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La Fleur de l’âge (éd. Le Fleuron, 1950)/Noël ancien

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NOËL ANCIEN


Dans mon pays natal, Noël ne comptait pas, quand j’étais enfant. Mon petit pays libre-penseur supprimait, dans la mesure de son possible, une fête dix-neuf fois centenaire, qui est celle de tous les enfants. Ma mère, ma très chère « Sido » athée, n’allait pas à la messe de minuit, rendez-vous, comme celle du dimanche, des familles bien pensantes et de quelques châtelains qui s’y rendaient en landaus fermés. Elle craignait pour moi la froide église au clocher foudroyé, ses courants d’air, ses dalles fendues, ne craignait-elle pas d’autres charmes, les pièges catholiques de l’encens, des fleurs, l’engourdissement des cantiques, le vertige doux des répons ?… Ce n’est pas avec moi qu’elle s’en fût expliquée, quand j’avais dix ans. Mais j’ai conté ailleurs que le vieux curé, en la préférant à ses ouailles pieuses, ne put jamais la réduire. Entre elle et lui point de casuistique, il n’était question que de moi, de mon instruction religieuse, du catéchisme, de ma première communion. Et Sido, les sourcils froncés, mordait l’ongle de son index.

Il va sans dire que je m’alliai fougueusement au curé Millot, qui m’avait baptisée, et que je voulus catéchisme, vêpres chantées, robe blanche et bonnichon ruché. Je voulus, j’eus les Saluts du mois de Marie, en mai, quand les jours sont si longs que par la grande porte de l’église, ouverte face au maître-autel, on voit le soleil se coucher par delà les cierges, et que l’odeur des troupeaux remontant vers le village se mêle à celle des camomilles, des premiers lys et des roses blanches autour de la Vierge de plâtre… Qui donc l’avait offerte à la paroisse, cette grande Vierge d’autrefois, blanche à ceinture bleue ? Elle n’était pas ancienne, mais décolorée ; l’humidité de notre église pauvre ne lui valait rien, en outre une retouche de couleur — la pupille noire de l’œil, qu’une main maladroite avait ravivée — lui ôtait la sérénité.

C’est pendant mes premiers mois de catéchisme, à la rentrée d’octobre, que je frayais avec les élèves de l’école libre. D’habitude, nous les tenions, nous autres de la laïque, loin de nous. Car la force et la brutalité des sentiments enfantins sont grandes. Mais nous respirions aux leçons de catéchisme et aux offices une douceur propre à capter les mécréantes de plus de dix ans, et quel plaisir de faire amitié avec ce qu’on a honni ! Le jour qu’à mon épaule de petite fille une épaule pareille s’appuya, qu’une tresse blonde glissa contre l’une de mes tresses et se lova sur mon livre ouvert, et qu’un doigt taché d’encre, un ongle noir soulignèrent le texte latin : « C’est là qu’on reprend : Ora-a pro-o no-bis… » je fus conquise.

Conquise à la piété ? Non pas. Conquise à l’inconnu, à des refrains scolaires que mon école n’enseignait pas, à des « morceaux choisis » plus émus que les nôtres et pleins de Dieu, à des génuflexions, des prières volubiles, des échanges d’images et de chapelets, et surtout à des récits de « souliers de Noël »…

La première fois qu’une petite fille « vouée », en robe bleue, tablier blanc, un bout de natte ficelé d’une ganse bleue, la médaille d’argent au cou, me demanda : « Qu’est-ce que Petit Jésus t’a mis dans tes souyers à Nouël ? » je fis ma plus grosse voix pour répondre :

— Mes souyers ! Ben, tu m’arales avec mes souyers ! Combien t’y de foués que je répète que c’est les parents, et pas le Petit Jésus ? Et pis, d’abord et d’une, Nouël compte pas, c’est le premier de l’an qu’est pour de bon.

La main sur la bouche, les « petites des sœurs » s’envolèrent scandalisées :

— Oh ! ce qu’alle a dit ! Oh ! ce qu’alle a dit !

J’entends encore claquer au loin les sabots, et l’exclamation changée en refrain : « Oscaladi ! Oscaladi ! »

Décembre me trouva moins brusque, et comme sentimentale. Je relisais les contes d’Andersen, à cause de la neige, et de Noël. Je demandais à ma mère des histoires de Noël… Ses pénétrants yeux gris s’attachaient aux miens, elle me tâta le front et le pouls, me fit tirer la langue et boire du vin chaud sucré, dans ma toute petite timbale d’argent bosselée.

En Basse-Bourgogne, le gobelet de vin chaud est panacée. Même mouillé d’une goutte d’eau, il me déliait la langue, devant le feu de souches de pommier. Mes sabots emplis de cendres chaudes séchaient lentement, fumaient, et je remuais les doigts de mes pieds, en parlant, dans les chaussons de laine.

— Maman, Gabrielle Vallée m’a dit que dans ses souyers, l’an dernier, à Noël… Maman, la Julotte des Gendrons é m’a dit qu’à Noël, elle a vu une comète dans la cheminée… Maman, y a Fifine, mais vrai, tu sais, — croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer — elle a vu descendre comme une lune dans ses sabots, à Noël, et une couronne toute en fleurs, et le lendemain…

— Bois tranquillement, disait ma mère.

Elle me disait « bois » comme elle m’eût dit : « Enivre-toi et parle. » Elle m’écoutait sans sourire, avec cette sorte de considération que souvent je l’ai vue témoigner aux enfants. Mise en confiance, le feu du vin de Treigny aux joues, je racontais, j’inventais.

— D’ailleurs, Monsieur Millot l’a bien dit, que c’est toujours dans la nuit de Nouël que… Et le frère à Mathilde, donc ! La nuit de Nouël d’y a deux ans, il s’en va voir à ses vaches, et au-dessus de la cabane à z’outils il voit dans le ciel une grande étouelle qui lui dit…

Ma très chère « Sido » me posa sa main rapide sur le bras, me regarda de si près que j’en eus la parole coupée.

— Tu y crois ? Minet-Chéri, est-ce que tu y crois ? Si tu y crois…

Je perdis contenance. Une fleur de givre, que j’étais seule à voir, qui tintait suspendue dans l’air et s’appelait « Noël », s’éloigna de moi.

— Mais je ne te gronde pas, dit ma mère. Tu n’as rien fait de mal. Donne-moi cette timbale. Elle est vide.

C’est peu de jours, peu de nuits après que je fus éveillée avant le jour, par une présence plutôt que par un bruit. Habituée à coucher dans une chambre très froide, j’ouvris les yeux sans bouger, pour ne pas déplacer le drap que je tirais jusqu’à mon nez, ni l’édredon de duvet qui gardait chauds mes pieds sur le cruchon d’eau bouillante. L’aube d’hiver, et ma veilleuse rose en forme de tour crénelée divisaient ma chambre en deux moitiés, l’une gaie, l’autre triste. Vêtue de sa grosse robe de chambre en pilou violet, doublée de pilou gris, ma mère était debout devant la cheminée et regardait mon lit. Elle chuchota très bas : « Tu dors ? » et je faillis lui répondre en toute sincérité : « Oui, maman. »

Elle tenait d’une main mes sabots qu’elle posa sans bruit devant l’âtre vide, et sur lesquels elle équilibra un paquet carré, puis un sac oblong. Elle empanacha le tout d’un petit bouquet d’ellébores, celles qui fleurissaient tous les hivers sous la neige dans le jardin, et qu’on nomme Roses de Noël. Je crus alors qu’elle allait sortir, mais elle se dirigea vers la fenêtre, souleva distraitement le rideau…

Elle avait sous les yeux, peut-être sans les voir, le jardin d’en face, noir sous une neige mince et trouée, la rue déclive, la maison de Tatave le fou, les thuyas toujours verts de Madame Saint-Aubin, et le ciel d’hiver qui tardait à s’ouvrir. Elle mordait son ongle avec perplexité.

Tout à coup elle se retourna, glissa sur ses « feutres » vers la cheminée, enleva les deux paquets par leurs ficelles croisées et planta les ellébores entre deux boutonnières de son corsage. Elle pinça de son autre main les « bricoles » de mes sabots, pencha sa tête un moment dans ma direction comme un oiseau et partit.

Le matin du premier janvier, je retrouvai, à côté de l’épais chocolat fumant, les paquets ficelés d’or, livres et bonbons. Mais je n’eus plus, de toute ma jeunesse, de cadeaux de Noël — d’autres cadeaux de Noël que ceux que Sido m’avait apportés cette nuit-là : ses scrupules, l’hésitation de son cœur vif et pur, le doute d’elle-même, le furtif hommage que son amour concéda à l’exaltation d’une enfant de dix ans.