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La Fleur de l’âge (éd. Le Fleuron, 1950)/Trésors épars

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TRÉSORS ÉPARS


Son nom redeviendra-t-il synonyme d’abondance ? Nous l’espérons, nous le voulons. Il y a si peu de temps que la splendeur, la sphéricité de tout ce qui est comestible nous faisait orgueilleux et rassasiés… Rassasiés n’est pas assez dire : l’automne, après les fruits rouges de l’été, nous gavait.

Les plus belles choses du monde
Ce sont, toutes, des choses rondes…

Voilà deux vers médiocres, mais ils glorifient, à la manière païenne, l’astre, la baie, le fruit, le grain sur la grappe, la courge et la semence, et jusqu’au sein de Pomone. D’un été tout juteux de cerises et de groseilles, l’automne nous jetait dans la vendange, et le pressoir à peine tari, il nous fallait courir à la châtaigne, à la pomme, à la noix… La perdrix elle-même était ronde. Un pressoir après l’autre gémissait, pleurait le cidre, pleurait l’huile… Le cochon allait vers sa fin en s’arrondissant. Comme nous étions prodigues !

Un âpre été sans pluie nous a ôté nos dernières illusions. Je recueille ici, au-dessus d’un jardin parisien, tout ce qui me vient des deux zones. L’occupée et la non occupée n’ont jamais été si bien d’accord, et m’écrivent à l’unisson. « La vendange a été courte, dit le Midi. La grappe était laide, mais le vin sera de feu, tout alcool et sucre. » « Que de pommes et de pommes ! écrit l’Île-de-France. Mais que vous dite de nos pauvres bêtes, lapins sans verdure et poules sans grains, et des prés sans regain ? » Un murmure égal noie les récriminations : chut ! il pleut. « Trop tard », maugrée le cultivateur. Qui sait ? L’automne plein de secrets célèbre ses premiers mystères. Un pré limousin, sec comme un paillasson, reverdit aussi vite qu’un taillis d’orme au printemps, et pour des becs altérés, affamés, le lombric rose, la larve, l’insecte ressuscité sortent de terre… Nous n’aurons pas cette année l’exubérance, les derniers melons et les tomates ultimes qui se sucrent aux avant-derniers soleils. Nous aurons peut-être, enflées par une eau qu’elles n’espéraient plus, ces pêches petites, velues de gris, sapides, qui ressemblent à des fruits en coton, qui chargent les pêchers jusqu’à les rompre et ne mûrissent guère qu’en octobre. Laissons la pomme et la poire sur la branche, si les gelées ne sont pas précoces, si les vents d’équinoxe, qui rebroussent la mer et l’échevèlent, ne s’avancent pas trop dans les terres.

Je suis l’enfant d’un pays pauvre, où les châtelains étaient leurs propres fermiers. Ce qui coûtait cher s’engrangeait jalousement. Mais l’automne était quand même une bombance, car après la récolte des produits cultivés, céréales et betteraves, un peu de vin, venait ce que la terre donne de bonne volonté, j’entends la châtaigne, la noix et les noisettes, l’alise, la corme, la cornouille, la faîne… J’ai peur de me faire mal entendre. Quand je nomme l’alise acidulée, qu’on cueille en octobre et qu’on garde pendue l’hiver, quand je nomme la cornouille ou courgelle, petit fruit écarlate, bon pour la confiture, quand je cite la corme délicieuse, diminutif de la pomme et qui se bonifie sur la paille comme la nèfle, quand je conseille de ramasser, fût-ce au Bois de Boulogne, où elle ne manque pas, la faîne, petite amande triangulaire du hêtre, ne me donné-je pas l’air de vous parler par énigmes ? Je ne nomme pourtant que des fruits de France, sauvages mais fidèles à augmenter, sans autre frais que le ramassage, nos provisions d’hiver. Personne ne manquait, autrefois, à leur ouvrir les celliers. Les anciens baux de fermage comprenaient des redevances en huile de noisette. Pour ma part d’enfant, j’ai bu chaque année à même le goulot d’une vieille bouteille, l’huile des noisettes pressées à froid, qui a un goût incomparable de… mon Dieu, de noisette. Et que dire du tourteau de noix, sinon sa louange, en me souvenant du temps où tous les enfants, l’huile de noix « tirée », cachaient dans leur poche pour les ronger en classe, des morceaux de pain de noix, dure friandise couleur de terre, piquetée de blanc, car les pressoirs du village n’étaient pas bien sévères… Je n’ai pas goûté l’huile d’olive avant ma quinzième année. Nous ne connaissions et n’aimions, là-bas, que cette huile de noix sombre et limpide, d’un goût fort et probe au prix duquel la saveur de l’huile méridionale me semblait fade…

Trésors perdus, épars, je songe qu’en ce moment châtaignes et noix roulent sur des pentes où leur récolte est inaccessible, dans certaines combes, au long des petits monts provençaux, par exemple aux alentours de Collobrières, où le climat et le paysage perdent l’aménité, la gaîté varroise. Les flancs de montagne sont si roides, qu’une bogue de châtaigne, une noix mûre roulent en rebondissant longuement, comme aux parois d’un puits très profond. Le plus beau de la récolte se tournait en marrons glacés, qui venaient jusqu’à Paris sans cartons dorés ni chromos, dans leur tenue de montagnards, habillés d’une mallette de bois. Qu’est le temps, pour un de ces châtaigniers qui ont vu des guerres de l’autre siècle ? Des enfants, pour pouvoir affronter les pentes, dénicher les marrons sous les fougères roussies, s’attachent une corde à la ceinture. Dans mon pays, la châtaigne est petite, mais bien pleine, et parfois sucrée. Automne, tu n’as peut-être rien de meilleur, rien de moins remplaçable que la châtaigne vernissée, sa secrète blancheur, son pouvoir de rassasier l’enfant et l’adulte, et le sanglier pillard, et l’écureuil thésauriseur. Faites bouillir la châtaigne, videz sa substance dans un mouchoir fin. Assemblez le mouchoir en forme de poche et sur une table lisse massez le contenu de la poche, en forme de petite galette ronde, dépliez le mouchoir sans rompre la galette, et mangez-la poudrée de sucre. Si votre chance veut qu’en même temps vous vous éclaircissiez le gosier d’un verre de vin blanc, je ne vous plains pas.

Je vous parle là des trésors humbles de l’automne, ceux dont aucun soin n’a préparé la venue, choyé la maturité. La prunelle bleue qui après les premiers froids donne, macérée, une liqueur excellente, laissez-la, cette année, sur le buisson. Vous n’avez pas besoin d’eau-de-vie, et les oiseaux seront si dénués cet hiver, eux aussi, qu’il faut leur abandonner les baies ridées du prunellier, comme la sorbe, comme le fruit de l’églantier et les baies des sureaux. Enfilerez-vous des champignons, coupés en rondelles, pour les sécher ? Pendrez-vous les raisins dans une chambre exposée à l’est ? Mettrez-vous en réserve ces sombres poires vêtues de cuir, qui hivernent insensibles et parfois s’attendrissent, tout miel, au mois de mars ?

Essais, culte de ce que la terre généreuse répand pour nous dans l’herbe, balance sur la branche, travaux sans peine, fructification sans culture : que les dons sauvages de l’automne cette année soient nombreux et bénis.