La Foire sur la place/I/10

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 70-76).
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Première Partie — 10


En attendant de se faire une opinion par lui-même, Christophe chercha à se renseigner auprès de la critique musicale.

Ce n’était pas aisé. Elle ressemblait à la cour du roi Pétaud. Non seulement les différentes feuilles musicales se contredisaient l’une l’autre à cœur-joie ; mais chacune d’elles se contredisait elle-même, d’un article à l’autre, presque d’une page à l’autre. Il y aurait eu de quoi en perdre la tête, si l’on avait tout lu. Heureusement, chaque rédacteur ne lisait que ses propres articles, et le public n’en lisait aucun. Mais Christophe, qui voulait se faire une idée exacte des musiciens français, s’acharnait à ne rien passer ; et il admirait le calme guilleret de ce peuple, qui se mouvait dans la contradiction, comme un poisson dans l’eau.

Au milieu de ces divergences d’opinions, une chose le frappa : l’air doctoral de la plupart des critiques. Qui donc disait que les Français étaient d’aimables fantaisistes, qui ne croyaient à rien ? Ceux que voyait Christophe étaient enharnachés de plus de science musicale, — même quand ils ne savaient rien, — que toute la critique d’outre-Rhin.

En ce temps-là, les critiques musicaux français s’étaient décidés à apprendre la musique. Il y en avait même quelques-uns qui la savaient : c’étaient des originaux, qui s’étaient donné la peine de réfléchir sur leur art, et de penser par eux-mêmes. Ceux-là, naturellement, n’étaient pas très connus : ils restaient cantonnés dans leurs petites revues ; à une ou deux exceptions près, les journaux n’étaient pas pour eux. Braves gens, intelligents, intéressants, que leur isolement inclinait parfois au paradoxe, et l’habitude de causer tout seuls, à l’intolérance de jugement et au bavardage. — Les autres avaient appris hâtivement les rudiments de l’harmonie ; et ils restaient émerveillés devant leur science récente. Ainsi que monsieur Jourdain, lorsqu’il vient d’apprendre les règles de la grammaire, ils s’émerveillaient de leur savoir :

D, a, Da. F, a, Fa. R, a, Ra… Ah ! que cela est beau !… Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !…

Ils ne parlaient plus que de sujet et de contresujet, d’harmoniques et de sons résultants, d’enchaînements de neuvièmes et de successions de tierces majeures. Quand ils avaient nommé les suites d’harmonies, qui se déroulaient dans une page, ils s’épongeaient le front avec fierté : ils croyaient avoir expliqué le morceau ; ils croyaient presque l’avoir écrit. À vrai dire, ils n’avaient fait que le répéter, en termes d’école, comme un collégien qui fait l’analyse grammaticale d’une page de Cicéron. Mais il était si difficile aux meilleurs d’entre eux de concevoir la musique comme une langue naturelle de l’âme, que, lorsqu’ils n’en faisaient pas une succursale de la peinture, ils la logeaient dans les faubourgs de la science, et ils la réduisaient à des problèmes de construction harmonique. Des gens aussi savants devaient naturellement en remontrer aux musiciens passés. Ils trouvaient des fautes dans Beethoven, donnaient de la férule à Wagner. Pour Berlioz et pour Gluck, ils en faisaient des gorges chaudes. Rien n’existait pour eux, à cette heure de la mode, que Jean-Sébastien Bach, et Claude Debussy. Encore le premier, dont on avait beaucoup abusé dans ces dernières années, commençait-il à paraître pédant, perruque, et, pour tout dire, un peu coco. Les gens très distingués prônaient mystérieusement Rameau, et Couperin dit le Grand.

Entre ces savants hommes, des luttes épiques s’élevaient. Ils étaient tous musiciens ; mais comme ils ne l’étaient pas tous de la même manière, ils prétendaient, chacun, que sa manière seule était la bonne, et ils criaient : raca ! sur celles de leurs confrères. Ils se traitaient mutuellement de faux littérateurs et de faux savants ; ils se lançaient à la tête les mots d’idéalisme et de matérialisme, de symbolisme et de vérisme, de subjectivisme et d’objectivisme. Christophe se disait que ce n’était pas la peine d’être venu d’Allemagne pour trouver à Paris des querelles d’Allemands. Au lieu de savoir gré à la bonne musique de leur offrir à tous tant de façons diverses d’en jouir, ils ne toléraient pas d’autre façon que la leur ; et un nouveau Lutrin, une guerre acharnée, divisait en ce moment les musiciens en deux armées : celle du contrepoint, et celle de l’harmonie. Comme les Gros-boutiens et les Petits-boutiens, les uns soutenaient âprement que la musique devait se lire horizontalement, et les autres qu’elle devait se lire verticalement. Ceux-ci ne voulaient entendre parler que d’accords savoureux, d’enchaînements fondants, d’harmonies succulentes : ils parlaient de musique, comme d’une boutique de pâtisserie. Ceux-là n’admettaient point qu’on s’occupât de l’oreille, cette guenille : la musique était pour eux un discours, une Assemblée parlementaire, où les orateurs parlaient tous à la fois, sans s’occuper de leurs voisins, jusqu’à ce qu’ils eussent fini ; tant pis si on ne les entendait pas ! on pourrait lire leurs discours, le lendemain, au Journal officiel : la musique était faite pour être lue, et non pour être entendue. Quand Christophe ouït parler, pour la première fois, de cette querelle entre les Horizontalistes et les Verticalistes, il pensa qu’ils étaient tous fous. Sommé de prendre parti entre l’armée de la Succession et l’armée de la Superposition, il leur répondit par sa devise habituelle, qui n’était pas tout à fait celle de Sosie :

— Messieurs, ennemi de tout le monde !

Et comme ils insistaient, demandant :

— De l’harmonie et du contrepoint, qu’est-ce qui importe le plus en musique ?

Il répondit :

— La musique. Montrez-moi donc la vôtre.

Sur leur musique, ils étaient tous d’accord. Ces batailleurs intrépides, qui se gourmaient à qui mieux mieux, quand ils ne gourmaient point quelque vieux mort illustre, dont la célébrité avait trop duré, se trouvaient réconciliés en une passion commune : l’ardeur de leur patriotisme musical. La France était pour eux le grand peuple musical. Ils proclamaient sur tous les tons la déchéance de l’Allemagne. — Christophe n’en était pas blessé. Il l’avait tellement décrétée lui-même qu’il ne pouvait de bonne foi contredire à ce jugement. Mais la suprématie de la musique française l’étonnait un peu : à vrai dire, il en voyait peu de traces dans le passé. Les musiciens français affirmaient cependant que leur art avait été admirable, en des temps très anciens. Pour mieux glorifier la musique française, ils commençaient, d’ailleurs, par ridiculiser toutes les gloires françaises du siècle dernier, à part celle d’un seul maître très bon, très pur, — qui était Belge. Cette exécution faite, on en était plus à l’aise pour admirer des maîtres archaïques, qui tous étaient oubliés, et dont certains étaient restés jusqu’à ce jour totalement inconnus. Au rebours des écoles laïques de France, qui font dater le monde de la Révolution française, les musiciens regardaient celle-ci comme une chaîne de montagnes massives, qu’il fallait gravir pour contempler, derrière, l’âge d’or de la musique, l’Eldorado de l’art. Après une longue éclipse, l’âge d’or allait renaître : la dure muraille s’effondrait ; un magicien des sons faisait refleurir un printemps merveilleux ; le vieux arbre de musique revêtait un jeune plumage tendre ; dans le parterre d’harmonies, mille fleurs ouvraient leurs yeux riants à l’aurore nouvelle ; on entendait bruire les sources argentines, le chant frais des ruisseaux : — c’était une idylle.

Christophe était ravi. Mais quand il regardait les affiches des théâtres parisiens, il y voyait toujours les noms de Meyerbeer, de Gounod, de Massenet, voire de Mascagni et de Leoncavallo, qu’il ne connaissait que trop ; et il demandait à ses amis si cette musique impudente, ces pâmoisons de filles, ces fleurs artificielles, cette boutique de parfumeur, étaient les jardins d’Armide, qu’ils lui avaient promis. Ils se récriaient, d’un air offensé : c’étaient, à les en croire, les derniers vestiges d’un âge moribond ; personne n’y songeait plus. — À la vérité, Cavalleria Rusticana trônait à l’Opéra-Comique, et Pagliacci à l’Opéra ; Massenet et Gounod faisaient le maximum ; et la trinité musicale : Mignon, Les Huguenots et Faust, avaient gaillardement passé le cap de la millième représentation. — Mais c’étaient là des accidents sans importance ; il n’y avait qu’à ne pas les voir. Quand un fait impertinent dérange une théorie, rien n’est plus simple que de le nier. Les critiques français niaient ces œuvres effrontées, ils niaient le public qui les applaudissait ; et il n’aurait pas fallu les pousser beaucoup pour leur faire nier le théâtre musical tout entier. Le théâtre musical était pour eux un genre littéraire, donc impur. (Comme ils étaient tous littérateurs, ils se défendaient tous de l’être). Toute musique expressive, descriptive, suggestive en un mot, toute musique qui voulait dire quelque chose, était taxée d’impure. — Dans chaque Français, il y a un Robespierre. Il faut toujours qu’il décapite quelqu’un ou quelque chose, afin de le rendre pur. — Les grands critiques français n’admettaient que la musique pure, et laissaient l’autre à la canaille.

Christophe se sentait mortifié, en songeant combien son goût était canaille. Ce qui le consolait un peu, c’était de voir que tous ces musiciens, qui méprisaient le théâtre, écrivaient pour le théâtre : il n’en était pas un qui ne composât des opéras. — Mais c’était là sans doute encore un accident sans importance. Il fallait les juger, comme ils voulaient être jugés, d’après leur musique pure. Christophe chercha leur musique pure.