La Folie au point de vue psychologique/01

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La Folie au point de vue psychologique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 348-372).
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LA FOLIE
AU POINT DE VUE PSYCHOLOGIQUE

I. De la Folie ou point de vue philosophique ou plus spécialement psychologique, par M. le docteur P. Despine, Paris 1875. — II. Le Crime et la Folie, par M. H. Maudsley, Paris 1874.


Si la raison est le privilège de l’homme, par une compensation douloureuse on en peut dire autant de la folie. Il ne semble pas en effet que les humbles facultés de l’animal soient jamais exposées à cette terrible disgrâce, et, dans l’espèce humaine elle-même, ce sont les races supérieures qui fournissent aux maladies mentales presque toutes leurs victimes. Rare chez les sauvages, chez les enfans, la folie est d’autant plus fréquente que, les besoins de l’humanité devenant plus nombreux et plus complexes, l’activité cérébrale se surexcite davantage à la poursuite des objets qui peuvent les satisfaire : la folie est ainsi, pour employer un terme scientifique, fonction de la civilisation. Triste conséquence, bien digne de provoquer les méditations du philosophe, du moraliste, de l’homme d’état! En face des perspectives de progrès illimité qu’on fait briller à nos yeux, au milieu de ces hymnes qui, de toutes parts, glorifient la toute-puissance de la raison humaine, quelques-uns se demandent avec anxiété si cette raison, agent de tout progrès, ne devient pas plus fragile par ses triomphes mêmes, si l’homme n’abuse pas jusqu’à le fausser de ce merveilleux et délicat instrument, le cerveau, si enfin, par le développement exclusif et hâtif des facultés intellectuelles, notre système d’éducation, rompant au profit d’une seule l’équilibre nécessaire de toutes les fonctions de l’organisme, ne nous conduit pas à des catastrophes. Aussi l’Académie des sciences morales et politiques s’est-elle émue; dès 1867, elle mettait au concours la question de la folie considérée au point de vue philosophique, et, en 1872, elle décernait la première récompense à un Mémoire, devenu aujourd’hui un volumineux ouvrage, dont l’auteur, M. P. Despine, avait déjà prouvé, par de remarquables travaux sur la psychologie morbide, une rare compétence en ces matières. Le livre de M. Despine, malgré quelques doctrines hasardeuses, nous paraît avoir une importance considérable, et nous nous proposons de signaler ici les aperçus, quelques-uns assez nouveaux, qu’il ouvre sur les obscurs problèmes de la psychologie des aliénés.


I.

Qu’est-ce que la folie? Est-elle une maladie des organes ou une maladie de l’âme? Et si l’âme peut être malade, par quelles causes le devient-elle? Ces causes elles-mêmes sont-elles purement organiques ou exclusivement morales? Quelles perversions font-elles subir aux facultés intellectuelles, aux affections, au libre arbitre? Enfin comment peut-on en prévenir les effets, ou les combattre quand ils se sont manifestés? Graves questions, que l’humanité se pose depuis longtemps, et auxquelles la science peut à peine aujourd’hui répondre avec certitude. Avec leur merveilleux instinct philosophique, les Grecs se firent de la folie une idée relativement exacte. Ils n’y virent qu’une maladie dont la guérison exigeait des remèdes à la fois pour le corps et pour l’esprit. Hippocrate réfute l’opinion populaire selon laquelle la folie venait directement de la divinité; il en détermine avec sagacité les symptômes, et le traitement qu’il prescrit est purement médical. Affranchis de toutes superstitions, les grands médecins grecs n’usèrent pas envers les aliénés de ces rigueurs absurdes qui, jusqu’au commencement de ce siècle, firent des asiles des lieux de torture et de désespoir. Asclépiade recommande expressément d’éviter la contrainte corporelle; il permet seulement d’attacher les fous les plus dangereux. Le moyen âge fut en général moins éclairé et moins humain. Un faux ascétisme accrédita l’opinion que le corps est un objet vil et dégradé, qu’il faut le combattre, le mortifier à outrance, parce qu’il est le siège des désirs pervers, le temple de Satan ! Ces croyances n’étaient que l’exagération des plus nobles doctrines morales; l’ignorance et la superstition s’en emparèrent, et s’en firent trop souvent des armes cruelles contre les aliénés. Si, même en pleine santé et en pleine raison, l’homme risque toujours de porter le démon dans son corps, qu’est-ce donc quand il est fou ! Alors vraiment c’est Satan qui règne en maître dans cette impure prison de chair; il en a chassé l’âme immortelle et divine, il y déchaîne tous ses blasphèmes et toutes ses fureurs ! Le fou devient un possédé; comme tel, il est presque un maudit, car apparemment c’est en punition de ses péchés qu’il est ainsi livré au diable. Par là, s’explique la barbarie des traitemens infligés si longtemps aux tristes victimes de la folie. Bien des bûchers se sont allumés pour des malheureux qui n’étaient justiciables que de la médecine; mais la médecine croyait peu à elle-même, les praticiens les plus instruits, au témoignage de M. Maudsley, n’avaient alors d’autre but que de diminuer un peu la puissance du démon. Ils reconnaissaient l’existence « d’une préparation et disposition du corps par le moyen du trouble des humeurs, donnant de grands avantages au démon pour s’en rendre maître; lequel trouble étant traité par drogues et potions médicales, le diable est mis dehors et n’a plus de pouvoir sur le corps. »

Par un effet inverse d’une superstition analogue, les fous furent généralement regardés en Orient comme personnes sacrées et traités avec un grand respect. On voyait en eux des possédés, mais des possédés de l’esprit divin. On leur attribuait le caractère surnaturel que Platon, dans le Phèdre, reconnaît à une certaine espèce de délire, et qui donne à l’homme la puissance d’enfanter des pensées et des œuvres dont la saine raison est incapable. La croyance aux oracles, aux prophéties, dut peut-être son origine à des manifestations de la folie que l’on prit pour des inspirations directes de la divinité.

Il faut arriver au XVIIIe siècle pour trouver les premiers essais de théories scientifiques sur la folie. Stahl, le père de l’animisme moderne, la fait dériver des passions qui s’emparent de l’attention, de la réflexion : la folie est pour lui une erreur, mais cette erreur n’est pas l’œuvre propre des facultés intellectuelles ; elle est produite par une perversion des facultés affectives. Cette doctrine est aussi, avec quelques variantes, soutenue par quelques-uns des aliénistes les plus célèbres du dernier siècle et du nôtre, Ideler, Griesinger, M. Baillarger, et par le philosophe Herbart. Seulement Stahl, fidèle en cela au principe fondamental de l’animisme, niait absolument que la folie eût sa cause dans un état pathologique de l’organisme, ce qu’il n’est plus guère possible de contester aujourd’hui.

Une des théories les plus importantes par la gravité des conséquences morales qu’elle entraîne est celle du médecin allemand Heinroth. Selon lui, la folie n’est autre chose qu’un péché. L’homme ne devient jamais fou que par sa faute, et celui qui pendant toute sa vie garde dans son cœur l’image de Dieu, n’a pas à redouter que sa raison lui échappe. L’angoisse, l’exaltation, la fureur, qui caractérisent certaines formes de la folie, ce sont autant de manifestations désordonnées du remords. L’aliénation mentale n’est pas et ne peut être héréditaire, car le moi pensant, l’âme immatérielle, n’est pas héréditaire. Ce que les parens peuvent transmettre à leurs enfans, ce sont des dispositions organiques contre lesquelles il est toujours possible de réagir. L’homme possède une force morale, invincible par essence à toutes les impulsions du physique, et s’il succombe dans la lutte, la responsabilité de la défaite lui appartient tout entière.

De la part d’un médecin, une pareille théorie a de quoi surprendre. Outre qu’on ne peut nier l’hérédité de la folie sans se mettre en contradiction flagrante avec les faits, n’est-il pas monstrueux de ne voir dans les fous que des coupables? N’est-ce pas déclarer inutile la tâche du médecin, autoriser toutes les rigueurs envers ces malheureux et rétrograder, au nom de la science, jusqu’à l’ignorante barbarie du moyen âge? Que l’homme ait, dans une certaine mesure, le pouvoir de combattre des prédispositions encore peu marquées à la folie, qu’il puisse, par une hygiène morale bien entendue et fermement pratiquée, se soustraire à quelques-unes des causes qui parfois déterminent l’explosion du mal, l’observation des faits nous permettra tout à l’heure de l’affirmer ; mais il n’est aussi que trop vrai que dans un grand nombre de cas nulle force morale n’est capable de conjurer la tempête qui se déchaîne tout à coup à travers le cerveau, et il est aussi peu scientifique que peu charitable de faire peser une responsabilité quelconque sur les tristes victimes d’un organisme en délire.

Ce qui fait défaut à la plupart des médecins aliénistes, sans en excepter l’illustre Esquirol, c’est une doctrine psychologique. Bien peu se sont demandé ce qu’il faut entendre par facultés de l’âme, quel en est le nombre, quel est le rôle de chacune d’elles dans le développement de la vie psychique. Les mots raison, sentimens, affections, volonté, libre arbitre, sont pris dans l’acception vague et flottante que leur donne le vulgaire; nulle définition, partant nulle exactitude scientifique. D’autre part, les psychologues, tout absorbés dans l’analyse de leur propre moi, ont rarement jeté les yeux au dehors; ils n’ont pu concevoir autre chose que le fonctionnement normal des facultés qu’ils découvraient en eux-mêmes, ils ont cru tous les hommes taillés sur le même patron psychologique, et par là se sont trouvés dans l’impuissance d’expliquer la folie. Ne pouvant l’expliquer, ils en ont négligé l’étude. Et pourtant une bonne théorie de la folie est la contre-épreuve indispensable et la plus certaine vérification d’une bonne théorie des facultés de l’âme. Ni le médecin ne peut rien comprendre à la folie, s’il n’a que de vagues notions sur la psychologie de l’homme en santé, ni le psychologue n’est en possession d’une science expérimentale et complète du moi, s’il ne peut rendre compte des déviations et perversions étranges que les puissances mentales subissent dans la folie. La psychologie prête ici des lumières à la médecine et en reçoit d’elle à son tour, et il est permis de regretter, pour l’une comme pour l’autre, que la nécessité de ce fraternel échange soit encore si généralement méconnue.

Ce reproche, M. Despine le mérite moins que personne, car avant d’aborder le problème complexe de la folie, il prend soin d’exposer toute une psychologie qui lui appartient en propre, bien qu’il se fasse peut-être quelque illusion sur l’importance et la nouveauté de certaines théories particulières, et qu’il lui arrive parfois de prendre pour une découverte un simple changement de nomenclature. Quoi qu’il en soit, si nous voulons le suivre dans son explication de la folie, il nous faut sommairement indiquer les traits essentiels de sa doctrine psychologique.

M. Despine reconnaît deux ordres de facultés entre lesquels il établit une distinction profonde : les facultés intellectuelles et les facultés morales ou instinctives. Les premières sont au nombre de trois; la perception, la mémoire et la faculté réflective, dont les opérations essentielles sont l’attention, le jugement, le raisonnement. Ces trois facultés sont vraiment primitives et irréductibles; elles ne peuvent, même dans la folie, se pervertir; le seul genre d’altération qui puisse les atteindre, c’est l’affaiblissement.

Les facultés morales, que M. Despine préfère désigner par le nom de facultés instinctives, sont celles par lesquelles l’homme acquiert la connaissance de ce qu’il doit faire pour agir sagement et raisonnablement. Elles se manifestent par les inclinations, les penchans, les répulsions, les tendances, les besoins de l’âme : d’un seul mot, les instincts. La connaissance qu’elles donnent n’est pas le produit laborieux et tardif de la réflexion; elle est naturelle, spontanée, intuitive. Toute science innée, qu’elle ait rapport aux besoins du corps ou à ceux de l’esprit, est due à l’une de ces facultés.

M. Despine n’attache qu’une importance médiocre à l’énumération méthodique et complète de ces facultés morales, et la liste qu’il en donne présente tous les caractères de l’incohérence et de la confusion. On y trouve pêle-mêle les affections de famille, la prudence et la prévoyance, la politesse, l’espérance, la crainte, le sentiment de l’autorité, l’instinct d’imitation, la curiosité et la causalité, la pudeur, le sentiment du beau, le sentiment du bien et du mal ou sens moral, le sentiment religieux, composé très complexe des sentimens de causalité, de vénération, de reconnaissance, d’espérance et de crainte. A côté des tendances bonnes et raisonnables qui méritent vraiment d’être appelées morales, il y a des penchans pervers, irrationnels, qui sont également innés : tels sont la jalousie, la haine, la vengeance, l’orgueil, la méchanceté, la malhonnêteté, le mépris, l’ingratitude, l’avarice, la cupidité, la convoitise, etc. Ces mauvais sentimens s’unissent pour former des sentimens mauvais plus complexes, et, conjointement avec les bons, ils constituent la nature instinctive, bonne ou mauvaise, de chaque individu.

Les élémens instinctifs, bons ou mauvais, de l’esprit, se manifestent par des impulsions, des désirs, qui déterminent la plupart de nos actions; mais, le plus souvent, ils se bornent à éveiller des idées dans l’esprit, à suggérer des connaissances, et leur rôle est alors purement spéculatif. Cela est surtout vrai pour le sentiment du devoir, que M. Despine appelle une émanation du sens moral, et qu’il considère comme un pur instinct.

Les motifs d’action que font naître les facultés instinctives se ramènent à deux : l’intérêt et le devoir. Quand deux désirs sont en présence et que le principe de l’obligation morale n’intervient pas, le désir le plus fort l’emporte nécessairement. C’est là une loi de dynamique mentale sans exception, car le désir le plus fort exprime pour l’individu le plus grand bien, et il est impossible que l’impulsion naturelle nous détourne du bien le plus grand, pour nous porter vers un bien moindre ou vers le mal. Sous l’empire des seuls désirs, l’homme n’obéit donc et ne peut obéir qu’au motif de l’intérêt. L’homme, en cela, ne diffère pas de l’animal.

Quand le sens moral se manifeste sous la forme inférieure d’un désir, d’un besoin du cœur, la loi précédente trouve encore son application. Si je ne fais le bien que parce que c’est un plaisir pour moi de le faire et une peine de ne le faire pas, je cède à un désir plus fort que les désirs antagonistes; je ne cherche en définitive qu’une satisfaction égoïste : c’est toujours le motif de l’intérêt. Il en est tout autrement quand le sens moral revêt cette forme supérieure que M. Despine appelle le sentiment du devoir. Je conçois alors, sous l’influence de ce sentiment, l’obligation absolue d’agir d’une certaine manière, de m’abstenir de certains actes. Dût ma sensibilité tout entière être froissée, le devoir qui commande crée en moi la possibilité d’une résistance; la loi de l’intérêt cesse d’être la règle unique de ma conduite, je puis vouloir et faire autre chose que ce que veut et exige le désir le plus fort. Un motif nouveau a surgi; alors aussi, mais alors seulement, je suis vraiment libre. M. Despine distingue profondément la volonté du libre arbitre. La volonté n’est pour lui que l’acquiescement nécessaire de l’âme aux sollicitations du plus fort désir : en ce sens, elle n’est pas libre et nous est même commune avec les animaux. Il n’y a liberté que là où il y a obligation sentie de sacrifier le plaisir au devoir. C’est le seul cas où l’homme échappe à la fatalité des impulsions égoïstes et acquiert l’éminent privilège de briser la chaîne du déterminisme universel.

L’homme seul est libre, et même bien peu le sont, et le petit nombre de ceux qui possèdent le libre arbitre en fait rarement usage. En effet, selon M. Despine, le sens moral sous ses deux formes, amour du bien, sentiment du devoir, n’arrive à un plein développement que chez les individus des races supérieures ; chez ceux-là même, il est souvent atrophié, incomplet; quelquefois il fait entièrement défaut. Combien d’hommes à qui la voix du devoir ne s’est jamais fait entendre! C’est là un vice, une infirmité morale beaucoup plus fréquente qu’on ne pense. Ces hommes ne sont pas libres; civilement responsables du mal qu’ils peuvent commettre, ils ne le sont pas moralement. Ils peuvent être détournés du mal par certaines facultés instinctives d’ordre inférieur : les affections de famille, l’amour de leurs semblables, la prudence, l’amour-propre; mais le sentiment sublime du devoir et le remords, conséquence du devoir violé, leur sont éternellement inconnus.

Dans la théorie de M. Despine, la raison n’est pas une faculté spéciale et distincte; elle n’est que l’ensemble des connaissances que fournissent les diverses facultés instinctives, le produit de ces facultés. La raison est plus ou moins élevée selon que les facultés instinctives d’ordre supérieur sont plus ou moins développées; elle est incomplète ou partielle, quand une ou plusieurs d’entre elles font entièrement défaut. Les facultés instinctives ou morales existent pour la plupart en germe chez tout homme normalement constitué; elles se développent par l’éducation. Quant à celles dont une infirmité congéniale a décidément privé l’individu, l’éducation sera toujours impuissante à les faire naître. A la différence des facultés intellectuelles, qui ne subissent d’autre altération que l’affaiblissement, les facultés instinctives ou morales sont sujettes à deux espèces distinctes d’altération : l’affaiblissement et la perversion. Elles peuvent s’affaiblir jusqu’à disparaître. Elles peuvent se pervertir de deux manières : par l’exagération, lorsque, par exemple, l’amour-propre dégénère en orgueil, l’amour de la propriété en avarice, — par un changement en mal, quand les sentimens moraux s’évanouissent et sont remplacés par des sentimens bizarres ou pervers. « Sous l’influence de certaines causes pathologiques, les malades changent de caractère : ils étaient doux, polis, bienveillans, moraux; ils deviennent irascibles, pervers, méchans, acariâtres; ils étaient aimans, ils deviennent haineux; ils étaient gais, agréables, ils deviennent taciturnes, méfians, craintifs. Les changemens qui s’opèrent dans le cerveau par l’effet de l’âge peuvent, en altérant l’activité de cet organe, produire de grandes modifications, dans le moral chez un vieillard, modifications qui le rendent craintif, inquiet, égoïste. » Par leur exagération, par leur impérieux besoin de satisfaction, les perversions morales sont une cause de souffrances physiques et morales; aussi ont-elles reçu le nom de passions. Nous verrons qu’elles jouent un rôle prépondérant dans la folie.

Nous aurons terminé cette exposition quand nous aurons dit que, pour M. Despine, l’imagination n’est pas une faculté simple, mais qu’elle est formée du concours de trois ordres de facultés premières : une faculté créatrice, spéciale à l’imagination, les élémens instinctifs, et les facultés intellectuelles. Lorsque les sentimens et les passions dominent l’esprit, la faculté créatrice de l’imagination entre spontanément en exercice, et fait interpréter les actes et les paroles d’autrui, non plus selon la vérité, mais selon les inspirations des sentimens et des passions dont l’individu est animé. Ce travail est entièrement involontaire : sous l’influence de la passion, quand elle est puissante, l’homme est incapable de mettre en doute la réalité des conceptions que son imagination lui impose.

Tels sont les principes par lesquels M. Despine a prétendu expliquer les variétés si nombreuses de la folie. — Il serait superflu de critiquer longuement cette psychologie. M. Despine n’a pas démontré que les facultés intellectuelles et les facultés instinctives fussent à ce point indépendantes les unes des autres, et d’autre part il nous paraît avoir eu tort de ranger parmi les facultés instinctives ou morales des principes purement intellectuels, comme, par exemple, ce qu’il appelle la causalité. Qu’il y ait quelque chose de spontané dans la tendance qui porte l’esprit humain à la recherche des causes, on ne le conteste pas; mais cela revient à dire que le développement des facultés intellectuelles est spontané avant d’être réfléchi, doctrine qui n’est pas nouvelle. Il est également fort contestable que la raison ne soit que l’ensemble des connaissances suggérées par les facultés instinctives ou morales. Nous n’accordons pas davantage que la notion du devoir soit le produit d’un pur instinct : concevoir l’obligation de résister à certains désirs, d’accomplir certains actes, c’est au premier chef un fait intellectuel, bien que cette connaissance ne soit pas le résultat des facultés réflectives ou discursives de l’esprit, et qu’elle se manifeste spontanément dans la raison. Enfin, s’il est vrai que le devoir n’est pas conçu par tous les hommes avec une égale clarté, si bien souvent le défaut d’éducation, les mauvais exemples ou la violence des instincts inférieurs empêchent cette idée sublime de resplendir de tout son éclat [illisible] la conscience, il ne s’ensuit pas que, chez l’homme moralement sain, elle soit jamais complètement absente; le libre arbitre n’est donc pas, comme le prétend M. Despine, une sorte d’exception dans l’humanité, un privilège du petit nombre, dont ceux-là même qui le possèdent font rarement usage.

Quoi qu’il en soit de ces critiques, ce qui nous intéresse surtout ici, c’est de suivre M. Despine dans les applications qu’il fait de sa doctrine psychologique à la définition de la folie. « La folie, dit-il, consiste dans l’aveuglement moral involontaire de l’esprit à l’égard d’idées fausses, absurdes, immorales, irrationnelles et de penchans bizarres, pervers, inspirés par des passions; aveuglement causé par l’absence des sentimens rationnels, seuls capables d’éclairer l’esprit sur la nature de ces idées et de ces penchans, c’est-à-dire par l’inconscience morale à leur égard. »

Deux conditions, par conséquent, sont nécessaires à l’existence de la folie : il faut d’abord une ou plusieurs idées irrationnelles, absurdes, fausses, immorales, ou bien des penchans, des désirs exagérés, bizarres, pervers, idées et penchans inspirés par des passions. Mais ce n’est là que l’objet de la folie, ce n’est pas la folie elle-même; ce qui la constitue essentiellement, c’est l’aveuglement involontaire de l’esprit qui l’empêche de comprendre ce que ces idées ou ces passions ont de bizarre, d’absurde, d’immoral, et cet aveuglement vient de la violence des passions qui possèdent l’esprit et étouffent ou détruisent les sentimens antagonistes qui pourraient l’éclairer.

Il s’ensuit que la folie est non pas proprement une maladie des organes, mais un état anormal de l’âme. Il se peut que la folie existe sans aucun signe pathologique appréciable à l’observation du médecin, sans aucune lésion du cerveau. L’homme en santé peut donc être fou, et c’est là un des points sur lesquels M. Despine revient avec le plus d’insistance. Néanmoins il est impossible que l’état de l’âme qui constitue la folie n’ait pas sa cause dans quelque disposition physiologique; le cerveau est certainement l’organe par lequel se manifestent les facultés, et quand une passion pervertie s’empare de l’esprit au point d’étouffer les inspirations de la raison, on doit voir dans cette exaltation l’effet d’une activité anormale de la substance cérébrale. Des découvertes récentes semblent établir que la paralysie ou l’excitation des nerfs vaso-moteurs de l’encéphale joue ici un grand rôle. On sait que les vaisseaux capillaires qui portent le sang dans toutes les parties du corps se contractent ou se dilatent par l’action de certaines fibrilles nerveuses qui s’enchevêtrent dans leur tissu; sous l’influence d’une vive émotion, ces nerfs peuvent être excités ou paralysés. De là deux effets opposés : avec la paralysie des nerfs vaso-moteurs, les vaisseaux capillaires du cerveau ne se contractent plus; par suite ils se congestionnent, et ces congestions produisent même quelquefois de petits foyers apoplectiques microscopiques. Si au contraire les nerfs vaso-moteurs sont excités, les capillaires se contractent, le cerveau reçoit moins de sang, et son activité diminue. Le docteur Wolf a reconnu que les phénomènes psychiques qui sont une exagération de l’amour-propre, — l’exaltation des passions orgueilleuses qui caractérise certains genres de folie, avec accompagnement de loquacité, d’irritabilité excessive, — sont déterminés par des congestions sanguines dues à la dilatation des vaisseaux, c’est-à-dire par la paralysie des nerfs vaso-moteurs. Au contraire, les phénomènes psychiques caractérisés par les passions tristes et dépressives de la lypémanie sont produits par la contraction des vaisseaux de l’encéphale, la pâleur de l’organe, c’est-à-dire par l’irritation des nerfs vaso-moteurs. Ces modifications morbides de la circulation cérébrale expliquent comment la folie existe souvent sans qu’il soit possible de découvrir aucune lésion dans le tissu du cerveau. Les lésions n’apparaîtront que plus tard, lorsque les troubles profonds et continus de la circulation auront plus ou moins détruit le tissu cérébral. Alors aussi les facultés intellectuelles seront plus ou moins atteintes ; c’est la période de la manie chronique, de la démence, dernier terme de la folie.

Il est en effet prouvé par l’expérience que la folie peut exister sans que les facultés intellectuelles soient altérées sensiblement. De graves perversions des facultés morales, un changement complet dans le caractère de l’individu, voilà souvent tout ce qu’on observe : l’intelligence n’est atteinte que postérieurement et par contre-coup. M. Despine va jusqu’à soutenir que, dans la folie proprement dite, les facultés intellectuelles restent absolument intactes, ce qui nous paraît une opinion bien hasardée.

On a souvent tenté de faire une classification des variétés si nombreuses de la folie; chaque aliéniste a proposé la sienne, aucune n’est encore parvenue à rallier tous les suffrages. Sans s’exagérer l’importance d’une classification qui ne répond toujours que fort imparfaitement aux complexités presque infinies de la réalité et tranche souvent à l’excès des nuances insaisissables, M. Despine, tout comme un autre, a la sienne : elle est purement psychologique. Dans une première classe, il range toutes les folies manifestées par des inspirations passionnées, fausses, bizarres, perverses, à l’égard desquelles l’esprit est aveuglé, nulle faculté antagoniste ne l’éclairant sur le caractère déraisonnable de ces inspirations. Ce sont les diverses formes décrites par Esquirol sous le nom de monomanies et de lypémanie. — Une seconde classe comprend les aliénations caractérisées par une destruction partielle des facultés psychiques, et par un trouble profond de celles qui persistent encore; le type de ce genre est l’état maniaque, aigu ou chronique. — Enfin la troisième classe renferme les aliénations qui manifestent une destruction plus ou moins complète de toutes les facultés : telles sont la démence sénile et la démence proprement dite, qui termine naturellement toutes les folies pathologiques.


II.

Les folies de la première classe que M. Despine propose de désigner par le nom de folies instinctives, se présentent sous trois formes principales, appelées par Esquirol lésion de l’intelligence, lésion des affections, lésion de la volonté.

Dans la première forme, la folie se manifeste par une ou plusieurs idées délirantes créées par l’imagination sous l’influence d’une passion dominante, passion qu’a suscitée dans l’esprit l’activité pathologique du cerveau. Ces idées sont toujours fausses ou absurdes, quelquefois perverses; possédé par la passion, l’esprit est dans l’impuissance de se désabuser à leur égard.

Ces passions qui suscitent les idées délirantes peuvent être de deux sortes, expansives ou dépressives. Expansives, elles sont une perversion de l’orgueil, de l’ambition, de la gaîté; elles engendrent des idées de puissance, de grandeur, de richesse; ces idées peuvent d’abord ne présenter à l’esprit aucune forme déterminée; mais bientôt l’imagination, excitée et dirigée par la passion, crée à celle-ci un objet dans lequel elle se personnifie et en quelque sorte s’adore elle-même. Alors le malade croit être prince, roi, pape, Jésus-Christ, Dieu.

Les passions dépressives, comme la tristesse, la défiance, l’anxiété, le découragement, la crainte, la terreur, donnent naissance à des idées tout opposées. Le fou se croit poursuivi par la police, persécuté par des sociétés secrètes, déshonoré, ruiné, condamné à mort. Les faits les plus insignifians sont pour lui des preuves manifestes des embûches qu’on lui dresse, les phrases les plus bienveillantes deviennent des menaces; il écoute tous les bruits, il tremble toujours, il craint tout. Celui-ci dit avoir des jambes de verre et n’ose marcher, de peur de les briser; cet autre croit ses organes détruits, obstrués; il n’a plus de sang, plus de ventre, son gosier est bouché, ou bien on empoisonne ses alimens, et, dominé par cette crainte, il refuse de boire et de manger, se laisse mourir de soif et de faim. Le malade dont l’énergie vitale a diminué s’imagine qu’il est mort; il reste inactif, immobile et ne prononce plus une parole. L’idée délirante une fois produite sous l’empire de la passion, l’intelligence se met tout entière à son service. Sur tout autre chose, le fou paraît raisonnable, et même l’idée délirante étant supposée vraie, il semble que les facultés et opérations intellectuelles proprement dites, perception, mémoire, jugement, raisonnement, association des idées, fonctionnent aussi régulièrement qu’à l’état de santé.

Ce principe de l’intégralité des facultés intellectuelles dans la folie en général, et dans cette première forme en particulier, est énergiquement soutenu par M. Despine. Il pense, comme Locke, que le fou raisonne correctement sur des prémisses fausses. Tel, par exemple, se dépouille brusquement en public de tous ses vêtemens : voilà un acte en apparence absurde et inexplicable; pour le fou, il est parfaitement logique. Le malheureux est le père Adam; il doit en porter le costume. Tel autre, traversant une rue de Londres dans son cabriolet, frappe subitement d’un coup de hache à la tête un cheval qui croisait le sien : rien en apparence ne justifie cette ridicule agression; mais ce fou se croit Jésus-Christ, en tuant un cheval sur la voie publique il assemble la foule autour de lui, on s’occupe de sa personne, il pourra dès lors convaincre chacun de sa mission divine. Il y a là un enchaînement d’idées bizarre, mais au fond assez logique : les facultés de raisonnement, d’association, sont donc intactes.

De même la faculté de perception. C’est une loi que, sous la domination de la passion qui possède l’esprit, les facultés intellectuelles suivent dans leur développement la direction que cette passion leur imprime. Les organes des sens peuvent fonctionner chez le fou comme chez l’homme en santé, les objets extérieurs faire sur les nerfs et sur le cerveau leur impression normale, la perception, en un mot, ne recevoir aucune atteinte; mais la passion plus forte dément son témoignage, et l’esprit se range de soi-même à l’avis de la passion. Un fou est convaincu que sa jambe est de verre; par crainte de la briser, il refuse de faire le moindre mouvement; à qui voudra le détromper de son erreur, il répondra : Je vois bien que ma jambe n’est pas de verre, et pourtant elle l’est. « Une aliémée, raconte M. Despine, qui éprouvait des douleurs d’entrailles après chaque repas, s’imagina que l’on empoisonnait ses alimens. Elle raisonnait si bien sur tout autre objet, et même sur son idée fixe, en y puisant ses prémisses, qu’il nous arrivait parfois de combattre son erreur par des preuves raisonnées, oubliant que nous avions affaire à une personne dont le cerveau était malade. Un jour, après nous avoir écouté tranquillement sans nous interrompre, elle nous dit : « Vous pouvez avoir raison ; mais je sens que c’est comme je vous ai dit, rien au monde ne m’enlèvera cette idée, et ne me prouvera le contraire. » Cette aliénée, en disant je sens et non je sais, se servait d’une expression remarquable par son exactitude. Elle n’invoquait pas l’évidence matérielle par la perception, ni l’évidence intellectuelle par des preuves raisonnées, mais le témoignage de sa nature instinctive, de sa conscience, de sa manière de sentir, le plus puissant sur l’esprit de tous les témoignages; aussi en disant : rien ne me prouvera le contraire, elle sent qu’aucune preuve ne pourrait lutter contre le témoignage de sa passion lypémanique de crainte et de défiance. »

Sentir et savoir sont en effet choses fort différentes; sentir appartient à l’ordre des facultés affectives; savoir, à celui des facultés intellectuelles. L’esprit, tout entier à la passion, n’entend plus les protestations de l’évidence rationnelle; mais celle-ci ne disparaît pas pour cela : les facultés qui se révèlent à l’esprit n’ont subi aucune perversion; proprement, la raison n’est pas détruite, elle est seulement submergée par la tempête de la passion, toujours prête, si celle-ci s’apaise, à reprendre son naturel empire. Parfois même elle est sur le point de triompher; une lutte terrible s’engage alors, dont l’esprit du malheureux fou est en même temps le théâtre et la victime; mais un fait purement intellectuel comme l’évidence ne peut modifier instantanément l’état morbide du cerveau qui produit l’exaltation de la passion, et celle-ci, puisant une énergie nouvelle dans la contradiction même, rétablit bientôt l’entière domination de l’idée délirante qu’elle s’est créée pour objet. Un remarquable exemple de ces alternatives se trouve dans cette histoire que raconte M. Baillarger, et que nous empruntons à M. Maudsley.

« Lorsque M. Trélat fut chargé de la direction provisoire de Bicêtre, il s’y trouvait un malade qui croyait avoir résolu le problème du mouvement perpétuel. Après avoir vainement employé tous les argumens dont il put user pour chasser cette imagination, l’idée vint au médecin que la grande autorité d’Arago aurait le salutaire effet de convaincre cet individu. Arago, s’étant fait donner l’assurance que la folie n’était pas contagieuse, consentit à combattre cette idée fixe. On conduisit le fou dans son cabinet, où M. A. de Humboldt se trouvait par hasard. Quand le pauvre homme eut reçu de la bouche d’Arago la démonstration positive et convaincante de son erreur, il fut, pour ainsi dire, stupéfié; puis, versant d’abondantes larmes, il se mit à pleurer la perte de son illusion. Le but qu’on s’était proposé paraissait atteint; mais M. Trélat et son malade n’avaient pas fait vingt pas dans la rue, que celui-ci, se tournant vers le médecin, lui dit : « C’est égal, M. Arago se trompe, et c’est moi qui ai raison. » On a parfois lieu d’admirer la subtilité ingénieuse que déploient les fous pour interpréter les témoignages de leurs sens en faveur de la passion qui les domine. C’est surtout dans les cas de folies produites par des passions dépressives, dans la lypémanie, dans le délire de persécution, que les exemples en sont fréquens et remarquables. MM. Drouet et Foville ont cité des faits frappans qu’il leur a été donné d’observer pendant les terribles événemens de 1870 et 1871, soit à l’hospice de Charenton, soit à l’asile dit de Vaucluse. Ni le spectacle des combats journaliers qui se livraient presque sous leurs yeux, ni le va-et-vient tumultueux des trains d’artillerie, des équipages d’ambulance, des convois de munitions, ni le bruit assourdissant de la mousqueterie et de la canonnade ne peuvent captiver l’attention des malades et les détourner de leur délire. Celui-ci, qui se donne le nom de Paul-Émile, et qui, désigné par Dieu pour occuper le trône de France, n’en est écarté que par les maléfices électriques d’une société secrète, reste convaincu que Paris n’a jamais été assiégé pour de bon ; ce sont des imbéciles qui tirent le canon pour s’amuser, et le but réel de tout cela, « c’est de le pousser à bout, lui, prince Paul-Emile, et d’avoir un prétexte pour le faire crever de faim en réduisant de plus en plus le régime alimentaire du toute la maison. » — Cet autre, ancien capitaine de la garde impériale, déclare qu’il n’est pas dupe de tout ce tapage; la France est toujours en paix, l’empereur aux Tuileries, les communications sont libres, et si l’on refuse d’envoyer ses lettres à ses parens et de lui faire parvenir leurs réponses, c’est qu’on fait cause commune avec ses persécuteurs : il n’y a pas de balles dans les fusils et la canonnade est une comédie inventée par quelques officiers de son régiment ; les journaux qu’on met sous ses yeux pour le détromper ont été rédigés et imprimés par ses ennemis, et il reproche amicalement au médecin de se faire le complice de cette supercherie.

Ces ressources infinies pour détourner de leur vrai sens les témoignages les plus authentiques et les interpréter à son profit, la passion, quand elle est forte, les déploie naturellement chez ceux-là même qui ne sont pas fous. Molière a tiré de là quelques-uns de ses effets les plus comiques. La vieille Bélise est convaincue que de nombreux amans brûlent pour ses charmes; vainement lui donne-t-on les preuves les plus manifestes qu’elle se trompe : elle les tourne toutes en faveur de sa chimère.

— On ne voit presque point céans venir Damis.
— C’est pour me faire voir un respect plus soumis.
— De mots piquans partout Dorante vous outrage.
— Ce sont emportemens d’une jalouse rage.
— Cléonte et Lycidas ont pris femme tous deux.
— C’est par un désespoir où j’ai réduit leurs feux.

Selon M. Despine, il en est de la mémoire comme des autres facultés intellectuelles; elle continue à fonctionner régulièrement; mais l’obsession de l’idée délirante créée par la passion met l’esprit dans l’impuissance de croire à son témoignage. Par là s’expliquent ces cas si curieux où le malade semble avoir changé de personnalité. Il ne se reconnaît plus dans le passé, non que la mémoire ait été atteinte, mais parce que l’état moral qu’elle lui rappelle diffère tellement de celui qui est actuellement le sien, qu’il ne peut établir aucune liaison entre ces deux phases de son existence : il déclare étrangère à elle-même celle qui a précédé la folie. En réalité, le sentiment de l’identité personnelle n’est qu’affaibli, il n’a pas disparu. Parfois il arrive que le fou parle de soi comme d’une autre personne non-seulement dans le passé, mais encore dans le présent. On a vu là une grave objection contre le principe spiritualiste de la permanence et de l’unité du moi sous la variété mobile de ses manières d’être. Nous croyons qu’en ce cas l’explication à donner est la même ; la passion, plus forte, a obscurci dans l’esprit du fou le souvenir de tout ce qui a précédé : pourtant elle ne va pas jusqu’à lui persuader qu’il a changé de corps; c’est donc un autre moi qui dans le même corps s’est substitué au précédent, et c’est sans doute son corps et non sa personne morale, dont il a toujours et nécessairement conscience, que l’aliéné regarde comme chose étrangère et qu’il désigne en l’appelant : cela.

En résumé, dans cette première forme de la folie instinctive, les facultés intellectuelles ne paraissent pas subir d’altération. C’est donc à tort, selon M. Despine, qu’Esquirol a vu là une lésion de l’intelligence. — Il est cependant bien difficile d’admettre que tout un groupe de facultés reste ainsi à l’abri de toute atteinte, et nous pensons, avec M. Maudsley, que cette immunité n’est qu’apparente. Si vraiment la folie est produite par une disposition pathologique du cerveau qui troublerait gravement l’équilibre des facultés instinctives, à qui fera-t-on croire que l’âme tout entière, avec tous ses pouvoirs essentiels, n’en ressente pas immédiatement le contre-coup? Ni la perception, ni le jugement, ni le raisonnement, ni la mémoire, ne peuvent plus fonctionner normalement. Supposons en effet, comme le veut M. Despine, que l’exaltation subite d’une passion que rien ne combat plus dans l’esprit, constitue seule la folie; encore faut-il que cette passion ait un objet; je ne puis avoir peur, par exemple, si je n’ai peur de quelque chose. Or dans la folie l’objet n’est pas réel, il n’est qu’imaginaire : c’est une idée, et c’est l’obsession de cette idée qui donne naissance au délire; mais une idée, c’est un produit de l’intelligence; pour que celle-ci la fournisse si complaisamment à la passion pathologiquement excitée, il faut qu’elle y soit prédisposée, et cette prédisposition, qui n’existe pas ou n’existe qu’à peine chez l’individu dont l’esprit est sain, me paraît manifester un état morbide. L’intelligence ne fonctionne donc plus régulièrement, puisqu’elle se prête si vite et si volontiers aux exigences d’une passion qui devient dominante, et peut-être même la passion ne prend-elle un si soudain et si complet empire que parce que l’intelligence altérée ne produit plus que des chimères.

Que les facultés intellectuelles soient atteintes en même temps que les facultés instinctives, c’est ce qui nous paraît résulter d’une interprétation plus exacte des faits. Tel fou croit que sa jambe est de verre et ne veut plus faire un mouvement de crainte de la briser. M. Despine voit là une exaltation morbide d’une passion dépressive, la crainte : sous l’influence de cette passion, l’imagination crée une conception, celle d’une jambe de verre, et la passion étant trop forte pour que rien dans l’esprit ne puisse plus la combattre et dissiper la chimère à laquelle elle se complaît, le malade est nécessairement convaincu qu’il a une jambe de verre, — Mais je demanderai pourquoi l’imagination a suggéré à la passion cet objet plutôt que cet autre? N’est-il pas plus naturel et plus simple de supposer que quelque modification s’est produite dans l’état des nerfs qui se ramifient dans la jambe et des centres nerveux auxquels ces nerfs aboutissent, que par suite de cette modification le malade n’a plus de sa jambe la même sensation qu’autrefois (il est en effet démontré qu’il existe un sens appelé par quelques psychologues sens organique ou musculaire, par lequel nous percevons toutes les parties de notre corps), et que cette sensation nouvelle et insolite éveille dans son esprit l’idée d’une jambe de verre? Peut-être même, loin d’être la cause de l’idée délirante, la passion qui le domine n’en est-elle que l’effet? Et ainsi la vraie cause du délire serait, dans ce cas, non la passion surexcitée, mais l’état anormal du sens organique ou musculaire, état provoqué par une disposition morbide d’une partie du système nerveux.

Il serait possible que dans beaucoup de cas le délire de persécution eût pour principale cause des hallucinations de la vue ou de l’ouïe, ou tout au moins un trouble dans les organes de ces deux sens qui donnerait un caractère terrifiant aux objets et aux sons les plus inoffensifs. La passion, qui, pour M. Despine, est l’essentielle condition de la folie, ne serait plus alors que l’effet d’un fonctionnement anormal des facultés de perception.

Ce que nous venons de dire des sens nous paraît pouvoir s’appliquer au jugement et au raisonnement. Juger, c’est affirmer un rapport entre deux termes, et chez l’homme qui toujours et invinciblement affirme comme vrai un rapport évidemment faux, la faculté de juger n’est plus saine : elle est malade ou pervertie. Le malheureux qui se croit le père Adam juge mal; comme il est dans l’impuissance absolue de juger mieux, j’ai le droit de dire que son jugement ne fonctionne pas régulièrement. — Mais du moins son raisonnement est logique, quand, se croyant le premier homme, il se dépouille en public de ses vêtemens? — On peut contester qu’il y ait là un raisonnement. Peut-être ne faut-il voir dans cet acte que l’effet d’une hyperesthésie, disposition si fréquente chez les aliénés. On sait que dans nombre de cas la sensibilité des papilles nerveuses qui existent sous l’épiderme est tellement excitée que le plus léger attouchement devient insupportable. Rien ne prouve qu’en se dépouillant brusquement de ses vêtemens, ce fou n’ait pas voulu se soustraire à un contact trop douloureux. Il est même permis de croire que c’est l’hyperesthésie commençante qui peu à peu a éveillé en lui le besoin d’être tout nu et suggéré par suite à son esprit qu’il était le père Adam.

Mettons pourtant que l’action de ce fou soit le résultat d’un raisonnement juste tiré d’un faux principe : ce ne serait encore qu’une exception assez rare. « En fait, dit M. Maudsley, dont l’expérience est d’un grand poids en ces matières, il n’est pas exact qu’un fou raisonne et agisse logiquement d’après les fausses prémisses de son délire... ce qui rend si difficile de soigner les fous, ce qui constitue le grand souci des fonctionnaires d’un asile, c’est que tout en sachant ce qu’un fou pense, on ne peut pas prévoir ce qu’il va faire: on peut connaître parfaitement son délire, on ne peut pas suivre l’opération de ce délire dans son esprit et prévoir à quels actes il le portera; il y a chez le fou incohérence dans les idées, il y a aussi incohérence entre les idées et les actes. Le mot si connu de Locke, qu’un fou raisonne correctement sur des prémisses fausses, est certes loin d’être vrai dans tous les cas. Souvent le fou raisonne follement d’après de folles prémisses; il ne fait pas ce qu’il devrait faire si son idée délirante était une idée saine, et il fait ce qu’il ne devrait pas faire si cette idée délirante était la réalité positive; en un mot, ce qui manque au fou c’est la santé de l’esprit...

« Il est impossible, poursuit M. Maudsley, à un esprit raisonnable et sain de plonger dans les profondeurs tumultueuses de l’esprit d’un fou, d’y saisir toutes les incohérences de pensées et de sentimens désordonnés, et de retrouver le fil qui rattache les uns aux autres des phénomènes mentaux dont le caractère est précisément de n’avoir ni lien, ni cohérence, de ne pas se succéder en relation logique, d’être, non pas dans un ordre, mais dans un désordre d’association contraire à toute l’expérience du bon sens. Si un homme sensé pouvait réussir dans une pareille entreprise, ce ne serait qu’à une condition : à la condition de devenir lui-même aussi fou que le fou dont il étudierait l’esprit; c’est seulement ainsi qu’il en pourrait suivre et apprécier les raisonnemens contraires à la raison. » Nous croyons donc que M. Despine est allé trop loin en affirmant que, dans la folie, les facultés intellectuelles peuvent demeurer intactes et continuer à fonctionner régulièrement. En principe, il est inadmissible qu’une intime solidarité n’existe pas entre les différens pouvoirs de l’âme : si les facultés instinctives sont perverties par quelque cause pathologique, la même influence doit pervertir simultanément les facultés intellectuelles. En fait, la plupart des exemples que l’on cite peuvent recevoir une interprétation qui soit d’accord avec notre manière de voir.


III.

Nous serons plus bref dans l’examen des autres variétés de la folie. Aussi bien est-il fort difficile d’établir entre elles des distinctions nettement marquées; elles se relient, se confondent presque par des transitions insensibles, et les observations qui valent pour l’une sont plus ou moins applicables à toutes les autres.

Une seconde forme de la folie instinctive est celle qu’Esquirol appelle lésion des affections. Ici plus d’idée délirante; une passion pervertie se manifeste toute seule et pousse parfois le malade aux actes les plus immoraux, les plus criminels. Cette passion, en elle-même, peut n’être pas très forte; mais rien dans l’esprit de l’aliéné ne lui faisant obstacle, elle devient naturellement et nécessairement toute-puissante.

Les passions qui poussent alors aux actes les plus pervers ne doivent pas être confondues avec celles qui peuvent entraîner l’homme en santé à des actes analogues. Celui-ci, par exemple, tue par haine, par vengeance, par cupidité, par jalousie, etc.; aucun de ces motifs n’existe pour le malheureux atteint de la folie homicide : il tue pour tuer. Sa passion, vraiment anormale et pathologique, est de celles qui ne se rencontrent que chez l’homme malade; elle a pour objet l’acte pervers lui-même : le meurtre, le suicide, l’incendie, le vol.

La folie homicide et la folie suicide sont les manifestations les plus fréquentes de ce genre d’aliénation; quelquefois chez le même malade, la première succède à la seconde : ce fut le cas d’Henriette Cornier, dont le crime émut vivement l’opinion publique vers 1826. D’un caractère sombre et mélancolique, elle tenta un jour de se précipiter dans la Seine : on l’en empêcha. Elle ne put donner aucun motif pour expliquer cette tentative : preuve qu’elle obéissait, non à l’une des passions ordinaires de l’humanité, mais à un besoin morbide, pathologique, de se détruire. Un jour l’envie la prend de tuer une petite fille; elle prie ses voisins de leur confier leur enfant pour la mener à la promenade. Une fois en possession de l’enfant, elle monte dans sa chambre, accable la petite de caresses et lui coupe la tête. Il fut établi qu’elle n’avait contre les parens ni haine ni animosité. Les apprêts du meurtre durèrent un quart d’heure; pendant tout ce temps, son calme fut parfait; elle n’éprouvait ni plaisir, ni peine, et néanmoins savait parfaitement ce qu’elle faisait. Le crime accompli, elle ne manifeste aucun remords. A tous ces caractères, il est impossible de méconnaître la folie.

Ce besoin de détruire qui pousse au meurtre sans motifs prend quelquefois la forme de la monomanie incendiaire. Cette forme, assure M. Despine, est beaucoup moins grave que les précédentes, parce qu’elle est due, non pas comme les autres monomanies criminelles, à une affection profonde et peu guérissable du cerveau, mais à un état névropathique passager, accompagné d’excitation. Cet état cérébral se manifeste de dix-huit à vingt-cinq ans, rarement au-delà. Souvent la passion incendiaire est accompagnée d’hallucinations en rapport avec l’acte destructeur qu’elle détermine : ainsi l’individu entend des voix qui lui crient : brûle, brûle !

Une des perversions les plus bizarres que puissent subir les affections dans la folie, c’est celle qu’on a désignée sous le nom de monomanie blasphématoire. Il arrive quelquefois que les malades sont irrésistiblement portés au blasphème. On cite un respectable prêtre qui, devenu fou, criait à tue-tête : « Maudits soient Dieu, la sainte Vierge et les saints! » — Une vieille demoiselle très pieuse, devenue mélancolique, avait une telle répulsion contre l’objet de ses anciennes croyances, qu’elle était prise de tremblemens convulsifs quand on lui parlait de l’église et des pratiques religieuses; elle poussait alors des cris terribles, elle injuriait les prêtres, maudissait les dogmes, la divinité, et exhalait une haine furieuse pour la religion. — Il est à remarquer que la folie blasphématoire ne se rencontre que chez des personnes pieuses et fort attachées à la religion dans l’état de santé. C’est toujours le même objet qui continue à remplir leurs pensées; mais leur cerveau malade a perverti les sentimens que leur inspirait cet objet, et elles éprouvent une haine violente pour ce qu’elles aimaient le plus autrefois.

En cherchant l’explication psychologique des perversions manifestées par cette seconde forme de la folie instinctive, nous serions tenté de croire que l’altération des centres perceptifs, et, consécutivement, des facultés dont ces centres sont l’organe, est encore ici plus grande que ne le suppose M. Despine. L’hallucination, qui résulte d’un trouble dans les parties de l’encéphale auxquelles aboutissent les nerfs optique et auditif, nous paraît surtout jouer un rôle important. On ne conteste pas que la monomanie incendiaire ne soit souvent accompagnée d’hallucinations de l’ouïe : il est permis de penser que ces hallucinations, au lieu d’être simplement l’effet de la passion pervertie, en sont la cause ou tout au moins se produisent en même temps qu’elle. — La manie blasphématoire s’expliquerait bien aussi par une perturbation intellectuelle faisant naître dans l’esprit du malade l’idée qu’il est damné, qu’il est devenu la proie du diable, et que, par suite, il faut qu’il blasphème comme Satan. Il nous semble, en un mot, plus naturel d’admettre que, sous l’influence d’un même état pathologique du cerveau, l’intelligence et les affections sont simultanément altérées.

La troisième forme de folie instinctive, appelée par Esquirol lésion de la volonté, diffère de la précédente en ce que l’impulsion perverse de la passion, tout en étant soudaine et irrésistible, n’abolit pas le sens moral qui proteste avec horreur contre l’acte honteux ou criminel auquel le malade est entraîné. Une lutte terrible s’engage dans l’âme de l’infortuné : il a conscience du mal qu’il va faire et de l’inutilité de la résistance contre une impulsion qu’il ne peut maîtriser. S’il est sous l’empire de la manie homicide, il supplie qu’on l’enferme, qu’on le garrotte, qu’on le mette dans l’impossibilité de céder à l’affreux penchant. « Ma mère, dit un jeune homme de seize ans, cité par M. Calmeil, vous êtes la meilleure des mères, et je vous aime de toute mon âme. Cependant depuis quelque temps une idée incessante me pousse à vous tuer. Empêchez que, vaincu à la fin, un si grand malheur ne s’accomplisse. Permettez-moi de m’engager. » Revenu du régiment, ce n’est plus sa mère qu’il songe à tuer, c’est sa belle-sœur. « Approche, dit-il à son frère, n’hésite point. Je suis plus dangereux qu’une bête féroce. Prends une corde solide, attache-moi et va prévenir M. Calmeil. » Admis dans un asile d’aliénés, il supplie le directeur de ne pas consentir à ce qu’il en sorte jamais. « Par momens peut-être je feindrai d’être guéri ; ne me croyez jamais ; je ne dois plus sortir sous aucun prétexte. Quand je solliciterai mon élargissement, redoublez de surveillance ; je n’userais de cette liberté que pour commettre un crime qui me fait horreur. » — On a souvent rappelé l’exemple de cette servante qui vint un jour demander en grâce à sa maîtresse la permission de quitter la maison. Sa maîtresse, qui n’avait jamais eu à se plaindre de son service, l’interrogea sur le motif d’une résolution si subite : elle apprend que toutes les fois que la malheureuse domestique déshabille l’enfant confié à sa garde et qu’elle est frappée de la blancheur de ses chairs, elle éprouve un désir presque irrésistible de l’éventrer. Elle craint de succomber à la tentation et préfère s’éloigner.

Ce genre d’aliénation, caractérisé par le remords, se manifeste quelquefois sous la forme de l’anthropophagie, de la manie blasphématoire, de la dipsomanie. Une dame, citée par M. Trélat, était prise de temps en temps d’accès de dipsomanie que rien ne pouvait empêcher, ni l’intérêt, ni le devoir, ni sa famille, qu’elle finit par ruiner. Quand elle sentait venir son accès, elle mettait dans le vin qu’elle buvait les substances les plus dégoûtantes, rien n’y faisait. En même temps, elle se disait des injures : « Bois donc, misérable, bois, vilaine femme, qui oublies tes premiers devoirs et déshonores ta famille! » La passion était plus forte que les reproches et le dégoût.

Dans ces exemples, il faut l’avouer, nous ne trouvons plus trace d’un trouble intellectuel. Il semble bien qu’il n’y ait autre chose qu’une exaltation morbide d’une passion mauvaise, ce qui justifierait, au moins pour ces cas particuliers, la théorie de M. Despine. Pourtant il est plus naturel d’y voir encore une perversion des sens, due à un état pathologique des organes. Il est possible, par exemple, que chez certains malades, la couleur, l’odeur, la chaleur du sang, produisent une sorte d’exécrable volupté que l’homme sain ne peut ressentir. M. Maudsley cite un clerc d’avoué qui un jour, sans aucun motif, assassine dans la campagne une petite fille de huit ans et découpe son corps en morceaux. Il rentre à l’étude de son patron, reprend tranquillement son ouvrage, et sur un cahier où il avait l’habitude de consigner ses actions, il écrit : « Tué une petite fille ; c’était bon et chaud. » — Il nous semble qu’ici l’impression produite par la chaleur des chairs a été dominante. L’organe du tact, perverti, a peut-être inspiré le besoin de cette horrible sensation et déterminé le meurtre. — La servante dont tout à l’heure nous rappelions l’histoire était sans doute sous l’empire d’une fascination de la vue et du toucher, quand la blancheur de l’enfant confié à ses soins lui donnait l’envie irrésistible de l’éventrer. Il est clair d’autre part que chez la dame citée par M. Trélat l’organe du goût n’était pas sain, puisque les matières les plus dégoûtantes, mêlées à sa boisson, ne lui répugnaient pas. — En un mot, nous proposerions d’expliquer, au moins partiellement, les cas précédemment rapportés et autres semblables par une altération des organes des sens et des centres qui président à leurs fonctions. C’est une hypothèse que nous ne hasardons, bien entendu, qu’avec la plus grande réserve et que nous prenons la liberté de soumettre à l’appréciation des juges compétens.

Nous n’insisterons pas sur les deux autres classes d’aliénations mentales que reconnaît M. Despine, et qui sont constituées, l’une par l’état maniaque, l’autre par la démence, la stupidité, l’idiotie. Dans ces manifestations qui marquent généralement les phases dernières de la folie, l’esprit tout entier subit une désorganisation croissante; les facultés intellectuelles sont visiblement atteintes, comme les facultés instinctives. L’altération de l’activité fonctionnelle du cerveau augmente et devient à peu près incurable; des lésions se produisent dans le tissu de l’encéphale et donnent lieu sympathiquement à de graves désordres d’autres fonctions et d’autres organes; par une marche plus ou moins rapide, la maladie s’achemine vers le fatal dénoûment.


IV.

Nous avons essayé de déterminer, d’après les récens travaux de MM. Despine et Maudsley, quelle est l’essence de la folie, quelles en sont les conditions psychologiques. On a vu que, s’il n’est pas exact de soutenir, avec M. Despine, qu’elle est constituée uniquement par une passion pervertie et devenue toute-puissante dans l’âme, les facultés intellectuelles restant intactes, c’est cependant l’élément instinctif, passionné, qui joue le rôle le plus considérable et le plus apparent. Nous pouvons en conclure que la folie, quand elle n’est pas le résultat d’une prédisposition organique héréditaire ou d’un accident purement physiologique, comme par exemple l’arrêt brusque de la sécrétion du lait pendant l’allaitement, est presque toujours due à une exaltation, à une surexcitation maladive de la partie passionnée de nous-mêmes.

En effet, après l’influence héréditaire, qu’il regarde comme la cause la plus puissante et la plus ordinaire de la folie, M. Maudsley n’hésite pas à placer au second rang. L’intempérance et la débauche. Or ce sont là les deux formes les plus grossières et les plus honteuses de la passion qui nous porte vers les satisfactions des sens. Un fait cité par M. Maudsley établit dans quelle redoutable proportion l’intempérance contribue à produire et à développer la folie. « Voici, dit-il, ce qui s’est passé à l’asile du comté de Clamorgan : durant le second semestre de l’année 1871, les admissions n’ont pas dépassé, pour les hommes, le chiffre de 24, tandis qu’elles avaient été au nombre de 47 dans le semestre précédent, et qu’elles s’élevèrent à 73 dans le suivant. Dans le premier trimestre de l’année 1873, il y en eut 10; le trimestre précédent en avait vu 21, on en compta 18 dans le suivant. On n’observa point dans le nombre des femmes admises de différences correspondantes... Or voici où réside l’intérêt et l’enseignement de ces observations : les deux périodes exceptionnelles correspondaient exactement aux deux dernières grèves dans l’industrie du fer et dans l’industrie du charbon, qui sont de véritable importance au comté de Clamorgan. La diminution constatée provenait sans doute de ce que les ouvriers n’ayant point d’argent à perdre en ivrognerie et en débauches, furent forcément pendant ce temps-là sobres et tempérans; le résultat direct fut une diminution marquée dans la production de la folie. »

Selon MM. Despine et Maudsley, il est à peine possible de calculer les effets meurtriers des boissons alcooliques sur la raison humaine. L’ivrognerie agit soit directement, soit indirectement. Directement, elle détermine fréquemment chez l’individu lui-même de brusques accès de folie furieuse, ou le conduit lentement à la démence, à la stupidité, à l’idiotie; — indirectement, elle donne naissance à un état pathologique du système nerveux qui, sans avoir toujours pour l’alcoolisé des effets aussi funestes, se transmet à ses enfans et les prédispose à l’aliénation. C’est sans doute aux progrès de l’alcoolisme plutôt encore qu’aux commotions politiques et à l’activité fiévreuse développée par les besoins complexes de la civilisation moderne, qu’il faut attribuer l’augmentation croissante du nombre des fous en Angleterre, en France et en Belgique. C’est dans la population des cabarets que se recrute le plus sûrement celle des asiles; or, d’après un rapport officiel adressé en septembre 1872 au ministre de l’intérieur, le chiffre des cabarets et des débits de boissons alcooliques s’est accru en France de 20 pour 100 en quatorze mois[1]!

Toute passion qui tend à devenir exclusive peut conduire à la folie. Il suffit souvent pour cela qu’elle soit brusquement et violemment contrariée. Les affections brisées, l’ambition déçue, l’écroulement d’une fortune, sont parmi les causes les plus fréquentes d’aliénation. Ces coups imprévus exaltent en effet la passion en détruisant son objet; toutes les forces mentales de l’être étaient, pourrait-on dire, concentrées sur un seul point; mais en même temps il y avait encore équilibre entre les différentes facultés, il fallait penser, vouloir, agir dans les directions les plus diverses pour conserver l’amour de cette femme, élever cet enfant et assurer son bien-être, conquérir cette place, augmenter ces richesses. Ces nécessités, imposées par le besoin même de la satisfaire, empêchaient la passion de remplir à elle seule toute la capacité de l’âme; la vie morale était entretenue par le développement harmonieux et simultané de toutes ses fonctions. Tout à coup l’objet manque; les facultés, n’ayant plus leur but habituel, cessent d’agir ou n’agissent qu’avec langueur; la passion se nourrit d’elle-même, s’entretient et s’avive sous l’influence de l’activité pathologique du cerveau; peu à peu elle tire à soi tout ce qui reste de l’énergie mentale : l’intelligence ne pense plus qu’elle, la volonté ne veut plus que pour elle; elles sont désormais à sa merci.

Déviées et perverties, les passions les plus nobles peuvent donner naissance à la folie. Quand le sentiment religieux dégénère en scrupules puérils, exagérés, en terreur exclusive et sans trêve des peines de l’enfer, il risque d’engendrer la monomanie religieuse, une des formes les plus fréquentes de l’aliénation. — Au fond de toutes ces passions, il n’est pas difficile d’apercevoir une exaltation monstrueuse de l’égoïsme humain. Peut-être ne serait-il pas téméraire d’avancer que c’est pour trop s’aimer soi-même, se complaire trop en soi-même, faire de soi-même le but unique de toute son activité, que l’homme, j’entends l’homme raisonnable et libre, par une juste et terrible punition, est exposé à devenir pour soi-même un étranger, alienus. Qu’est-ce que l’intempérance, cette mère féconde de folies, sinon l’habitude des voluptés inférieures, c’est-à-dire l’égoïsme sensuel ? Que sont ces affections aveugles et désordonnées, que sont l’ambition, l’amour du gain, toutes ces passions qui, brusquement déçues, font si souvent naufrager la raison, sinon des formes plus raffinées de l’égoïsme? Qui sait enfin si toutes les variétés du délire de persécution ne sont pas les manifestations morbides d’un immense orgueil ?

S’ensuit-il que l’homme ne devienne fou que par sa faute, et que, selon la doctrine d’Heinroth, l’aliénation mentale ne soit jamais que la conséquence et le châtiment du péché? Non, car le plus souvent la folie est transmise : celui qu’elle frappe l’a reçue, pour ainsi dire, toute préparée dans son cerveau. Il y a ce que M. Maudsley appelle des tempéramens fous, et, quelques précautions que prenne alors le malheureux pour échapper à la fatalité héréditaire, au moindre choc sa raison chancelle et ne tarde pas à être emportée dans une tempête de fureur. Le seul remède serait ici, selon M. Maudsley, l’interdiction légale du mariage à ceux chez lesquels de semblables dispositions seraient médicalement constatées. — Mais, hors les cas d’hérédité, on peut soutenir sans paradoxe qu’une bonne hygiène intellectuelle et morale écarte presque sûrement tout danger. L’étude des sciences, par l’incessante nouveauté des objets qu’elle offre à la pensée, par les effets toujours renouvelés qu’elle exige, est un des préservatifs les plus efficaces. « Il est bien rare, dit M. Maudsley, si même cela arrive jamais, qu’un homme devienne fou par excès d’activité intellectuelle, si celle-ci n’est accompagnée du trouble des émotions; c’est quand les sentimens sont profondément engagés que la stabilité de l’esprit est le plus en danger. Lorsqu’on raconte qu’un homme a perdu la raison ou s’est tué par excès de travail intellectuel, la vérité, neuf fois sur dix, sinon dix fois, est que les inquiétudes, les craintes, les déceptions, l’envie, la jalousie, les souffrances d’un amour-propre exagéré ou des chagrins analogues ont été les causes réelles de ce désastre; or ces causes ont toutes leur point de départ dans un sentiment personnel excessif. Les passions déprimantes et les pensées du même genre qu’elles mettent et entretiennent en activité, exigent une large dépense de force nerveuse. Si alors l’esprit n’a pas acquis, par la culture, le pouvoir de détourner l’attention de ces idées et de la fixer sur d’autres plus salutaires; ou si des circonstances extérieures favorables ne réagissent pas contre cet état, et n’aident pas l’individu à faire ce qu’il est trop faible pour accomplir de lui-même, le résultat en définitive est inévitable : les nerfs font faillite. »

Mais le meilleur préservatif, c’est encore l’observation ferme et constante de la loi morale. L’obligation suprême de l’homme, c’est de développer harmonieusement toutes les puissances de son être, et de les porter au plus haut point de perfection dont elles soient capables; c’est, en d’autres termes, de tendre à la perfection. Pour cela, il doit aimer et rechercher les choses dans la mesure de la perfection que sa raison découvre en elles; nulle créature n’étant parfaite, il ne doit rien aimer ici-bas, y compris lui-même, d’un amour exclusif et absolu. Il ne s’interdira pas les affections humaines; il n’usera pas ses forces dans la tentative stérile d’anéantir toutes ses passions et de se détacher entièrement de soi; car cela même serait contraire à l’ordre; mais, sans devenir étranger à ce monde, il habituera sa pensée à regarder plus haut. Il édifiera dans sa raison comme un temple où les tumultes de la sensibilité ne viendront pas détruire sa paix, où les disgrâces de la fortune ne l’atteindront plus que de coups amortis. — Épurer et développer sa raison, assurer son empire par une volonté toujours en éveil, n’est-ce pas le meilleur moyen de ne jamais la perdre?


LUDOVIC CARRAU.

  1. « En Angleterre, dit M. Despine (non comprises l’Irlande et l’Ecosse), le nombre des aliénés constatés en 1852 était de 17,402; en 1857, il s’élevait à 21,334. — En France, le nombre des aliénés était en 1818 de 9,000 environ; en 1834, Ferrus on évaluait le nombre à 12,000; en 1875, d’après M. Legoyt, le nombre des aliénés s’élevait à 60,293. — En Belgique, le nombre des aliénés était de 4,907 en 1853 ; il s’est élevé à 6,451 en 1858. — Toutefois, remarque avec raison M. Despine, il ne faudrait pas baser le chiffre de la folie exactement sur le chiffre de l’accroissement de la population des asiles depuis le commencement de ce siècle. Ce dernier chiffre est beaucoup plus considérable que celui de l’augmentation réelle du nombre des aliénés, parce qu’à mesure que l’aliénation a été mieux connue et que les préjugés disparaissaient, on a amené au médecin une foule de malades que, il y a trente ou quarante ans, les familles eussent cachés ou que la science n’eût pas rangés parmi les aliénés.