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La Fleur de l’âge (éd. Le Fleuron, 1950)/Au fil de l’eau

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AU FIL DE L’EAU


Ni fleuve, ni canal, ni rivière torrentueuse à proximité de mon village : j’étais l’enfant d’une région qui n’avait d’autres eaux courantes que des sources petites, perdues sitôt que nées, et les rus éphémères, sautant à gros bouillons hors des fossés après l’orage, barrant les chemins de traverse. Les étangs ne manquaient pas, cernés de joncs. Mais il fallait aller très loin pour trouver la nappe navigable et son petit bachot qui prenait l’eau…

« Je vois une tanche ! Je vois le fond, c’est plein de bêtes !… »

Mirages enfantins : je ne voyais, penchée, que mon propre visage, le ciel ramagé de nuages blancs, et le sillage de mes deux tresses qui traînaient dans l’eau comme des amarres rompues. Mais un enfant n’a que faire de la réalité. Plus tard, le hasard voulut que mes vacances aboutissent encore à un pays sans eau, sans ruban d’eau, sans reflet d’eau, sans éclair d’eau sous la lune, sans gués, sans roues de moulin… Pourtant la place normale de l’eau y était marquée par une vallée étroite, serrée entre des berges où s’obstinaient encore des iris jaunes et des menthes. Quel cataclysme avait bu d’un coup la rivière ? Son lit désert, sa sèche empreinte, attendent toujours le retour du miracle, le pleur intarissable du rocher.

À cause peut-être d’une longue soif, d’une privation qui prenait un sens obsesseur et poétique, ma jeunesse a cherché, désiré l’eau. Que n’aurais-je pas donné en échange du bouquet d’eau qui, devant une demeure campagnarde où l’on m’invita, fleurissait, défait sans cesse et sans cesse renaissant, au creux d’un nid grossier de pierres ? Cette source agitée, qui sur son fond de sable blanc semblait bouillir, berçait les crevettes d’eau douce, créatures quasi immatérielles, translucides, dont la présence atteste l’excellence de l’eau. Après ses hoquets d’éclosion convulsive, la source s’apaisait en rivière, étroite, maniérée, entre les rosiers du jardin et les légumes du potager, et je ne m’intéressais plus à son cours. Car je n’avais pas encore atteint l’âge de rêver au long des eaux mouvantes, ni de laisser pendre, par-dessus le bord d’une barque qui dérive, ma main dans l’eau…

— Comme toutes les femmes, dit l’homme qui lisait indiscrètement, debout derrière moi, ce que j’écrivais. Nous direz-vous pourquoi toutes les femmes font, en certaines circonstances, le même geste ? En admirant une fleur il est rare qu’elles résistent, dût la fleur en souffrir, à l’envie d’en orner leur corsage. Et dans la barque, pourquoi abandonnent-elles au fil de l’eau une main inerte ?

Je ne répondis pas à l’indiscret. Il n’a pas besoin de savoir qu’en deux gestes, en effet invétérés, une femme contente les deux désirs que l’homme lui a appris : toucher, qui équivaut à prendre, — se parer, qui signifie s’offrir.