La Forêt de Rennes/29. Avant la lutte

La bibliothèque libre.
La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 145-151).
XXIX
AVANT LA LUTTE.


Le lendemain, le convoi des deniers de l’impôt partit de Rennes dans la matinée. Il était escorté par la maréchaussée, à la tête de laquelle chevauchait le capitaine Didier, et par une compagnie de sergents à pied.

Le trajet de Rennes à la Tremlays se fit sans encombre aucun. Tandis que les lourdes charrettes, chargées d’écus de six livres, s’embourbaient dans les fondrières de la forêt, l’attaque aurait été bien facile ; mais nulle figure hostile ou suspecte ne se montra sur la route, et c’est à peine si Jude, qui suivait le capitaine, put conjecturer deux ou trois fois au mouvement des branches qu’il y avait un être vivant, homme ou gibier, caché sous le couvert.

Les Loups dormaient ou ne se souciaient pas d’affronter les bons mousquets de la maréchaussée, — à moins qu’ils n’eussent encore un autre motif de ne point se montrer.

On marchait bien lentement, et le soleil se couchait au moment où le convoi atteignit les premiers arbres de l’avenue de la Tremlays.

— Monsieur, dit Jude en se penchant à l’oreille du capitaine, — il ne fait point bon pour moi au château. Ce que je cherche n’y est pas, et j’y pourrais trouver en revanche ce que je n’ai garde de chercher.

— Fi ! mon brave garçon, répondit le capitaine avec un sourire, tu ne rêves plus qu’assassinat depuis hier… Certes, si tout ce que tu m’as raconté de ce Vaunoy est vrai, c’est un scélérat infâme et sans vergogne, mais je ne puis croire… et, après tout, qui te dit que ce charbonnier n’ait point menti ?

— Pelo Rouan ?… Il ne mentait pas, monsieur, car sa voix tremblait et je sentais la sueur de son front tomber sur ma main… Oh ! il ne mentait pas !… Et dame Goton ?… et l’absence de notre petit monsieur ?…

— Tu as peut-être raison, dit le capitaine ; — en tout cas, tu es libre, mon garçon, et si tu as quelque ami dans la forêt, je te permets de lui demander l’hospitalité… Demain, tu nous rejoindras à Vitré.

— À demain donc ! répondit Jude.

Sur le point de s’éloigner, il s’approcha davantage et ajouta à voix basse :

— N’oubliez pas ce qui vous regarde, mon jeune monsieur. Ce Pelo Rouan a parlé de vengeance, et il a l’air d’un terrible homme !

Didier sourit encore et fit un geste d’insoucieuse bravade.

— À demain, mon brave garçon ! dit-il au lieu de répondre.

Jude prit un sentier de traverse et perdit bientôt de vue le convoi. Le soleil était couché depuis quelques minutes à peine, mais il faisait nuit déjà sous les sombres voûtes de la forêt. Les clairières seules montraient leurs ajoncs illuminés par cette lueur chatoyante que le crépuscule du soir laisse au zénith. Jude s’en allait à pas lents et la tête tristement baissée. Il avait donné son cheval à un soldat.

Le bon écuyer sentait son courage l’abandonner en même temps que l’espoir. Pourquoi chercher encore lorsqu’on est sûr de ne point trouver ? Jude avait besoin d’évoquer le souvenir vénéré de son maître pour garder quelque énergie à sa volonté chancelante. Un péril à braver l’eût trouvé fort ; s’il n’eût fallu que mourir, il serait mort avec joie. Mais il n’y avait rien, ni péril à braver, ni mort à affronter. Treml n’aurait point le bénéfice des efforts tentés : à quoi bon combattre ?

Jude, après avoir cheminé quelque temps sans but, prit la route de la loge du charbonnier Pelo Rouan.

— Nous causerons de Treml, se disait-il en soupirant ; peut-être aura-t-il appris quelque chose depuis hier.

Jude n’avait pas fait vingt pas dans cette direction nouvelle, lorsqu’un bruit sourd, lointain encore, mais familier à son oreille de vieux soldat, arriva jusqu’à lui.

C’était évidemment le bruit produit par la marche d’une nombreuse foule, dont les pas s’étouffaient sur la mousse de la forêt. Jude s’arrêta. Ce ne pouvait être l’escouade des sergents de Rennes, car les pas venaient du côté opposé à la ville, et avançaient plus rapidement que ne fait d’ordinaire une troupe soumise aux règles de la discipline.

Jude devinait rarement ; il en était encore à s’interroger, lorsque l’agitation des branches du taillis lui annonça l’approche de cette mystérieuse armée. Il n’eut que le temps de se jeter de côté sous le couvert.

Au même instant, une cohue pressée, courant sans ordre, mais à bas bruit, fit irruption dans le sentier que Jude venait de quitter. À la douteuse clarté qui régnait encore, le vieil écuyer tâcha de compter, mais il ne put. Les hommes passaient par centaines, et incessamment d’autres hommes sortaient du fourré.

C’était un spectacle étrange et fait pour inspirer l’effroi, car aucun de ces hommes ne montrait son visage aux derniers rayons du crépuscule. Tous avaient la figure couverte d’un masque de couleur sombre, — tous hormis un seul qui portait aussi un masque blanc comme neige, au milieu duquel reluisaient deux yeux ronds et incandescents, comme les yeux d’un chat-pard.

Cet homme qui était de grande taille, mais d’une bizarre tournure, marchait le dernier. Lorsqu’il passa devant Jude, il se trouvait en arrière d’une cinquantaine de pas sur ses compagnons, et le vieil écuyer le vit avec étonnement faire, sans effort apparent, deux ou trois bonds réellement extraordinaires, qui le portèrent en quelques secondes à l’arrière-garde de la fantastique armée.

Jude demeura plusieurs minutes comme ébahi. Au bout de ce temps, sa lente intelligence ayant accompli le travail qu’une autre aurait fait de prime-saut, il conjectura que ces sauvages soldats étaient des Loups. Mais où allaient-ils en si grand nombre et armés jusqu’aux dents ? Jude se fit cette question, mais il n’y répondit pas tout de suite, bien que les Loups, chuchotant entre eux, eussent prononcé, en passant près de lui, plus d’un mot qui aurait pu le mettre sur la voie.

Il poursuivit sa route, tout pensif et fort intrigué, vers la demeure de Pelo Rouan.

Tandis qu’il marchait par les sentiers redevenus déserts de la forêt, son esprit travaillait, et les vagues paroles surprises çà et là aux Loups qui passaient lui revenaient comme autant de menaces.

La loge de Pelo Rouan était fermée. Jude frappa de toute sa force à la porte close ; personne ne répondit.

— C’est étonnant, pensa-t-il, entremêlant sans le savoir le désappointement présent et l’objet de sa récente préoccupation. Ce singulier personnage, masqué de blanc, qui marchait le dernier, avait des yeux semblables à ceux que je vis briller hier dans les ténèbres de cette loge… Ouvrez, mon compagnon, ouvrez à l’écuyer de Treml.

Point de réponse. Seulement, de l’autre côté de la loge, d’autres coups se firent entendre, comme pour railler ou imiter ceux qu’il distribuait libéralement à la porte.

Jude fit le tour de la cabane. Un rayon de lune, égaré à travers les branches des arbres, lui montra une petite fenêtre fermée de forts volets qui s’agitaient sous l’effort d’une main cherchant à les ébranler à l’intérieur. Au moment où Jude ouvrait la bouche pour répéter sa requête, l’un des volets, violemment arraché, tomba auprès de lui. En même temps, une forme de jeune fille, dont la lune éclairait vaguement les exquises proportions, monta sur l’appui de la fenêtre, sauta aux pieds de Jude avec une légèreté de sylphide, demeura un instant à genoux, les bras tendus vers le ciel.

— Sainte-Vierge de Mi-Forêt, je vous remercie ! murmura la jeune fille avec une ardente dévotion. Protégez-le, protégez-le !… Si je le sauve, Notre-Dame, je vous donne un cierge, — et une couronne, — et ma croix d’or, — et tout ce que j’ai, bonne Vierge !

Elle se signa, baisa une petite médaille suspendue à son cou, se releva d’un bond et disparut comme une biche sous le taillis.

Elle n’avait point aperçu Jude.

— Fleur-des-Genêts ! dit le bon écuyer que ces diverses et inexplicables péripéties jetaient dans un complet abasourdissement. Qui veut-elle sauver ?… Et les autres… qui veulent-ils attaquer ?

La lumière jaillit presque toujours de l’extrême confusion. Jude se pressa le front de ses deux mains, comme pour en faire sortir une pensée vague, obscure, dont il sentait instinctivement l’importance et qu’il ne pouvait formuler.

Au bout de quelques minutes il se redressa brusquement et laissa tomber ses bras le long de son corps. La pensée avait jailli ; la lumière s’était faite dans les ténèbres de sa cervelle : il comprenait.

— Didier ! s’écria-t-il d’une voix brève et coupée, — elle l’aime ; Pelo Rouan le déteste ; elle veut le sauver ; il veut le tuer… Et les Loups… Par le nom de Treml, il y aura quelqu’un pour le défendre !

Et il se prit à marcher à pas de géant dans la direction de la Tremlays. Il semblait avoir retrouvé l’agilité de ses jeunes années, et perçait droit devant lui, au milieu des plus épais fourrés, comme un sanglier au lancer.

En ce moment, pour la première fois, il sentait quelle puissance avait prise, au fond de son cœur, son attachement pour le jeune capitaine, son nouveau maître. À cette honnête et fidèle nature il fallait un homme à qui se dévouer, et le souvenir de Treml ne suffisait pas à satisfaire l’éternel besoin d’obéir et d’aimer qui constituait, chez Judo, presque tout l’homme moral.

En arrivant à la grille du parc de la Tremlays, Jude était plus inquiet encore qu’au départ, car son flair de fils de la forêt lui révélait la présence d’une immense embuscade. Il sentait d’instinct que le château était entouré de mystérieux ennemis.

Tout était tranquille encore néanmoins, et Jude demeura indécis, n’osant peser sur la corde qui mettait en mouvement la cloche de la grille. Qu’il entrât par là ou par la maîtresse porte, donnant sur la cour du château, il y avait pour lui danger pareil d’être reconnu, or, Jude ne s’appartenait point, et son zèle pour le capitaine ne pouvait lui faire oublier entièrement et si vite qu’il avait juré de donner sa vie à Treml.

Heureusement, tandis qu’il hésitait, il vit briller la lumière d’une lanterne à travers les arbres, et bientôt il distingua l’imposante tournure de dame Goton, qui, la pipe à la bouche et à la main un énorme trousseau de clefs, s’en venait voir, selon sa coutume, si toutes les portes étaient bien closes.

Dame Goton et Jude étaient trop bons amis pour que le lecteur conserve la moindre inquiétude touchant le terme de l’embarras du vieil écuyer. Nous laisserons la femme de charge l’introduire avec tout le mystère désirable, et nous réclamerons place à la table dans le salon à manger de M. Hervé de Vaunoy.

Le souper était copieux et bien ordonné. Béchameil, qui avait dormi sur sa rancune et n’était point fâché d’ailleurs de veiller personnellement au salut de ses cinq cent mille livres, faisait grand honneur à une seconde édition de son fameux blanc-manger, qu’il avait revue et corrigée pour la circonstance. Le vin était excellent ; l’officier du roi, qui commandait les sergents de Rennes, se trouvait être un joyeux vivant ; Didier lui-même accueillait avec plus de bienveillance l’hospitalité empressée de Vaunoy.

Une seule chose manquait au festin, c’était la présence d’Alix, retenue en son appartement par la fièvre délirante qui ne l’avait point quittée depuis la veille. — Mais Alix, il faut le dire, était merveilleusement remplacée par sa tante mademoiselle Olive de Vaunoy, laquelle tenait le centre de la table, et faisait les honneurs avec une grâce qu’il ne nous est point donné de décrire.

Parmi les valets qui servaient à table, nous citerons maître Alain et Lapierre. Vaunoy ne les perdait pas de vue ; et, tout en faisant mille caresses au jeune capitaine, il paraissait accuser ses deux suppôts de lenteur, et contenait difficilement son impatience.

Le premier service avait été enlevé pour faire place aux rôtis et à la pâtisserie, qui, placée au centre de la table, s’entourait d’un double cordon de dessert. On versait les vins du midi, ce qui semblait causer a Béchameil et à l’officier rennais une fort notable satisfaction.

Didier tendit son verre par-dessus son épaule. Ce fut Lapierre qui versa. Vaunoy et lui échangèrent un rapide coup d’œil. Mais, au moment de porter le verre à ses lèvres, Didier se tourna brusquement et regarda Lapierre en face. Le saltimbanque émérite soutint parfaitement ce regard, et demeura, sans sourciller, à la position du laquais derrière la chaise de son maître.

Didier répandit ostensiblement le contenu de son verre sur le parquet, et fit à Lapierre un signe impérieux de s’éloigner, ce que celui-ci exécuta aussitôt en s’inclinant avec un feint respect.

Vaunoy était devenu pâle.

— Notre vin de Guyenne ne plaît pas au capitaine Didier ? demanda-t-il en s’efforçant de sourire. — Ne parlez pas ainsi, monsieur mon ami, interrompit Béchameil qui cherchait un bon mot depuis le potage, — ou M. le capitaine vous actionnera en calomnie devant notre parlement.

Cela dit, Béchameil crut devoir éclater de rire.

— Monsieur de Vaunoy, répondit le capitaine avec une froide politesse, veuillez m’excuser, s’il vous plaît… Veuillez surtout faire en sorte que cet homme ne m’approche jamais… J’ai mes raisons pour parler ainsi, monsieur de Vaunoy.

— Sortez, Lapierre ! dit le maître de la Tremlays. Mon jeune ami, ajouta-t-il, choisissez, je vous en supplie, entre tous mes valets. Vous plaît-il être servi par mon majordome en personne ?

C’était littéralement tomber de Charybde en Scylla, car Lapierre, en sortant, avait remis au majordome le flacon qu’il tenait à la main. Didier salua légèrement en signe d’acquiescement, et tendit son verre à maître Alain, qui l’emplit jusqu’aux bords.

— À la santé du roi ! dit le maître de la Tremlays en se levant.

Tous les convives l’imitèrent, excepté mademoiselle Olive, que sa qualité de dame dispensait de ce mouvement.

— À la santé du roi ! répéta Didier, qui but son verre d’un trait.

Un imperceptible sourire vint à la lèvre d’Hervé de Vaunoy. Il fit un signe à maître Alain. Celui-ci lança par la fenêtre le flacon qui avait servi à remplir le verre de Didier.

Nul ne remarqua cet incident, et le souper se poursuivit comme si de rien n’était.

Au bout de quelques minutes, Didier cessa tout à coup de répondre aux gracieuses prévenances dont l’accablait mademoiselle Olive. Sa tête oscilla lourdement sur ses épaules, ses paupières battirent comme pour chasser un irrésistible sommeil.

Olive, scandalisée, rentra en un digne silence ; ce qui permit au capitaine de s’endormir tout à fait.

— Saint-Dieu ! dit Vaunoy, notre jeune ami n’est pas aimable ce soir ! Il jette notre vin et s’endort à notre barbe… Lui auriez-vous conté une histoire, mademoiselle ma sœur ?

Olive se pinça les lèvres et foudroya son frère du regard.

— Cela n’expliquerait pas pourquoi il a répandu son vin de Guyenne, dit Béchameil avec son habituelle naïveté.

— Nous lui passerons tout cela en faveur de son titre d’officier du roi, reprit joyeusement le maître de la Tremlays, et nous pousserons l’attention jusqu’à le faire emporter dans son fauteuil, afin de ne point troubler son sommeil.

Deux valets en effet soulevèrent le siège de Didier et l’emportèrent, toujours dormant, à sa chambre. Cela réjouit fort M. de Béchameil et l’officier rennais, qui jura sur son honneur que M. de Vaunoy savait exercer l’hospitalité dans les formes.

Didier ne s’éveilla point durant le trajet. Les deux valets le déposèrent endormi sur son lit et se retirèrent.

Une heure après environ, un bruit terrible se fit autour du château. Les portes furent attaquées toutes à la fois, et brisées d’autant plus facilement qu’il ne se présenta personne pour les défendre.

Par une fatalité singulière, sergents et soldats de la maréchaussée se trouvaient casernés dans une grange qu’on avait fermée en dehors. — Une seule personne fit résistance, ce fut la vieille Goton qui, après avoir inutilement essayé de relever le courage de maître Simonnet et des autres valets de Vaunoy, saisit bravement un mousquet, et fit le coup de feu par la fenêtre de la cuisine.

Au moment où l’on entendit les premiers bruits de cette attaque inopinée et furieuse, Vaunoy était dans son appartement avec maître Alain, Lapierre et deux autres valets armés.

— Voici l’instant, dit-il avec un certain trouble dans la voix ; — il dort et vous êtes quatre… Saint-Dieu ! ne me le manquez pas cette fois.

— Je m’en chargerai tout seul, reprit Lapierre, et, en vérité, ce jeune fou prend à tâche de me donner envie de le tuer… Voilà deux fois qu’il me foule aux pieds depuis hier… La vengeance m’importe peu, mais j’aurais un certain plaisir…

— Trêve de paroles ! interrompit Vaunoy ; — à vous le capitaine, à moi les Loups !…

Les quatre estafiers s’engagèrent dans le long corridor qui conduisait à la chambre de Didier. Lapierre marchait le premier, épée nue dans la main droite, poignard dans la gauche. Maître Alain venait le dernier, ce qui lui donna occasion de dire, sans être aperçu, un mot à sa bouteille carrée.

— Attention ! dit Lapierre en arrivant à la porte, je vais frapper ; s’il s’éveille, par le plus grand des hasards, vous me soutiendrez.

Il entra. Une obscurité profonde régnait dans la chambre de Didier. Lapierre s’avança doucement ; et, lorsqu’il se crut à la portée du lit, il leva son épée.

Une autre épée arrêta la sienne dans l’ombre. Lapierre recula étonné.

— Lève la lanterne, Jacques, dit-il à un des estafiers.

Celui-ci obéit, et nos quatre assassins aperçurent debout, devant le lit de Didier endormi, un homme de grande taille, qui, droit et ferme sur la hanche, présentait la pointe de son épée nue.

Le vieux majordome poussa un cri de surprise.

— Saint-Jésus, dit-il, garde à nous !… Je le reconnais, cette fois… nous ne sommes pas trop de quatre… c’est Jude Leker, l’ancien écuyer de Nicolas Treml !

Séparateur