La Forêt de Rennes/28. Chez les Loups

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La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 137-144).
XXVIII
CHEZ LES LOUPS.


À l’heure où Pelo Rouan faisait à Jude le récit que nous avons rapporté plus haut, un homme, enveloppé d’un vaste manteau, descendit avec précaution la rampe abrupte du ravin de la Fosse-aux-Loups. Il jetait furtivement autour de lui des regards d’inquiétude et semblait avoir la conscience d’un inévitable danger. Néanmoins, il avançait toujours.

Lorsqu’il parvint au fond du ravin, devant le grand chêne creux où Nicolas Treml avait enfoui jadis son coffret de fer, il s’arrêta pour reprendre haleine.

— Ne m’auraient-ils donc pas aperçu ? murmura-t-il, tandis que ses dents claquaient de frayeur.

Sa vue était troublée probablement par la fiévreuse émotion qui faisait trembler chacun de ses membres sous son manteau ; sans cela il n’eût point exprimé ce doute, car, de plusieurs côtés, des têtes fauves, écartant les dernières branches du taillis, commençaient à se montrer. Au moment où l’étranger allait reprendre sa route en se dirigeant vers l’emplacement de la loge de Mathieu Blanc, trois ou quatre hommes, masqués de fourrures, bondirent hors des broussailles, tombèrent sur lui et le terrassèrent en un clin d’œil.

— Que diable avons-nous là ? demanda l’un d’eux en mettant son pied sur la poitrine de l’homme au manteau.

Celui-ci, malgré son épouvante, ne parut nullement surpris de l’attaque et tâcha de cacher son visage.

— Mes bons amis, dit-il d’une voix qui, malgré ses efforts, n’était rien moins qu’assurée, ne me maltraitez pas. Je ne viens point ici par hasard.

— Un espion du maltôtier, s’écrièrent en chœur les Loups ; — il faut le pendre !

— Saint-Dieu ! mes excellents amis, ne commettez pas une énormité semblable, reprit le patient dont les dents claquèrent derechef et plus fort. — Je viens vers vous dans votre intérêt…

— À d’autres !

— Sur mon salut, je ne vous mens point. Bandez-moi les yeux, afin que je ne voie rien des choses que vous avez intérêt à cacher, et introduisez-moi auprès de votre chef.

Les Loups se consultèrent.

— Il sera toujours temps de le pendre, dit l’un d’eux, robuste sabotier nommé Simon Lion.

Les autres approuvèrent du geste.

— Pourtant, reprit un vannier du nom de Livaudré, — faudrait au moins voir sa figure.

Simon Lion arracha brusquement le manteau du rôdeur, qui pencha sur sa poitrine un visage rond et plein, mais plus blême qu’un linceul.

Les quatre Loups reculèrent, frappés d’une commune et inexprimable surprise.

— Le maître de la Tremlays ! s’écrièrent-ils en même temps.

Vaunoy, c’était bien lui en effet, essaya de sourire, et parvint seulement à produire un convulsif clignement d’yeux.

— Le maître de la Tremlays en personne, mes bons amis.

— Nous ne sommes pas tes amis, murmura Livaudré d’une voix basse et menaçante. — Ignores-tu si complètement les sentiers de la forêt que tu aies pu prendre au hasard une route qui te conduisait droit à la mort ?

— Allons donc ! allons donc ! balbutia Vaunoy, vous raillez, mon joyeux camarade ; on ne tue pas ainsi un homme qui apporte une fortune avec lui.

Les Loups échangèrent un regard significatif, et Simon, d’un geste rapide, tâta les poches de Vaunoy.

— Tu mens, dit-il après examen fait, — aujourd’hui comme toujours… mais du diable si tu nous échappes cette fois !

La terreur de Vaunoy atteignait son comble et augmentait son danger, car il perdait le sens et la parole.

Livaudré détacha une corde roulée autour de sa ceinture et lança l’extrémité, formant nœud coulant, de manière à accrocher l’une des basses branches du chêne creux. La corde se noua du premier coup, et se balança tout auprès du visage de Vaunoy.

On ne peut dire que celui-ci se fût engagé à la légère dans sa périlleuse entreprise. Au contraire, il en avait laborieusement calculé toutes les chances, mais il avait compté sans sa poltronnerie, et sa poltronnerie allait le tuer.

Il était parti de la Tremlays dans un de ces moments de résolution désespérée où le plus lâche devient en quelque sorte le plus téméraire. Sa haine pour Didier, ou, pour parler mieux, l’envie passionnée qu’il avait de jeter hors de sa route cette pierre d’achoppement qui faisait incessamment obstacle à sa marche, lui avait caché une partie du danger, en lui montrant plus certaines qu’elles ne l’étaient les chances de réussite. Il ne pouvait rien par lui-même contre Didier, officier du roi et hôte officiel, et pourtant il fallait que Didier disparût. Il le fallait ; c’était une question de fortune qui pouvait devenir question de vie et de mort. Par une étrange destinée ce jeune soldat se trouvait fatalement en contact avec Vaunoy sur tous les points à la fois. L’amour d’Alix pour lui et son éloignement croissant pour Béchameil, qui était une conséquence naturelle de cet amour, eussent constitué seuls une cause d’inimitié bien suffisante ; car, à cette époque où le parlement s’occupait journellement de recherches de noblesse, il fallait que Vaunoy conquît à tout prix l’appui de l’intendant royal, d’où dépendait absolument la conservation de l’opulent héritage de Treml. Mais, à part ce motif, Vaunoy en avait un autre, plus impérieux encore, et nous ne dirons pas trop en affirmant que Didier et lui ne pouvaient exister ensemble sous le ciel.

Au reste, si nous n’avons pas complètement échoué dans la peinture de son caractère, on doit penser, à part même cette explication, qu’il avait fallu à Vaunoy un bien puissant motif pour braver ainsi la vengeance des Loups, lui qui avait été leur plus actif et implacable persécuteur.

Ce motif une fois accepté, restait, pour un homme véritablement résolu, à combiner un plan et à n’engager la bataille qu’avec le plein exercice de son sang-froid. Le maître de la Tremlays était dans de tout autres conditions. En traversant la forêt il avait subi tour à tour les influences de la frayeur la plus exagérée et du plus fol espoir. Maintenant qu’il fallait agir sous peine de mort il demeurait vaincu par l’épouvante, incapable, insensible, idiot, — mort d’avance, comme ces malheureux qu’on précipite du haut d’une tour élevée et qui expirent, dit-on, avant de toucher le sol.

Simon Lion le saisit à bras-le-corps, et Livaudré fit un nœud coulant à l’extrémité de la corde ; Vaunoy ne bougea pas ; il se laissa passer la corde autour du cou sans faire résistance aucune. Seulement, lorsque la hart lui blessa la gorge, il roula autour de lui de gros yeux affolés, et poussa une plainte étouffée.

— Hale ! cria Livaudré.

Les pieds du malheureux Vaunoy quittèrent le sol.

Comme on voit, les pressentiments de Lapierre n’étaient pas sans quelque fondement.

Mais au moment où la face du patient passait du violet au noir par l’effet de la strangulation, un cinquième personnage bondit hors des broussailles. C’était encore un Loup.

— Arrive donc ! petit Yaumi, lui dirent ses camarades ; — viens voir la dernière grimace d’une de tes connaissances.

Le petit Yaumi, que nous avons rencontré une fois déjà dans la loge de Pelo Rouan, était un énorme gaillard, haut de près de six pieds et membre en proportion. Il jeta un coup d’œil sur Vaunoy et le reconnut malgré la contraction hideuse de ses traits.

— Méchants blaireaux ! murmura-t-il. Ils allaient le tuer !

Et, d’un revers de son grand couteau de chasse, il coupa la corde. Vaunoy tomba comme une masse et s’affaissa sur le gazon.

— Vous faisiez là de la belle besogne, reprit le petit Yaumi. Et qu’aurait dit le maître ? Ne savez-vous pas qu’il y a quelque chose entre lui et ce vil coquin, pour qui la corde était une mort trop douce ? Le maître est-il dans la mine ?

— Le diable sait où est le maître, répondit Livaudré d’un ton bourru, — quant à ce qui est de ce vieux drôle, il peut se vanter de l’avoir échappé belle… mais il n’est pas au bout, et il faudra savoir si nos anciens ne lui remettront pas la corde au cou.

— Nos anciens obéissent au maître tout comme foi et moi, mon homme, dit Yaumi d’un ton sentencieux ; — ils feront ce que le maître voudra.

Vaunoy cependant avait repris ses sens et s’agitait sur l’herbe.

— Debout ! cria Simon Lion en le poussant du pied.

Vaunoy, qui avait eu plus de peur que de mal, obéit sans trop de peine. Par une sorte de réaction inexplicable, ce premier danger, miraculeusement évité, lui avait remis quelque force au cœur.

— Empêchez vos gens de me maltraiter, dit-il à Yaumi d’une voix plus ferme ; — ce bout de corde a failli vous faire perdre cinq cent mille livres.

Yaumi ne s’émut point ; mais il n’en fut pas de même des quatre Loups.

— Cinq cent mille livres ! répétèrent-ils ébahis.

Vaunoy respira. L’effet était produit.

— Conduisez-moi à vos chefs ! dit-il d’un ton d’autorité.

— Maintenant, murmura le petit Yaumi en haussant ses larges épaules, — ils vont le laisser échapper… Je donnerais un écu pour que le maître fût ici !

Simon Lion noua le mouchoir à carreaux qui lui servait de ceinture sur les yeux de Vaunoy, et tout aussitôt les quatre Loups le poussèrent vers la rampe occidentale du ravin, au sommet de laquelle se voyaient les ruines des deux moulins à vent.

Vaunoy sentit bientôt un air froid et humide frapper sa joue ; en même temps, la vague lueur qui, malgré le bandeau, parvenait jusqu’à ses yeux, disparut tout à coup. Tantôt il descendait les marches d’une sorte d’escalier taillé presque à pic ; tantôt ses conducteurs le soulevaient à force de bras, le portaient durant quelques secondes avec précaution et le déposaient ensuite sur le sol.

Cela dura dix minutes environ. Au bout de ce temps, Vaunoy entendit un bruit de voix confuses, et une forte odeur de tabac et d’eau-de-vie le saisit à la gorge. On lui arracha son bandeau.

Il était chez les Loups, dans leur réfectoire, et arrivait au dessert.

La rouge clarté d’une demi-douzaine de torches qui brillaient autour de lui éblouit d’abord ses yeux habitués aux ténèbres. En outre, les cris assourdissants qu’un millier de larynx récemment abreuvés poussèrent à sa vue faillirent de nouveau lui faire perdre la tête. Il y avait de quoi : c’étaient, de tous côtés, énergiques menaces et clameurs de mort.

Mais bientôt un silence comparatif se fit. Simon Lion avait prononcé trois mots qui produisirent un effet réellement magique. Les clameurs devinrent tout à coup murmures, et ces trois mots répétés avec componction passèrent en un instant de bouche en bouche.

— Cinq cent mille livres ! disait-on de toutes parts.

Ce chuchotement d’excellent augure ranima Hervé de Vaunoy mieux que n’eût fait le plus méritant de tous les baumes. Il se sentit revivre et devint brave de toute la grande peur qu’il avait eue.

Le spectacle qu’il entrevoyait, à mesure que ses yeux s’aguerrissaient au sombre éclat des torches, n’était pas fait cependant pour porter au comble sa sécurité. Il était précisément au centre d’une nombreuse assemblée dont les groupes, jetés çà et là, sans ordre, autour de planches soutenues par des pieux fichés en terre, buvaient, mangeaient ou fumaient. Cela ressemblait à une immense taverne ou à quelque chose de pis. La lumière, réunie en faisceau et parlant d’un seul centre, s’affaiblissait en radiant, de telle sorte que la majeure partie de la foule, fantastiquement plongée dans un vacillant demi-jour, prenait de loin une physionomie étrange et presque diabolique. On ne pouvait calculer, même approximativement, le nombre des assistants, et l’aspect de cette cohue faisait naître l’idée de l’indéfini. Les derniers rangs, en effet, disparaissant à demi dans l’ombre, semblaient se prolonger jusqu’à perte de vue ; et, lorsqu’un mouvement fortuit ou l’étincellement d’une torche agrandissait le cercle de lumière, on voyait surgir de tous côtés de nouvelles figures de buveurs ou de fumeurs.

Or, tous ces buveurs et fumeurs étaient des Loups, honnêtes artisans de la forêt, qui, nous en sommes certains, possédaient au grand jour de fort débonnaires physionomies ; mais la lueur sanglante des torches mettait à leurs traits une expression de férocité sauvage. S’ils étaient bons, ils n’en avaient pas l’air, et leur réunion eût fourni un merveilleux tableau aux jeunes bacheliers qui ont broyé de noir les toiles mélodramatiques de notre soi-disant musée espagnol du Louvre.

Çà et là, dans la foule, Vaunoy reconnaissait quelque visage de vannier ou de sabotier, rencontré souvent dans la forêt. Deux ou trois Loups avaient gardé leurs masques de fourrure ; et, nonobstant le flux perpétuel de la lumière et de l’ombre, Vaunoy crut pouvoir affirmer depuis, que ces Loups obstinément masqués, avaient leurs raisons pour le faire en sa présence : ils portaient la livrée de la Tremlays.

Au milieu de la salle, de la grotte, ou de la caverne (Vaunoy n’apercevant ni les parois, ni la voûte, ne pouvait assigner à ce lieu un nom fort précis), se trouvait une table mieux équarrie que les autres ; autour de cette table siégeaient neuf vieux Loups de grande expérience, qui sans doute étaient les sénateurs de cette bizarre république.

Quant au dictateur, ce fameux Loup blanc, dont parlait tant la renommée, Vaunoy eut beau chercher, il ne put le découvrir à aucun signe extérieur et conclut qu’il était absent.

Au bout de quelques minutes, l’un des vieillards réclama le silence d’un geste, et se tourna vers Vaunoy, qui mettait tous ses efforts à ressaisir son sang-froid ébranlé.

— Qu’es-tu venu faire à la Fosse-aux-Loups ? demanda le vieillard.

Vaunoy prit, comme on dit vulgairement, son courage à deux mains.

— J’y suis venu chercher ce que j’y ai trouvé, répondit-il d’un ton dégagé ; — je voulais voir les Loups.

— C’est une vue qui peut coûter cher, Hervé de Vaunoy… As-tu donc oublié tout le mal que tu nous as fait ?

— Non… mais j’ai compté sur votre bon sens et aussi sur votre misère… que je croyais, je dois le dire, ajouta-t-il moins haut, — plus grande qu’elle ne me paraît l’être en réalité.

— Nous vivons du mieux que nous pouvons, reprit le vieillard ; — on a voulu nous voler notre pain noir et notre petit cidre, nous volons nos voleurs, ce qui nous met à même de manger du pain blanc et de boire de l’eau-de-vie.

Un joyeux et bruyant éclat de rire accueillit ces dernières paroles.

— Bien dit, notre père Toussaint ! cria-t-on de toutes parts.

— La paix, mes enfants, la paix !… Quant à notre bon sens, nous te savons gré de ton compliment… Mais, en définitive, qu’as-tu à faire de notre bon sens, qui nous conseille de te pendre, et de notre misère que tu as tâché de rendre si complète !

— Je veux me venger, dit Vaunoy.

— N’as-tu pas, à la Tremlays, tes assassins ordinaires ?

— Trêve ! interrompit Vaunoy, dans un mouvement d’impatience qui le servit à merveille ; expliquons-nous comme des hommes, et venons au fait… Voulez-vous gagner cinq cent mille livres ?

— Cinq cent mille livres ! répétèrent encore les Loups qui avaient l’eau à la bouche.

— Cinq cents millions de tromperies ! s’écria une rude voix, dont le propriétaire, le petit Yaumi, perça la foule et vint dresser sa haute taille devant la table occupée par le sénat de la Fosse-aux-Loups. — Notre père Toussaint et les autres, ajouta-t-il, ne faites pas attention à ce que dit ce misérable… Vous le connaissez… Et d’ailleurs, en l’absence du maître, vous ne pouvez rien décider.

Vaunoy dressa l’oreille à ce mot de maître. C’était là une nouvelle difficulté qu’il n’avait pu mettre en ligne de compte. — Le père Toussaint secoua la tête d’un air de mécontentement.

— Ami Yaumi, dit-il, le maître est le maître ; mais nous sommes bien quelque chose, et cinq cent mille livres ne se trouvent pas tous les jours sous le couvert… Cela mérite réflexion.

— Mais il ment…

Les Loups poussèrent en chœur un murmure de désapprobation. Ces bonnes gens tenaient aux cinq cent mille livres annoncées, plus que nous ne saurions dire.

— Yaumi, mon garçon, reprit Toussaint, avec d’autant plus d’assurance qu’il se sentait soutenu ; — laisse-nous faire nos affaires : le maître sera content.

— Et s’il ne l’est pas ? demanda Yaumi.

Personne ne dit mot dans la foule. Le vieillard parut visiblement déconcerté.

— Il le sera, reprit-il encore après un silence ; — personne plus que moi n’est disposé à obéir au maître… Mais…

— Mais vous voulez braver la chance de lui désobéir… Écoutez ! je sais, moi, que le maître donnerait le plus clair de son sang pour voir cet homme face à face, en notre pouvoir.

Vaunoy tressaillit de la tête aux pieds.

— Je sais, poursuivit Yaumi, que cet homme et lui ont à régler un compte long et embrouillé. Je veux aller chercher le maître.

— Qui sait où on le trouvera ?

— Je tâcherai ; vous m’attendrez.

— C’est impossible ! s’écria Vaunoy, mettant désormais son va-tout dans une seule chance : tout est manqué si dans deux heures je ne suis pas de retour à la Tremlays.

— Deux heures me suffiront, dit Yaumi.

Les vieillards se consultèrent. — Il faut croire que l’autorité de celui qu’on appelait le maître, et qui n’était autre que le Loup blanc, avait des proportions fort absolues, car, malgré sa violente envie de conquérir les cinq cent mille livres, la foule des Loups vint en aide à Yaumi.

— N’y a pas à dire ! murmurait-on de tous côtés : faut que le maître soit averti !

— Va donc, dit Toussaint à Yaumi ; — mais si, dans deux heures, tu n’es pas revenu, nous ferons à notre idée.

Yaumi ne s’ébranla point.

— Il faut auparavant, dit-il, que je sache tout ce que veut cet homme.

— C’est juste, repartit Toussaint ; — expliquez-vous, Hervé de Vaunoy. — Les cinq cent mille livres dont il s’agit, dit le maître de la Tremlays, sont le produit des tailles de l’évêque de Dol, que M. l’intendant royal expédie à Paris. Ces cinq cent mille livres resteront une nuit au château. Cela suffira.

— Je crois bien ! s’écria Toussaint. — Je crois bien ! répétèrent les Loups.

— Quant à l’homme que je veux tuer, il est votre ennemi aussi bien que le mien : c’est le nouveau capitaine de la maréchaussée.

— Fût-il pis que cela, Hervé de Vaunoy, dit Toussaint d’un ton grave, mais non sans quelques regrets, — n’espère pas l’aide de nos bras… Les Loups n’assassinent pas.

— Les Loups attaqueront la caisse ; les Loups prendront les cinq cent mille livres ; les Loups auront tout le profit… Moi, je ferai le reste.

Le vieux Toussaint secoua la (été d’un air de satisfaction non équivoque.

— Cela peut s’accepter, dit-il ; en conscience, cela peut s’accepter. Eh bien, Yaumi, en sais-tu assez long ?

— Je pars, repartit ce dernier.

Il mit en effet son masque sur son visage et disparut dans l’ombre.

Vaunoy s’assit. On plaça devant lui un verre d’eau-de-vie qu’il toucha de ses lèvres.

— Deux heures ! pensait-il avec angoisse ; — deux heures !… Et si cet homme vient, quel sera mon sort ?

Les Loups s’étaient remis à fumer et à boire, car ces pauvres gens, naguère artisans honnêtes et laborieux, une fois jetés violemment hors de leur voie, avaient pris, à peu de chose près, tous les vices qu’amène avec soi la fainéantise soutenue par la rapine.

Vaunoy, lui, avait posé sa montre devant lui et comptait les minutes. De temps en temps, la voix du vieux Toussaint, qui demandait quelques explications sur le mode d’attaque, sur le moment du coup de main, etc., interrompait sa laborieuse rêverie. Ce fut heureux pour le maître de la Tremlays, car, si on ne l’eût point distrait de sa peur, sapeur l’aurait tué.

Une heure se passa, puis une heure et demie, puis l’aiguille de sa montre indiqua les deux heures révolues.

Vaunoy ouvrit sa poitrine à une longue et une vigoureuse aspiration. Il se leva.

— Ma foi, dit Toussaint, Hervé de Vaunoy est dans son droit. Un honnête homme n’a que sa parole ; nous avons la nôtre, et nous sommes d’honnêtes gens.

— C’est clair ! appuya l’assistance.

— Donc, tu peux te retirer… Ton intérêt nous répond de ton exactitude… Demain, une heure après le coucher du soleil, nous serons au lieu désigné.

— À demain donc, dit Vaunoy, qui devançait ses guides vers l’entrée du souterrain.

On lui banda de nouveau les yeux. — Un quart d’heure après, il sautait joyeusement sur son cheval, qui l’attendait au delà du fourré.

— Saint-Dieu ! saint-Dieu ! saint-Dieu ! cria-t-il follement tout le long de la route en pressant à grands coups d’éperons le galop de sa monture.

Comme on le pense, le vieux majordome gagna son pari, car c’était Vaunoy qui avait frappé ces rudes coups à la porte extérieure de la Tremlays, et ce fut lui qui, au moment de la gageure, entra dans le salon, au grand étonnement de Lapierre.

En entrant, il se jeta, haletant, sur un fauteuil.

— Il est à nous ! s’écria-t-il, avec une joie délirante. J’ai joué ma vie, j’ai gagné ; mais je jure Dieu qu’on ne m’y prendra plus !

— J’en reviens à ce que je disais, murmura Lapierre. — Que Dieu ait l’âme du capitaine !… Maître Alain, voici votre écu.

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