La Fleur d’Or/Chants alternés

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La Fleur d’OrAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 82-84).


Chants alternés


Sans ce triste hasard, nous nous serions aimes !
À ses yeux en passant comme à demi fermés,
À sa molle pâleur, à cette douce haleine
Qui sortit de sa bouche et vint jusqu’à la mienne,
Tout mon cœur tressaillit, elle aussi (je l’ai vu)
Sentit à mon approche un frisson imprévu ;
Son beau front se tourna ; — mais, au seuil de l’église,
Entre elle et moi déjà la foule s’était mise ;
Et de loin vers l’Arno la regardant marcher,
Timide voyageur, je n’osais approcher.

Un prince de Léon (Léon en Armorique)
Vers le monde enchanté sur un char s’envola ;
Puis, les yeux éblouis par ce monde féerique.
Muet d’amour, il se troubla.

Je t’ai promis des vers, brune enfant de Florence,
Mais pour te bien louer, les muses de la France
Ont une voix amère ; et nul ne m’a doué
Du grand art que chez toi retrouva Cimabué.
De son art tout divin si j’avais le mystère,

Tu serais un bel ange ; et comme au baptistère
Sur la porte de bronze on voit un séraphin
Qui chante vers le ciel son cantique sans fin,
Ainsi tu chanterais rayonnante de gloire.
Et tu tiendrais en main un long archet d’ivoire.
 
« Las ! disait dans son cœur le prince de Léon,
Que ne suis-je saint Luc ou que ne suis-je Orphée !
Comment poindre le ciel avec notre limon,
Et comment chanter une fée ? »

Dans un enclos voisin du grand palais Pitti,
Vous, mon âme, restez quand je serai parti ;
Ou qu’après moi, du moins, une part de vous-même,
Mon âme, reste encor dans cet enclos que j’aime !
Errez, errez sans fin à l’ombre des grands murs,
Passez devant la grille et parmi les blés mûrs ;
Le soir, n’oubliez pas les vaches dans l’étable.
Vous y boirez du lait qui fume sur la table ;
Et parfois vous viendrez vers mon pale horizon
Me dire ce qu’on fait dans la chère maison.
 
Globes, ciel éthéré, régions sans égales
Où plane comme un dieu l’héritier d’Occismor,
Durement retombé des sphères idéales,
Pourra-t-il respirer encor ?

Le long du Mugnoné, de Florence à Fiésole
je m’en vais, atiachant mes yeux sur chaque saule ;
Je passe le torrent, sur son lit desséché
Je m’incline, et sans voir je reste ainsi penché ;
J’aspire autour de moi les parfums de la route ;


Si la voix d’un oiseau sort des buissons, j’écoute ;
Me voici dans Fiésole ; et le soir, au retour,
Mon cœur qui se souvient s’emplit encor d’amour :
Longtemps il reviendra, dans ses jours de souffrance,
Le long du Mugnoné, de Fiésole à Florence.

« On revient sans ennui par un si doux chemin,
Disait le prince, errant sous des berceaux de roses ;
Et les choses d’hier plairont encor demain,
Si le cœur se mêle à ces choses. »

J’ai dit : « Tu vas la voir pour la dernière fois,
Regarde bien ses traits pendant que tu les vois !
Hélas ! regarde bien ses tempes florentines,
Ses yeux bruns, son sourire, et sous ses lèvres fines
Toutes ses belles dents ; regarde bien encor
Ses cheveux sur son front couleur de miel et d’or ;
Retiens ! si tu le peux, son accent, ses manières,
Et garde dans ton cœur ses paroles dernières ;
Et puis, en t’en allant, attendris ton regard,
Afin qu’on se souvienne un peu de ton départ. »
 
Quels furent les adieux du prince de la fée ?
Elle écarta les plis de son voile d’azur ;
Et lui, comme un parfum pour son âme étouffée,
S’enivra de son souffle pur…