La Force mystérieuse (Rosny aîné)/2/IV

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Plon-Nourrit et Cie (p. 201-210).

IV

LES EXPÉRIENCES


Au laboratoire, on faisait des expériences émouvantes. Les taches, après une période d’incubation, se précisaient. Elles laissaient mieux apercevoir les détails de leur structure ; à la loupe, leurs zones se détachaient avec netteté. D’abord immobiles, elles s’étaient mises à se déplacer, et leurs déplacements rendaient évidente leur constitution extra-terrestre. En effet, lorsqu’elles quittaient une région de la peau, celle-ci ne gardait aucune trace de leur séjour ni de leur passage et se décelait parfaitement saine : par suite, l’existence des taches ne correspondait à aucun phénomène connu.

Ce fait acquis, Langre et Meyral cherchèrent à déterminer si les taches étaient constituées par de la substance. Les mesures les plus subtiles ne révélèrent aucune résistance. À l’endroit occupé par une tache, on pouvait piquer ou sectionner la peau, exactement comme si celle-ci était à l’état normal. Des expériences de Langre et de Georges sur eux-mêmes, ainsi que sur la servante tragique et le chien, furent décisives. Néanmoins, les taches avaient trois dimensions. Le microscope révéla qu’elles s’élevaient au-dessus de la peau, à une hauteur qui variait de huit à soixante-six microns. Des sections appropriées montrèrent qu’elles pénétraient dans l’épiderme, à une profondeur moyenne de douze microns. Elles n’étaient pas transparentes, mais translucides. Les rayons inférieurs du spectre leur donnaient des colorations bizarres, qui, tout d’abord, défièrent l’analyse. L’électricité leur faisait exécuter des mouvements dont le rythme parut désordonné ; les réactifs chimiques ne produisirent que des effets indirects ; elles semblaient échapper totalement à l’influence de la pesanteur et ne décelaient aucune masse.

D’autre part, elles conservaient rigoureusement leur configuration et leurs zones :

— Donc, concluait Langre, elles sont assimilables à des corps solides.

— Des solides sans masse, sans résistance ?

Ils demeuraient méditatifs.

— Faut-il y voir cependant une forme de la matière ? demandait le vieillard.

— Oui, si la matière, à son tour, n’est qu’une forme de l’énergie… ou mieux des énergies.

— Alors, plus de substance ?

Quien sabe ? Les énergies, en somme, ne sont que des manifestations de différences. Des substances sont probables, mais elles n’auraient aucun rapport avec ce que nous nommons la matière.

— Et l’éther ?

— L’éther des savants n’est qu’un enfantillage. Je ne conçois que des éthers, en nombre indéfini, analogues entre eux mais non semblables.

— Ne perdons pas pied ! protesta Gérard. Je pense qu’il faut considérer ces taches comme une forme matérielle de l’énergie.


Un matin, ils firent une découverte capitale. Afin de tenter des expériences de masse, ils avaient assemblé tout le groupe, humains et animaux, dans le laboratoire. Or, Langre, après plusieurs tentatives, remarqua la même réfraction insolite, quoique bien plus faible, qui avait été signalée au début de la catastrophe planétaire.

— Je conclus à l’identité essentielle des taches et du phénomène qui a failli anéantir la vie ! déclara-t-il. Les taches sont donc bien nées de ce résidu que je soupçonnais depuis longtemps !

— Alors, faut-il admettre que ce résidu est la cause de l’extraordinaire ivresse qui a régné sur la terre ? C’est contradictoire.

— À moins d’imaginer un effet d’évolution…

— Ou une réaction des énergies terrestres et solaires longtemps neutralisées.

— Peut-être l’un et l’autre. En tout cas, grand ami, votre trouvaille est fondamentale.

Le lendemain, Meyral fit à son tour une découverte.

Depuis quelque temps il remarquait que les rayons oranges et rouges avaient plus d’action que les autres sur la coloration des taches. Il produisit une lumière rouge intense et la darda sur son bras nu. Les taches exécutèrent un mouvement oscillatoire rythmique et si régulier qu’on aurait pu s’en servir, grosso modo, pour mesurer le temps. Mais tandis qu’il observait ce phénomène, relativement prévu, il eut une vive surprise : d’une part, les taches se coloraient dans les intervalles des zones, d’autre part, des filaments de couleur grenat apparurent, qui reliaient les taches entre elles… Ce n’était rien encore : des filaments plus pâles se décelaient dans l’atmosphère. Un certain nombre allaient de Meyral à Langre ; la plupart atteignaient les murailles, les fenêtres, la porte et même le plafond.

Dès les premières constatations, Georges avait appelé son ami. Le vieillard manifesta un trouble qui allait jusqu’au tremblement.

— Nous entrons dans les gouffres ! s’exclama-t-il. Ces filaments, à n’en pas douter, relient toutes les taches, c’est-à-dire tout le groupe.

— Cela ne fait pas doute… Remarquez qu’ils ont des variations de teintes, assurément produites par les mouvements divers de notre groupe.

— Et qui sont vraisemblablement le résultat de variations de diamètre !

Il se turent, accablés par un flot de suggestions et d’images. Quoique la présence de ces « filaments » ne fût pas plus extraordinaire que ne l’eût été une communication à distance, elle leur peignait mieux l’énergie impérieuse qui liait les êtres. Des rêves sans nombre bouleversaient leur âme.

— Ces liens sont évidemment très extensibles, murmura Meyral, et c’est ce qui explique la liberté relative de nos mouvements.

— Comme la limite de leur extensibilité explique « l’aire de circulation » ! fit Langre. Mais pourquoi celui qui dépasse l’aire meurt-il ?

— Mourrait-il s’il s’éloignait très lentement ?

— Il le semble puisqu’il n’a été fait aucune remarque à ce sujet. Les morts sont plus ou moins foudroyantes, voilà tout !

Après une nouvelle pause, Langre grommela :

— Pourquoi l’effet révélateur est-il produit par les rayons rouges ? Est-il certain qu’il ne puisse être produit par les autres ?

— Essayons.

Ils produisirent successivement d’intenses foyers violets, bleus, verts, jaunes et orangés… Jusqu’au jaune, rien ne se décela. Le jaune détermina les mouvements rythmiques, mais ne montra aucun filament. L’orangé seul se comporta comme le rouge, mais avec moins de puissance : les filaments aériens étaient peu visibles.

— D’évidence, l’effet des rayons rouges l’emporte — et de beaucoup — même sur l’orangé, conclut Meyral. Cela se rattache sans doute à ce que nous avons remarqué pendant la catastrophe : à mesure que les rayons supérieurs s’éteignaient, le rouge devenait plus intense.

— Seconde démonstration que les taches sont de même nature que l’énergie qui a ravagé la terre. Je suis sûr maintenant que c’était un flux énergétique.

— Vous ne croyez pas que ce flux tout entier était vivant ?

— Non.

— Vous croyez que les taches le sont ?

— J’en suis sûr ! Le phénomène dont nous sommes victimes est d’ordre organique. Chaque groupe, selon moi, est englobé dans un être.

— En sorte que la vie terrestre est actuellement une double vie.

— Une double vie, oui. C’est l’expression juste. Car le phénomène n’est pas uniquement parasitaire : il a accru notre puissance d’extension.

— Comme ce serait passionnant, si l’avenir n’était équivoque.

— Il est pire qu’équivoque… D’effroyables périls nous menacent.

Après un nouveau silence, Meyral remarqua :

— Je pense que la visibilité des filaments signifie que ceux-ci sont enveloppés d’une gaine lumineuse, car ils sont évidemment invisibles par eux-mêmes.