La Fleur de l’âge (éd. Le Fleuron, 1950)/Le Cirque
LE CIRQUE
est surtout en regardant jongler Rastelli que je me
rendis compte — riez de moi si vous voulez — qu’un
cirque est rond. Une constatation si tardive ne tend pas seulement
à honorer les mânes de Monsieur de La Palice. Elle
glorifie entre tous l’artiste voué à évoluer dans les cirques,
que cet artiste ait deux ou quatre pieds, une crinière, une
toison frisée, la chevelure bien gominée de l’acrobate ou le
petit œil d’or rouge du pigeon dressé.
Rond, cerné, assiégé de regards, soumis à l’attention convergente, rond comme le puits, comme le Maelström, comme tous les vortex, rond et sans brèche, sans espoir d’évasion, comme le piège sableux du fourmi-lion… Lecteur qui souriez de ma découverte, aviez-vous pensé que mitraillés de toutes parts l’acrobate, l’écuyère, le jongleur, le gymnaste qui ne tient qu’à un fil, le virtuose qui joue le Carnaval de Venise sur une boîte à cigares sont contraints d’avoir autant de faces captivantes qu’un diamant bien taillé ?
Qu’est auprès du métier qui oblige un artiste à plaire de dos, de profil, de face et de trois quarts, qu’est celui du comédien ? Antoine et Lucien Guitry n’ont réalisé et enseigné que leurs miracles personnels, ils ne pouvaient rien de plus contre la boîte à trois pans, le non-sens impérissable, la scène. Un acteur de génie joue de dos ? J’en tombe d’accord. Il n’en est pas moins réduit à une personnalité laminée, à une part obscure de lui-même ; tourné vers la toile de fond, il ne reçoit ni la lumière de la rampe ni la chaleur que projette le public. Bref, il subit, relativement, le sort de la plate image cinématographique.
Il y a quelques années, j’ai applaudi Grock au cirque. Me trompé-je en confessant qu’un numéro aussi célèbre, aussi marquant se ressentait d’avoir quitté la scène ? Immuable et minutieux, l’extraordinaire Grock appartient au théâtre en ce sens qu’il n’a qu’un seul dos, une seule face et deux profils. Rastelli, qui jongla sur scène et sur piste, prouva qu’il détenait un pouvoir supérieur d’attraction, j’oserai dire de préhension, et qu’il était, vu de toutes parts, aussi admirable que l’est une statue. Ses prodiges ne perdaient rien à être contemplés de dos. Il mourut tôt, et jonglant avec des séries de planètes il semblait entraîné, engrené dans leur ronde, aspiré par l’éther. Le Vieux Footit, rompu au champ circulaire, imbu de la poésie et de la fantaisie de la piste, avait le dos et l’encolure les plus parlants qui soient. Cette grosse nuque à son gré chagrine, agressive ou ironique, ce corps massif et léger, quand leur force les abandonna il les laissa dépérir derrière un comptoir de bar…
Une force centripète semble retenir, fixer à jamais l’artiste formé pour le cirque. Un peu brisé par un accident, le comédien s’accommode, se transforme, se reforme et rejoue. Pour le gymnaste, le clown grièvement blessé, la peine est sans remède, le corps et le cœur refusent toute guérison si la guérison s’offre en dehors de l’orbe rompu, de la giration sacrée. C’est une misérable vie que traînent, même résignés, les expulsés du cercle magique. J’ai connu l’un d’eux, un vieil homme correct, devenu régisseur d’un music-hall suisse. L’aspect de son étroit bureau — je passais au gré d’une tournée — me surprit, illustré exclusivement de portraits hippiques, et je lui posai une question. « Hélas ! Madame, c’est moi qui étais X… » Je tais encore son nom, qu’on oublie, et qu’il citait déjà au passé. « Ici, ajouta-t-il, c’est un ancien cirque. C’est moins triste. »
Comme beaucoup d’enfants, j’ai passé par une vocation d’écuyère. Il suffit pour l’inspirer d’un cirque ambulant qui s’arrêta dans mon village et de l’admiration qui frappa une fillette de huit ans à voir une autre fillette galoper, debout, sur le dos du cheval de panneau. La petite fille-vedette s’appelait, sur les affiches mal collées et déchiquetées par l’averse, Rosa, et elle stimulait le lourd galop mathématique en criant : « Hop ! hop ! » Après elle, une pauvre toute petite fille, qui paraissait cinq ans à peine, montait aussi sur le gros cheval. Mais je l’entendais supplier, à travers les tzim ! tzim ! des cuivres et de la caisse : « Assez ! assez ! » Cette dernière, je la méprisai. Car je comprenais obscurément que la récompense et l’angoisse tournent ensemble, inséparables et amies, sur la sciure et la râpure de liège et qu’un antique orgueil les entraîne. Le plus beau numéro de cirque sera toujours le plus périlleux. Les peintres du cirque peignent et aiment le clown tacheté comme un léopard, la charmante fille qui, ayant voltigé, retombe assise, pieds croisés, dans sa jupe d’écume. Mais ils ont commencé par aimer un corps précipité du trapèze dans le poudroiement astral des projecteurs, pendant l’insoutenable moment de silence qui immobilise, bâton levé, le chef d’orchestre.
À l’origine de leur prédilection est le séduisant danger de mort. Aucun d’eux, aucun de nous n’est un monstre, pourtant. Mais le point d’honneur, c’est toujours d’aventurer une vie. Faute de risque personnel nous nous prenons de passion pour le spectacle du risque. Il n’y a pas là de quoi rougir, puisque après le goût de l’angoisse éclate en nous l’ineffable gratitude, l’envie de serrer dans nos bras l’être ailé, le héros qui a survécu, affronté la gueule fumante des tigres, que la trompe des éléphants a soulevé et brandi, qui a rencontré dans le vide, en quittant un trapèze, deux mains humaines assez puissantes pour interrompre son vol vers la mort.