La Fondation de l’université de Berlin

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LA FONDATION
DE
L'UNIVERSITE DE BERLIN
A PROPOS DE LA REFORME DE L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR EN FRANCE.

Gründung der Königlichen Friedrich-Wilhelms-Universität zu Berlin, von Rudolph Köpke.


I

Au mois d’août 1807, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III reçut en audience privée à Memel, où il résidait en attendant que les Français lui permissent de rentrer à Berlin ; le docteur Schmalz, professeur de l’université de Halle, supprimée par Napoléon au lendemain d’Iéna. Le souverain chassé de sa capitale accueillit fort bien le professeur chassé de sa chaire. Il ne consentit point, il est vrai, à tout ce que lui demandait le docteur Schmalz : celui-ci eût voulu que l’université de Halle fût transférée à Berlin ; mais Halle avait été cédé avec le duché de Magdebourg au royaume de Westphalie, dont le souverain était Jérôme Bonaparte, et l’on n’en pouvait distraire même cet être moral qu’on appelle Une université sans s’exposer à la colère de Napoléon, « dont les lèvres n’avaient qu’à siffler, comme a dit un Allemand, pour que la Prusse n’existât plus. » Frédéric-Guillaume renvoya pourtant son visiteur satisfait, car il lui promit de fonder à Berlin une université nouvelle. « Il faut, lui dit-il, que l’état supplée par les forces intellectuelles aux forces physiques qu’il a perdues. » C’est une belle parole, et rien ne permet de croire que le roi de Prusse ne pensât pas comme il disait : les Hohenzollern sont restés longtemps de trop petits seigneurs, et ils ont été trop intelligens pour dédaigner une force, de quelque nature qu’elle fût. Tous ont tenu en supérieure estime la force matérielle, mais presque tous ont marqué des égards à la force intellectuelle. Au reste, l’idée qu’un des moyens les plus efficaces de relever la Prusse après Iéna fût de fonder une université nationale était très naturelle en ce pays, et le roi, dans sa conversation avec le docteur Schmalz, ne fit qu’exprimer la pensée d’un grand nombre de ses sujets.

Les universités allemandes en effet ont toujours été activement mêlées à la vie nationale, depuis le jour où la première a été fondée à Prague, au XIVe siècle, sur le modèle de la florissante « école de Paris. » Jamais institution apportée de l’étranger n’a poussé plus avant dans un sol nouveau de plus fortes racines. Dès le XVe siècle, les universités commencent à jouer un rôle ; les idées nouvelles qui agitent, les esprits s’y abritent contre la persécution : le moment venu, elles y recrutent des intelligences et des bras pour se défendre. Au XVIe siècle, les universités sont des champs de bataille : le cri de révolte de Luther part de Wittemberg, où se forment en même temps les pères de l’église nouvelle et les premiers maîtres, qui, portant dans la science la liberté, d’esprits, affranchis de la tradition, lui ont découvert de nouveaux horizons. Cependant le catholicisme, d’abord surpris, se défend avec vigueur et par les armes mêmes avec lesquelles il est attaqué ; des deux parts, on fonde des universités nouvelles et l’on réforme les anciennes : Luther estime qu’il n’est pas d’œuvre plus digne d’un pape et d’un empereur, ou, pour traduire plus exactement, « rien de plus pontifical ni de plus impérial » qu’une bonne réforme des universités. On se disputait donc les âmes comme les territoires : les esprits se heurtaient dans les salles des cours, comme les armées s’entrechoquaient sur les champs de bataille ; on élevait école contre école, comme forteresse contre forteresse. Jamais peut-être plus bel hommage ne fut rendu à la force intellectuelle.

Il est vrai qu’après le combat vinrent la fatigue et l’épuisement. Les forces matérielles de l’Allemagne ne furent pas seules atteintes par la guerre de trente ans : ce qui restait d’activité intellectuelle dans les petits états qui survécurent à la tourmente fut mis à relever les ruines. Alors commença la vie égoïste enfermée dans un cercle étroit. Il n’y avait plus d’Allemagne, à proprement parler, par conséquent plus de pensée allemande, comme au temps de la réforme, et les universités, obéissant à la destinée commune, furent frappées de déchéance comme l’Allemagne elle-même. A Tubingue, à Wittemberg, à Leipzig, la théologie dégénère en une polémique tracassière. Piétistes et orthodoxes s’injurient niaisement et méchamment jusqu’au jour où, le rationalisme protestant ayant paru, ils unissent contre lui leur haine, qui fut terrible, étant à la fois allemande et dévote. En même temps que la liberté dans la foi, disparaît la liberté dans la science, opprimée sous le poids des formules et d’une érudition pédantesque. Il faut attendre jusqu’à la fin du XVIIIe siècle le réveil de la vie intellectuelle en Allemagne. Ce réveil fut éclatant, il est vrai : c’est alors que Göttingen inaugure l’ère féconde de ses découvertes historiques ; Leipzig met sa gloire à aimer et à faire connaître par une critique nouvelle l’antiquité classique. A Iéna, Schelling, disciple de Spinoza et prédécesseur de Hegel, enseigne cette poétique philosophie de la nature qui, si elle n’a pas longtemps contenté les esprits, a fait faire d’admirables progrès aux sciences naturelles ; à Kœnigsberg, Emmanuel Kant, après avoir élaboré par le travail quotidien de longues années la Critique de la raison pure, publie ce livre fameux, que l’Allemagne met huit années à comprendre, et qu’elle se prend à aimer ou à détester avec tant de force, que depuis Luther il ne s’était point vu pareille agitation dans les esprits. Alors ces maîtres et d’autres moins illustres, mais grands encore, savans, lettrés, philosophes, parlant du haut des chaires à une jeunesse nombreuse et docile, attirent vers eux l’attention universelle et rendent à la nation allemande quelque sentiment de sa dignité au moment où achève de mourir dans l’impuissance et dans le ridicule le saint-empire romain germanique, ce corps décrépit qui depuis longtemps n’avait plus rien de saint, ni d’impérial, ni de romain, ni de germanique, et qui, à chaque fois qu’il voulait intervenir dans les affaires de ce monde, a était en retard d’une année, d’une armée, d’une idée ! »

Les universités étaient donc en pleine activité lorsque survinrent les désastres qui achevèrent le vieil empire et mirent en un suprême péril même le jeune état de Prusse : il est naturel qu’un souverain leur ait voulu faire une part dans l’œuvre de la régénération. De tous les princes d’Allemagne, les Hohenzollern sont précisément ceux qui ont le mieux connu l’utilité que l’on peut retirer de la création d’une université, faite en temps et lieu bien choisis. Ils en fondent une à tous les momens décisifs de l’histoire de Prusse. Quand Albert de Hohenzollern jette aux orties son manteau de grand-maître de l’ordre teutonique et se fait luthérien pour devenir duc, il ouvre l’université de Kœnigsberg et lui assigne la mission de répandre aux bords orientaux de la Baltique la doctrine à laquelle il doit sa couronne. Quand le grand-électeur Frédéric-Guillaume prend possession des premiers domaines que la Prusse ait occupés sur le Rhin, il crée l’université de Duisbourg, afin d’anoblir pour ainsi dire la nouvelle province, de lui faire apprécier l’honneur d’appartenir à un prince-électeur du saint-empire, et de s’attacher les générations qui allaient être élevées dans une maison au fronton de laquelle on lisait : Friderici Guilelmi Academia. Ce prince voulut faire mieux encore, et ce n’est pas une des moindres singularités de son histoire que le projet qu’il conçut de fonder à Berlin « une université des peuples, des sciences et des arts,  » libre asile de l’esprit, ouvert à toutes les doctrines scientifiques, aux victimes de toutes les croyances religieuses, aux juifs et aux mahométans comme aux chrétiens, aux incrédules comme aux croyans. Il voulait que cette université fût « le lien des esprits, le siège des muses, la forteresse de la sagesse, cette souveraine maîtresse du monde. » Des traités internationaux lui devaient assurer le bénéfice de la neutralité, afin que « le bruit des armes n’étouffât point la voix des muses. » L’enseignement y serait affranchi de tout contrôle ; l’administration y appartiendrait à des consuls élus par les professeurs. L’université aurait le droit de haute et basse justice, et relèverait directement et uniquement de l’électeur. Elle aurait sa bibliothèque, son imprimerie, pourvue des caractères de toutes les langues, ses laboratoires, ses hôpitaux, son église. Curieux rêve, et qui fut plus qu’un rêve, car l’électeur a publié la charte de fondation de cette grande école ! Ce fut sa façon de payer son tribut à une mode du XVIIe siècle, où il y eut tant de « rêveurs d’Atlantides. » Notre Henri IV aussi, auquel Frédéric-Guillaume Ier ressemble par plus d’un trait, eut son rêve, celui de la paix perpétuelle. D’autres, comme Fénelon, imaginèrent un état où régnerait la pure justice. En Allemagne, terre classique de la pédagogie, car en tout Allemand il y a un pédagogue, l’Atlantide fut une université idéale, irréalisable comme la paix perpétuelle ou le règne de la pure justice.

Le successeur du grand-électeur fonda en 1694 l’université de Halle. Il était entré dans la grande alliance formée contre Louis XIV, et afin de mériter le titre de roi qu’il prit quelques années plus tard, il voulait s’illustrer par la double gloire des armes et de l’esprit. C’est pourquoi, quand Heidelberg, ce vieux sanctuaire de la science allemande, eut été détruit par l’invasion française, il revendiqua pour l’électorat de Brandebourg l’honneur de rétablir sur un autre point l’université disparue. « Je ne me suis plus souvenu, dit-il le jour de l’inauguration, à laquelle il vint assister avec toute sa cour, des grosses dépenses que j’ai faites pour mon armée et pour la défense du pays. Sous les armes et au bruit des trompettes, j’ai ouvert aux muses ce libre asile, car ce sont les sciences qui font de l’homme un homme et lui donnent une patrie sur cette terre. » Il voulut être recteur honoraire de l’université nouvelle. Singulière alliance du militarisme et de la pédagogie ! Avant le « roi sergent,  » la Prusse a été gouvernée par le roi recteur.

On ferait preuve assurément de naïveté grande à croire que les Hohenzollern fussent enflammés d’un amour tout désintéressé pour « la science qui fait l’homme ; » au vrai, ils attendaient d’elle qu’elle fît des Prussiens. Il leur importait médiocrement qu’elle donnât à l’homme « une patrie sur terre,  » pourvu qu’elle les aidât à faire plus grande la patrie prussienne, et l’on a toujours compté à Berlin exercer, à l’aide des universités, une attraction continue sur les petits états qui en étaient déshérités ; mais, quel que soit le mobile, le fait ne laisse pas de nous intéresser. Au lendemain de l’acquisition d’une province, nos rois avaient coutume de créer un parlement qui portât aux extrémités du royaume la tradition monarchique formée au centre : après chaque conquête, les Hohenzollern créent une université. N’ont-ils pas en ce siècle-ci fondé celle de Bonn après l’acquisition des provinces rhénanes, et de nos jours, celle de Strasbourg après que nous avons perdu l’Alsace-Lorraine ? Le fait se répète si souvent qu’on ne saurait pas ne point l’attribuer à la volonté réfléchie d’obtenir des esprits, par un commun système d’éducation, l’obéissance à la loi commune.

En 1807, il ne s’agissait pas de faire la conquête morale d’une province nouvelle : la monarchie mutilée se repliait sur elle-même et rassemblait ses forces pour un combat suprême dont on ne savait pas le jour, mais qui était prévu par tout le monde. Ce que voulait le roi de Prusse, c’était, comme disait alors un des futurs professeurs de l’université, « accroître par l’éducation la force de résistance des âmes allemandes, dans la même mesure que croissait l’oppression. » Cette foi en la puissance des idées est assurément très remarquable ; mais comment ne l’aurait-on pas elle en Prusse, en 1807, au moment où la réalité de cette puissance était attestée par des faits éclatans ? Certes, si une philosophie paraît préoccupée de pures idées, c’est celle de Kant ; si un philosophe ressemble peu aux philosophes ses contemporains qui, de ce côté du Rhin, s’étaient dès l’abord jetés dans la mêlée politique et mesurés contre des réalités, c’est le modeste penseur universitaire, si calme, si régulier dans sa vie, dit Henri Heine, qu’en le voyant sortir de chez lui, suivi de son fidèle serviteur, et se diriger vers « l’allée du philosophe » pour la remonter et la redescendre dix fois, les bourgeois de Kœnigsberg tiraient leurs montres et les réglaient, si elles ne marquaient pas deux heures et demie. Pourtant cet homme fut un révolutionnaire, et Heine, dans le livre De l’Allemagne, où il s’évertue à nous faire comprendre son pays avec le doute visible que nous y puissions parvenir, invente une étrange histoire pour nous expliquer comment une révolution a pu être faite par un professeur. Il conte qu’un mécanicien anglais fabriqua un jour un merveilleux automate à figure humaine, marchant, parlant, et auquel il ne manquait qu’une âme : l’automate voulut avoir cette âme, et il la réclama si impérieusement, de nuit et de jour, que le pauvre mécanicien obsédé s’enfuit sur le continent ; la machine l’y suivit, et, quand elle l’eut rejoint, grinça tristement à son oreille ces paroles : give me a soul, donne-moi une âme ! « C’est une chose douloureuse, ajoute Heine, quand les corps que nous avons créés nous demandent une âme ; mais une chose plus affreuse, plus terrible, c’est d’avoir créé une âme et de l’entendre vous demander un corps et vous poursuivre de ce désir… La pensée que nous avons fait naître dans notre esprit est une de ces âmes, et elle ne nous laisse de repos que nous ne lui ayons donné un corps. La pensée veut devenir action ! » Or Emmanuel Kant avait fait naître en ses disciples une âme nouvelle qui cherchait un corps, et une pensée qui devint action, le jour même où l’état du grand Frédéric sembla réduit à néant, car ce furent les disciples de Kant qui entreprirent alors de relever la monarchie prussienne. Le maître avait dévoilé les misères de la raison spéculative, mais en même temps il avait démontré que nous avons la pleine possession de nos actes ; plus il avait fait l’intelligence petite, plus il avait grandi la volonté : les disciples, hommes d’état et philosophes, pensèrent que la Prusse, œuvre compromise de l’intelligence politique, devait être relevée par l’action et par la volonté. Les hommes d’état proclamèrent que, pour fortifier la communauté, il fallait affranchir les forces individuelles, et, dans la loi bienfaisante du 9 octobre 1807 « sur le libre usage de la propriété,  » ils écrivirent « qu’il est conforme aux éternelles lois de justice et aux principes d’un état bien ordonné, d’écarter les obstacles qui avaient empêché jusque-là l’individu de déployer ses forces à la recherche de l’aisance. » Les philosophes, habitués à contempler l’éternel et l’immuable, ne se sentirent pas atteints par l’accident, si terrible qu’il fût, d’une bataille perdue. Il y a, dirent-ils, des biens hors de la portée de Napoléon lui-même, et qui sont la foi, la science et la tradition du passé. Il fallait seulement rendre la foi plus active, la littérature plus populaire, et confier à la science le renouvellement de l’esprit par l’éducation. Ainsi fut conçu par des métaphysiciens de l’école de Kant le projet de stimuler les forces matérielles par la suppression des entraves féodales, et les forces intellectuelles par. la fondation d’une université. Peut-être de si longues explications étaient-elles nécessaires pour faire comprendre à maints politiques français, trop dédaigneux de ce qui n’est point la pure politique, l’idée, au premier abord surprenante, de réparer une défaite militaire en créant une école.


II

Les ressources ne manquaient pas à Berlin pour y fonder une université. Il s’y trouvait une académie des sciences, une école des mines, un collège médico-chirurgical, qui était une vraie faculté de médecine, des cours de droit au ministère de la justice, une école forestière au directoire-général des domaines, une école et une académie des beaux-arts, une bibliothèque, un jardin botanique, un observatoire, des cabinets d’histoire naturelle, un musée anatomique, des collections d’instrumens pour la physique, l’astronomie, la chirurgie, des cabinets de médailles et une galerie de tableaux. Quelques années encore avant la guerre, Frédéric-Guillaume III avait fondé des hôpitaux, une académie d’architecture, une école industrielle, une école agricole, un bureau de statistique. Le gouvernement s’efforçait ainsi de satisfaire aux divers besoins de la population ; mais Berlin ne possédait encore que des écoles professionnelles, sans lien les unes avec les autres : la tâche de l’université serait de les élever au-dessus de la préparation à des métiers, et d’en faire les parties harmoniques d’une grande unité. L’université ouverte, on y pourrait rattacher plusieurs de ces professeurs libres qui donnaient alors sur toute sorte de sujets ce que nous appelons des conférences. C’étaient des académiciens, des médecins, des magistrats, des administrateurs, des ecclésiastiques, des professeurs de gymnases. Quiconque croyait avoir quelque chose à dire se pourvoyait d’une autorisation de la police, louait un local, affichait son cours, et, pour peu qu’il eût du talent, réunissait autour de sa chaire un nombreux public, avide d’être initié aux connaissances nouvelles. Beaucoup de ces professeurs libres n’étaient que des parleurs, mais il se rencontrait parmi eux quelques hommes qui remuaient les esprits par la force de leur talent et de leur caractère : devant un auditoire où les ministres et les ambassadeurs prenaient modestement place, le plus illustre des disciples de Kant, Fichte, enseignait à la manière antique, discutant avec ses auditeurs, comme Socrate, pour « leur expliquer avec une évidence mathématique l’énigme du monde,  » et leur démontrer « l’intime accord du savoir et de l’action, de la science et de la conscience. »

Les hommes étaient donc prêts, comme les instrumens : longtemps on délibéra sur la meilleure façon d’employer les uns et les autres, et la délibération fut instructive. Des opinions très diverses se trouvèrent en présence. Quelques esprits, se disant pratiques, ne voulaient point qu’on fondât une école à la façon allemande où, sous prétexte de liberté protestante et scientifique, on perdît à la recherche de quelques curiosités vaines le temps qui devait être employé à former de bons serviteurs pour l’état et pour l’église. Ainsi avait pensé Frédéric II, qui eût voulu remplacer les universités par des écoles spéciales où l’enseignement fût réglé par un programme et contrôlé par des examens. D’autres voulaient au contraire épargner à l’institution nouvelle les entraves qui, dans les vieilles universités, gênaient l’exercice de l’absolue liberté de penser, supprimer par exemple les facultés, comme trop favorables à l’esprit de corporation, qui est tout l’opposé de l’esprit scientifique, et se rapprocher autant que possible de l’idéal jadis rêvé par le grand-électeur. La vérité se trouvait entre ces deux opinions extrêmes, car l’université ne pouvait être ni un simple assemblage d’écoles professionnelles, ni cette sorte d’île enchantée dont les habitans, étrangers aux nécessités humaines, contempleraient en toute sérénité l’infini où se confondent, la mer et le nuage.

Le cabinet du roi s’étant adressé à tous les hommes capables de donner un bon avis, il vint de bons avis de tous les côtés à la fois. Nombre d’écrits parurent, pleins d’enthousiasme, de patriotisme, d’espérance. Partout on y retrouve la conviction qu’un état qui a gardé, dans l’extrémité où il est réduit, de telles préoccupations intellectuelles ne saurait périr, et que cette aspiration « vers les hautes régions » est le gage d’une résurrection et d’un brillant avenir. « Terre ! terre ! je vois la terre ! » s’écrie Reil, écrivant à Nolte. « Je suis ivre de joie, écrit Loder à Hufeland, à la pensée que le roi ouvre l’ère nouvelle de la monarchie prussienne en aidant au développement de la culture scientifique dans notre pays. C’est un Dieu qui a mis au cœur de notre roi cette pensée, que la réforme de l’état doit commencer par une éducation meilleure de la génération à venir, et que cette éducation doit être à la fois scientifique et morale. » Une de ces lettres privées et publiques, qui étaient comme autant de consultations au sujet de la future université, portait comme épigraphe cette maxime, qui était dans le cœur de tous : « Il ne faut jamais désespérer de la république ! » Mais les deux opinions les plus considérables furent celles de Fichte et du pasteur Schleiermacher, un des hommes qui ont le mieux possédé le don d’agir sur les autres hommes, parce qu’étant à la fois érudit et éloquent, philosophe et chrétien, il conciliait en lui-même ces deux puissances souvent ennemies, la raison et la foi.

On dira peu de chose ici du système de Fichte, parce qu’il n’était point applicable et ne fut pas appliqué. Moins préoccupé de l’éducation du commun des mortels que de celle « des serviteurs de l’idée,  » Fichte, dans un langage à la fois géométrique et sacerdotal, à la manière des réformateurs antiques, disciples de Pythagore et constructeurs de cités idéales, traça le plan d’un monastère universitaire, dont les moines seraient les candidats au professorat, séparés du reste du monde, nourris, logés et entretenus par l’état, portant un uniforme d’honneur et soumis à une règle comme des religieux ; car Fichte était l’homme de la discipline et du devoir, et c’est par le renoncement de l’individu à sa liberté personnelle qu’il prétendait le conduire à la « liberté supérieure de l’âme ! » Tout autre était le projet de Schleiermacher, qui, en quelques pages où la pensée reste claire en étant profonde, exposa les vrais principes de l’enseignement supérieur « L’école, l’académie, l’université, dit-il, ont chacune leur mission. A l’école, l’esprit est dégrossi par une gymnastique intellectuelle ; à l’université, on éveille chez l’étudiant l’esprit scientifique en lui montrant le lien qui unit toutes les parties du savoir ; à l’académie se fait l’exposition de la science. » Les étudians sont divisés en deux classes, ceux qui se vouent à la science pure et ceux qui se destinent à quelque profession. Pour les uns et pour les autres, l’enseignement de la philosophie est une initiation nécessaire ; mais il ne s’agit point ici de pure spéculation : Schleiermacher veut que la philosophie prouve la réalité du savoir, détruise le prétendu antagonisme entre la raison et l’expérience, ouvre des perspectives à l’intelligence sur les immenses domaines de la nature et de l’histoire. La philosophie au reste ne doit pas absorber en elle tout l’enseignement. Les facultés ont leur raison d’être et subsisteront, à la condition qu’elles ne dégénèrent pas en écoles spéciales, et qu’elles consentent à n’être que les parties d’un tout. Comme Fichte, Schleiermacher pense qu’il faut au maître un « séminaire » d’élèves réguliers, car, dit-il, « l’enseignement est la communication de l’intime,  » c’est « une dialectique continue contre l’ignorance,  » qui ne saurait s’exercer devant des auditeurs de passage ? mais toute contrainte sera bannie de l’université, où il ne sera pas fait de cours obligatoires. Les étudians seront attirés et retenus au pied des chaires par la force et par le mérite de l’enseignement, sans le secours d’un mécanisme réglementaire ; ne faut-il pas que leur caractère se forme et qu’on commence par avoir confiance dans leur raison, qu’il s’agit de développer ? Les maîtres devront être aussi libres que les élèves ; ils nommeront les administrateurs de l’université, qui se gouvernera elle-même, car « l’esprit scientifique est démocratique de sa nature. » A côté de l’université nouvelle, que Fichte voulait unique, subsisteront les anciennes : le monopole est une contrainte, et il est fatal à la science, à laquelle profitent les libres débats d’écoles rivales.

Schleiermacher examine à la fin si Berlin est un lieu bien choisi pour être le siège d’une université. Déjà la question avait été vivement discutée dans les conférences et publications sur la matière. Beaucoup d’objections avaient été faites contre Berlin. Les étuuians, qui ne sont pas riches en Allemagne, ne fuiraient-ils pas une ville où le loyer et la nourriture étaient à si haut prix ? Les facilités que le vice trouve toujours dans une capitale, et à Berlin autant qu’en une autre ville du monde, n’étaient-elles point à redouter pour la moralité de la jeunesse allemande ? Le professeur ne serait-il point un peu perdu dans la foule, lui qui était à Göttingen et à Halle par exemple une manière de personnage ? L’éclat du trône ne nuirait-il pas à la chaire ? L’étudiant, ce tyran des petites villes, sur le pavé desquelles il faisait sonner ses bottes et laissait tramer son grand sabre, garderait-il dans la résidence royale, sous l’œil de la police et de la haute magistrature, les immunités juridiques et tant de sottes coutumes outrecuidantes et pédantesques dont il était si fier et qui le distinguaient du bourgeois, qu’on appelle en Allemagne le philistin ? Telles étaient les craintes des admirateurs des vieilles coutumes. Les hommes sérieux répondaient que, pour avoir une école vivante, il la fallait placer là où était la vie, c’est-à-dire à Berlin, car dans cette ville, où se traitaient les plus grandes affaires, et se produisait chaque jour quelque question nouvelle, les maîtres ne pourraient s’endormir, et les théories surannées fuiraient devant la lumière. Quant aux étudians, il n’y avait. point de mal à ce qu’ils laissassent le grotesque attirail de leurs corporations tapageuses, et se confondissent dans le grand courant de la population berlinoise. Schleiermacher résuma le débat et dit le dernier mot : il reconnut que le choix de Berlin n’était point sans dangers ; mais il voulut qu’on tînt compte de la situation présente de l’état. La création d’une université dans la capitale servirait la cause nationale : voilà qui décidait tout, et le philosophe terminait par ces prophétiques paroles : « Quand sera fondée cette organisation scientifique, elle n’aura point d’égale ; grâce à sa force intérieure, elle exercera son empire bien au-delà des limites de la monarchie prussienne : Berlin deviendra le centre de toute l’activité intellectuelle de l’Allemagne septentrionale et protestante, et un terrain solide sera préparé pour l’accomplissement de la mission qui est assignée à l’état prussien. » Dans tout ce projet, Schleiermacher n’avait pas donné la moindre place à la chimère ; il n’avait fait, en somme, que défendre le système des vieilles universités, éprouvé par une longue expérience, et qui avait pour lui la raison autant que la tradition. Pour en corriger les abus, il ne voulait pas d’autre remède que la liberté. Bien entendu, il était admis sans discussion et comme une règle tout élémentaire qu’aucun professeur n’aurait le monopole de son enseignement. Le privat-docent pourrait élever sa chaire contre la chaire du professeur titulaire et lui disputer les étudians. Ceux-ci. obligés d’acheter par une rétribution le droit de suivre un cours, auraient la liberté de choisir le maître auxquels ils porteraient leur nom et leur argent. Les Allemands tiennent à cet usage de la rétribution directe du maître par l’élève, s’ajoutant au traitement payé par l’état : ils lui attribuent le triple avantage d’établir entre les professeurs une émulation où l’argent joue son rôle après l’honneur, de mieux faire apprécier aux étudians un enseignement qui leur coûte un sacrifice, d’écarter l’oisif et le badaud, auditeurs d’occasion, qui, se renouvelant sans cesse, obligent le professeur à faire de chaque leçon un tout bien composé, sans intime relation avec ce qui précède ni avec ce qui suit, de sorte, comme dit Fichte, que « le cours d’une année est comme un tas de sable, auquel chaque leçon apporte son grain. »

L’accord étant fait, grâce à la discussion publique, il semblait que l’inauguration de l’université ne dût guère se faire attendre ; mais elle fut retardée par diverses circonstances. C’est justice de louer, comme nous avons fait, la noble pensée de régénérer un pays vaincu en ranimant ses forces intellectuelles et morales ; mais c’est justice aussi d’ajouter que le zèle dans l’exécution ne répondit point à la beauté de la conception. Les embarras où était impliquée la monarchie furent d’abord cause de quelque retard. Le système politique fut modifié : au gouvernement direct par le cabinet succéda le gouvernement par les ministres. Des mains de Beyme, le principal conseiller du roi, la direction des affaires passa en celles de Stein. Ce grand ministre savait assurément le prix et la force de l’éducation : « C’est de l’éducation et de l’instruction de la jeunesse, écrit-il en 1808, que nous devons le plus attendre. Vienne le jour où, par une méthode fondée sur la nature intime de l’homme, chaque force de l’esprit sera développée, et la connaissance des principes régulateurs de la vie enseignée et entretenue, où l’amour de Dieu, du roi, de la patrie, seront cultivés avec soin, au lieu d’être si légèrement négligés : nous verrons alors croître une génération physiquement et moralement forte, et s’ouvrir devant nous un meilleur avenir ! » Mais l’homme qui disait de si belles paroles était le ministre d’un état à peine assuré de son lendemain, il était contraint d’aller au plus pressé, qui était de trouver de l’argent pour payer la contribution de guerre, racheter le territoire encore occupé par les vainqueurs, et réorganiser l’administration et l’armée. Au reste, il n’était pas de ceux qui voulaient que Berlin fût le siège de l’université. Il craignait pour la moralité publique les effets de l’humeur entreprenante des étudians et de la proverbiale faiblesse des filles berlinoises. « Cela fera, disait-il, trop de bâtards par an ! »

Ces dispositions du ministre encouragèrent divers mécontens dont la résistance n’était point honorable. C’était le collège médico-chirurgical, qui protestait contre toutes leçons de médecine faites sans sa permission et son contrôle. C’était l’académie, qui prenait ses précautions contre l’université future : son directeur fit un grand discours, où il démontra qu’il fallait réserver à l’académie l’objectif, c’est-à-dire la science, et confiner l’université dans le subjectif, c’est-à-dire dans l’enseignement, de telle sorte qu’une bonne mémoire suffirait au professeur de l’université, au lieu que l’académicien aurait le privilège du génie. L’académie craignait d’ailleurs d’être gênée dans l’usage de la bibliothèque royale, et d’avance elle s’en plaignait. C’était l’université de Francfort-sur-l’Oder qui redoutait la concurrence de Berlin et faisait répéter par ses défenseurs que la grande ville effaroucherait les muses, qui « aiment le séjour des bois et des vallons. » D’autres difficultés venaient de professeurs dont on voulait s’assurer le concours, et qui le mettaient à trop haut prix. Plusieurs qui étaient venus à Berlin pour y attendre leur « vocation,  » ne voyant rien arriver, se lassèrent. Ils prêtèrent l’oreille aux instances qui leur vinrent d’autre part ; de tristes exemples de faiblesse furent donnés même par des promoteurs du grand projet : l’un d’eux fut sur le point d’accepter une chaire à l’université de Halle, rouverte par la permission de l’empereur et désormais université napoléonienne. Tant l’héroïsme continu est difficile même à des philosophes, et l’attrait d’un beau traitement irrésistible, même sur des professeurs qui ont voué leur vie à la science allemande !

Les fidèles furent pourtant plus nombreux que les défaillans, et, pour retenir ces derniers, ils demandaient instamment que l’on commençât, si modestement que cela fût. On commença donc. Quatre professeurs, désignés pour faire partie de l’université nouvelle, inaugurèrent leurs leçons dans l’hiver de 1807 à 1808. Parmi eux était Fichte. Il lut ses « discours à la nation allemande,  » qui furent entendus de l’Allemagne entière, car il faisait de sa patrie l’éloge le plus passionné, mais aussi le plus propre à relever les courages. Il opposait le génie germanique à l’esprit néo-latin, vantait les qualités de la langue allemande, la force de travail du peuple allemand, le grand service que, par deux fois, il a rendu à l’humanité en délivrant le christianisme de l’esclavage des formes catholiques et en rapprenant au monde la liberté philosophique de penser qu’il avait oubliée depuis l’antiquité. Puis il demandait s’il y avait encore un peuple allemand, si ce peuple se reconnaissait dans le miroir qu’il lui mettait sous les yeux, s’il n’avait point envie de redevenir ce qu’il avait été jadis, et quel moyen il y faudrait employer. « Oui, s’écriait-il, il y a un moyen d’entrer dans le monde nouveau, c’est l’éducation, c’est-à-dire l’art de former dans l’homme une ferme et infaillible bonne volonté ! Pour que nous ne soumettions pas notre esprit, faisons-nous un esprit solide et assuré ! Que chez nous la pensée et l’action soient d’une seule pièce et forment un tout inséparable, alors nous serons ce que sans cela nous nous contenterons toujours de devoir être, — des Allemands. » Ce qui ajoutait à l’âpre saveur de ces discours, c’est que les disciples de Fichte pouvaient tout à la fois entendre parler le maître et les tambours français résonner dans la rue. Fichte avait conscience du danger qu’il courait, et même il était porté à s’exagérer son héroïsme. Ce n’est point que l’autorité française ne surveillât ses collègues et lui. Pour des discours où il exhortait ses ouailles à résister de toutes leurs forces « aux attaques du mauvais,  » le pasteur Schleiermacher fut cité devant le maréchal Davoust ; mais Davoust se contenta de l’appeler « tête ardente,  » et, après lui avoir recommandé d’être plus circonspect, sous peine de châtiment, il le renvoya chez lui. Schmalz, pour une « adresse aux Prussiens,  » fut signalé comme dangereux au maréchal, qui le fit arrêter, mais le remit en liberté très peu de jours après, attendu que les charges n’étaient pas suffisantes. Une semaine plus tard, les troupes françaises quittèrent la ville sans que Fichte eût été même inquiété. Il semble que cela contrarie les Allemands, qui lui voudraient mettre en mains la palme du martyre. L’auteur de l’histoire. de l’université de Berlin, M. Köpke, la lui donne sans marchander, car voici comme il parle de la mort du grand orateur, qui advint en 1814, pendant la guerre d’indépendance : « La mort saisit aussi Fichte, au chevet de sa femme, qui, après avoir soigné avec une infatigable charité les blessés et les malades dans les lazarets, fut atteinte d’une fièvre typhoïde. Comme elle entrait en convalescence, Fichte, gagné par le mal, s’alita ; il était dans un état désespéré quand il apprit que nos armées avaient victorieusement passé le Rhin, et il mourut, comme il avait vécu, pour la patrie. » On conviendra que voilà une nouvelle espèce de martyre, le martyre approximatif et par ricochet ; mais si quelque Français de nos jours, dans une ville occupée par l’ennemi, se fût permis de dire sur la supériorité de la race française une. très petite partie de ce qui fut professé par Fiente sur la supériorité de la race allemande, en sous-entendant à chaque mot un appel à la révolte, il n’eût pas attendu longtemps avant d’être arrêté, jugé, condamné et précipité par la fusillade dans une fosse que les exécuteurs lui auraient fait creuser de ses mains.

Cependant quatre professeurs, quel que soit leur mérite, ne font pas une université. Les négociations, pour compléter le personnel, languirent jusqu’au jour où, Dohna ayant été appelé au ministère de l’intérieur, après la retraite de Stein, la direction de la section de l’instruction publique fut confiée à Guillaume de Humboldt. Personne autant que lui n’était capable de mener à bien la grande entreprise. C’était un homme d’état autant qu’un homme de science. Collaborateur de Kant plutôt que son disciple, profond connaisseur en lettres anciennes, presque l’émule de Wolf, le grand critique et le grand philologue, interprète autorisé de Goethe, intime ami de Schiller, il avait lui-même fait faire les plus grands progrès à l’étude du langage. Böckh a tracé de lui, dans un éloge funèbre prononcé devant l’académie, un beau portrait qui est ressemblant. « Rarement, dans les temps modernes, il s’est rencontré un homme qui ait manié les affaires publiques et la science avec tant d’adresse et de grandeur. C’était un homme d’état véritable, pénétré d’idées et guidé par elles, un homme d’état de haut esprit, à la façon de Périclès. Philosophie, poésie, éloquence, érudition historique, philosophique, linguistique, s’unissaient en lui sans discordance ! » Sans effort et rien qu’à consulter sa pensée, Humboldt trouva le plan de l’université modèle, où les lettres et les sciences vivraient, comme en lui-même, en parfaite harmonie.

Un local, de l’argent, des hommes, il chercha tout à la fois. Le local fut bientôt trouvé : ce fut le palais du prince Henri, frère de Frédéric II. Le palais avait des habitans qui ne délogèrent pas volontiers : c’étaient d’anciens serviteurs du prince, des officiers du cabinet militaire, et le conseil municipal de la ville, qui tenait là ses séances. Il faut croire que ces hôtes n’étaient pas aussi pénétrés que le roi de la nécessité de réparer « les forces intellectuelles de la nation,  » car il fut très difficile de leur faire quitter la place. Les militaires cédèrent les derniers ; quand ils partirent, ils laissèrent leurs chevaux, dont on eut toute la peine du monde à se débarrasser, pour transformer les écuries en laboratoires. Enfin l’université fut maîtresse chez elle, et elle put être fière de son domicile : le roi avait prouvé qu’il entendait faire grandement les choses en lui donnant ce palais, le plus beau de la ville après le sien, orné, selon le goût du XVIIIe siècle berlinois, de colonnes et de pilastres corinthiens, situé au plus bel endroit de l’avenue « sous les Tilleuls,  » auprès de la bibliothèque, de l’arsenal, où sont réunis les trophées des victoires prussiennes, à quelques pas enfin du propre palais des rois de Prusse ! C’était un infaillible moyen d’attirer sur l’institution l’attention des indifférens et le respect de la foule.

Sur la dotation de l’école nouvelle, il y eut de longs débats. Humboldt aurait voulu que l’université reçût en don perpétuel des domaines qu’elle administrerait elle-même, afin « qu’une entière liberté fût assurée à la conviction scientifique. » Les savans étaient de son avis. Le roi et le ministre des finances y inclinèrent d’abord ; mais il se trouva des difficultés d’exécution qui durèrent tout le temps que Humboldt dirigea l’instruction publique. Les politiques firent alors des objections, qui parurent très graves au roi, et la décision fut prise contrairement aux vœux de Humboldt, sous un de ses successeurs, Schukmann, qui fut plus soucieux des droits de l’état que de l’indépendance « de la conviction scientifique. » Schukmann pria le chancelier Hardenberg de décider s’il convenait de rendre les établissemens scientifiques à tout jamais indépendans de l’état et indifférens à la constitution et à la dynastie, s’il fallait mettre le droit idéal et cosmopolite du savant au-dessus des obligations positives du citoyen envers le roi et envers ses concitoyens. Personne, dit-il, ne peut deviner l’avenir, car l’esprit du temps flotte au gré des théories les plus diverses ; mais la liste des pensions montre que celui qui satisfait les besoins des estomacs a de solides garanties contre le travail des têtes. Fallait-il abandonner ces sûretés dans l’aveugle confiance que la raison dominerait jusqu’à la fin des siècles ? « Je sais bien, disait le directeur de l’instruction publique, que ce sont là de très vulgaires pensées, et qu’on les peut présenter comme telles, en les comparant à la belle maxime que la libre éducation scientifique est le but le plus élevé de la destinée humaine. Je suis plein de respect pour cette belle maxime, mais je garde mon opinion. » Il la fit même prévaloir ; du moins la dotation pécuniaire annuelle fut-elle convenable, car l’université figure au budget des établissemens scientifiques, dès sa première année, pour 54,146 thalers, c’est-à-dire pour environ 204,000 francs. Si l’on tient compte de l’état misérable des finances prussiennes, et si l’on ajoute que le produit des rétributions scolaires était entièrement réservé aux professeurs, il faut convenir que la Prusse dépensait ainsi dans des années de malheur pour une seule école d’instruction supérieure à peu près autant que notre riche pays dépense pour tous ses établissemens de même ordre réunis. C’est dans le choix du personnel, où il ne rencontra pas de contrariétés, que Humboldt a rendu les plus grands services. Il eut la satisfaction, sachant exactement ce qu’il voulait, et voulant ce qu’il fallait, d’agir suivant sa volonté. Que ne puis-je citer en entier le rapport au roi, où se montre si bien l’unité de ses convictions politiques et scientifiques ! « Déjà, dit-il, les réformes qui ont été faites dans l’état ont assuré à la malheureuse Prusse le premier rang comme puissance intellectuelle et morale en Allemagne : parmi ces réformes, la création de l’université sera l’une des plus importantes. Dans un temps où un maître étranger et une langue étrangère dominent en Allemagne, il n’y a presque plus de libre asile pour la science allemande : il en faut ouvrir un et y appeler les hommes de talent qui ne savent plus où se réfugier. » Il se mit à la recherche de ces hommes. Il eut soin de s’éclairer des meilleurs conseils, car il appela auprès de lui une « délégation de savans,  » chargée d’arrêter « les principes pédagogiques et les maximes dont l’administration devrait s’inspirer ; » mais nul ne connaissait mieux que lui ces principes et ces maximes : il en a semé les admirables lettres qu’il a écrites de sa propre main à tous ceux qu’il voulait appeler à l’université de Berlin, et ses rapports au roi sur ces vocations. On en pourrait composer ce qu’on appelle en langue de bureau des notes du personnel, où l’on verrait quelles qualités Humboldt requiert d’un professeur. Il loue Fichte d’être un des premiers philosophes de l’Allemagne, mais aussi un homme « qui, dans le commun malheur, a donné les preuves les plus convaincantes de la fermeté de son caractère et de la pureté de son patriotisme ; » chez Schleiermacher, le talent du « professeur de théologie le plus distingué, du prédicateur le plus aimé de Berlin,  » mais aussi « le caractère le plus incorruptible. » Il prie le roi d’appeler à Berlin Reil, « un des meilleurs médecins de l’Allemagne,  » et qui a fait faire les plus grands progrès à la science ; d’ailleurs, ajoute Humboldt, « Reil a sur l’organisation des études médicales des idées qui suffiraient à rendre sa présence très désirable ici, et en même temps il se recommande par son caractère et par son ferme dévouement envers votre majesté royale et l’état prussien. » de pareilles propositions sont faites pour Savigny, professeur de droit à Landshut, « l’un des premiers, parmi les juristes allemands, qui traite en philosophe la science du droit, s’éclaire au flambeau d’une vraie et rare érudition philologique, et qui saura diriger l’étude de la jurisprudence, aujourd’hui hésitante et embarrassée entre la vieille législation romaine et la moderne ; » pour Klaproth, « qui a enrichi la chimie par ses découvertes et auquel il faut donner le moyen de se consacrer sans souci à la science ; » pour vingt autres, plus ou moins illustres dans toutes les spécialités du savoir humain, mais qui s’élevaient au-dessus de ces spécialités pour les faire contribuer à l’éducation générale de l’esprit.

Rien ne rebutait Humboldt dès qu’il s’agissait de gagner un homme de mérite. Ses négociations furent très difficiles avec Wolf. C’était le premier, sans conteste, des philologues classiques ; il était pénétré du sentiment de sa valeur, et demandait beaucoup d’argent, encore plus d’égards. Il était tourmenté de l’envie de faire « une figure extra-scientifique,  » et de s’entendre appeler « monsieur le conseiller d’état. » Humboldt s’en affligeait : « Un savant comme vous, lui écrivait-il, ne doit pas être conseiller d’état ; il doit se mieux estimer, mépriser les titres et ne point s’embarrasser de lourdes affaires ! » Wolf tenait bon, et l’aigreur de son caractère finissait par lasser ses meilleurs amis ; mais Humboldt ne se lassa point. Plus que l’érudition, il estimait chez Wolf la façon dont ce professeur transmettait sa science, car « tous ses élèves apportaient dans leurs recherches une vraie profondeur d’esprit. » Comme Niebuhr, cet autre admirateur de Wolf, Humboldt pensait qu’on devait pardonner bien des défauts à un homme qui avait mené tant d’autres hommes « à la vie supérieure par l’amour de l’antiquité. » Le large esprit du créateur de l’université n’admettait point que l’on emprisonnât son intelligence dans quelque coin du savoir : « sans la connaissance de l’antiquité classique et sans la philosophie, disait-il, il n’y a pas de culture intellectuelle ! »

Humboldt ne mena point jusqu’au bout l’œuvre à laquelle il avait consacré de si heureux efforts ; pour des raisons mal connues, il obtint, au mois d’avril 1810, d’être relevé des ses fonctions, et fut nommé ambassadeur à Vienne. Un instant, on craignit que son départ ne compromît le succès de l’entreprise ; mais on touchait au but, et il n’y avait plus qu’à suivre la route tracée. Les facultés furent complétées ; aux professeurs ordinaires et extraordinaires s’adjoignirent de nombreux privat-docenten, pris pour la plupart dans les collèges de la capitale. Le corps universitaire, dont les membres commençaient à se connaître et à délibérer en commun, était pénétré de cette vérité qu’il fallait laisser subsister et même au besoin provoquer de l’opposition entre les doctrines des maîtres, pour que la science ne fût pas tranquillement « exploitée par chacun d’eux comme un métier. » Fichte, quelque grande que fût sa renommée, ne suffisait point à la faculté de philosophie : on cherchait à lui opposer quelqu’un qui pensât autrement que lui et qui représentât, en face de l’idéalisme, la philosophie naturelle. Schleiermacher proposait Steffens, adversaire de Fichte, et qui avait enseigné avec éclat à Halle. Au dire d’un autre professeur, Steffens était l’homme du monde le plus capable « d’éveiller l’intelligence des jeunes gens, de les remplir d’enthousiasme pour la science, de leur donner le sentiment de quelque chose de plus haut que ce qu’on rencontre dans la vie quotidienne ! » Le débat dura longtemps, et la direction de l’instruction publique finit par y intervenir, près de deux ans après qu’il était commencé. Schukmann fit un rapport au roi sur la nécessité d’appeler un nouveau professeur de philosophie. « Je ne prétends pas, dit-il, juger le système de Fichte, mais il est de notoriété publique qu’il n’a rien à voir avec les sciences positives ni avec la vie pratique. Tous les journaux et un grand nombre d’écrits montrent au contraire que la philosophie naturelle de Schelling domine les esprits. Il ne m’appartient pas de donner une opinion sur cette philosophie, ni de décider si elle n’est pas un pur produit de l’imagination et d’un esprit pénétrant jouant avec des hypothèses ; ce qui est certain, c’est qu’elle a trouvé accès dans les sciences positives, qu’on l’y prend pour guide dans les recherches, et qu’à moins d’y être initié, on ne comprend rien aux écrits contemporains sur la médecine, la physique et la chimie. Je pense donc qu’il est indispensable d’appeler un professeur chargé d’enseigner ce système. » Voilà un modèle de la conduite que doit tenir l’état dans un débat tout scientifique : impartial ; mais bien informé, il ne doit être guidé que par l’intérêt supérieur de la science.

A la fin de septembre 1810, les apprêts étaient terminés. Le règlement intérieur avait été arrêté après que trois professeurs, délégués par leurs collègues, eurent visité les universités anciennes pour y consulter les traditions et l’expérience. Les facultés avaient nommé leurs doyens ; les professeurs ordinaires, formant le sénat académique, avaient élu le recteur : Schmalz revêtit le premier la dignité rectorale, qui lui conférait le titre de « magnificence » et le droit de figurer à la cour. On avait choisi le sceau de chaque faculté, puis celui de l’université. Le 22 septembre, le roi reçut le rapport final, et le programme des leçons, où se lisaient tant de noms de professeurs illustres, fut publié. Le 1er octobre, le registre des inscriptions fut ouvert. L’opinion publique en Allemagne s’intéressait vivement à ces débuts de la grande institution. La Gazette d’Augsbourg saluait « la renaissance intellectuelle d’un état durement éprouvé,  » et elle félicitait Berlin, au nom a de tous ceux qui ont des sentimens allemands, qu’ils habitent aux bords du Rhin ou bien aux bords du Danube ! » Enfin, le 10 octobre, après que les professeurs eurent prêté entre les mains du recteur « le serment d’être fidèles et obéissans au roi et de se consacrer tout entiers à l’université,  » le sénat académique fut officiellement constitué. Presque tous les cours étaient ouverts à la fin du mois. Il n’y eut point d’inauguration solennelle, comme avait été cent soixante ans plus tôt celle de Halle, point de prince entouré de ses ministres et de sa cour, point de salves de canon, de discours sans fin, de défilés sous les arcs de triomphe, point de médailles commémoratives jetées au peuple, ni de fontaines versant le vin à tout venant. La fondation de Halle avait préparé l’élévation du royaume de Prusse ; celle de l’université de Berlin préparait sa résurrection, mais cette résurrection était encore incertaine et l’avenir était noir et menaçant.

Ainsi fut créée l’université berlinoise. Dans les années qui suivirent, mainte imperfection fut corrigée, et l’on ne saurait trop recommander le livre de M. Köpke à ceux que préoccupe la pédagogie, de l’enseignement supérieur. Un épisode pourtant nous attire dans l’histoire de ces années : je veux parler du rôle que l’université a joué dans le mouvement national de 1813. Nulle part cette insurrection patriotique n’a été plus louée qu’en France, car nous avons ce privilège des peuples généreux de pouvoir admirer nos ennemis. Chose étrange, nous y mettons même de l’aveuglement et de la partialité ! Il faut que ce soit un Allemand qui nous ramène à l’exacte vérité, en nous montrant que ce bel héroïsme a, pour éclater, attendu qu’il pût le faire sans danger. « Lorsque Dieu, les frimas et les Cosaques, dit Henri Heine, eurent détruit les meilleures troupes de Napoléon, nous autres Allemands, il nous prit la plus vive envie de nous délivrer du joug étranger ; nous brûlâmes de la colère la plus mâle contre cette servitude trop longtemps supportée ; nous nous échauffâmes au son des belles mélodies et des mauvais vers des chansons de Körner, et nous gagnâmes la liberté dans les combats, car nous faisons tout ce que nous commandent nos princes. » L’université de Berlin ne fut point plus téméraire que la cour et le peuple de Prusse. Au mois d’août 1812, comme une partie de notre armée traversait Berlin pour se rendre à Moscou, les professeurs, qui célébraient une fête, y invitèrent très poliment le gouverneur français et les officiers supérieurs, auxquels Böckh lut un beau parallèle, en langue latine, entre Athènes et Sparte, après quoi, nos soldats se rendirent où les attendaient « Dieu, les frimas et les Cosaques. » Les esprits avaient été remués par leur passage ; mais une victoire des armes françaises eût calmé cette effervescence, et nos généraux au retour auraient retrouvé leur place d’honneur dans la salle des fêtes du palais de l’université. M. Köpke, sans qu’il s’en doute, est de l’avis de Henri Heine, car il dit : « Bientôt arrivèrent les premières nouvelles de l’anéantissement de l’armée française ; on sentit que le moment décisif était venu ; les salles de cours commencèrent à se vider ! .. » Et pourtant il serait sottement injuste de ne point louer l’empressement que mirent les étudians à offrir leur vie pour le service de la patrie quand le roi, après de misérables hésitations, eut publié l’Appel à mon peuple ! Ce ne fut point alors une distinction que de s’enrôler : ceux qui restaient étaient l’exception. On ne se demandait point entre étudians : « Sers-tu ? » on disait : « Où vas-tu servir ? » Un étudiant en théologie écrit à son frère, qui vient de s’enrôler comme lui : « Sois pieux, et confie-toi en Dieu. Il faut que l’individu périsse pour que la communauté demeure. Il faut semer ce qui est mortel pour que l’immortel fleurisse ; nous voulons mourir pour la patrie, afin que de nobles fruits sortent de cette noble semence ! » On sent à ces paroles le disciple de Schleiermacher et de Fichte. Ce furent plus que des paroles, car la seule université de Berlin, qui comptait alors 450 étudians, eut beaucoup de blessés et 43 morts dans les guerres de 1814 et de 1815. Elle laissa quelqu’un des siens sur chaque champ de bataille : deux sont ensevelis au pied de la colline de Montmartre. L’université donna une fête funéraire en leur honneur, puis elle célébra les vainqueurs à sa façon : elle honora de ses diplômes de docteur les ministres et les généraux qui avaient le mieux mérité de la chose publique, et parmi eux Blücher, que le peuple appelait le général En avant, et que l’université nomme en son docte langage Germanicœ libertatis vindicem acerrimum, gloriœ borussicœ reciperatorem invictum, felicem, immortatem.

Ainsi l’université de Berlin, comme ses devancières, s’était, en une circonstance solennelle, mêlée à la vie nationale. Depuis, elle a rendu les plus grands services à l’état, qui l’avait fondée dans la misère et le péril. La prédiction de Schleiermacher s’est accomplie à la lettre : Berlin est depuis longtemps la métropole intellectuelle de l’Allemagne protestante. Son université a su appeler à elle les plus illustres savans et les philosophes les plus capables « de changer la pensée » d’une génération et de créer, « une âme nouvelle. » N’oublions pas qu’en Allemagne une transition quasi insensible ayant conduit de la réforme à la philosophie, les philosophies diverses y sont comme des religions qui s’emparent des âmes : Kant est un réformateur comme Luther, et Hegel, qui, en ce siècle, a régné sur l’université de Berlin, fut une sorte d’apôtre. Un très perspicace écrivain allemand a pu dire que 1813 n’aurait pas été possible si Kant n’avait point parlé, ni 1866 si Hegel n’avait fait pénétrer dans les esprits ses doctrines sur l’état, dont est imprégné le grand parti national-libéral et qui justifiaient à l’avance la politique de M. de Bismarck. C’est ainsi qu’entre ses devoirs envers la science pure et ses devoirs envers l’état, l’université berlinoise a trouvé des accommodemens, heureuse si elle ne sacrifiait jamais les premiers aux seconds, comme a semblé l’en louer, dans son discours du 5 août 1870, M. du Bois-Reymond, en prononçant cette parole que nous livrons à la réflexion des politiques, indifférens en matière de pédagogie : « L’université de Berlin, casernée (einquartiert) en face du palais du roi, est la garde du corps intellectuelle de la maison de Hohenzollern ! »


III

Nous permettra-t-on de tirer une courte morale de l’étude qui précède ? Au temps où nous sommes, une excursion faite par un Français en terre étrangère ne saurait être désintéressée : il faut qu’il en rapporte ce qu’il juge utile aux siens. « On doit beaucoup apprendre de son ennemi : » voilà un proverbe allemand dont il faut faire un proverbe français ; mais est-il besoin de dire ce que nous devons apprendre dans cette histoire des débuts d’une université prussienne ? Il y a aujourd’hui à Paris, plus qu’à Berlin en 1807, toutes les ressources nécessaires en établissemens et en hommes. Ici les facultés de théologie, de droit, de médecine, des lettres et des sciences ne sont point à créer. A côté d’elles se pressent nos laborieuses écoles spéciales : les Écoles normale, polytechnique, centrale, les Écoles des chartes, des beaux-arts, des mines, des ponts et chaussées, des langues orientales, la jeune et vaillante École des hautes études, l’École libre des sciences politiques, et ces grands établissemens ouverts à la recherche des vérités nouvelles : l’Observatoire, auquel se rattachent tant d’illustres souvenirs ; le Museum, qui a vu se succéder les législateurs des sciences naturelles ; le Collège de France, où tant de routes ont été défrichées dans toutes les directions du savoir ; l’Institut, qui est, comme disait Daunou à la convention nationale, « l’abrégé du monde savant et le corps représentatif de la république des lettres ! » Et que de matières s’offrent au travail dans nos musées, dans nos galeries, dans nos bibliothèques ! Mais à Paris, comme à Berlin en 1807, nous ne possédons que les membres épars d’une université. Certains de ces membres sont pleins de vie, comme les facultés de droit et de médecine ; mais ce sont en réalité des écoles spéciales donnant accès à de certaines professions, et il ne faut point leur demander cette éducation supérieure que donne la haute culture littéraire et scientifique. Quant à nos facultés des lettres et des sciences, elles languissent faute d’élèves : n’est-il pas lamentable de voir tant de maîtres éminens réduits à chercher quelque tête intelligente et jeune parmi un auditoire composé en grande partie d’hommes qui ont vieilli dans d’autres professions que les libérales, et qui ne leur est pas même fidèle l’année durant, car il fond en même temps que les neiges, quand la température devient plus douce autour des bancs ensoleillés du Luxembourg, et, pour parler comme les pédagogues allemands du siècle dernier, Apollon fait le plus grand tort aux muses !

Que de misères aussi dans nos établissemens scientifiques ! En 1867, M. Duruy, ministre de l’instruction publique, a publié la Statistique de l’enseignement supérieur, document très étudié où se mêlent à de savantes recherches sur le passé de nos grandes écoles, des projets et des vœux de réformes ; à chaque page de l’introduction est signalé le déplorable état des institutions universitaires. « Tout Paris est renouvelé, y lit-on ; les bâtimens affectés à l’enseignement supérieur sont seuls dans un état de vétusté et d’insuffisance qui contraste avec la grandeur imposante d’autres édifices. » Suit une triste nomenclature : la Sorbonne est telle à peu près que l’a faite Richelieu ; elle ne satisfait plus aux exigences nouvelles : on a parlé de l’agrandir, et la première pierre d’un nouveau bâtiment a été posée en 1855, mais elle attend encore la seconde. L’École de médecine a besoin de laboratoires assez nombreux pour que les 1,800 élèves de la faculté y trouvent place ; si on ne les lui donne pas, « il faut faire au pays ce douloureux aveu que la science médicale française ne peut manquer d’être dépassée par la science étrangère. » Au Museum, faute d’espace, plusieurs galeries sont « moins des collections faites pour l’étude que des magasins où s’entassent des richesses stériles. » Le Collège de France est à l’étroit : « dans telle partie, la santé des maîtres est compromise par l’insalubrité du milieu ; les laboratoires ne sont que des réduits sans air, mal éclairés ; les professeurs ne sauraient former d’élèves ; tout au plus peuvent-ils avoir dans la salle des cours des auditeurs de passage, dont la curiosité sans doute est éveillée, chez qui le désir et la vocation du travail se manifestent, mais dont la bonne volonté demeure impuissante parce que la pratique de la science leur fait défaut. » Le ministre qui a eu le courage de faire au public de si pénibles aveux à plus contribué que personne à réparer le mal qu’il signalait. Des laboratoires ont été construits, et M. Claude Bernard, aux travaux de qui les savans du monde entier sont attentifs, a pu sortir enfin du « réduit » où il a été longtemps confiné sans qu’il lui fût possible d’y faire asseoir deux visiteurs à la fois. L’École des hautes études a été fondée, et elle a prouvé déjà combien est féconde l’intimité du maître et de l’élève, vivant en commun et familièrement au laboratoire ou dans la salle d’études, tout près des instrumens nécessaires au travail, fourneaux, machines, livres ou manuscrits. Ainsi a été montrée la route vers un meilleur avenir ; mais avec quelle lenteur on y a marché depuis ! De temps à autre un ministre répète les doléances qu’il a trouvées dans la statistique de 1867 ; il reparle des réformes qu’on y a proposées, et tout finit par des discours.

C’est une grave erreur de croire que la liberté de l’enseignement supérieur sera la source de grands progrès. Voilà vingt-six ans que la France a été dotée de la liberté de l’enseignement secondaire : quel progrès en est résulté ? « Une chose, dit M. de Laprade au début de son livre sur l’Éducation homicide, nous a toujours émerveillé dans la polémique sur l’enseignement : depuis plus de trente ans qu’elle s’agite avec passion, comme entre des gens qui auraient des idées très diverses, l’uniformité la plus absolue n’a pas cessé de régner dans l’éducation, pas une vraie réforme n’a été introduite ! » En effet, quand les religieux ont recouvré par la loi de 1850 la liberté d’enseigner, ils ont trouvé l’Université en possession de leurs méthodes et de leur pédagogie, dont elle avait pris la contagion dans les murs des couvens transformés en collèges. Ils ont repris leur bien ; professeurs d’état et professeurs libres se sont mis à marcher dans la même voie, côte à côte et de la même allure : le public n’a rien à gagner à cette inféconde rivalité. Aujourd’hui les évêques fondent des facultés rivales de celles de l’état, mais organisées comme elles, avec un personnel de tous points inférieur. De part et d’autre, on suivra les mêmes programmes pour préparer les étudians aux mêmes grades. Si le fatal article de la loi récente sur l’enseignement supérieur qui a créé les jurys mixtes n’est point rapporté, les grades mêmes perdront leur valeur, et la libre concurrence, en dépit de toutes les apparences contraires, aura pour effet d’abaisser les études !

Il ne suffit donc pas de légiférer pour relever notre enseignement supérieur, il faut réformer. Une réforme nous est promise ; la loi de 1875 oblige, par une disposition inscrite à l’article 240, le ministre de l’instruction publique à présenter dans le délai d’une année un projet de loi sur la réorganisation des facultés de l’état : n’est-ce pas le moment d’aller redemander à l’étranger nos vieilles traditions qu’il a reprises, et de tourner nos regards vers ces universités allemandes, filles de la glorieuse école de Paris ? Il y a quelques jours, M. Waddington, dans un discours adressé aux sociétés savantes des départemens, a parlé de constituer de « puissantes universités avec les facultés éparses. » C’est là qu’est tout le problème ; mais il est difficile et ne peut se résoudre en quelques journées. Pourtant il semble que la solution soit mieux préparée aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Les saines notions sur l’enseignement supérieur ont pénétré les esprits. Des études ont été publiées, où l’on a marqué à côté de l’idéal le possible[1], et déjà l’on entrevoit dans un avenir plus rapproché la renaissance de l’Université de Paris ! Le choix de la capitale a des inconvéniens, mais il s’impose : c’est là qu’il faut commencer l’expérience, parce que tous les élémens y sont réunis, et qu’il importe qu’elle réussisse le plus tôt possible. Nos malheurs ont créé de grands devoirs aux générations nouvelles : il faut les y préparer. Or quelle préparation sérieuse s’offre aujourd’hui au jeune Français qui sort du collège à dix-huit ans ? Il a subi l’épreuve d’un baccalauréat encyclopédique, et, fort de son diplôme, qui cache souvent la plus triste misère intellectuelle, il n’a plus d’autre souci que d’apprendre un métier. Après quelques années d’études de droit ou de médecine, il entre dans la vie, à l’étourdie, « sachant un peu de tout, rien de l’ensemble, à la française,  » comme dit Montaigne. C’est assez peut-être dans les temps calmes et prospères, mais non point en ceux où nous vivons.

Supposez que des universités ont été organisées à Paris et bientôt après dans trois ou quatre centres bien choisis, qu’elles sont pourvues d’argent et des instrumens de toute sorte nécessaires au travail, que toutes les facultés y ont des élèves, que l’enseignement, dépouillé de son apparat oratoire, y est devenu « la communication de l’intime : » de merveilleux effets ne se feront pas attendre. La science française reprendra son rang dans le monde, car, si elle l’a perdu pour un moment, c’est que nos savans sont à l’avance vaincus par l’armement supérieur de leurs rivaux. C’est en France qu’ont été faites la plupart des grandes découvertes scientifiques : mais, dans les voies nouvelles ouvertes par nous, les Allemands ont marché plus avant que nous. Cuvier a créé l’anatomie comparée, mais nous avons pour toute la France une chaire d’anatomie comparée : il n’est pas une seule université en Allemagne qui n’ait la sienne. La philologie renouvelle de nos jours l’histoire de l’humanité ; l’étude des langues orientales, par exemple, a fait faire de grands progrès à la science des religions ; c’est en France qu’elle a été inaugurée : elle est très florissante en Allemagne, et serait à peu près abandonnée chez nous, n’étaient le Collège de France et l’École des hautes études. Nous laissons même les Allemands envahir notre domaine national et s’y installer en maîtres, ils publient avant nous les monumens de notre vieille langue ; c’est hier seulement qu’a été fondée la Société des anciens textes français pour mettre un terme à cette humiliation. On pourrait poursuivre ce triste parallèle ; mais c’en est assez pour faire regretter que, dans l’œuvre de réorganisation de la France, l’on se soit jusqu’à présent aussi peu soucié des moyens de restaurer notre gloire intellectuelle, et d’assurer du même coup une éducation meilleure aux Français de demain. Dans des universités en effet, les maîtres, isolés aujourd’hui, de nos facultés et de nos grandes écoles, comprendraient et proclameraient leur mission d’éducateurs. Ils coordonneraient leurs efforts pour que toutes les parties de la science fussent enseignées et que le lien en fût visible à tous. La jeunesse auprès d’eux continuerait à se préparer à des professions diverses, mais ils ne souffriraient plus que la préoccupation du métier hantât seule les intelligences. Ils élargiraient l’étroit horizon qui suffit aujourd’hui au regard de l’étudiant. Ils introduiraient le futur médecin à la faculté des sciences, où les sciences naturelles, la physique et la chimie ont tant de choses à lui apprendre ; le futur magistrat à la faculté des lettres, où le réclament la philosophie, l’histoire, la philologie, ces flambeaux des études juridiques.

Une fois la curiosité intellectuelle éveillée, elle ne s’endormira plus. Que sur ce théâtre retentissant d’une université vivante une voix se fasse entendre qui domine les autres par l’autorité du talent ou du génie : quoi qu’elle enseigne, la jeunesse entière fera silence pour l’écouter ; pas une grande découverte ne passera inaperçue, pas une vérité utile ne sera perdue. Alors sera trouvé le « chemin de la vie supérieure,  » et le vide que laissent les religions en s’en allant sera en partie comblé. Les progrès du matérialisme et du petit esprit s’arrêteront dans cette France qu’ils menacent d’envahir et les âmes retrouveront le sentiment, nécessaire à qui veut bien vivre, qu’il y a « quelque chose au-dessus de la vie ! » C’est un rêve, dira-t-on, mais qui est réalisable, avec de longues méditations, une grande persévérance, beaucoup d’argent, et qu’il faut réaliser, car le système actuel d’éducation est condamné sans rémission. Qu’avons-nous gagné à vouloir être pratiques, comme on dit, et à passer sans transition du collège aux affaires ? Nos affaires, les avons-nous donc si bien conduites ? Nous n’avons que trop montré la justesse de cette profonde parole d’un homme politique allemand, M. de Mohl : « Les choses vont bien mal dans un pays où la plus haute culture intellectuelle consiste en une simple aptitude aux affaires, dans un état dont les fonctionnaires dirigeans ne sont pas en même temps les esprits les plus cultivés de la nation ! » C’est pourquoi il faut demander de nouvelles forces à l’éducation par la science, c’est-à-dire à l’art « de former dans l’homme un esprit solide et assuré, et une ferme et infaillible bonne volonté,  » comme parlait Fichte aux futurs volontaires de la guerre d’indépendance.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez De la Possibilité d’une réforme de l’enseignement supérieur, par M. Gabriel Monod, directeur-adjoint à l’École des hautes études. Paris, Leroux.