle étranger ! Car peut-être Morgane
(Comme au pasteur notre Diane)
Un soir lui dévoila sa beauté diaphane.

UN VOYAGEUR.

Non ! — Pourtant d’aïeul en aïeul,
Comme un saint talisman que l’aîné portait seul,
Mon nom me faisait son filleul.

Enfant, j’errai longtemps aux féeriques royaumes,
M’enivrant de couleurs, d’arômes :
Hélas ! je suis encore un chasseur de fantômes !
 
Oh ! le caprice est mon vainqueur.
Sujet d’un bon Génie ou d’un Esprit moqueur,
Je cède aux rêves de mon cœur.

LE PÂTRE.

Regardez ! regardez ! docte magicienne,
Sur la vague sicilienne,
La fée a commencé son œuvre aérienne.

Ah ! voyez sous les doigts divins
S’entasser les coteaux sillonnés de ravins…
J’entends frissonner les sapins !

UN ARTISTE.

L’amour grossier des champs, ô pâtre, te fascine !
Œuvre de Morgane ou d’Alcine,
Cet amas de châteaux splendides, c’est Messine.

UN VOYAGEUR.

Moi, je vous dis : c’est Bod-cador !
Val qu’Arthur emplissait des appels de son cor,
Où dans la nuit il chasse encor.

C’est la tour de Léon, c’est un pic de Cornouailles,
Elven couronné de broussailles :
Mon cœur, voici Carnac, le champ des funérailles !

Ô bonne fée, à mon retour.
Sur nos grèves à toi, dès le réveil du jour,
Une belle chanson d’amour !

Pour tes fils d’Occident, ô toi qui recomposes
Un pays dans les vapeurs roses.
Et sous l’ardent Midi charmes leurs cœurs moroses !




Courbé par ses réflexions.
Un savant écoutait : « Ah ! dit-il, épargnons
Leur beau miroir d’illusions ! »



  1. Mor-gana, Fille de la mer. — C’est à cette fée armoricaine que le peuple attribue, en Calabre, le curieux phénomène de réfraction qui se voit souvent dans le détroit de Messine. Les côtes de la Sicile viennent se réfléchir dans la mer comme un miroir, mais un miroir féerique où l’imagination sait trouver ce qu’elle désire.