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La Fleur de l’âge (éd. Le Fleuron, 1950)/Florie

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FLORIE



Pourquoi un jongleur, Arsène ? Ça se porte, le jongleur ? »

— Et quoi mettre ? Tu ne veux tout de même pas un chanteur ? Ni une danseuse ? J’ai un trou dans ma Revue. Faut que je le bouche.

— Voui, dit Florie pensive, voui…

Lorsqu’elle était préoccupée, le sympathique accent du faubourg natal lui remontait aux lèvres.

— Comment va-t-il, le type tombé, Arsène ?

— Jackie ? Il va bien, si tu t’en rapportes aux gens de la clinique. Question boulot, une fracture de la rotule, tu vois ça…

Florie caressa superstitieusement sa propre rotule ovale, charnière précieuse de sa jambe.

— J’espère bien que je ne verrai jamais ça…

— Alors, reprit Sutter, j’essaye ce type, le jongleur. Son travail est spécial. Et il aura toujours les femmes de son côté, vu qu’il est beau gosse.

— Fais comme tu veux, dit Florie indifférente.

La célèbre Florie et Arsène Sutter, verdâtres comme des noyés sous un fanal bleu, s’accotaient l’un à l’autre, serrés entre deux portants. Directeur et vedette, épaule contre épaule, échangeaient peu de paroles, habitués professionnellement à se reposer debout, et à attendre. Pourtant Sutter se tourna vers Florie.

— Tu ne veux pas t’asseoir ?

— Sur quoi ? dit Florie ironique.

Au-dessus d’eux, sur le faîte d’une pyramide étrange, juponnée de volants en mousseline rose, se tenait une figurante immobile, ensachée à mi-corps dans les volants. Elle attendait d’incarner la Crinoline dans le tableau des Modes du Second Empire. À cause de l’encombrement des coulisses, on la hissait tous les soirs à quatre mètres en l’air, et elle restait plantée là-haut, isolée du monde, pendant vingt-cinq minutes.

— Je ne suis pas fatiguée, ajouta Florie.

Sutter glissa vers elle un regard d’affectueuse et commerciale admiration. Trois cents soirées, deux matinées par semaine et les matinées supplémentaires des jours de fête, trois mois de répétitions, changements de costumes, sketches dansés et chantés passaient sur Florie depuis près de trente ans sans avoir raison de sa vigueur ni même de sa beauté.

— Ça va être son tour, au jongleur, dit Sutter.

— Il s’appelle comment, déjà ? demanda Florie.

— Lola.

— Lola ? Encore un truc d’androgyne ?

— Penses-tu, dit Sutter. Lola, c’est un prénom russe d’homme, à ce qu’il dit.

Florie éclata de rire. Une étincelle bleue se posa sur chacune de ses dents sans tache, deux étincelles bleues dansèrent dans ses prunelles couleur de pervenche.

« Elle est formidable », admira Sutter. Un maquillage épais, tenace et lisse, ne révélait pas grand’chose de la vraie Florie. Elle tenait le menton haut, par habitude et pour effacer les plis du cou. Mais, de près, Sutter voyait jouer, sous l’oreille et le menton de la vedette, des tendons en long, des « colliers » en travers, tout un jeu d’épiderme décollé, de muscles lâches. Les joues se défendaient bien, grâce à leurs pommettes hautes et à un fard magnifique, d’un rouge clair et gai, au-dessus duquel les paupières n’étaient que cils en rayons divergents, coloris violâtre habilement dégradé, et sourcils bleu foncé, nets et durement horizontaux. Arsène Sutter posa sur l’épaule nue de Florie une main pesante et précautionneuse, comme il eût fait à un cheval de course coûteux et imbattable. Autour d’eux l’équipe des machinistes évoluait discrète, sur des savates effilochées et des espadrilles en charpie, avec le respect dû à un couple d’où pouvaient pleuvoir semonces et gratifications.

— Voilà Lola, souffla Sutter. Il entre par le jardin et il sort par la cour.

Sérieuse, Florie suivit le numéro du jongleur, qui lançait en l’air une variété bizarre d’objets légers, mêlés à de lourdes balles d’or. Pétales de roses en papier, plumes, petites flèches empennées qui planaient puis piquaient du bec vers le sol, rubans et papillons de cellophane volaient lents entre les balles véloces et semblaient apprivoisés par la main du jongleur.

— Ça, c’est rigolo, estima Florie.

Lola termina par un lancer de boomerangs et se retira comme il était venu, nonchalamment. Il ne sembla ni surpris, ni ému de s’entendre rappeler cinq fois. Pendant qu’il saluait, son regard balayait la salle de gauche à droite, de droite à gauche, ainsi le public pouvait se rendre compte que Lola avait des yeux clairs, verts ou gris, sous une chevelure d’un noir absolu dont les ondes résistaient à la gomina. Un très beau garçon en somme, mince ici, large là, dont l’attrait eût paru suspect si dans l’œil gris ouvert n’eût veillé la gravité fixe, l’infaillibilité du regard qu’exigeait son métier.

Sutter consulta Florie.

— Ça va ?

— Ça va, dit Florie, en enjambant les câbles électriques gainés de caoutchouc.

— Et beau gosse, en effet, ce qui ne gâte rien, ajouta-t-elle.

Le lendemain, à la représentation d’après-midi, le jongleur se trompa, fit sa sortie par la cour, et faillit renverser Florie debout derrière le portant sous le fanal bleu.

— Oh ! pardon, Madame Florie… Je viens de faire mon numéro à Bruxelles où il fallait entrer et sortir par le même côté, alors…

— On vous rappelle, interrompit Florie. Retournez saluer.

Quand les rideaux se refermèrent, Florie avait quitté son poste. Au sommet de l’édifice en mousseline rose, la figurante stylite considérait toutes choses humaines avec une sérénité d’ange triste, et le second régisseur cria : « Madame Florie, en scène ! » au moment où le jongleur s’éloignait.

— Pourquoi vous m’avez envoyé des fleurs ? demanda Florie à Lola le jour suivant.

Debout sous le fanal, la sombre lumière bleue ruisselait sur elle, coulait de son menton levé à son épaule, mouillait la faible saillie de sa hanche et ses souliers de paillettes :

— Je voulais vous remercier de m’avoir fait gagner un rappel, répondit Lola.

Il n’avait presque pas d’accent, roulait seulement les r à l’espagnole, et disait « rémercier ». Mais il s’adressait à la vedette-idole sans l’ombre de timidité, et ses prunelles gris-vert allaient des yeux de Florie à ses dents, de ses dents à ses célèbres jambes, paresseusement.

— C’est curieux, votre numéro, dit Florie.

Il ne releva pas le compliment, fit des lèvres une moue de modestie dédaigneuse, et Florie, qui regardait justement la dangereuse bouche de l’homme, gonflée et comme enfantine, frémit des épaules.

— Vous ne prénez pas froid, Madame ?

— Non, dit Florie. J’ai l’habitude. Pensez !…

Elle s’interrompit sur ce « pensez ! » qui évoquait la longueur de sa carrière, et reprit :

— Ça vous est venu comment, l’idée de travailler avec des trucs qui volent ?

— Dieu sait, dit Lola. Dans mon pays, vous savez, les rosiers sont très grands, on voit voler les… les… pétales…

Il leva le bras, claqua des doigts dans l’air. Florie, suivant son geste, chercha au-dessus d’eux un vol de roses défleuries, mais elle ne rencontra que les yeux vides de la petite Crinoline Second Empire, exténuée et immobile.

— À demain, dit-elle machinalement, en tendant la main au jongleur.

Son tranquille et régulier sommeil de rude travailleuse se troubla de songes et de souvenirs, de figures oubliées, et de très grands rosiers dont le vent dispersait les pétales.

Les soirs passèrent, marqués pour Florie d’une entrevue quotidienne, d’un banal entretien de quelques instants avec le jongleur. La chaleur qui lui venait d’un timbre de voix, d’un regard sans rivaux lui suffisait, lui versait la force de danser sans négligence, de changer de costumes fiévreusement, de provoquer « son » public des secondes galeries, serré en haut de la coupole comme les abeilles qui veulent essaimer…

— Tu m’épates, tu sais ! disait Arsène Sutter. Qu’est-ce que tu as donc mangé ?

Le soir où Florie rencontra, dans les clairs yeux gris-verts de Lola, une sorte de rancune irrésistible, une menace qui se passait de paroles, un trouble pareil à celui qui égarait ses propres rêves, elle foula les planches d’un pied de ballerine, s’abandonna à une grâce, à une fougue qui avaient vingt-cinq ans. Sous le fanal bleu, elle renversa vers Lola un beau visage frénétique, avoua tout :

— Je serais si contente que vous veniez tout à l’heure boire un verre de champagne dans ma loge…

— Je ne bois que de l’eau, répondit Lola, qui ressembla aussitôt à un homme ivre, car le genou de Florie s’appuyait pour la première fois contre le sien. Florie fléchit un peu, toucha du doigt le contour délicieux de la bouche qu’elle convoitait et murmura :

— Alors laissons passer les fêtes de Pâques et les six représentations en trois jours. Lundi à minuit, vous boirez de l’eau glacée… chez moi… si vous voulez…

Il la saisit avec une force sournoise, serra contre lui un long corps qui n’avait pas perdu ses proportions enchanteresses, et Florie ferma tragiquement ses paupières bleues.

Le lendemain soir le jongleur manqua coup sur coup trois de ses miracles les plus séduisants et le public, après avoir murmuré, prit le parti de rire et d’applaudir quand même. Florie apprit l’incident par Sutter, qui savait toujours tout.

— Qu’est-ce qui m’a fichu un coco pareil ? dit Sutter en fronçant ses sourcils roux.

— C’est pas moi qui l’ai engagé, répliqua Florie non sans perfidie.

— Qu’est-ce qu’il te disait, hier soir, derrière le portant ? Florie simula la myopie, parut viser dans le lointain du « jardin », les préparatifs des « Escarpolettes du Parc-aux-Cerfs » :

— Hier soir ?… Ah ! oui. Il me disait qu’il ne buvait jamais que de l’eau, figure-toi.

— Comme c’est intéressant, grommela Sutter.

— T’aurais mieux aimé qu’il me pince les fesses ?

Sutter faillit répondre, mais il regarda Florie et se tut. Dans leur passé d’anciens amants il lui avait déjà vu cette figure de lionne insolente, ce nez qu’élargissait la crispation des narines, ces yeux qui savaient braver un poing d’homme levé…

Derrière le portant, Florie et Lola se toisèrent, muets et brûlants comme deux ennemis. « Après-demain… » dit Florie tout bas, et Lola, ayant laissé rouler dans l’orchestre trois balles d’or, raté tout un essaim de plumes et de papillons, sortit sous les huées, insensible et superbe.

— Drôle de salle, ce soir, dit Florie en quittant le plateau après son sketch. Je ne sens pas le public, il est comme une planche pourrie. Qu’est-ce qu’il a ?

On le lui expliqua. Elle fronça ses sourcils bleu marine, puis se remit à compter les heures qui la séparaient d’un tête-à-tête, d’un souper de fruits rares, d’une débauche d’eau glacée, scintillante dans des verres fins, enivrante autant que le champagne…

L’avant-dernier matin, elle le consacra à un héroïque et minutieux examen d’elle-même. D’habitude, elle vouait à des soins nécessaires, à des ravages connus, un minimum de temps et une poigne rude. « Je me traite comme un meuble », disait-elle. Mais ce matin-là, dans une sorte de laboratoire grand ouvert à la chaste et impitoyable lumière du printemps, Florie supporta mal la rencontre de son visage dans le miroir. Elle interrogea longuement son reflet, lui fit l’aveu d’une grande folie tardive, confessa humblement qu’il allait s’agir non plus de caprice et de plaisir, mais de passion et de douleur désapprise.

Depuis bien longtemps elle n’avait pas vu ses larmes naître, puis franchir avec un petit bond le bord de ses paupières. Elle ne put les maîtriser à temps et tous ses traits naufragèrent dans le miroir…

Elle arriva à sa loge un peu plus tôt que d’habitude, et s’enferma. Quand elle reconnut, dans le couloir, le pas nonchalant de Lola, elle retint sa respiration, et attendit. Puis elle entr’ouvrit sa porte, et ne jeta qu’un coup d’œil à la silhouette qui s’éloignait, à la nuque parfaite, aux épaules qui eussent porté aisément un chevreuil mort…

De sa loge fermée, elle entendit le tumulte de la salle, que le jongleur maladroit exaspérait. Il fallut, pour calmer et reprendre le public, l’infaillible humour de Florie, son fluide de dompteuse. Elle tremblait légèrement sur ses jambes en attendant, après le sketch, la visite d’Arsène Sutter.

— Tu es au courant, Arsène ?

— Le jongleur ? Bien entendu.

— Tu l’as vu ?

— De mon avant-scène.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Lui ? Il rigole. Il dit qu’il s’en fout.

Florie se pencha sur son miroir, et glissa entre ses cils le petit rouleau de papier à boire les larmes.

— Ah oui ? Eh bien, moi, il y a une chose dont je ne me fous pas, c’est de trouver après le numéro de ce type mon public en pagaille… Arsène, tu veux me rendre un service ?

— J’intervertis les numéros ?

Florie n’hésita qu’une seconde :

— Non. Le type ne vaut pas ça. N’importe où tu le mettras, il nous fera des embêtements.

— Je résilie ?

— Oui, Arsène. Tout de suite. Gros dédit ?

— Trois fois rien. On lui laisse faire la soirée ?

— Non… Non, Arsène. Dédommage-le. Règle ça gentiment, largement. Arsène… Écoute, Arsène…

— Bon, bon. Tu sais bien que tu n’as qu’à parler pour avoir ce que tu veux. Ne t’énerve pas, mon coco. Tiens, après la soirée, viens donc manger un morceau avec nous deux ma femme ?

— Non… J’ai comme l’estomac serré, Arsène…

— Justement. Six huîtres et un petit steck au poivre, ça te le desserrera. Je sens que tu vas être formidable dans ton sketch, aujourd’hui.

Florie leva vers Sutter son visage protégé par le fard :

— Tu veux que je sois formidable, Arsène ?

— J’y tiens absolument.

Elle rejeta son peignoir, et l’habilleuse lui suspendit aux épaules une écume impondérable de plumes roses, qui ruissela sans hâte et sans bruit jusqu’à terre, puis accompagna les hauts talons et le pas arrogant de Florie.

— Me quitte pas, Arsène !…

— Je ne te quitte pas, mon coco.

— Viens avec moi jusqu’au portant. Donne-moi le bras, Arsène…

Ils atteignirent, bras sur bras, le portant par où s’échappait un souffle énorme de musique.

La grosse main amicale du directeur n’ouvrit ses doigts qu’au moment où une ritournelle souleva Florie et l’emporta sur la scène. Dissimulé derrière une azalée de toile peinte, Sutter tendit son oreille subtile aux bruits de la scène. Entre deux corolles, son œil happa des aspects caractéristiques de Florie, la Florie au nez dévoré de lumière, toutes dents visibles, la Florie de profil à ventre plat, un certain piaffement, un certain temps de valse de Florie…

Rassuré, il s’épongea le front, soupira largement et gagna son bureau directorial.