La Fleur de l’âge (éd. Le Fleuron, 1950)/Rivalité
RIVALITÉ
olie robe, jugea Clara. Mais il me semble qu’Antoinette
n’a pas très bonne mine. Peut-être est-ce seulement l’envie
que j’ai qu’elle n’ait pas très bonne mine… Nous
allons voir ce qu’il en pensera. Comment un homme de
goût peut-il s’intéresser à une femme qui a un si grand front ? »
Elle se pencha sur l’épaule d’une jeune femme assise au premier rang des chaises dorées :
— Marise, est-ce que vous avez facilement le vertige ?
— Le vertige ?… Oui, oui, répondit précipitamment Marise… Oh ! il ne faut même pas m’en parler, ça me tire dans les mollets…
— Alors ne regardez pas le front d’Antoinette. Mégève chez soi. La steppe à perte de vue. Ses cheveux sont là-bas, tout là-bas derrière sa tête. C’est… je ne sais pas, moi… C’est indécent.
Avec un geste de pudeur bien imitée elle abaissa sur son front une grosse vague rousse de cheveux bouclés. Dans le même instant, avertie par la merveilleuse télépathie de l’inimitié, Antoinette fixa sur elle ses lumineux yeux noirs, et devina tout. Aussitôt elle chuchota quelque chose d’urgent dans l’oreille d’une forte dame caparaçonnée de paillettes violettes, en dessinant de l’ongle, sur son haut front pur, des lignes parallèles… Clara, qui ne cachait pas son front uniquement par coquetterie, serra les mâchoires.
« Ainsi, nous en sommes là, songea-t-elle. Qu’on nous laisse seules, Antoinette et moi… de quoi ne serions-nous pas capables ? Elle me saisirait à la gorge, je la traînerais par ses grands cheveux, qu’elle n’a jamais coupés, ses tresses noires qu’elle passait autrefois autour de mon cou… C’est affreux… »
Elle frissonna, ramena sur son épaule un léger chiffon d’hermine… En vain, le quatuor Capet se surpassa dans le finale de Brahms. En vain deux voix se marièrent à ravir dans un Monteverde narquois et vif. Clara, en surveillant Antoinette, attendait l’arrivée d’un homme. « Il ne viendra pas avant la fin de sa pièce. C’est aujourd’hui le service de seconde. Mon Dieu, je sais faire la part des choses : un auteur dramatique ne peut pas se désintéresser… Le voilà ! »
Elle redressa le col, prit l’attitude qu’il préférait, l’air myope et impertinent, la huppe de cheveux bouclés descendant sur le front, entre les sourcils. Pendant qu’il saluait la maîtresse de la maison, puis la grosse dame en violet, puis Antoinette, Clara cessa presque de penser. Elle n’était qu’yeux, et croyait n’être qu’amour. Elle remarqua qu’Il s’attardait devant Antoinette, en profitant du léger désordre causé par le succès des chanteurs. Elle se convainquait qu’Il n’avait pas baisé la main d’Antoinette, mais le poignet, autant dire le bras. Elle observait, glacée d’impatience, qu’Antoinette ne s’était pas levée, et qu’il restait debout, qu’Il se repaissait d’un paysage de chair incomparable, montueux, vallonné, aussi blanc que la robe de velours blanc qui le prolongeait… La jalousie mit aux paupières de Clara des larmes piquantes, et elle ouvrit fébrilement son poudrier d’or…
— Voulez-vous que je vous présente le ténor ? lui proposa l’amie assise devant elle.
— Non ! répondit-elle trop haut.
À six pas de là, Il entendit, Il reconnut la voix de Clara, et s’approcha de biais, entre deux rangs de chaises vides. Plaisir de la voir ou précaution, Il lui souriait de loin, avec cette tendresse vague qu’autorisaient la forme et la couleur foncée de ses yeux bleus. Il n’était pas très jeune, mais sa mauvaise et flatteuse réputation, ses succès de théâtre ne laissaient pas encore aux femmes le loisir de s’occuper de son âge. Depuis qu’il paraissait vouloir se marier, depuis qu’une de ses pièces, qui accablait le célibat, donnait de l’espoir aux jeunes filles un peu rassises et aux intrépides jeunes femmes, Antoinette et Clara, celle-là veuve, celle-ci divorcée, autrefois amies d’enfance, n’échangeaient plus une parole.
— Bonsoir, Chiarissima !
Elle était hors d’elle-même, mais elle se répétait : « Elle nous regarde, elle nous regarde ! » et elle renversa, vers Bussy incliné, le sourire confiant d’une pensionnaire amoureuse de son parrain.
— Cette robe rose ! dit-il.
— Vous l’aimez ?
— Pas du tout.
— Oh !… gémit-elle. Pourquoi ?
— Trop rose. Et puis… Une faunesse comme vous ne met pas une robe rose à volants. Quand on a, entre deux yeux verts, cette houppe de chèvre, cette frisure rousse de bacchante, non, on ne met pas une robe à volants, on s’habille d’une guirlande, on se drape dans une peau de bête, une très petite peau de bête…
Rapidement, avec une irrévérence calculée, il tira le bouquet de boucles rousses qui dansait sur le front de Clara. Elle ne retint pas un petit cri, qui dut percer le cœur d’Antoinette. Pâle et attentive, la rivale tenait à la main un gobelet d’orangeade comme si ce fût une coupe empoisonnée, et ne buvait pas.
— Comment a marché la pièce ce soir ?
— Bien.
— Pas mieux que bien ?
Bussy lui sourit avec une câlinerie reconnaissante.
— Si, mieux que bien.
— La recette ?
— Vingt-deux mille malgré le service. Je vous dis tous mes secrets.
— Tous, vraiment ?
— Tous, sauf un. Mais celui-là j’attends que vous me l’arrachiez.
Elle se leva comme pour la danse, d’un mouvement emporté. Elle ne voulait pas, ce soir, en entendre davantage. Ce soir, elle emporterait cette parole, cette promesse ambiguë, son accent de défaite amoureuse et de défi.
— Vous partez déjà ?
Elle répondit d’un signe, tendit le bout de ses doigts, et comme Bussy, prudemment, baissait la voix pour demander :
— Demain, est-ce que…
— Demain, je vous appelle au téléphone avant onze heures, dit-elle. Comme d’habitude.
Elle atteignait la rangée de chaises, disloquée par le départ des mélomanes vers le buffet, où s’obstinait Antoinette aux côtés de la dame violette. Perfidement elle effleura en passant la robe de velours blanc, et murmura : « Pardon… » en regardant ailleurs.
Clara s’éveillait toujours à la même heure et d’un seul coup. Son esprit clair, depuis qu’elle se sentait amoureuse de Robert Bussy, volait d’abord à celle qui le lui disputait. En pensée elle forçait la porte d’Antoinette, montait un escalier connu, se glissait dans une chambre qui lui avait été familière, toute tendue d’une soie dont la couleur d’ivoire s’appariait à l’ivoire d’une peau brune, et ne s’arrêtait qu’au lit où dormait, gardée par ses deux longues tresses noires, une rivale blanche et belle. « Éveille-toi ! Éveille-toi ! » ordonnait le fantôme matinal. « Éveille-toi pour craindre, pour soupçonner ; éveille-toi pour notre tâche quotidienne ! »
Par les jours de grande jalousie, sa visite de fantôme la grisait d’une sorte d’hallucination, puis elle se repliait lentement, à regret, hors de la chambre blanche…
Le soir, après avoir songé à Bussy, désiré Bussy, mesuré le peu de sécurité que lui inspirait Bussy, son dernier moment lucide la jetait encore vers son ancienne amie. Elle lui souhaitait « mauvaise nuit » ! avec une sorte de gentillesse, récapitulait l’emploi du jour écoulé, échafaudait celui du lendemain. Lorsqu’une fête, une soirée de musique ou de danse lui promettaient qu’elle rencontrerait, outre Bussy, son ancienne amie, elle tressaillait sous un petit choc, sentant le sang monter à ses joues et les farder d’une colère qui l’embellissait… Son souci s’attachait à séduire Bussy, certes. Mais en même temps — quelquefois même avant — il lui fallait déjouer, par la connaissance des faits et gestes d’Antoinette, ce que concertaient autour de Bussy la passion et la diplomatie d’Antoinette, de la secrète Antoinette, de la criminelle et détestée Antoinette… Sans repos, Clara braquait, dans la direction de sa rivale, l’arme de la pensée constante… Il advint qu’Antoinette, sommée à toute heure de céder et de se dissoudre, fondit en effet et disparut. C’est le seul événement que Clara, qui le souhaitait de toutes ses forces, n’avait pourtant pas prévu. À la première représentation du Puits sans fond, la nouvelle pièce de Bussy, Clara, épanouie dans sa loge, se pencha sur l’accoudoir de velours rouge, fouilla la salle d’un œil agile :
— Mais où est donc Antoinette ? demanda-t-elle à l’auteur pendant le dernier entr’acte.
— Vous ne me l’avez pas donnée à garder, répliqua Bussy, blessé que Clara s’occupât d’autre chose que de ses trois actes.
Elle pensa qu’il mentait, et n’insista pas. Mais Antoinette n’assistait pas non plus à la « Nuit vénitienne » que donnèrent les Fauchier-Magnan dans leur parc, et ne put voir, bercés sur les coussins noirs d’une gondole, Bussy en seigneur blanc, Clara en dogaresse rouge…
— Quelle fête ! s’écriaient le lendemain les amis de Clara.
— Oui… disait-elle distraite. Très joli. Il manquait… je ne sais quoi… Peut-être que je me trompe… Très, très joli…
Elle s’ennuyait plus souvent, montrait une impatience qu’on ne lui connaissait pas, l’appétit de changer… Aussi se jeta-t-elle follement sur le cœur de Bussy, le jour où il lui avoua que sa propre solitude n’avait plus aucun sens, et qu’il se remettait pieds et poings liés au pouvoir de Clara. Elle voulut d’abord une « noce paysanne », c’est-à-dire une foule parisienne dans une petite église de campagne, un goûter en plein air, des roses rouges sur une nappe de toile rustique… Puis elle renonça à son champêtre enfantillage, en réfléchissant qu’Antoinette ne pourrait, même cachée, être présente… « Au fait, où est donc Antoinette ?… »
Elle se résolut à poser tout haut cette question qui tout bas la hantait, et on lui rit au nez :
— D’où sortez-vous, Clara ? Antoinette a épousé le plus beau de ses cousins, et ils voyagent aux Indes. Mariés en dix minutes, ils sont partis pour deux ans…
Un jour qu’elle déjeunait en plein air avec Bussy elle s’aperçut que le printemps était venu, et que les pétales de pommier pleuvaient dans le pichet de cidre mousseux. Bussy, qui la voyait silencieuse, posa sa main sur la sienne. Elle leva les yeux et trouva à son fiancé la fadeur que les femmes reprochent aux hommes qui ne sont point aimés. Il entreprit de lui raconter l’intrigue de sa prochaine pièce. Une crise de furieux bâillements nerveux saisit Clara, tellement qu’elle se crut malade et se fit reconduire chez elle.
— Je prendrai de vos nouvelles avant le dîner, s’empressa Bussy.
— Non, non, je vous appellerai moi-même au téléphone. Ce n’est rien…
Il ne reçut point d’appel mais un billet bref, et si cavalier que son orgueil masculin n’y pouvait croire… « Il y a un homme là-dessous, conclut-il. Elle m’a berné… » En quoi il se trompait. Clara, paisiblement couchée, se soumettait aux bienfaits de l’aspirine et sous ses paupières closes l’image de Bussy se faisait indécise. À la faveur du sommeil proche elle s’effaça même derrière une autre image, que Clara accueillit sans colère, sans palpitation pénible, qu’elle nomma comme autrefois par son prénom abrégé : « Anto ! » Elle pleura mais doucement. Avec l’espoir qu’une longue amitié pourrait rapprocher deux femmes, séparées seulement par le passage d’un homme éphémère, Clara commença à appeler, à attendre la regrettée, l’absente, la nécessaire Antoinette…