La Fleur de l’âge (éd. Le Fleuron, 1950)/Avril
AVRIL
Chapitre inédit de « Le blé en herbe ».
ecompte, commanda Vinca. Ça fait neuf. Tu t’es trompé. »
Phil soupira, haussa ses sourcils lustrés en signe de lassitude.
— Les deux Viénot, Maria et son frère, la Folle et son petit chien…
Vinca mordit son crayon d’un air soucieux, détourna son regard bleu vers le bleu épais d’un orage printanier d’où pleuvaient une neige molle et éphémère de fleurs de pruniers et des chenilles de noisetier, arrachées à un jardin d’Auteuil invisible.
— Il suit, son chien ?
— Il ne suit pas. Elle le met dans un panier à fraises, attaché sur le guidon, couché dans un béret basque et enfilé dans une ancienne manche de pull-over. Il adore ça.
— Oh ! moi, je veux bien… Nous disions six, nous compris, les trois Lapins-Géants-des-Flandres, neuf. C’est tout.
— Pis qu’une noce, dit Phil méprisant.
— Les œufs durs, le pâté de campagne, le rosbif et le jambon…
— Treize, dit Philippe. Mauvais compte.
Vinca éclata de rire, retrouvant ses quinze ans, et Phil daigna sourire. Lui brun, elle blonde et vermeille, ils se ressemblaient vaguement à force de vivre, depuis leur naissance, l’un près de l’autre et de s’aimer à la manière agressive des adolescents.
— Viénot Henri dit qu’il apporte du calvados et du… kummel.
Phil souleva sa nuque renversée sur le dossier de rotin.
— Oui ? Viénot Henri fait ce qu’il lui plaît. Nous ne toucherons pas à l’alcool, s’il te plaît ! Viénot Henri a des manières de croquant !
Vinca rougit et ne répliqua pas. Avec Philippe, elle acceptait l’autorité et ne regimbait que sous la taquinerie. Elle leva vers lui son généreux visage de petite fille florissante, rose vigoureusement aux joues. Elle avait l’œil humide, d’un bleu définitif, les cheveux plats et blonds, et entre ses lèvres un peu gercées des dents épaisses et pures, arrondies aux bords.
— Tu sais, Phil, j’ai un porte-bagages. Je peux prendre ce qui te gênerait.
— Rien ne me gêne, dit Phil d’un ton rogue. Rien, que cette caravane, ces types… Je comprendrais que nous partions en auto, toi et moi…
— Oui, mais puisqu’on n’a pas d’auto, Phil…
Il se sentit honteux de lui-même, comme chaque fois que Vinca acceptait sa condition de petite jeune fille sans fortune et sans argent de poche, entraînée à la bicyclette comme au savonnage, habile à battre et plier l’omelette, à donner un shampooing à sa petite sœur Lisette et un coup de fer aux pantalons de son père. Grande pour son âge, haute sur jambes et anguleuse, elle était pourtant toute pareille à une femme et souvent soucieuse.
— Phil, ta mère sait, pour le rosbif ? Dis-lui qu’elle ne prenne que pour six, la viande est tellement hors de prix…
Elle s’interrompit pour écouter le tintement perlé d’une averse de grêle, et Philippe ricana en montrant le ciel bas.
— D’ici huit jours… espéra Vinca.
Et déjà ses yeux étaient couleur de beau temps.
Advint, en effet, que le temps changea.
Dès le lendemain, autour de l’église d’Auteuil, le dimanche des Rameaux répandit son odeur de matou et de fleurs. Pour guetter Philippe et ses parents qui venaient déjeuner, Vinca ouvrit la fenêtre sur la rue, une des dernières rues villageoises d’Auteuil. Elle se pencha pour admirer le lilas épuisé et le mahonia aux feuilles de fer rougeâtre, serrés entre la grille et le mur de façade.
« Quand nous serons mariés, c’est ici que j’attendrai Philippe… ».
Elle appartenait à la race douce, obstinée et vivace, insensible au progrès, et qui ne veut ni changer, ni périr.
Neuf bicyclettes franchirent la grille du parc de Saint-Cloud, sous le soleil matinal du samedi de Pâques. En appuyant sur les pédales le long de la grande allée qui monte vers Marnes, les neuf bicyclistes enregistraient sans mot dire l’image complète des automobilistes qui les dépassaient, et tendaient l’oreille au sourd tam-tam des motocyclettes neuves. Aucun d’eux n’était content de son sort, ni de son âge, ni ne brûlait d’échanger des confidences. Seuls Philippe et Vinca la Pervenche possédaient un passé vieux comme eux-mêmes de seize années, riche de fraternité tendre et de silence.
La plupart des neuf bicyclistes étaient des enfants du petit commerce parisien appauvri, sevrés de plaisirs coûteux, accoutumés à refréner et à nourrir en secret leurs convoitises. Ils ne manquaient que d’un peu de simplicité dans leur manière d’être pauvres. Ainsi l’un des garçons, dès la porte de Marnes, troua exprès le coude de son pull-over élimé, fit glisser jusqu’à sa cheville l’un de ses bas et ramassa des plumes de pie qu’il se planta dans les cheveux. Mais son appareil de loqueteux ne fit rire personne. La Folle aux gros yeux, poussant son cri de guerre, traversa Marnes en trombe et arriva première aux bois de Fausses-Reposes, où sa chienne minuscule décida de faire une halte hygiénique. Par courtoisie, ses huit compagnons mirent pied à terre, et se rangèrent à l’écart de la route, dans une clairière où la paix matinale reprenait possession des bois avec un murmure égal et fort de brise, de feuilles courtes et d’oiseaux. Philippe caressait le tronc satiné d’un merisier ; en levant les yeux, il s’aperçut que l’arbre portait toutes ses fleurs épanouies. Comme chaque fois qu’il se sentait heureux, il en appela, de la voix et du geste, à Vinca. Elle renversa la tête pour contempler le merisier et ses prunelles bleues resplendirent. Il n’en fallait pas davantage pour qu’ils se sentissent liés, et retirés dans le lieu secret où leur tendresse retrouvait sa vigueur et la conscience d’elle-même.
Sur la route, ils prirent les devants, roue à roue. La dure côte, au sortir de Versailles, leur parut longue. Les garçons dépouillaient qui le pull-over, qui la veste du « plusfour » de confection. Tous avaient déjà les joues fouettées, les yeux rougis, l’air heureux d’enfants consolés qui portent encore la meurtrissure des larmes. Ils n’accordèrent pas un coup d’œil à la mare romantique de Voisins-Bretonneux, mais ils se criaient, à longs intervalles, des vérités frappantes concernant la température, la transpiration et la vitesse. Le vent acide de nord-ouest, le mordant soleil d’avril leur arrachait parfois un cri sans pensée, et du haut de son panier à fraises la très petite chienne leur répondait.
— Des pêchers en fleurs !… Des jacinthes sauvages !… J’ai vu des jacinthes ! Je descends ! glapit Maria, noire et frisée.
— La paix, commanda son frère jumeau, frisé et noir. On les aura en revenant.
— Penses-tu qu’on nous en aura laissé ? Je descends !
Elle sauta à terre, se tordit la cheville et cria. L’un des Viénot rugit un mot désobligeant, vertement relevé par le jumeau, et la Folle, en rebroussant chemin pour ne rien perdre de l’altercation, barra le passage à une automobile.
Philippe perdit la patience, le goût d’attendre ses compagnons, et le son de leurs voix, le choix de leurs injures, lui firent monter le sang aux joues.
— Viens, dit-il à Vinca. Ils nous rattraperont assez tôt. Avec tout ça, il est onze heures et demie.
Tous deux repartirent allégés, goûtant leur solitude et leur bonne humeur réveillée. Le printemps baignait encore dans le jaune translucide qui précède le vert universel. Primevères jaunes des prés, chatons mielleux des saules, feuilles des peupliers qui naissent roses et dorées, n’enchantèrent Vinca et Philippe qu’à partir de l’instant où ils se sentirent seuls. Sur les haies de prunelliers épineux, la floraison retardée suspendait des perles rondes, d’un blanc de grêle.
Avant de traverser Dampierre, les deux amis ralentirent aux Dix-sept tournants.
— Je n’en trouve que quatorze, dit Vinca en bas de la côte.
— Que tu es enfant, dit Philippe indulgent.
Mais il avait compté aussi, et il ne put échapper à une convulsion de rire qui lui mouilla les yeux. Essoufflé, moite, le front chaud sous ses cheveux et les oreilles froides, il respirait à grandes gorgées, en proie à un bien-être un peu fourbu, vidé et content comme s’il venait de rejeter une nourriture indigeste.
— Ah ! soupira-t-il en mettant pied à terre, ça va mieux…
Ils gravissaient, sous le soleil de midi, la dernière côte avant les Vaux, entre les bois clairs, étoilés d’anémones sauvages.
— Viens, Vinca, on va se reposer.
Déjà elle le suivait, guidant sa bicyclette dans un sentier serré entre des chênes bas et des bouleaux à chevelure fine.
— Écoute… dit Vinca. C’est le coucou. Quand il chante, c’est que la violette sauvage n’a plus de parfum.
Philippe s’était arrêté court, l’épaule contre l’épaule de Vinca. Il entendait, plus proche que les deux notes du coucou, le souffle de Vinca dont les yeux, levés vers les cimes du taillis, brillaient d’un bleu qu’il crut découvrir, tigrés d’ardoise, tavelés de mauve… Elle tenait entr’ouverte sa bouche rouge fendillée, et Philippe frissonna soudain en imaginant le froid des belles dents épaisses…
— Viens, Vinca…
— Où ?
— Là… par là…
Il désignait un lieu inconnu de lui, écarté de la route, un lieu qu’il imaginait moussu, ou nappé de sable blanc, ou herbu comme une prairie de juin… Il le rencontra comme en un songe. Blanc de sable, vert de foin forestier à lances fines, moussu au pied d’un hêtre, et étroit à faire peur… En même temps, il faillit buter contre ce qu’il n’avait ni imaginé ni vu : un couple couché, rassasié, immobile, qui ne bougea pas sous les regards. La femme étendue ferma seulement les yeux et se serra contre l’homme.
En faisant volter sa bicyclette, Philippe faillit renverser Vinca, qui trébucha et ne dit mot.
— Allez, tourne, on s’est trompés, dit-il d’une voix haute et factice.
Il la poussait vers la route sans ménagement.
— Avance, quoi avance ! Tu as les jambes en beurre, aujourd’hui ?
Il eût voulu qu’elle ne vît pas, avec lui, ce couple couché. Il eût aimé que de l’avoir vu elle s’enfuît farouche, et révoltée…
— Avance, mon petit, avance…
— C’est une ronce, Phil… Elle est prise dans mes rayons…
Il ne l’aida pas, la laissa s’arracher aux vieilles ronces féroces, en la regardant durement. Elle ne lui demanda ni secours ni explication, et sur la route se contenta de lécher sa main écorchée.
— Recule ta machine, Vinca… Ta roue dépasse… un peu plus ce chauffard te fauchait…
— Oui…
— Midi vingt !… S’ils n’arrivent pas dans deux minutes, on roule.
— Comme tu voudras…
« Pour obéir, elle obéit, pensa-t-il. Jusqu’où m’aurait-elle obéi, dans le bois ?… »
Du vallon montèrent des appels, les aboiements suraigus de la petite chienne. Philippe leva les bras, répondit « hé ha ! » à pleine voix. Lorsque le peloton atteignit le palier, il sauta en selle, et avec une sorte de gratitude se mêla à ses compagnons.