La Foire sur la place/I/6

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 39-44).
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Première Partie — 6


Christophe rentra chez lui. La colère avait fait place à l’abattement. Il se sentait perdu. Le faible appui sur lequel il comptait s’était écroulé. Il ne doutait pas qu’il ne se fût fait un ennemi mortel, non seulement de Hecht, mais de Kohn, qui l’avait présenté. C’était la solitude absolue dans une ville ennemie. En dehors de Diener et de Kohn, il ne connaissait personne. Son amie Corinne, la belle actrice, avec qui il s’était lié en Allemagne n’était pas à Paris ; elle faisait encore une tournée à l’étranger, en Amérique, et cette fois pour son compte : car elle était devenue célèbre ; les journaux publiaient de bruyants échos de son voyage. Quant à la petite institutrice française, qu’il avait, sans le vouloir, fait renvoyer de sa place, et dont la pensée avait été longtemps pour lui comme un remords, combien de fois s’était-il promis de la retrouver, quand il serait à Paris[1] ! Mais maintenant qu’il était à Paris, il s’apercevait qu’il n’avait oublié qu’une chose : son nom. Impossible de se le rappeler. Il ne se souvenait que du prénom : Antoinette. Au reste, quand la mémoire lui serait revenue, le moyen de retrouver une pauvre petite institutrice, dans cette fourmilière humaine !

Il fallait s’assurer au plus tôt de quoi vivre. Il restait à Christophe cinq francs. Il prit sur lui, malgré sa répugnance, de demander à son hôte, le gros cabaretier, s’il ne connaîtrait pas dans le quartier des gens à qui il pourrait donner des leçons de piano. L’homme, qui tenait déjà en médiocre estime un locataire qui ne mangeait qu’une fois par jour et qui parlait allemand, perdit tout reste de respect, quand il sut que ce n’était qu’un musicien. Il était un Français de la vieille race, pour qui la musique est un métier de fainéant. Il se gaussa :

— Du piano !… Connais pas. Vous tapez du piano ? Compliments !… C’est-il curieux tout de même de faire ce métier-là par goût ! Moi, toute musique me fait l’effet, comme s’il pleuvait… Après ça, vous pourriez peut-être m’apprendre. Qu’est-ce que vous en diriez, vous autres ? cria-t-il, en se tournant vers des ouvriers qui buvaient.

Ils rirent bruyamment.

— C’est un joli métier, fit l’un. Pas salissant. Et puis, ça plaît aux dames.

Christophe comprenait mal le français, et plus mal la moquerie : il cherchait ses mots ; il ne savait pas s’il devait se fâcher. La femme du patron eut pitié de lui :

— Allons, allons, Philippe, tu n’es pas sérieux, dit-elle à son mari. — Tout de même, continua-t-elle, en s’adressant à Christophe, il y aurait peut-être bien quelqu’un qui ferait votre affaire.

— Qui donc ? demanda le mari.

— La petite Grasset. Tu sais, on lui a acheté un piano.

— Ah ! ces poseurs ! C’est vrai.

On apprit à Christophe qu’il s’agissait de la fille du boucher : ses parents voulaient en faire une demoiselle ; ils consentiraient peut-être à ce qu’elle prît des leçons, quand ce ne serait que pour faire jaser. La femme de l’hôtelier promit de s’en occuper.

Le lendemain, elle dit à Christophe que la bouchère voulait le voir. Il alla chez elle. Il la trouva à son comptoir, au milieu des cadavres de bêtes. C’était une belle femme, au teint fleuri, au sourire doucereux, qui prit un air digne, quand elle sut pourquoi il venait. Tout de suite, elle aborda la question de prix, se hâtant d’ajouter qu’elle ne voulait pas y mettre beaucoup, parce que le piano est une chose agréable, mais pas nécessaire : elle lui offrit cinquante centimes l’heure. Elle ne voulut jamais aller au delà de quatre francs par semaine. Après quoi, elle demanda à Christophe, d’un air méfiant, si au moins il savait bien la musique. Elle parut se rassurer et devint plus aimable, quand il dit que non seulement il la savait, mais qu’il en écrivait : cela flatta son amour-propre ; elle se promit de répandre dans le quartier la nouvelle que sa fille prenait des leçons avec un compositeur.

Quand Christophe se vit, le lendemain, assis près du piano, — un horrible instrument, acheté d’occasion, et qui sonnait comme une guitare, — avec la petite bouchère, dont les doigts courts et gros trébuchaient sur les touches, — qui était incapable de distinguer un son d’un autre, — qui se tortillait d’ennui, — qui lui bâillait au nez, dès les première minutes, — quand il eut à subir la surveillance de la mère et sa conversation, ses idées sur la musique et sur l’éducation musicale, — il se sentit si misérable, si misérablement humilié qu’il n’avait même plus la force de s’indigner. Il rentrait dans un état d’accablement ; certains soirs, il ne pouvait dîner. S’il en était tombé là, au bout de quelques semaines, où ne descendrait-il pas, par la suite ? À quoi lui avait-il servi de se révolter contre l’offre de Hecht ? Ce à quoi il avait consenti était plus dégradant encore.

Un soir, dans sa chambre, les larmes le prirent ; il se jeta désespérément à genoux devant son lit, il pria… Qui priait-il ? Qui pouvait-il prier ? Il ne croyait pas en Dieu, il croyait qu’il n’y avait point de Dieu… Mais il fallait prier, il fallait se prier. Il n’y a que les médiocres qui ne prient jamais. Ils ne savent pas la nécessité où sont les âmes fortes de se retirer de temps en temps dans leur sanctuaire. Au sortir des humiliations de la journée, Christophe sentit, dans le silence bourdonnant de son cœur, la présence de son Être éternel, de son Dieu. Les flots de la misérable vie s’agitaient au-dessous de Lui sans l’atteindre : qu’y avait-il de commun entre elle et Lui ? Toutes les douleurs du monde, acharnées à détruire, venaient se briser contre son roc. Christophe entendait battre ses artères, comme une mer intérieure, et une voix qui répétait :

— Éternel… Je suis… Je suis…

Il la connaissait bien : si loin qu’il se souvînt, il avait toujours entendu cette voix. Il lui arrivait de l’oublier ; souvent, pendant des mois, il cessait d’avoir conscience de son rythme puissant et monotone ; mais il savait qu’elle était là, qu’elle ne cessait jamais, pareille à l’Océan qui gronde dans la nuit. Il retrouva dans cette musique le calme et l’énergie qu’il y puisait, à chaque fois qu’il s’y retrempait. Il se releva, apaisé. Non, la dure vie qu’il menait n’avait rien du moins dont il dût avoir honte ; il pouvait manger son pain sans rougir ; c’était à ceux qui le lui faisaient acheter à ce prix, de rougir. Patience ! Patience ! Le temps viendrait…

Mais le lendemain, la patience recommençait à lui manquer ; et malgré tous ses efforts, il finit par éclater de rage, un jour, pendant la leçon, contre la stupide pécore, impertinente par surcroît, qui se moquait de son accent, et mettait une malice de singe à faire le contraire de ce qu’il disait. Aux cris de colère de Christophe répondirent les hurlements de la donzelle, effrayée et indignée qu’un homme qu’elle payait osât lui manquer de respect. Elle cria qu’il l’avait battue : — (Christophe lui avait secoué le bras assez rudement.) — La mère se précipita comme une furie, couvrit sa fille de baisers et Christophe d’invectives. Le boucher parut à son tour, et déclara qu’il n’admettait pas qu’un gueux de Prussien se permît de toucher à sa fille. Christophe, blême de colère, honteux, incertain s’il n’étranglerait pas l’homme, la femme, et la fille, se sauva sous l’averse. Ses hôtes, qui le virent rentrer, bouleversé, n’eurent pas de peine à se faire raconter l’histoire ; et leur malveillance pour les voisins en fut réjouie. Mais le soir, tout le quartier répétait que l’Allemand était une brute, qui battait les enfants.

  1. Voir Jean-Christophe, IV. La Révolte.