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La Flotte internationale dans l’Adriatique/02

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La Flotte internationale dans l’Adriatique
Le Monde illustré des 25 septembre et 2, 17, 24 octobre, 4 décembre 1880 et 12 février 1881 (p. 6-10).
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L’Affaire de Dulcigno


L’attention de l’Europe entière se concentrant de plus en plus sur Dulcigno, nous croyons intéresser nos lecteurs en donnant dans le présent numéro une vue de la forteresse et du vieux quartier musulman de ce petit port de mer albanais.

Dulcigno ressemble à sa voisine Raguse, en ce qu’il possède deux bassins. L’un, très exigu et peu profond, ne peut donner l’hospitalité qu’à des navires jaugeant moins de 200 tonnes. L’autre, le Val di Noce, est à Dulcigno ce que Gravosa est à Raguse : le refuge des vaisseaux de haut bord.


L’AFFAIRE DE DULCIGNO. — La citadelle et le vieux quartier turc de Dulcigno, vue prise du conak du Caïmacan. — (Dessin de M. de Haenen, d’après le croquis de M. Z…, notre envoyé spécial.)

Dulcigno, qui, en 1860, possédait 190 navires, n’en a plus guère aujourd’hui que 80, affectés au trafic des côtes.

Les deux bassins divisent Dulcigno en deux parties bien distinctes : la vieille et la nouvelle ville.

La vieille ville, dominée par le fort, ne contient pas plus de 80 maisons, dont 50 au plus sont habitées. Bien qu’entouré de murs épais, le fort n’a plus aucune portance militaire : l’artillerie moderne, établie sur les hauteurs de Moschura et de Klausa, en aurait facilement raison.

La ville neuve compte 400 maisons environ, et population se décompose ainsi : 2 500 musulmans, 80 familles serbes appartenant à l’Église orthodoxe grecque, 40 catholiques romains, et une centaine de bohémiens sans religion ni nationalité déterminée. C’est depuis 1858 seulement que les chrétiens ont droit de cité dans la ville.


Dans notre précédent numéro, nous avions déjà donné une vue de la flotte internationale, concentrée au mouillage dans la rade de Gravosa. Aujourd’hui nous publions ci-dessous la correspondance que nous adressait M. Loti, l’auteur de ce remarquable croquis, et que le manque de place et l’heure tardive où nous l’avions reçue nous avaient empêchés de reproduire dans le précédent numéro :

Raguse, jeudi 16 septembre 1880.

« La division française, composée des vaisseaux cuirassés le Suffren et le Friedland et de l’aviso l’Hirondelle, a rejoint mardi dernier l’escadre internationale dans la baie de Gravosa. L’escadre internationale est maintenant au complet ; elle est réunie sous le commandement en chef de l’amiral anglais lord Seymour.

La baie de Gravosa est grande et ouverte. Elle est dominée par de hautes montagnes abruptes où croissent des oliviers et des aloès. Il y fait pour le moment Un temps splendide.

Le village de Gravosa ne s’était jamais vu tant de mouvement ni tant de monde : les canots des escadres vont et viennent, et, tout le jour, sur la route de Raguse, les voitures circulent.

Il y a six kilomètres environ entre Gravosa et Raguse. Le soir, sur cette route, beaucoup de monde, une animation originale : toutes les voitures, toutes les carrioles du pays réquisitionnées pour le service des officiers étrangers ; les matelots se promenant par bandes en chantant, et tous les gens de Raguse se promenant aussi, pour voir les marins passer.

Une campagne pittoresque, des montagnes tapissées d’oliviers, des terrasses garnies de vignes, des villas à l’italienne : dans les jardins, des orangers, des palmiers et des lauriers-roses.


Raguse semble un joyau précieux du moyen âge épargné encore par le progrès moderne ; pas une construction neuve ne dépare cette ville d’autrefois. Des maisons, des palais rappelant l’architecture de Venise ; des églises et des couvents autant que de maisons ; sur les places, une quantité de vieux petits monuments bizarres, de vieilles statues et de vieilles fontaines. Un corso, une grande rue large et droite, bordée d’hôtels jadis somptueux ; tout cela racontant l’opulence du passé, ayant un air solennel de ville morte. Et, à côté du corso monumental, de petites ruelles aussi étroites, aussi raides, aussi impossibles que dans les kasbahs arabes.

De hautes montagnes de pierre grise, aux flancs dénudés, aux parois verticales, dominent, surplombent tout cet ensemble, donnant à Raguse je ne sais quel air enfermé, muré et mystérieux,

Dans les rues, un grand nombre de prêtres et de moines ; des Autrichiennes en toilette au goût du jour ; des Monténégrines portant le long paletot et le long voile blanc, la coiffure et le corsage tout en paillettes de métal ; des Monténégrins et des Dalmates vêtus à la turque, avec des vestes brodées d’or et des poignards à la ceinture.

Ce n’est pas encore l’Orient, et ce n’est déjà plus l’Italie : c’est quelque chose d’intermédiaire qui tient de l’un et de l’autre ; et les soldats de la garnison autrichienne, avec leurs têtes blondes et leurs uniformes germaniques, détonnent sur ce fond d’une si chaude couleur.


L’hospitalité des Autrichiens est gracieuse et semble cordiale : Fête vénitienne en rade de Raguse, concert dans des baraques illuminées, bal à bord de la Custoza… On ne sait encore quelle sera la destination de l’escadre internationale : mais, jusqu’à présent, et pour un spectateur non averti, cette réunion ressemble plus à une fête qu’à une manifestation de guerre. — LOTI.