La Fleur de l’âge (éd. Le Fleuron, 1950)/Œufs de Pâques
ŒUFS DE PÂQUES
e mon œuf de Pâques, je n’aurai que les débris. Qu’il
était petit et fragile ! Sa coque — comme les bulles de
verre qui soutiennent au sein d’une bouteille de verre scellée
pleine d’eau, les ex-voto légers offerts à la Vierge noire de
Sainte-Liesse — se pulvérise sous les doigts. Blanc, piqueté
de marron, d’abord je l’ai cru entier. Qui l’avait apporté là ?
Point de branches et point de nid au-dessus de ma tête. Un
œuf volé… Je sais bien que les chats errants, dans la campagne,
mangent tout plutôt que de mourir. Faute de gibier, ils
croquent le bout rose de l’asperge, parfois la fraise, le melon
par préférence ; on a vu, l’été, des matous affamés mordre des poires…
En Bretagne, la martre, la belette, la blonde fouine, autour de la maison, visitaient les nids. Mais ici, j’accuserais plutôt la couleuvre. L’an passé, mieux que l’œuf elle a enlevé le poussin. Dans le jardin de mes voisins, elle le tenait tout piaillant par le croupion, et elle a pris le large sans le lâcher. La jungle est si proche de l’Éden…
D’une couvée d’oiseau, il ne reste à mes pieds qu’une coupelle délicate et tavelée, bien léchée par la bête scélérate. Je chercherai donc d’autres œufs de Pâques, quand ce ne serait que dans ma mémoire. Le samedi de Pâques, autrefois, je les trouvais par terre, étrange fruit des bordures de buis taillé. Je les pouvais cueillir aussi entre les tiges aqueuses de la jacinthe et des narcisses trompettes. Les couleurs épaisses des œufs durs de Pâques — un bleu d’encre, un rouge triste et violacé — sont bon teint dans mon souvenir.
Leur bleu, leur rouge, traversait parfois la coquille, veinaient le blanc de l’œuf. « Ne les mange pas, disait alors ma nourrice, c’est de la poison. » Elle rentrait du marché, le mardi de Pâques, en proie à un scandale annuel. « Quatorze sous la douzaine, les œufs ! Et on dit qu’on les verra à seize ! Qu’est-ce que le pauvre monde va bien pouvoir manger ? »
L’œuf, en ces temps lointains, était l’ordinaire des pauvres. Il était aussi le plus modeste des dons, un appoint alimentaire qu’on échangeait de porte à porte comme le brin de cerfeuil, la feuille de laurier, une « verrinée » de lait. Un œuf ! Qui songeait à vendre un œuf ? On l’offrait à un enfant en guise de bonbon : « Tu veux gober un caquin ? Il est tout chaud de la poule blanche ! »
Aux « roulées », les enfants de chœur quêtaient, et rapportaient des panerées, des sacs, des monceaux d’œufs, dont les paysans se montraient moins avares que de pain bis. Le facteur rural, qui s’appelait Roussine et ne savait comment nourrir ses sept enfants, revenait de sa tournée riche une fois par an, et fier de soixante douzaines d’œufs, qu’il cédait aux deux pâtissiers et au patron de l’auberge. « J’en ai retiré, me contait-il avec orgueil, jusqu’à des dix-huit et vingt francs. Seulement, dans les campagnes, ils me les mettent de côté un peu trop tôt. » Il rapportait aussi quelques-uns de ces fromages plats et durs, qu’on étoile d’un coup de poing, comme une vitre, et les dernières pommes ridées…
Un œuf de chocolat pâle, presque mauve ; un œuf de sucre rose, diamanté de petits cristaux, et jarreté d’une dentelle de papier rose ; un œuf de bois tourné, verni, écossais, vert et rouge (mais je n’ai jamais su repriser les bas) ; un œuf de velours bleu, vide… Tous ceux-là furent égarés sans regrets, mangés sans plaisir. La forme éternelle de l’œuf n’est méritée que par les nourritures succulentes, et les matières précieuses ou translucides. Il convient qu’elle surprenne, flatte ou émeuve l’esprit. Aussi gardé-je, œuf enclos dans un œuf, une noix de muscade logée à l’intérieur d’un œuf de bois rare, à sa taille. Quant à l’œuf d’opaline blanche que m’offrit Léopold Marchand, le temps ne saurait le dépouiller de l’agrément particulier qui s’attache à l’œuf sans jaune, stérile, probablement magique, trouble comme l’orgeat, comme la perle du gui, comme l’œil du chaton qui s’ouvre en son neuvième jour…
À mes pieds l’œuf d’oiseau brisé gît sur l’herbe fleurie. Un vent tranchant, qui a passé sur les Alpes blanches, divise et pourchasse l’air chaud qui reposait sur le golfe. Hier, Lyon se terrait, transi ; Marseille, retranché derrière les vitres de ses cafés, regardait le froid comme il eût assisté à une catastrophe. Mais, envers et contre tous, le printemps célèbre Pâques. La tulipe clôt en forme d’œuf ses pétales blancs lisérés de rouge. Les boutons des rosiers, œufs pointus par un bout, éclatent chaque jour ; le muscari dresse sa grappe serrée d’œufs minuscules, bleu foncé, qui sentent la prune mûre. Et le golfe lui-même m’a jeté ce matin ses œufs revêches, don épineux d’une coléreuse mer : une demi-douzaine d’oursins.