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La Fleur de l’âge (éd. Le Fleuron, 1950)/Des mères, des enfants…

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DES MÈRES, DES ENFANTS…


Des mères, des enfants ; des lices, leurs chiots, les chattes, les chatons à raison de douze par tête, ou mieux par ventre de chatte ; la vache Violette, son veau qu’on lui enleva ; les hirondelles, qui pour capitonner leur nid enlaçaient, au duvet des poules, quelques-uns de mes longs cheveux ; la portée d’une souris, six souriceaux gros comme des frelons, tétant tous à la fois leur mère minuscule… Peu de mâles ; de temps en temps un interminable matou, noir comme l’anguille mouillée, un chien trouvé, un limier, offert en cadeau, et que nous n’avions pas osé refuser… Des mères, des rejetons, féconds à leur tour : voilà qui ne m’a jamais manqué, pendant les vingt premières années de ma vie. Ainsi le voulait l’ordre des choses, aussi fatal que le fil d’une rivière. Pensais-je moins à ma propre mère qu’à toutes ces mères qui m’entouraient ? C’est possible. On ne songe pas à la présence de l’air.

— Ta mée vient te chercher à quatre heures ? demandais-je à des camarades d’école.

— Oui, elle vient me chorcher.

Mais la mienne, ma « mée », ne venait pas me chercher. Elle n’aimait pas ma figure d’école un peu salie, ni mes cheveux, mes vêtements imprégnés de l’odeur des autres enfants… Je crois qu’elle n’est jamais venue me chercher. Je la retrouvais aux limites de son empire, debout sur notre perron, tournée vers la petite rue des Sœurs, quand j’étais en retard. Si je ne musais pas en route, si je ne faisais pas un détour pour accompagner Camille Corneau ou Jeanne David, aucune vigie derrière la rampe — forgée aux initiales du premier mari de ma mère — ne guettait mon retour, et je rejoignais « Sido » au jardin.

Penchée sur une plante, courbée pour traquer la courtilière qui décimait les salades, accroupie et fouillant le profond feuillage des violettes doubles, quand, et sur quelles merveilles, ne l’ai-je pas vue penchée ? Penchée encore, je la surprenais au-dessus de la corbeille aménagée pour la chatte :

— Ne la dérange pas, elle fait ses petits. Elle en a déjà deux. Le troisième vient… Ne fais pas de bruit, la chatte travaille…

Elle n’ajoutait pas : « Va-t’en ! » elle disait « Regarde ! » et ce n’était pas sa faute si je détournais la tête.

Je n’ai pas appris d’elle qu’entre mères et enfants un amour indéformable et rigide, qu’on nomme sacré, ne se rompt qu’au prix de malédictions et d’un grand bruit injurieux. Bien au contraire, elle secouait et détachait de moi, d’une main impérieuse, les fruits de tels enseignements venus de l’école ou de mes lectures.

— Maman ! La fille de la chatte qui bat sa mère ! Oh !… Mais elle la bat pour de vrai !

— C’est que les temps sont venus. Qu’y faire ? C’est écrit.

— Où, écrit ?

— Partout.

— Que moi je te battrai ?

— Non. Je ne serai plus assez jeune. Mais… tu me quitteras.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est écrit. Regarde, Louise Thomazeau a quitté sa mère, pour se marier.

— Je sais bien, c’est pour ça que Madame Thomazeau est si triste, et qu’elle est couchée.

« Sido » tressaillait comme piquée par un caqueziau. Elle tournait vers moi sa ronde et preste personne, son sécateur, son plantoir, et ses yeux gris en un instant courroucés :

— Madame Thomazeau est une harpie, une mauvaise mère, une vieille horreur, une folle dangereuse, une simulatrice, une criminelle, — et je ne dis pas tout ! Madame Thomazeau est en train d’empoisonner savamment, au loin, l’existence de sa fille et de son gendre, de se livrer à un chantage abominable pour ravoir sa fille, et tu t’extasies sur la « douleur » de Madame Thomazeau !

— Mais je ne me suis pas extasiée sur…

— Et tu voudrais que j’aille porter des roses à Madame Thomazeau !

— Mais je n’ai jamais voulu que tu ailles porter…

Son animation fondait en un soupir, et elle changeait toute :

— Je le sais bien, Minet-Chéri. Mais j’irai tout de même. Cette Madame Thomazeau qui vieillit à vue d’œil, exprès… Ces fenêtres fermées par beau temps… Cette photographie de sa fille à son chevet, une photographie en mariée, à qui elle jette un sort chaque fois qu’elle la regarde… Ah !…

Du plat de sa main elle rejetait mes cheveux en arrière, dégageant le grand front que je cachais, et qu’elle trouvait beau :

— C’est cette femme qui m’apprend tout ce qu’une mère doit se garder de faire…

Il paraîtra étrange qu’un sentiment maternel aussi libre, aussi vigilant que le sien honnît les familles très nombreuses. Capable de les secourir, elle les contemplait avec une sorte de consternation. Sa morale, qui ne prenait conseil d’aucune morale, blâmait les séries imposantes d’enfants.

— Nous ne sommes pas faites pour de telles portées, disait-elle. Il me semble toujours que des enfants si nombreux sont des enfants bâclés.

— Mais, maman, nous sommes quatre, ce n’est déjà pas mal.

Elle rougissait avec vivacité.

— Pardon ! j’ai eu deux maris. Je ne suis donc que deux fois la mère de deux enfants. Et vous êtes tellement différents ! Ce qui me fait peur, c’est la ressemblance… Regarde, ces malheureux petits Pluvier ! Neuf paires d’yeux bleus, neuf chevelures en boucles blondes, neuf petits nez bien faits, neuf dentures pareilles, avec les incisives écartées… Bouh !

— Mais ils sont beaux, maman ?

Elle secouait la tête, faisait son regard de chèvre :

— Beaux ?… Oui, ils sont beaux. Un cauchemar de beaux enfants…

Mais son grand scandale était la famille Sarcus, de qui le nom, et le type, marquaient l’origine juive ou tzigane. La vaste mère Sarcus avait, par vingt-deux fois, déposé le fruit de ses flancs à côté du lavoir, dans un plant de carottes, auprès de l’âtre froid, n’importe où, distraitement. Elle en avait bien perdu quelques-uns, mais elle s’en consolait avec les dix-huit survivants, tous noirs et ligneux à l’image de leur père… Ma mère apprenait, divulguait les nouvelles de la famille Sarcus comme celles de la grêle ou de l’invasion. N’empêche que son agitation, jamais stérile, se résignait à bousculer les tiroirs, plonger jusqu’à la cale des profonds placards, ramener au jour le vieux drap, le lainage adouci qui couvriraient le dix-huitième petit Sarcus… Ses bienfaits alors, sa pitié s’accompagnaient d’une sourde mélopée de malédictions, marmonnement d’autant plus incantatoire qu’il y était question de certain « bouc désastreux », en qui je ne savais pas encore reconnaître Sarcus le père, minuscule et imperturbablement prolifique.

Car je n’ai pas pu ne pas remarquer, dès mon jeune âge, que la mansuétude de « Sido », épandue sur les nouveau-nés, tous les nouveau-nés, sur les mères anxieuses près de leur terme, ne remontait pas jusqu’au géniteur. Elle avait une mordante manière de rabaisser la fatuité des jeunes pères, béats au chevet d’une accouchée exsangue. Moffino, notre chien de chasse, fut vertement relevé de la garde bénévole qu’il montait près d’une corbeille pleine de petits chiens :

— Mais, maman, ce sont ses enfants ! pleurnichai-je.

Sur le visage de ma mère brilla cette gaîté impénétrable et combative qui souvent me déconcertait.

— Justement, dit-elle.

— Pauvre Moffino, reniflai-je, où veux-tu qu’il aille ?

— Où l’appelle son rôle de père, riposta ma mère. Au café. Ou bien jouer aux cartes avec Landre. Ou bien faire de l’œil à la lingère.

Car sa manière de plaisanter ne descendait jamais jusqu’à nous. Trop fière, et faisant cas de ses enfants, elle leur laissait courir la chance de la rejoindre, de la reconnaître derrière une allusion, une raillerie, des jeux de mots ; ainsi elle nous faisait agiles d’esprit, un peu méprisants, entichés d’un argot familial qui ne s’en tenait pas au seul langage, et remaniait à notre usage les sentiments…

— Que tu es laide quand tu pleures, ma fille. Viens, Minet-Chéri, que je te refasse belle.

Elle assigna au chien une place d’arrière-plan, où il se coucha avec un grand bruit de sac de pommes de terre qu’on vide, et je me mis en boule aux pieds de « Sido », la tête à la hauteur de ses genoux. Le soleil de trois heures me ferma les paupières, et le va-et-vient du peigne m’engourdit. Au creux d’un fauteuil d’osier dormait une chatte pleine ; en étendant la main je tâtais son flanc habité, les têtes rondes de la portée prisonnière et ses bonds de dauphins sous le flot. Bienheureuse, la chienne bâtarde allaitait ses bâtards, croisés de chien d’arrêt et de demi-griffonne. Point de garçons adolescents en vue, point d’homme. Des mères, des enfants encore ignorants de leur sexe, une paix profonde de gynécée, sous les nids de mai et la glycine transpercée de soleil. Je ne tenais plus au monde réel que par le ronronnement de la chatte, le clair tintement d’une enclume proche, et les mains de ma mère, qui sur ma nuque légèrement tressaient mes cheveux…