La Formation spontanée d’une province à la fin du XVIIIe siècle - La Vendée

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La Formation spontanée d’une province à la fin du XVIIIe siècle - La Vendée
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 884-912).
LA
FORMATION SPONTANEE
D'UNE PROVINCE
A LA FIN DU XVIIIe SIECLE

LA VENDEE

I. Célestin Port, la Vendée angevine, 1888. — II. Henri Wallon, les Représentans du peuple en mission et la justice révolutionnaire dans les départemens en l’an II (1793-1794), 1889. - III. H. Baudrillart, les Populations agricoles de la France, 1888. _ IV. Benjamin Fillon et O. de Rochebrune, Poitou et Vendée, 1887. — V. Cavoleau et A. de La Fontenelle de Vaudoré, Statistique ou description générale du département de la Vendée, 1844. — VI. Eugène Louis, le Bas-Poitou en 1788, 1880. — VII. Luneau et Edouard Gallet, Documens inédits sur l’île de Houin (Vendée), précédée d’une Notice historique, 1874.

M. Aulard, l’historiographe attitré de la révolution française, reprochait naguère à nos archivistes de se confiner dans le moyen âge et de négliger les problèmes historiques, plus considérables et non moins obscurs, de la période révolutionnaire. Ce reproche semble avoir touché l’éminent archiviste de Maine-et-Loire, M. Célestin Port, et l’avoir décidé à publier les résultats des recherches qu’il poursuivait, depuis plusieurs années, sur les origines de l’insurrection vendéenne. Son livre, très savant et très vivant, très passionné même dans son esprit général et dans la majeure partie de ses développemens, rectifiera plus d’une erreur généralement répandue. Il eût cependant plus sûrement atteint son but, si l’auteur n’eût fait qu’opposer à la partialité des écrivains royalistes et de leurs copistes la froide impartialité du dépôt public où il en a puisé les matériaux. On y sent trop la séduction d’une thèse et la volonté préconçue de l’établir. On est porté à se défier d’un récit qui, dès le début, prend le ton d’une démonstration, et, qui pis est, d’une démonstration oratoire. La défiance, je me hâte de le dire, ne serait fondée que dans une très faible mesure. La solide érudition de l’auteur et la justesse de son esprit le sauvent presque partout des entraînemens du parti-pris. Il a fait véritablement œuvre d’historien, sur un point très particulier et très restreint ; mais les souvenirs qui s’attachent à la contrée de quelques lieues carrées et aux deux ou trois années dans lesquelles il s’est renfermé sont assez grands pour faire de son œuvre une contribution importante à l’histoire générale de la révolution.

Le titre même de l’ouvrage indique un autre genre d’intérêt, plus général et d’ordre proprement philosophique. Ce titre, — la Vendée angevine, — se rapporte, non au département de la Vendée, lequel appartient tout entier à l’ancien Poitou, mais à une fraction de la province qui semble s’être constituée d’elle-même, sous le même nom, à la fin du dernier siècle, sur le territoire de quatre départemens : la Vendée, les Deux-Sèvres, Maine-et-Loire et Loire-Inférieure. On peut, en effet, dans l’histoire des guerres de la Vendée, faire la part d’une Vendée angevine, comme d’une Vendée poitevine et d’une Vendée bretonne. Chacune de ces divisions garde sa physionomie propre dans l’effort commun, et, après la lutte, après la pacification, les différences n’ont pu que s’accentuer entre elles. Elles se rattachaient dans le passé à des centres provinciaux distincts : elles ne comptent plus, dans le présent, que comme des collections de communes ou de paroisses dans quatre départemens, dans trois ressorts de cours d’appel et dans trois diocèses. La géographie ne connaît le nom de Vendée que comme celui d’un département et d’une petite rivière. Cependant il y a toujours, pour le langage courant, pour l’opinion courante, une province de Vendée, telle que l’avait formée la guerre civile. Elle reste la Vendée pour ses habitans, pour ses voisins, pour toute la France. Le Breton ou l’Angevin qui passe de la rive droite sur la rive gauche de la Loire dit qu’il va en Vendée, quoiqu’il ne sorte pas du département de la Loire-Inférieure ou de celui de Maine-et-Loire. L’arrondissement de Bressuire, dans les Deux-Sèvres, est en Vendée, pour les habitans mêmes des autres parties du même département. Dans le reste de la France, le nom de Vendée éveille des idées assez vagues. Beaucoup le confondent avec celui de Bretagne. On ne distingue pas très bien la Vendée département de la Vendée province ; mais la confusion se fait presque toujours au détriment du département. J’ai vu des hommes très lettrés se figurer que la Vendée était une ancienne province de la France, au même titre que la Normandie ou la Bourgogne. Je les étonnais en leur rappelant que ce nom, comme nom de pays, ne date que de la révolution et de la division de la France en départemens.

Le nom reste vague et il prête à l’équivoque ; mais la province existe et elle a son individualité propre, quoiqu’elle n’ait jamais été constituée ou reconnue par aucune autorité, soit de droit, soit de fait. Elle existe dans les mêmes conditions que nos plus anciennes provinces, qu’il ne faut pas confondre avec les gouvernemens entre lesquels se partageait officiellement la France d’autrefois. Ces gouvernemens reposent, en effet, sur des divisions beaucoup plus anciennes, qui, pour la plupart, sont celles mêmes de la Gaule avant la conquête romaine. Les noms de ces civitates et de ces pagi, comme les appelle César, se sont perpétués, à peine transformés, à travers toute notre histoire. Ils se retrouvent dans presque tous les noms de provinces ou de pays qui sont toujours en usage, en dépit des divisions et des dénominations officielles. Ils se sont dégagés de tout ce qu’il y a eu d’artificiel dans les délimitations officielles auxquelles ils ont pu être associés dans la Gaule romaine, dans la France féodale, sous la monarchie absolue et dans la France actuelle. Ils expriment des groupes naturels de territoires et de populations qui se sont maintenus par la seule force, soit d’une certaine constitution physique, soit de la communauté des traditions et des mœurs. La Vendée est venue s’ajouter de nos jours à ces groupes naturels, avec ce même caractère d’une existence propre et manifeste, sans consécration officielle. Elle n’en diffère que par son origine récente ; mais cette différence même, en permettant de mieux connaître les conditions dans lesquelles elle s’est formée, peut jeter quelque jour sur la formation des provinces vingt fois séculaires parmi lesquelles elle a pris place. Cette génération spontanée d’une province française, il y a moins de cent ans, offre donc un sujet d’étude singulièrement intéressant pour l’histoire philosophique.

Ce sujet d’étude, à notre connaissance, est encore intact. Les histoires générales de la révolution et les histoires particulières de l’insurrection vendéenne se bornent à tracer, sous le nom de Vendée, une carte du pays insurgé. Cette carte a, de trois côtés, des limites naturelles : au nord, la Loire ; à l’ouest, l’Océan ; au sud, la Sèvre niortaise. A l’est, la limite est tout arbitraire : elle est formée par une ligne assez indécise, traversant du nord au sud le département des Deux-Sèvres. Ces limites n’ont d’ailleurs qu’une exactitude approximative. Le théâtre de la guerre n’y est pas tout entier enfermé, et elles dépassent, d’un autre côté, le théâtre de l’insurrection. L’usage les a toutefois consacrées, et, par une réaction naturelle du nom sur la chose, elles circonscrivent réellement aujourd’hui le pays de Vendée. C’est assez pour le reconnaître ; ce n’est pas assez pour en expliquer la formation. Quelques détails qui se répètent d’une histoire à l’autre sur la configuration du sol et sur les causes locales de l’insurrection n’expliquent pas davantage comment une vraie province s’est trouvée tout d’un coup et spontanément constituée dans une contrée jusqu’alors partagée entre trois provinces. Le sol vendéen n’est pas seulement bocage, il est marais, et ces deux divisions ne lui appartiennent pas en propre. Il ne peut pas davantage revendiquer pour lui seul les causes qui ont soulevé une partie de ses habitans contre la révolution. Enfin, la guerre civile a sévi ailleurs, soit à l’époque révolutionnaire, soit dans d’autres périodes de notre histoire ; elle a été aidée ailleurs par des circonstances du même ordre : elle n’a, nulle part ailleurs, créé et laissé subsister après son extinction l’unité d’une province. La question reste donc entière.

M. Célestin Port n’a pas plus que ses devanciers traité cette question ; mais, si nous l’avons bien comprise et si nous en avons entrevu la solution, nous le devons surtout à ce travail si exact et si précis dans la plupart de ses détails. Nous n’avons pu faire les mêmes emprunts aux Représentans du peuple en mission de M. Wallon, dont la publication a suivi de près la Vendée angevine et dont le premier volume a précisément pour sujet particulier la Vendée[1]. L’objet de cet excellent ouvrage n’est pas, en effet, la Vendée elle-même, mais le rôle des agens envoyés du dehors pour la conquérir, de gré ou de force, à la révolution. Nous y avons trouvé toutefois de précieux renseignemens sur l’esprit des populations vendéennes, principalement dans les deux chapitres sur les colonnes infernales et sur les tribunaux et commissions militaires. Nous en avons tiré d’autant plus de profit que, si le livre est aussi très passionné, dans un autre sens, la passion ne se montre que dans le ton des récits et n’enlève rien ni à l’exactitude scrupuleuse des faits ni à l’esprit de justice dans leur appréciation générale[2]. Nous devons également beaucoup aux lumineuses études de M. Baudrillart sur l’état passé et l’état présent de nos populations rurales. Nous nous sommes appuyé aussi sur un certain nombre de monographies locales, anciennes ou récentes, dont quelques-unes font le plus grand honneur à la Société d’émulation de la Vendée. Enfin, nous avons pu nous aider de nos observations et de nos souvenirs personnels. Enfant de ce pays de Vendée, appelé, depuis notre première jeunesse, par nos relations de famille ou d’amitié, et, plus tard, par les devoirs d’une candidature et d’un mandat de député, à le parcourir dans tous les sens, nous avons pu en bien saisir, dans leur unité persistante et dans leurs transformations inévitables, le caractère et l’esprit. Nous avons pu, enfin, nous entretenir, dans notre enfance, avec quelques-uns des survivans de la guerre civile. Notre famille avait eu des représentans, elle avait eu surtout des victimes dans les deux camps. Les souvenirs qui nous ont été transmis des uns et des autres ont été, pour nous, une première leçon d’impartialité, dont nous nous sommes toujours efforcé de profiter et dont on trouvera, nous l’espérons, les fruits dans cette étude.


I

La province de Vendée n’est pas le département de la Vendée ; mais elle lui doit son nom et elle ne se comprend pas sans lui.

Dans la division de la France en départemens, le Poitou fut partagé, de l’est à l’ouest, en trois tranches. La plus occidentale reçut le nom de Vendée. Ce n’était que le nom d’un petit cours d’eau, affluent de la Sèvre niortaise. Une tradition veut qu’on eût pensé d’abord à deux rivières plus importantes : le grand et le petit Lay. On aurait dit les Deux-Lays, comme on devait dire les Deux-Sèvres. Cette dénomination fut rejetée par la crainte d’un mauvais calembour : la malignité publique y trouvait un rapprochement avec la laideur de deux des représentans de la région à l’assemblée nationale. La rivière de Vendée avait d’ailleurs l’avantage de passer par le chef-lieu du nouveau département. Son nom fut préféré.

Le patriotisme local a cherché, pour ce nom de Vendée, une origine symbolique. On prétend le faire dériver des vendes, population slave, dont la trace se retrouve dans toute l’Europe, et on remonte jusqu’au sanscrit pour attribuer à ce nom de Vendes le sens de vaillans. L’assemblée constituante aurait été « prophète sans le savoir en baptisant du nom de vaillant le peuple inconnu qui allait déployer la force du lion[3]. » Il n’est pas impossible qu’une tribu slave ait habité le Bas-Poitou et qu’elle y ait donné son nom à un cours d’eau ; mais, descendus ou non des vendes, les riverains de ce cours d’eau n’ont pris, collectivement, aucune part à l’insurrection vendéenne, et leur vaillance héréditaire n’a rien à y revendiquer.

Le nom de Vendée, comme nom de pays, a un mérite plus réel, auquel on ne pensa pas sans doute en le choisissant, mais que les événemens mirent bientôt en singulière évidence. Non-seulement c’est l’un des plus harmonieux parmi les noms de départemens, mais c’est l’un des rares qui se prêtent à la formation d’un adjectif. C’est ainsi qu’il fut tout de suite adopté des deux parts pour désigner les insurgés qui se soulevèrent contre la Convention dans le département de la Vendée et les départemens limitrophes, et qu’il a pu, dès l’origine, consacrer l’imité de la province en voie de formation.

Le département de la Vendée, il faut bien le dire, n’avait pas d’autre mérite. Il n’a jamais pu former une unité vivante. Il se compose de quatre régions distinctes : le bocage, la plaine, le marais méridional et le marais occidental[4]. Dans les études que M. Baudrillart a consacrées aux populations agricoles de l’ouest de la France, on sent l’embarras qu’éprouve l’auteur, lorsqu’il arrive au département de la Vendée, pour en donner la physionomie générale. Il multiplie les distinctions et les réserves, et il n’aboutit par la force des choses, qu’à des conclusions incohérentes.

Le département a fait cependant, depuis le commencement du siècle, de grands progrès vers une sorte d’unité. Lors de sa création, il avait pour chef-lieu une petite ville, Fontenay-le-Comte, située à l’une de ses extrémités, et dont l’action était encore rendue plus difficile par l’absence de bonnes routes. Son chef-lieu actuel, qui ne date que de quatre-vingts ans, et qui a déjà reçu trois noms : Napoléon-Vendée, Bourbon-Vendée, La Roche-sur-Yon, est aussi une petite ville ; c’est, de plus, une ville sans passé ; mais elle est située au centre du département et elle en enserre, en quelque sorte, toutes les communes dans un admirable réseau de routes nationales, de routes départementales et de chemins de grande communication, auquel est venu s’ajouter un réseau non moins bien entendu de chemins de fer. La portion du Poitou qui a formé le département de la Vendée se partageait, au point de vue religieux, en deux diocèses, dont l’un lui était commun avec une partie de Maine-et-Loire, des Deux-Sèvres et de la Charente-Inférieure, et avait son siège dans ce dernier département, à La Rochelle. Il forme aujourd’hui et il forme seul un diocèse unique, celui de Luçon. Il a donc pu avoir, depuis un siècle, dans l’ordre religieux comme dans l’ordre administratif, sa vie propre, et elle n’a pu que lui communiquer un commencement d’unité morale. Il a ressenti enfin dans toutes ses parties, l’influence du nom de Vendée et des idées que ce nom évoque, et il s’est établi insensiblement une certaine solidarité entre les populations où ces idées n’ont pas cessé de dominer et celles qui leur avaient toujours été rebelles.

Toutefois, l’unité est encore bien incomplète, et elle semble toujours factice. Les vrais centres d’attraction, pour la plus grande partie du département, ne sont ni le chef-lieu administratif ni le chef-lieu religieux ; c’est Nantes et Cholet au nord, La Rochelle et Niort au sud et à l’est. Enfin, l’unité de l’esprit vendéen n’est guère qu’à la surface. Elle s’est étendue de la noblesse et du clergé à une partie de la bourgeoisie ; mais la population, prise en masse, se partage toujours à peu près également en blancs et en bleus.

Si tel est l’état actuel du département, qu’on se figure ce qu’il devait être en 1790, quand ses six districts n’avaient de communications faciles ni avec le chef-lieu, ni entre eux, ni avec les communes arbitrairement réparties entre chacun d’eux. L’abus du principe électif s’ajoutait encore à la dispersion de l’autorité pour rendre impraticable toute action commune. Nulle part l’anarchie spontanée, si bien décrite par M. Taine, n’a trouvé de facilités plus grandes. Elle fut pour beaucoup dans les guerres de la Vendée et dans la création de la province idéale qu’elles ont suscitée et qui leur a survécu.

Des causes semblables concouraient aux mêmes effets dans les portions des départemens limitrophes qui devaient former, avec le département de la Vendée, la province de Vendée. Les Deux-Sèvres se partagent aussi en bocage, plaine et marais. Toute la différence est que la plaine et le marais y sont de moindre étendue. Le bocage y a tous les caractères du bocage vendéen : peu de forêts ou de bois agglomérés ; mais partout, le long des haies, des fossés et des chemins qui bordent les terres labourables et les prairies, de gros arbres très rapprochés, d’autant plus propres à la guerre de partisans et aux embuscades que les bonnes routes manquaient et qu’il n’y avait guère que des chemins étroits, encaissés, tortueux, mal entretenus. Ajoutez-y, sur un grand nombre de petits cours d’eau, de mauvais ponts faciles à détruire. Les Deux-Sèvres avaient aussi et elles ont gardé leur chef-lieu à leur extrémité méridionale, et si Niort est plus peuplée que Fontenay, elle n’avait pas, près des populations, le prestige que donnait au premier chef-lieu du département de la Vendée le titre d’ancienne capitale du Bas-Poitou. Enfin, le territoire des Deux-Sèvres, comme celui de la Vendée, se partageait entre deux diocèses, et il avait même ce désavantage qu’il ne possédait les sièges d’aucun des deux évêchés. L’un était à Poitiers, l’autre à La Rochelle.

La portion de Maine-et-Loire qui s’étend sur la rive gauche de la Loire, au nord des départemens de la Vendée et des Deux-Sèvres, ne diffère en rien du bocage vendéen. Elle est moins isolée du chef-lieu du département, qui est aussi celui de l’ancienne province d’Anjou, mais elle relevait en grande partie d’un autre diocèse ; elle se rattachait, comme la moitié de la Vendée et des Deux-Sèvres, au siège lointain de La Rochelle.

Le bocage vendéen s’étend dans la Loire-Inférieure, comme dans les Deux-Sèvres et dans Maine-et-Loire. La Loire-Inférieure est aussi, dans sa région maritime au sud de la Loire, une extension du marais occidental de la Vendée. Ce marais, dans les deux départemens, est une conquête sur une même baie, la baie de Bourgneuf. Il s’est formé à la fois par les lais de mer (terrains abandonnés par la mer) et par les alluvions d’une foule de petits fleuves. Le marais méridional de la Vendée et des Deux-Sèvres a une origine semblable. Il en diffère en ce qu’il est séparé du bocage par une large plaine, tandis que le marais méridional confine directement au bocage. De là cette autre différence qu’un même esprit a pu animer, dans les départemens de la Vendée et de la Loire-Inférieure, le marais occidental et le bocage qui l’avoisine. L’esprit du marais méridional est, au contraire, celui de la plaine, et ces deux régions, dans les Deux-Sèvres comme dans la Vendée, sont restées en dehors des influences qui ont suscité l’insurrection royaliste et catholique de 1793.

La Loire-Inférieure offre plus d’unité, dans l’ordre administratif et dans l’ordre religieux, que les trois autres départemens auxquels elle a fourni un contingent pour la formation de la province de Vendée. Sauf un petit nombre de communes, elle est tout entière, dans son passé comme dans son état présent, terre bretonne et diocèse de Nantes. Toutes ses parties subissent d’ailleurs, depuis longtemps, l’attraction de la grande ville qu’elle a pour chef-lieu. Aussi n’est-elle guère vendéenne que par le souvenir de sa participation aux guerres de la Vendée. Celles de ses communes où ce souvenir est le plus vivant, comme Clisson et Machecoul, sont peut-être, pour le reste de la France, villes vendéennes plutôt que villes bretonnes ; mais c’est l’inverse pour elles-mêmes et pour leur entourage immédiat. Rien de plus fréquent, d’ailleurs, que la confusion des noms de Bretagne et de Vendée. Pour beaucoup, les guerres de la Vendée et la chouannerie bretonne ne font qu’un, les noms de vendéens et de Chouans sont synonymes. Combien de fois, sachant que je suis né dans le département de la Vendée, ne m’a-t-on pas parlé de ma Bretagne !

La similitude des causes suffit pour expliquer, dans les quatre départemens, la similitude des conséquences ; mais le nom de Vendée représente autre chose que la rencontre des mêmes efforts en vue d’une même fin. Les efforts, au début, ont été isolés et anarchiques ; mais ils se sont promptement combinés, et leur association a eu de tels effets, qu’elle a tout de suite formé une seule province de territoires empruntés à trois provinces différentes. Il reste toujours à expliquer comment a pu se faire et se maintenir cette création spontanée ; comment, après plus de quatre-vingts ans d’une vie séparée, sous des administrations distinctes, l’unité morale de la nouvelle province n’a pu être brisée. L’unité morale s’est même accrue ; elle est plus grande aujourd’hui que n’a été l’unité effective pendant la guerre civile. Il y a eu, en réalité, deux Vendées, la haute et la basse : la Vendée de Bonchamp, de Cathelineau, de La Rochejaquelein, de Stofflet, et la Vendée de Charette. La première est à la fois angevine, bretonne et poitevine ; la seconde est exclusivement poitevine et bretonne. Elles se sont soulevées séparément ; elles ne se sont prêtées qu’avec peine et par intervalles à une action commune ; elles n’ont jamais obéi à une direction commune. Écrasées dans le même temps, elles se sont soumises par des traités séparés, et elles ont encore manifesté leur indépendance réciproque dans la rupture de ces traités. Stofflet ne dégage sa parole qu’après Charette, agit en dehors de lui et succombe avant lui.

Pour bien comprendre la formation de l’unité vendéenne, il faut d’abord étudier à part ces deux unités dont elle n’a été que la fusion. Nous commencerons par la Basse-Vendée, parce que c’est là que l’esprit séparatiste, comme nous dirions aujourd’hui, s’est manifesté d’abord le plus clairement.

La spontanéité, dans la formation des pays comme dans la génération des êtres vivans, n’est jamais que relative. La Basse-Vendée a réuni deux pays préexistans, débris d’une plus ancienne unité, l’un en Poitou et dans le département de la Vendée, l’autre en Bretagne et dans le département de la Loire-Inférieure. Le premier est le pays d’Herbauges ; le second le pays de Retz. Tous les deux datent de l’ancienne Gaule et sont mentionnés par les plus anciens géographes. L’un et l’autre ont mis à la torture les géographes modernes. Leurs limites respectives semblent avoir été, dans l’origine, très indécises, et les témoignages que l’on possède sur l’un peuvent, en grande partie, s’appliquer à l’autre. Ils appartenaient l’un et l’autre à une même population gauloise, les Piétons, qui s’étendaient jusqu’à la Loire. Le pays de Retz s’est incorporé tardivement à la Bretagne, tandis que le pays d’Herbauges est resté poitevin. Leurs capitales sont également mystérieuses. On croit, d’après la ressemblance des noms, retrouver Ratiatum, l’ancienne capitale du pays de Retz, dans une bourgade du nom de Rézé. Pour Herbadilla, l’ancienne capitale du pays d’Herbauges, aucune conjecture ne paraît plausible. La légende en fait une Sodome ou une ville d’Is, engloutie dans le lac de Grandlieu.

Le pays de Retz, en devenant breton, avait pris place dans l’organisation féodale. Il formait un comté distinct, relevant du duc de Bretagne. Ses limites s’étaient fixées, et il avait trouvé une nouvelle capitale, Machecoul. Le pays d’Herbauges avait perdu de bonne heure son organisation propre, pour ne former qu’une simple région du Poitou, sans limites fixes. On peut affirmer cependant qu’il comprenait tout l’arrondissement des Sables-d’Olonne et la partie orientale de l’arrondissement de La Roche-sur-Yon, dans le département de la Vendée. Or c’est à peu près, avec le pays de Retz, le périmètre dans lequel se renferma l’action de Charette[5]. La ville des Sables-d’Olonne, mise de bonne heure en état de défense et où dominait d’ailleurs l’esprit patriote[6], comme dans presque toutes les villes de la Vendée, resta seule en dehors de l’insurrection, avec quelques communes de plaine, où avait pénétré l’esprit général de la plaine poitevine. Charette essaya de réduire ces communes récalcitrantes ; mais il y renonça, après son échec devant l’une d’elles, Saint-Cyr en Talmondais. La Vendée de Charette ne faisait donc que reconstituer l’ancienne unité des pays de Retz et d’Herbauges. Tout lien n’avait pas d’ailleurs disparu entre les deux pays, lorsqu’ils avaient été rattachés à des provinces différentes. Le Poitou et la Bretagne avaient des Marches communes, qui, jusqu’à la révolution, gardèrent un régime privilégié. On distinguait les Basses et les Hautes Marches. Nous retrouverons ces dernières dans la Haute-Vendée. Les Basses Marches furent le trait d’union des deux parties de la Basse-Vendée. Non-seulement elles rapprochaient des paroisses voisines, les unes en Poitou, les autres en Bretagne, mais il existait sur leur territoire une petite ville qui relevait à la fois des deux provinces. C’était Bouin, dans l’île du même nom. Elle fut une des premières à se prononcer contre la révolution.

Le mouvement avait commencé dès 1791, au sud de l’arrondissement des Sables-d’Olonne, par la conspiration du château de La Proutière, dans l’ancien Talmondais. On sait comment cette conspiration avorta. Le château fut envahi par la garde nationale des Sables et livré aux flammes. L’insurrection ne pouvait réussir que dans le nord, moins accessible aux représentans et aux défenseurs du nouvel ordre de choses. Elle s’était produite sur divers points, quand elle trouva un chef dans Charette. Il se tailla une sorte de petit royaume dans la Basse-Vendée et n’en sortit guère. Il y exerça, jusqu’à ses revers, une autorité despotique. Il se montra impitoyable, non-seulement contre ses adversaires, mais contre ses partisans suspects de tiédeur ou coupables d’indiscipline. S’il n’ordonna pas les massacres de Machecoul, sa part y fut analogue à celle de Danton dans les massacres de septembre[7]. A la veille de ses dernières défaites, il fit fusiller un curé soupçonné de prêter les mains à une pacification. Zélé royaliste, il n’était pas dévot, et il se dégageait aisément de toutes les règles de la morale. Sa vie privée était scandaleuse. Il sut cependant se faire aimer, en même temps qu’il se faisait craindre, jusqu’au moment où la continuité de ses revers lassa la fidélité des populations. Les souvenirs que sa domination a laissés dans le pays ne lui sont pas défavorables, même parmi les patriotes. On avait vu tant d’excès de part et d’autre que les sages étaient indulgens. Lorsque Napoléon visita le département de la Vendée, il logea dans la petite ville de Montaigu, sur les confins de la Basse et de la Haute-Vendée, chez un magistrat patriote, qu’il se plut à interroger sur la guerre civile et particulièrement sur Charette. « Il était cruel ? demanda-t-il. — Sire, lui répondit son hôte, le général Charette, presque abandonné par la population, attribuait ce résultat à l’influence des prêtres. Soupçonnant un jour le curé de la Rabatelière d’une trahison, il le fit prendre et fusiller. Cela hâta sa perte. Hors ce cas, personne n’a accusé ce chef de cruauté[8]. »

II

Nous nous sommes étendu sur ce règne de Charette dans la Basse-Vendée, parce que son action personnelle a été pour beaucoup dans l’unité historique et morale de la région. Elle était préparée par son passé au groupement de ses diverses parties ; mais ce groupement ne s’est fait que par la main habile et ferme d’un chef unique.

La Haute-Vendée n’offre pas cette unité de commandement. Les chefs y ont été multiples du début aux derniers jours. Lorsque Stofflet est resté seul, après la disparition tragique de tous les autres, il n’a pu que retarder de quelques mois la défaite définitive. Ici, l’unité s’est faite non par une action unique, mais par l’accord, constamment maintenu, entre des actions diverses. Les conflits n’ont éclaté qu’à la fin, quand les passions se sont aigries par une série de revers. Et encore, si Stofflet a fait fusiller Marigny, ce n’a été qu’à l’instigation et sur un rapport de Charette. Mais, dans les premiers temps, quelle admirable entente, quelle émulation dans le désintéressement entre ces généraux improvisés, Bonchamp, d’Elbée, Cathelineau, La Rochejaquelein, Stofflet lui-même ! Chacun d’eux a été pris pour chef dans un soulèvement particulier et ne représente au début que l’anarchie dans l’insurrection. Leur union transforme ces tentatives incohérentes en une véritable guerre, et cette guerre trouve une base assurée dans l’appui, à la fois matériel et moral, de toute une région, qui devient aussitôt, pour elle-même et pour le reste de la France, une province constituée. Ce n’est pas, comme la Vendée de Charette, un royaume ; c’est, chez ces royalistes, une république. Non-seulement l’autorité militaire, mais l’autorité civile, est multiple. La première, pour les affaires de tout ordre, est sous la direction d’un conseil supérieur. Dans le conseil, comme dans le commandement de l’armée, chacune des divisions de la province a des représentans. Chacun se sent conduit par quelqu’un des siens et se laisse ainsi plus facilement entraîner à une action commune.

La légende, dans les soulèvemens qui ont suscité la formation de la Haute-Vendée, fait une part prépondérante à un seul chef, le plus obscur par la naissance, le plus grand par le cœur : Cathelineau, le voiturier du Pin-en-Mauges. Se faisant spontanément l’interprète du mécontentement général contre la persécution religieuse, les nouveaux impôts, le recrutement militaire, il aurait provoqué un premier soulèvement parmi ses compatriotes et donné le branle, dans tout le pays, à tous les autres actes d’insurrection. Aussi aurait-il été, dès le principe, accepté comme général en chef par un accord unanime. M. Célestin Port s’est appliqué à détruire cette légende, qui a trouvé crédit parmi tous les historiens. Il montre, par des documens irréfutables, que le mouvement était préparé de longue date par les menées des ennemis de toute sorte que la révolution s’était faits ; que des chefs lui étaient déjà acquis sur divers points, parmi lesquels Cathelineau n’a fait que prendre une place d’abord très secondaire. M. Port ne va-t-il pas toutefois trop loin dans sa réaction contre la légende ? Il cite les témoignages des premiers insurgés qui ont été arrêtés et traduits devant les tribunaux révolutionnaires, ainsi que ceux des premières victimes de l’insurrection qui ont pu s’échapper. Très peu, parmi les uns et les autres, connaissent Cathelineau comme un des chefs. Rien à cela de surprenant. L’organisation de l’armée insurrectionnelle est encore très rudimentaire. Chacun n’y connaît que les chefs de chez lui ou de son voisinage immédiat. Le nom d’un paysan d’une petite commune ne peut être connu que d’un petit nombre dans un rayon très étroit. La liste des chefs varie suivant l’origine des dépositions. Plusieurs noms sont estropiés, et Cathelineau n’est guère cité que par son frère. Un des documens produits par M. Port prouve cependant que le voiturier avait déjà un rôle de quelque importance. C’est une proclamation rédigée et signée par d’Elbée. Elle porte, avant le nom du gentilhomme, le nom du paysan, et aucun autre chef ne l’a signée. Cathelineau a-t-il mis de lui-même son nom avant celui de d’Elbée ou bien y a-t-il été invité par celui-ci ? Dans l’une et l’autre hypothèses, il prend ou reçoit un des premiers rangs.

Un point reste acquis dans la démonstration de M. Célestin Port, c’est que tout n’a pas été absolument spontané dans l’insurrection de la Haute-Vendée. Quelque part qu’il faille y faire à l’enthousiasme d’un paysan, des chefs plus éclairés, plus consciens du but à poursuivre, non-seulement l’ont provoquée, mais en ont combiné et ramené à l’unité les élémens épars. Ils ont fait à la fois l’unité de l’insurrection et celle du pays qui en a été le théâtre. La Haute-Vendée, non plus que la Basse-Vendée, n’est pas sortie toutefois de la seule action de quelques hommes, à la fin du XVIIIe siècle. Les âges antérieurs ont eu aussi leur part dans sa formation.

La Haute-Vendée comprend le nord-est du département de la Vendée, le sud-est du département de la Loire-Inférieure, le nord du département des Deux-Sèvres et le sud du département de Maine-et-Loire. Elle réunit ainsi des fractions des trois provinces de Poitou, de Bretagne et d’Anjou ; mais ici, comme pour la Basse-Vendée, toute la contrée avait primitivement appartenu au pays des Pictons.

Dans cette contrée, nous rencontrons d’abord un ancien pays limitrophe du pays d’Herbauges et entouré d’un mystère semblable : le pays de Tiffauges. Les Teiphalli des anciens géographes, souche primitive des habitans de ce pays, sont présentés comme une population scythe ou slave, implantée parmi les Pictons. Jusqu’où avait-elle pénétré, soit en Poitou, soit dans les régions avoisinantes de l’Anjou et de la Bretagne ? On n’en sait rien ; mais le pays de Tiffauges, comme celui d’Herbauges, paraît s’être étendu, au nord, bien près de la Loire. Il confinait, du côté de l’Anjou, à un autre pays, mieux délimité : le pays des Mauges. C’est la Vendée angevine de M. Célestin Port. Une légende, que M. Port a encore détruite, attribue à César la première mention des Mauges, et veut que ce nom dérive de mala gens. Le conquérant aurait flétri, par cette dénomination, une contrée qui lui aurait obstinément résisté. La légende est fausse ; l’étymologie reste douteuse ; mais il est certain que l’unité du pays des Mauges était constituée dès l’époque gallo-romaine. Elle a persisté à travers le moyen âge et les temps modernes. Elle se maintient encore dans le langage courant et dans les noms de plusieurs localités, comme le Pin-en-Mauges, le village de Cathelineau. Entre les pays de Tiffauges et des Mauges et les autres parties du Poitou, de la Bretagne et de l’Anjou qui ont concouru à la formation de la Haute-Vendée, quels qu’aient pu être leurs liens dans des temps reculés, des points précis de rapprochement s’étaient établis et maintenus jusqu’à la révolution. C’étaient d’abord les Hautes-Marches du Poitou et de la Bretagne, pays neutre et privilégié, comme les Basses-Marches, qui jouissait, entre autres faveurs, de l’exemption du service militaire. Or on sait quel rôle a joué dans l’insurrection vendéenne l’antipathie pour le recrutement. C’était aussi, en Poitou, l’élection de Châtillon-sur-Sèvre, que la révolution devait partager entre les départemens des Deux-Sèvres et de la Vendée, mais dont elle ne pouvait supprimer du même coup, pour les habitans, l’unité séculaire. Dans une province dont la plus grande partie n’avait avec sa capitale que des rapports difficiles et réduits aux grandes affaires, les subdivisions administratives avaient une importance considérable. Châtillon, devenue le chef-lieu d’un simple district du département des Deux-Sèvres, resta un centre pour les communes du département de la Vendée qui en avaient été détachées. Elle était préparée à devenir un centre plus important encore pour toute la Haute-Vendée, comme siège du conseil supérieur.

Un centre d’un autre ordre s’était créé sur les confins du Poitou et de l’Anjou, à Cholet. Cette ville industrieuse était devenue, par le travail qu’elle demandait aux tisserands de tout le pays et par la clientèle de son commerce, une sorte de capitale pour la région qui allait recevoir le nom de Haute-Vendée. Ce fut la capitale des Bleus, comme Châtillon fut celle des Blancs. Dès les premiers mouvemens qui préludèrent à l’insurrection, Cholet s’emparait de ce rôle. Ses gardes nationaux pénétraient dans le : département de la Vendée, à Saint-Laurent-sur-Sèvre, pour arrêter des religieux. Les autorités légales protestent ; mais bientôt, par la force des choses, les autorités légales elles-mêmes, dans les départemens voisins, ne pouvant plus compter sur l’administration supérieure de ces départemens, s’adressent directement à Cholet pour obtenir des secours. L’unité de la Haute-Vendée se constitue ainsi spontanément, pour les adversaires comme pour les partisans de l’insurrection.

C’est surtout un liens religieux qui assura l’union des différentes parties de la Haute-Vendée. Il ne faut pas chercher ce lien, du côté de la Bretagne. A peine deux ou trois paroisses du diocèse de Nantes avaient été rattachées au département de la Vendée et un même nombre du diocèse de Luçon au département de la Loire-Inférieure. Il en était tout autrement du côté de l’Anjou, entre les départemens de la Vendée, des Deux-Sèvres et de Maine-et-Loire, c’est-à-dire dans la plus grande partie de la Haute-Vendée. Le pays des Mauges, bien qu’angevin dans l’ordre administratif et politique, dépendait presque tout entier du diocèse de La Rochelle, comme tout le centre du Poitou, qui allait se partager entre les départemens de la Vendée et des Deux-Sèvres. Trois doyennés de ce diocèse : Saint-Laurent-sur-Sèvre et Bressuire en Poitou, Vihiers en Anjou, embrassaient presque tout le territoire qui devait, dès le principe, se donner à l’insurrection. Le lien était faible entre eux et le siège lointain de revécue ; mais, depuis un siècle, le premier de ces doyennés était devenu, pour toute la contrée, un centre religieux d’une grande importance. Un émule de Saint-Vincent de Paul, le père Grignon de Montfort, dont la béatification a été célébrée solennellement l’an dernier dans tout l’Ouest, avait fondé à Saint-Laurent-sur-Sèvre deux communautés religieuses, l’une de femmes, l’autre d’hommes, la première vouée aux œuvres de charité et d’enseignement, la seconde à la prédication et à la propagande religieuse : les Filles de la Sagesse et les Missionnaires du Saint-Esprit. Ces derniers, plus connus au siècle passé sous le nom de Mailotins, du nom d’un de leurs premiers pères, furent, dans la région, l’âme de la résistance à la constitution civile du clergé, c’est-à-dire la principale force morale qui suscita et dirigea la force matérielle.


III

La Basse et la Haute-Vendée se sont constituées séparément ; elles ont lutté à part, mais pour une cause commune, qui les rapprochait inévitablement au temps de la lutte et dont le souvenir a fini par les confondre dans l’unité vendéenne. La Basse-Vendée se personnifie dans un nom illustre, mais à ce nom lui-même ne se rattache aucun fait illustre. Charette est le plus grand des généraux vendéens. Il a été admirable comme organisateur, comme tacticien, comme chef de partisans ; il a soutenu le dernier la fortune de l’insurrection ; il a tout préparé, jusqu’à l’heure suprême, pour le débarquement et l’entrée en scène du prince toujours attendu, qui devait s’arrêter à l’Ile-d’Yeu, y séjourner inutilement quelques semaines et se rembarquer pour l’Angleterre. Nul de ses rivaux ne peut lui être comparé, ni l’habile Stofflet, ni l’héroïque La Rochejaquelein ; mais ses rivaux seuls se partagent la gloire des victoires et des défaites qui remplissent, dans la mémoire des hommes, l’épopée vendéenne. Tous les noms consacrés par ces victoires ou par ces défaites : Thouars, Fontenay, Saumur, Nantes, Châtillon, Vihiers, Luçon, Torfou, Cholet, Le Mans, Savenay, ou bien appartiennent à la Haute-Vendée ou bien rappellent les efforts des chefs de la Haute-Vendée, pour conquérir à leur cause le reste de la France. Les souvenirs de la Haute-Vendée ont ainsi effacé peu à peu ceux de la Basse-Vendée, et n’ont plus laissé à celle-ci que la communauté de ce nom de Vendée. Elle s’est doutant plus aisément dépouillée de son existence propre que déjà, dans la dernière partie de la carrière de Charette, elle s’était peu à peu détachée de son chef. Elle a repris sa place dans l’unité ancienne du Poitou, dans l’unité nouvelle de la Vendée, et, par l’une et par l’autre, elle a cessé de se distinguer de la Haute-Vendée.

Ainsi s’est formée l’unité de la province ; mais elle ne s’est maintenue que par la persistance des sentimens communs qui, sur tout son théâtre, ont animé l’insurrection vendéenne. Nous avons jusqu’ici fait abstraction de ces sentimens. Nous nous bornerions à les rappeler d’un mot, s’il n’y avait à les dégager de plus d’une erreur universellement accréditée. « C’est qu’en vérité, dit M. Célestin Port dans la préface, il y a mainmise de plein droit sur ce coin de terre, où j’ai voulu pénétrer en curieux. On risque d’y venir troubler, à en croire des révélations antiques, une Arcadie idéale, où l’accord d’un peuple candide et d’une noblesse innocente assurait à toutes les vertus le refuge d’une félicité tranquille. Ici, point de pauvres sans secours ; point d’enfans à l’abandon ; point de malades en détresse ! Toute une campagne en fête, avec d’opulens châtelains, protecteurs nés des mœurs et de la famille, et de braves gens reconnaissans de tant de bien-être à leurs seigneurs, à leurs curés… De cette contrée bénie qu’a-t-il pu sortir, sinon des légions de saints et de saintes, et si le monde s’en approche, la sainte guerre ? »

M. Port réfute cette légende pour le pays des Mauges. Elle n’est pas plus vraie pour la Vendée poitevine et pour la Vendée bretonne que pour la Vendée angevine. Les abus de l’ancien régime se faisaient sentir dans toute la contrée comme dans le reste de la France. La révolution y fut accueillie avec la même confiance et les mêmes illusions. Les cahiers de la future Vendée réclament les mêmes réformes que tous les autres cahiers. Ses députés à la-Constituante, à la Législative, à la Convention elle-même se prononcèrent pour la cause révolutionnaire et lui restèrent fidèles sous la forme républicaine comme sous la forme monarchique. A la veille de la révolution, une enquête avait été faite en Poitou sur les vœux des populations rurales. Les résultats en ont été publiés récemment, pour quelques communes des départemens de la Vendée et des Deux-Sèvres, par M. Eugène Louis, sous ce titre : le Bas-Poitou en 1788. Ce sont, pour la plupart, des réponses de petits cultivateurs, dont l’horizon ne s’étend pas bien loin, qui sont très modestes dans leurs revendications, mais qui ne montrent aucune satisfaction de leur sort, aucune répugnance pour une transformation sociale. De tous les bienfaits, vrais ou prétendus de la révolution, un surtout fut bien compris par les futurs soldats de l’armée catholique et royale, comme par toute la masse de la nation française : c’est la vente des biens nationaux. Ce bienfait gagna les uns à tout jamais, et il est resté cher à tous. Les paysans ne furent pas seuls à se jeter sur la curée. Les bourgeois, les gentilshommes, les dévots de toute classe y prirent part avec eux sans scrupule. Parmi les premiers acquéreurs, les Archives de Maine-et-Loire ont signalé à M. Célestin Port deux des futurs généraux Vendéens, deux des plus purs parmi les saints de la Vendée : d’Elbée et Bonchamp. Or il s’agissait de biens d’église, des dépouilles de congrégations religieuses.

La première déception vint des impôts. On n’en comprenait peut-être pas très bien la mauvaise répartition[9] ; mais on s’en sentait écrasé. Un surtout était absolument impopulaire : c’était la gabelle. Dès qu’on sut qu’elle devait être supprimée, on n’en attendit pas l’abolition légale. « Par tout l’Anjou, dit M. Célestin Port, le peuple se chargeait d’incendier les barrières et de supprimer les octrois ; les employés des gabelles étaient désarmés ou en fuite. » Nouvelles émeutes, quand on comprend qu’il s’agit de transformer, non de faire entièrement disparaître, « l’impôt abhorré. » Quand il devint évident que le poids des impôts non-seulement ne serait pas allégé, mais s’aggraverait par la misère des temps, le mécontentement fut général parmi les patriotes les plus décidés, comme parmi ceux qui se détachaient déjà de la révolution. Il s’accrut encore par les nouveaux vices qui remplacèrent les anciens ou s’y ajoutèrent dans la répartition et le recouvrement, par les effets surtout de l’inexpérience des nouveaux pouvoirs électifs chargés de la confection des rôles. L’anarchie dominait du haut en bas, parmi les administrateurs, sur le point qui demandait le plus de régularité et de fixité : elle ne pouvait que dominer aussi parmi les administrés et se traduire en désordres de toute sorte. Ailleurs, « l’anarchie spontanée » s’attaquait aux châteaux et aux propriétés privées : ici, elle s’attaqua surtout aux pouvoirs publics, aux représentans officiels de l’ancien régime d’abord, puis du nouveau, et, contre ces derniers, elle devint insensiblement, chez le plus grand nombre, la révolte contre la révolution elle-même.

Une seconde cause, infiniment plus grave, de mécontentement, fut la constitution civile du clergé. Tout le monde est d’accord aujourd’hui pour condamner cette œuvre bâtarde, qui prétendait maintenir une religion d’état en violentant la conscience de ses ministres. L’aveuglement y est tel qu’elle faisait appel à l’élection pour le recrutement du clergé, sans prévoir les résistances qu’elle devait inévitablement rencontrer, parmi les électeurs comme parmi les éligibles. Ces résistances se produisirent partout dans la future Vendée. Les populations rurales étaient très attachées à leurs curés. Le bas clergé était pour elles toute l’église ; car elles ne connaissaient pas les évêques, qui résidaient au loin, à Luçon, à La Rochelle, à Poitiers. Elles étaient indifférentes, parfois hostiles aux congrégations régulières, et elles prirent sans scrupule part à leur spoliation. Elles goûtaient plus volontiers les missionnaires, qui étaient aussi du bas-clergé, et, pour la plupart, enfans du pays. Elles aimaient les cérémonies religieuses, non-seulement le culte ordinaire, mais les fêtes exceptionnelles, où se rassemblaient plusieurs paroisses : les plantations de croix, les pèlerinages. Enfin, l’attachement pour le bas clergé se doublait des sentimens de famille, car la plupart des familles se faisaient et se font encore un honneur de donner un de leurs membres à l’église. L’élection du clergé n’eût rencontré, parmi ces populations, aucune difficulté si elle eût été libre ; mais on ne pouvait élire que des prêtres assermentés, c’est-à-dire des prêtres infidèles, des prêtres condamnés par toutes les voix qu’on était accoutumé à suivre avec une confiance absolue. Se fût-on prêté à l’élection, les candidats manquaient par l’universalité du refus de serment. Dans la plupart des paroisses, les anciens curés étaient chassés comme réfractaires, et on n’en pouvait trouver de nouveaux. Ceux qui se laissaient élire étaient l’objet de l’hostilité générale. La foule est toujours la foule, et qu’elle soit animée par l’esprit religieux ou par l’esprit révolutionnaire, ses manifestations sont rarement pures de toute violence. Il n’est sorte d’injures ou de mauvais traitemens dont ne fussent accablés les intrus. De vieilles ouvrières, qui avaient traversé la révolution, répétaient encore, dans mon enfance, des chansons ordurières contre l’évêque constitutionnel de la Vendée. On chansonnait l’évêque ; on maltraitait ses prêtres. La plupart s’enfuyaient des villages, où leur vie n’était pas en sûreté, et se réfugiaient dans les villes, ou ils n’échappaient pas aux insultes, mais où ils trouvaient du moins des adhérens et des défenseurs.

La révolte pour cause religieuse fut, en quelque sorte, permanente dans tout l’Ouest, de 1791 à 1793, jusqu’au jour où éclata, dans son ensemble, l’insurrection Vendéenne. Elle fut entretenue par les ennemis déclarés de la révolution : ils étaient dans leur rôle. La noblesse et la bourgeoisie comptaient peu de dévots, parmi ceux mêmes qui restaient attachés à l’ancien régime : il y eut bientôt, dans ce que nous appelons les « classes dirigeantes, » une émulation de dévotion. Les uns se rapprochaient des prêtres réfractaires ; les autres étaient assidus au culte des intrus. Les premiers, par leur présence, par leurs exhortations, encourageaient la rébellion et préparaient déjà la coalition des résistances locales. Ils étaient ardemment secondés par les prêtres dépossédés. Si quelques-uns ne cherchèrent que le martyre, beaucoup semèrent, ouvertement ou en secret, l’esprit de révolte. Ceux-ci encore étaient dans leur rôle ou plutôt dans leur devoir ; car on ne peut demander, même à des prêtres, la résignation inerte à des actes qui menacent les plus précieux intérêts des consciences. Il y a eu, avant et pendant la guerre civile, des actes criminels commis ou provoqués par des prêtres (j’en sais une victime dans ma propre famille) ; ils ont leur part de responsabilité dans certains massacres, généraux ou individuels ; il y eut parmi eux des « fanatiques, » il y eut aussi des intrigans ; mais beaucoup de ceux dont le rôle a été le plus actif étaient animés par le pur zèle de la foi.

L’attachement au clergé proscrit est le sentiment dominant chez les populations soulevées, dans la Haute et dans la Basse-Vendée, pendant toute la durée de la guerre civile. Les meneurs voulaient un roi, mais les paysans réclamaient surtout leurs « bons prêtres. » Un des premiers insurgés qui furent arrêtés et amenés à Angers, le laboureur Peltier, déclare, dans son interrogatoire, que « le motif du rassemblement n’a pour objet que le retour des bons prêtres, et il serait lui-même bien content s’il les voyait revenir, et il consentirait volontiers à tout le reste de la révolution[10]. » Dès les premiers soulèvemens, La Réveillère-Lépeaux, le futur directeur ; parcourant les Mauges, en mission officielle ; recueillait des témoignages semblables. « Les habitans de la Poitevinière, dit-il dans son rapport manuscrit, reconnurent sans hésitation que la constitution était absolument à l’avantage du peuple et protestèrent de leur ferme résolution de la maintenir tout entière, hormis le serment des prêtres[11]. » On sait enfin ; que la Basse-Vendée se détacha de Charette, dès les premières espérances d’une pacification religieuse, après le 9 thermidor, et qu’il se l’aliéna tout à fait par le meurtre d’un prêtre. La chouannerie bretonne, opérant par de petits corps éparpillés, a pu s’inspirer de passions politiques : l’insurrection vendéenne, agissant par de véritables armées, n’a été animée que d’une passion commune : l’exaltation du sentiment religieux.

Le sentiment religieux n’a pas été toutefois la cause directe et déterminante du soulèvement général. Le mécontentement n’aurait peut-être suscité, comme dans le reste de la France, que des révoltes partielles, s’il ne s’y était ajouté un dernier grief : le service militaire. L’exemption de la milice était un privilège des Marches, très envié dans tout le pays environnant. Le recrutement avait toujours paru odieux. C’était un des abus dont on attendait l’abolition du nouveau régime. On s’était prêté, ici avec froideur, là avec plus ou moins d’enthousiasme, à l’appel des volontaires : on se refusa au service forcé. L’irritation qu’il excita fut unanime. Ennemis et partisans de lui révolution furent, pour une fois, d’accord. La cité républicaine de Cholet fut des premières à se soulever. Le mouvement s’apaisa toutefois, comme de lui-même, parmi les patriotes. Les chefs qu’ils étaient habitués à suivre eurent d’autant moins de peine à leur faire entendre raison, qu’ils voyaient autour d’eux l’insurrection s’étendre au profit de la contre-révolution, et menacer tous les intérêts qui, depuis trois ans, les attachaient à la cause révolutionnaire. Chez ceux, au contraire, que tant d’autres causes éloignaient déjà de la révolution, tout contribuait à entretenir l’esprit de révolte. Ils le portaient en eux-mêmes ; ils entendaient des voix respectées, voix de prêtres, voix de bourgeois, voix de petits gentilshommes, à demi paysans eux-mêmes, l’exciter et le glorifier comme le dernier espoir de la religion persécutée et de la patrie déchirée ; enfin, lui nouvelle croisade ne trouvait pas seulement des prédicateurs éloquens, des généraux se montraient de tous côtés, prêts pour la conduire. C’est ainsi que se transformèrent tout d’un coup en une vaste guerre civile les insurrections locales. Je suis, je l’avoue, plein d’indulgence pour les révoltes provoquées par la persécution religieuse : je ne saurais l’être pour une guerre civile dont le mobile décisif a été le refus de défendre la patrie contre l’invasion étrangère. Il faut sans doute faire la part de l’ignorance parmi les masses, de la passion politique et de ses griefs plus ou moins fondés chez les chefs. Il faut tenir compte aussi de la différence des temps. Le patriotisme ne tenait pas pour tous le même langage en 1793 que de nos jours. En fanatisme aveugle ou de mauvaise foi prétend seul aujourd’hui professer, à l’égard des armées vendéennes, des sentimens pareils à ceux qui eussent flétri unanimement, en 1870 et 1871, non-seulement toute entente avec l’ennemi pour le rétablissement de l’empire ou de la royauté, mais toute résistance au devoir militaire. La flétrissure absolue serait excessive : la justification, à plus forte raison la glorification, est immorale. La juste mesure se trouve dans le jugement que portait naguère ici même un prince français sur une faute du même genre dans l’histoire de sa famille : « Toute tyrannie est haïssable. L’homme de bien a le devoir de protester à tout risque contre l’acte tyrannique qui, dans sa personne, atteint le public, de lutter même si, au péril de sa vie, il peut mettre un terme à l’oppression de tous ! Il n’a pas le droit de troubler sa patrie, de la déchirer, d’y porter la guerre pour venger une offense personnelle. » J’ajouterais seulement, et je croirais rester fidèle à la pensée de l’auteur : « pas même pour venger un grief général, si la guerre civile, se rencontrant avec la guerre étrangère, peut mettre en danger l’existence de la patrie. » Et je dirais encore, avec M. le duc d’Aumale : « Non, quoi qu’on dise, la France n’est pas née d’hier, et ce n’est pas d’hier seulement que nos pères ont commencé de l’aimer et de la servir. Lisez les harangues de d’Aubray dans la Satire Ménippée ou l’Histoire universelle de d’Aubigné. Et lorsque, aux heures obscures, les regards inquiets cherchent un phare dans l’ombre, quand les courages s’égarent et que les caractères s’effacent, écoutons ces voix désolées qui, après cent ans de guerre, oubliaient Bourgogne et Armagnac pour se rallier au cri de : Vive la France[12] ! »

Je ne saurais absoudre une guerre civile qui, non seulement s’est faite au cours d’une guerre étrangère, mais qui a eu pour un de ses mobiles le refus de concourir à la défense de la patrie ; je ne puis davantage pardonner à la révolution d’avoir fourni à la guerre civile un autre motif, infiniment plus respectable : la résistance à l’oppression des consciences. « Quelle sagesse, s’écrie M. Célestin Port, lorsqu’il expose les premiers signes de mécontentement, pourra apaiser cette guerre intestine qui a introduit dans toutes les familles une ennemie : la mère de famille ? » L’auteur de la Vendée angevine ne dit pas assez. La révolution, par la constitution civile du clergé et par l’application de plus en plus violente qui en fut faite, ne s’était pas attiré seulement l’inimitié des mères, mais celle de bien des pères, et la sagesse manqua longtemps, même dans les jours de réaction, pour en conjurer les effets.

Le pays vendéen, depuis la pacification, se prête aussi docilement que toutes les autres parties de la France à toutes les charges financières et militaires. On y murmure sans doute contre l’excès des unes et des autres, mais on paie sans résistance, et on fait bravement son devoir dans les casernes, comme on l’a fait sur les champs de bataille dans toutes les guerres du consulat, des deux empires, des deux royautés et des deux dernières républiques. Seul, l’attachement au clergé subsiste dans toutes les communes qui ont pris part à l’insurrection. La Vendée, au point de vue religieux, est restée ce qu’elle était il y a cent ans. La plaine et le marais méridional sont, non pas peut-être incrédules, mais, chez les hommes du moins, indifférens aux dogmes et aux pratiques, et hostiles aux influences cléricales. Le bocage méridional est partagé. Le bocage septentrional et le marais occidental sont, en très grande majorité, non seulement croyans et pratiquans, mais habitués à suivre, en toute matière, les conseils et l’impulsion des curés. On n’irait pas cependant jusqu’à l’insurrection armée. Ni l’état du pays ni les mœurs ne s’y prêteraient. On l’a bien vu en 1832, lorsque la duchesse de Berry, plus téméraire que n’avait été en 1793 son beau-père, le futur Charles X, essaya de soulever de nouveau la Vendée. Elle trouva des chefs : elle ne trouva pas de soldats. La tentative n’aboutit qu’à l’héroïque folie de la Pénissière ou à l’échauffourée ridicule du Port-la-Claye. On ne se battrait plus à la voix des prêtres pour la royauté, on ne se battrait plus même, au moins sous la forme d’un soulèvement général, pour la religion. On verrait cependant, on voit encore des émeutes, comme celles qui ont précédé la guerre civile, lors de certaines laïcisations. On voit les autorités insultées, menacées, parfois frappées. On voit les nouveaux instituteurs bafoués et mis en quarantaine, comme les prêtres constitutionnels en 1791. Ce sont là, d’ailleurs, des crises exceptionnelles. Dans la vie ordinaire, le curé garde l’autorité qu’il avait en 1789. On lui paie encore, dans quelques paroisses, une dîme on nature sous le nom de boisselage[13]. Il est le conseiller de ses paroissiens dans les affaires privées ; il l’est aussi dans les affaires publiques. Il fait toutes les élections. Un vicaire du marais occidental m’écrivait en 1871 : « Partout où le clergé sera neutre, vous aurez le triomphe, la noblesse ayant perdu en beaucoup d’endroits toute influence dans les élections. Seule, l’influence du clergé est incontestable. » Un autre me disait, quelques années plus tard : « Nous n’intervenons pas activement dans les élections politiques, parce que nos candidats n’ont pas de concurrents sérieux ; mais nous nous jetons à corps perdu dans les élections municipales, qui sont plus disputées. »

L’influence du clergé domine dans les communes qu’on peut appeler proprement Vendéennes, au sens moral du mot : elle n’y est pas, elle n’y a jamais été exclusivement dominante. Au temps de la Révolution, les petites villes comptaient un grand nombre de patriotes ; ils y étaient même presque partout en majorité. Plus clairsemés dans les villages et dans les métairies, ils formaient cependant, dans la masse de la population rurale, une force respectable. Plusieurs furent massacrés par les insurgés. La plupart s’enfuirent, et ceux qui revinrent après la pacification rapportèrent et transmirent à leurs enfans l’esprit de la révolution, aigri et irrité encore par la persécution et par l’exil. C’est ainsi que la Vendée se partage toujours en blancs et en bleus, et si les derniers sont en minorité au nord et à l’ouest, ils n’en sont que plus ardens dans les compétitions politiques ou municipales.

La politique proprement dite ne joue d’ailleurs qu’un rôle secondaire et indirect dans ces compétitions. On est, au fond, de part et d’autre, comme en 1793, indifférent à la forme du gouvernement. La plupart des bleus sont républicains aujourd’hui, mais beaucoup sont restés impérialistes, et, presque tous l’étaient il y a vingt ans. Les blancs, royalistes aujourd’hui, n’étaient pas moins attachés à l’empire tant qu’il a duré, et ils gardaient, comme leurs rivaux, le culte du premier Napoléon. J’ai visité, dans mon enfance, bien des maisons de paysans, en plein bocage vendéen. Je ne me souviens pas d’y avoir vu un seul portrait de La Rochejaquelein ou de Charette ; mais j’y trouvais presque partout le portrait de Napoléon et souvent des illustrations des guerres de l’empire. « Parle-t-on encore des Bourbons ? » demandait Napoléon, en 1808, à son hôte de Montaigu. — Sire, répondait-il, votre gloire et vos bienfaits les ont fait oublier. » C’était le langage d’un flatteur ; mais il n’était pas très loin de la vérité. Les survivans de la guerre civile semblaient d’ailleurs craindre d’en parler. Ce sentiment de défiance et de réserve à l’égard de souvenirs qui leur étaient plutôt pénibles que glorieux dura longtemps. M. Port raconte qu’une vieille femme des Mauges, qu’il interrogeait sur les guerres de la Vendée, ne lui répondit que par des imprécations contre la gabelle. Un vieillard, à qui mon père, dans mon enfance, faisait des questions semblables, lui parla de la guerre de Sept Ans, à laquelle il avait assisté. C’était la seule qu’il voulût se rappeler.

Nous ne trouvons, sous le régime censitaire des deux monarchies de 1814 et de 1830, aucune manifestation publique des sentimens politiques du paysan Vendéen. Ils furent, on n’en saurait douter, plus favorables à la première qu’à la seconde, non pour des raisons de pure politique, mais parce que la restauration avait été une victoire et la révolution de Juillet une défaite pour l’influence du clergé. Le clergé subit une nouvelle défaite en 1848, malgré certaines avances des vainqueurs, et la bonne grâce apparente avec laquelle il se prête à la bénédiction des arbres de la liberté ne trompe que ceux qui voulaient bien se laisser tromper. Il prit ou crut prendre sa revanche après le coup d’état de 1851. Sous l’impulsion de ses guides spirituels, le paysan Vendéen vote tour à tour pour des candidats royalistes en 1848 et en 1849, pour des candidats impérialistes de 1852 à 1870. Un seul candidat royaliste, dans cette dernière période, réussit à se faire nommer dans tout le pays vendéen : c’est en Maine-et-Loire, dans les Mauges, M. le comte de Durfort-Civrac, esprit d’ailleurs libéral et pondéré, vrai type du galant homme encore plus que du gentilhomme, à qui ses électeurs restèrent fidèles sous la république comme sous l’empire. Après 1859, la question romaine détache de l’empire une partie du clergé. Le moment paraît venu de ressusciter en Vendée des candidatures d’opposition royaliste ou cléricale. M. de Falloux se présente et se fait battre dans l’arrondissement des Sables-d’Olonne ; M. Keller, dans celui de La Roche-sur-Yon ; M. le marquis de La Rochejaquelein, dans, celui de Bressuire. Le pouvoir temporel du pape ne touche pas les paysans et n’intéresse qu’à moitié le bas clergé, envers qui le gouvernement impérial reste prodigue de faveurs. Il s’abstient ou intervient mollement dans la lutte. Sa nouvelle attitude n’a pour effet que de nuire aux candidatures officielles, sans sauver les candidatures proprement catholiques. Si un candidat d’opposition est élu en Vendée, dans l’arrondissement de La Roche-sur-Yon, qui appartient tout entier au bocage, c’est un libéral, d’origine révolutionnaire, petit-fils d’un conventionnel, le baron Alquier. Le suffrage universel a de ces reviremens. Il en a eu de semblables depuis dix-huit ans. Si l’influence du clergé, restée prépondérante, s’est mise de nouveau au service du parti royaliste et lui a assuré une série de victoires, elle n’a pu empêcher des élections républicaines : dans le département de la Vendée tout entier, en 1S71 ; dans l’arrondissement de La Roche-sur-Yon, en 1876 et en 1878 ; dans l’arrondissement de Bressuire, en 1878. Nous ne parlons pas des arrondissemens qui appartiennent en partie à la plaine et au marais méridional. Enfin, tout récemment, dans le marais occidental, aux portes mêmes du château où réside le plus fougueux des députés royalistes de la Vendée, des élections municipales se sont faites au profit des républicains.

Il faut tenir compte, en effet, des indifférens et des neutres, toujours nombreux, même dans les temps de crises politiques ou religieuses. Il y en avait beaucoup pendant la guerre civile. Les uns s’enfuirent avec les patriotes. D’autres se laissèrent entraîner par les insurgés. Plus d’un changea plusieurs fois de camp et de drapeau, et ne réussit le plus souvent qu’à s’attirer double persécution. Les neutres, de nos jours, ne courent pas les mêmes dangers. Ils ne s’exposent qu’aux outrages des deux partis, et ces outrages sont souvent injustes, car la neutralité peut être l’effet d’une sage et patriotique impartialité. Désintéressées ou non, leurs évolutions, en Vendée comme ailleurs, ont joué, à toutes les époques, un rôle décisif dans la formation des majorités et dans la direction de l’esprit public.

Les majorités peuvent se déplacer ; l’esprit public peut manifester des tendances diverses ; mais la Vendée, prise dans son ensemble et dans toute la suite de son existence provinciale depuis le commencement du siècle, garde le pli qu’elle a reçu de la guerre civile. On y est blanc ou bleu, dans le sens religieux beaucoup plus que dans le sens politique des termes. On y est pour ou contre l’influence du curé. Les neutres ne font que réagir tour à tour, soit contre l’exagération de cette influence, soit contre les excès de ses adversaires. Dès qu’elle est menacée dans ce qu’elle a de légitime, ils passent du côté des blancs. On se trompe donc quand on évoque, à propos de la Vendée, les souvenirs politiques de l’ancien régime. L’ancien régime monarchique et aristocratique n’y a laissé de regrets que dans un très petit nombre de familles. Tous les gouvernemens s’y sont fait accepter, la république comme les autres, quand ils ont respecté la paix religieuse. Ils n’ont rencontré de résistance que lorsqu’ils ont donné au clergé et aux fidèles de justes griefs.


IV

Nous avons jusqu’ici, dans cette étude, considéré surtout les masses rurales. Il faut cependant s’élever plus haut pour bien comprendre l’esprit public dans une province comme dans un état. Nous ne dirons rien de la noblesse, qui, là comme ailleurs, plus qu’ailleurs peut-être, sans posséder de grands noms et de très grandes situations, forme une société à part, s’ouvrant toutefois assez facilement à la particule usurpée et même à de purs bourgeois, s’ils font profession de bons principes politiques et religieux. Elle est royaliste et catholique par devoir de naissance, plus royaliste même et plus catholique qu’elle n’était, soit à la veille, soit au lendemain de la guerre civile ; car plus d’un, parmi ses membres, n’avait pas échappé à la contagion des idées voltairiennes et révolutionnaires, et plus d’un aussi, après la soumission de la Vendée, avait subi sans résistance les faveurs du premier consul et de l’empereur. Elle représente aujourd’hui et elle garde fidèlement tous les sentimens qui, dans l’opinion courante, s’attachent au nom de Vendée. La bourgeoisie a été et est toujours plus divisée. Elle avait embrassé, en très grande majorité, la cause de la révolution, et très peu la répudièrent, même aux plus mauvais jours. Les excès criminels furent rares, d’ailleurs, de la part des patriotes vendéens, et ils rencontrèrent, chez les plus éprouvés, une courageuse résistance. C’est ainsi qu’à Fontenay, après le départ de l’armée Vendéenne, un prêtre constitutionnel, devenu successivement grand-vicaire de l’évêché et secrétaire-général de la préfecture, Cavoleau, l’auteur de la Statistique de la Vendée[14] s’opposa énergiquement au massacre des prisonniers, et fut assez heureux pour l’empêcher. Le zèle républicain en Vendée se tint généralement plus près de la gironde que de la montagne[15] ;

Il y eut aussi, en plus petit nombre, des bourgeois parmi les blancs. Les uns avaient perdu à la révolution des charges lucratives, dont quelques-unes, après trois ou quatre générations, conféraient la noblesse. D’autres, médecins, avocats, procureurs, hommes de finance ou de commerce, avaient une clientèle aristocratique et en avaient épousé les sentimens. Plusieurs obéissaient à une antipathie désintéressée et réfléchie pour la révolution. Tel est ce docteur Brunet de Baupréau, dont M. Port a fait revivre la noble figure. Parent et parrain de La Réveillère-Lépeaux, il avait vécu avec lui dans une étroite intimité, jusqu’au moment où la politique les sépara. Dans une dernière entrevue, qui rappelle certaines scènes de Plutarque, ils firent de vains efforts pour se comprendre et pour se rapprocher. Brunet fut au premier rang, dans les Mauges, parmi les adversaires de la révolution, sans toutefois prendre part à la guerre civile, qu’il désapprouva même et chercha à empêcher. Il ne fut pas moins massacré par un riche fermier du pays, devenu général des bleus, qu’il avait, dit La Réveillère, « tiré d’une maladie mortelle, en exposant sa propre vie pour aller, lui vieux et infirme, par d’affreux chemins et un hiver rigoureux, le soigner dans cette maladie. »

Les blancs de la bourgeoisie, comme les blancs de la noblesse, à la différence des paysans, obéissaient moins à la passion religieuse qu’à la passion politique. Quelques-uns même étaient franchement voltairiens. L’un des principaux lieutenans de Charette, le chirurgien Jolly (je trouve parmi les ennemis de la révolution bien des médecins et des chirurgiens), méprisait les nobles, et n’avait pas pour les prêtres plus de ménagemens que son chef. C’était, dit un de ses biographes[16], « un démocrate royaliste, » l’un des plus zélés cependant et des plus utiles serviteurs de la cause contre-révolutionnaire.

La bourgeoisie royaliste, comme la bourgeoisie républicaine, comme les paysans de deux partis et la noblesse elle-même, se rallia sans peine au consulat et à l’empire. La différence entre les blancs et les bleus ne se montre plus que dans le zèle des uns et l’indifférence ou l’hostilité des autres pour la religion ou ses ministres. Leur antagonisme n’éclata d’ailleurs qu’après la restauration, quand on se crut, de part et d’autre, à la veille d’un retour complet à l’ancien régime. La bourgeoisie vendéenne se retrouva presque tout entière du côté des bleus. Il se produisit même plus d’une désertion parmi les familles blanches, où la fidélité à la cause du roi s’alliait parfois à une aversion très décidée pour les prétentions de ce qu’on appelait le « parti prêtre. » De là des élections très libérales, révolutionnaires même. Manuel fut un des députés de la Vendée.

Le libéralisme vendéen s’accentua encore sous la monarchie de Juillet. Pendant toute sa durée, dans le département de la Vendée, dans les fractions vendéennes des Deux-Sèvres, de Maine-et-Loire, de la Loire-Inférieure, on ne nomme que des députés de la gauche, quelques-uns même de la gauche avancée, On ne nomme surtout que des adversaires déclarés du « parti prêtre, » des « prêtrophobes, » comme on disait du plus marquant d’entre eux, Isambert. Les conseils-généraux ont la même attitude. Le conseil-général de la Vendée, devançant et dépassant le radicalisme anticlérical de nos jours, émet tous les ans des vœux pour la suppression de l’évêché de Luçon, comme « non concordataire, » et pour l’interdiction absolue de l’enseignement aux congrégations religieuses. Parmi les signataires de ces vœux, je trouve le fils d’un des membres du conseil supérieur de l’armée vendéenne.

Le nom de Vendée, avec les idées qu’il éveillait, semblait importun à cette bourgeoisie libérale. On le considérait comme synonyme d’arriéré, presque de sauvage. On forçait la note, pour bien faire entendre qu’on ne le portait que comme une pure appellation géographique, n’impliquant aucune solidarité avec ceux que l’histoire et l’usage nommaient les « Vendéens. » Les jeunes gens que leurs études appelaient à Paris rougissaient de ce nom et le répudiaient comme une injure, quand on affectait de lui donner une signification politique ou religieuse.

Ces sentimens se sont bien modifiés à partir de 1848. On sait comment, à cette époque, la peur du socialisme ramena dans toute la France la bourgeoisie libérale aux idées ultra-conservatrices. En Vendée, elle rapprocha les bleus des blancs. Non pas qu’il y eût beaucoup de conversions au pur royalisme. Elles ont attendu, lorsqu’elles se sont faites, plus de trente ans et l’assurance de n’avoir plus à craindre une royauté de drapeau blanc. Dans l’intervalle, la bourgeoisie, comme les paysans, s’était ralliée presque tout entière à l’empire. Le rapprochement entre les bleus et les blancs se fit surtout sur le terrain religieux. On revint peu à peu aux pratiques. On cultiva des relations avec le clergé. Loin de demander la suppression des congrégations, on leur confia ses enfans. On cessa dès lors de rougir du nom de Vendéen. Il était glorifié dans les livres donnés en prix aux enfans, avant de l’être dans l’instruction elle-même, lorsqu’elle s’ouvrit à l’histoire contemporaine. Il l’avait toujours été dans la prédication religieuse. Il rencontrait enfin au dehors, pour les mêmes causes, dans les milieux bourgeois, beaucoup plus de sympathie. Les femmes surtout s’en firent un titre d’honneur, alors même que, dans leurs familles, il éveillait encore chez l’autre sexe les anciennes préventions. Il était cher à leurs sentimens religieux ; il ne l’était pas moins à leur vanité. Elles en étaient doublement fières, d’abord parce qu’il avait comme un parfum d’aristocratie, puis parce qu’il faisait figure dans l’histoire. Avec le nom, elles étaient toutes prêtes à se parer des opinions qu’il représentait. Une jeune fille de quinze ans, de famille très bourgeoise et sans parti-pris politique, avec laquelle je visitais un ancien château Vendéen, écrivait fièrement en bas de son nom, sur le registre des voyageurs : Vendéenne de naissance et d’opinion. Ce sont des puérilités, mais elles n’ont pas été sans action sur l’éducation des garçons eux-mêmes, dont les pères, plus indifférens, alors même qu’ils restaient libéraux, se sont peu à peu désintéressés pour en laisser la direction aux mères. Ainsi, dans toute la Vendée jusque dans la plaine et dans le marais méridional, une même piété pour les mêmes souvenirs a uni les familles bourgeoises. Ainsi s’est cimentée l’unité morale de la province.

Je ne crois pas toutefois que l’esprit Vendéen, tel que j’ai cherché à le définir, domine véritablement dans la bourgeoisie Vendéenne. Quoique ses suffrages soient noyés depuis quarante ans dans ceux des masses rurales, plus d’un indice permet de reconnaître que les bleus y sont toujours en majorité. La lutte est d’ailleurs plus vive que jamais entre les deux partis. On y apporte, de part et d’autre, d’autant plus de passion que les divisions politiques se compliquent de querelles de famille et de brouilles entre anciens amis. Chez les bourgeois comme chez les paysans, cet antagonisme est loin de nuire à l’unité vendéenne ; il la maintient au contraire, en mettant toujours aux prises, sous les mêmes noms de blancs et de bleus, les deux causes que séparent et rapprochent à la fois les souvenirs attachés au nom de Vendée.

L’antagonisme est, en réalité, plus ardent qu’il n’est profond. L’extrême droite et l’extrême gauche ont peu de partisans en Vendée. Ni les plus royalistes n’achèteraient au prix d’une guerre civile la restauration de la royauté ni les plus ultramontains, au prix d’une guerre étrangère, le rétablissement du pouvoir temporel du pape. Les plus avancés, parmi les républicains, n’ont aucun goût pour le socialisme, et leur anticléricalisme reste en-deçà de celui de leurs pères, sous la monarchie de 1830. Aussi doit-on regretter l’abus qui se fait, de part et d’autre, du nom de Vendée pour entretenir l’esprit de discorde. Ce nom éveille certainement des souvenirs héroïques dans l’histoire des deux partis, et la sagesse, chez l’un et l’autre, serait d’en revendiquer l’honneur en commun. La province que ces souvenirs ont concouru à créer peut rester chère à chacun de ses enfans, et ni les uns ne doivent la renier ni les autres se l’approprier au profit de leur seul parti. Ce qu’il faut surtout repousser, c’est l’exaltation des souvenirs pénibles, qui ne font qu’irriter les passions chez les hommes de parti et offenser chez les esprits impartiaux le vrai patriotisme. La guerre civile tient trop de place dans les polémiques, dans les manifestes, dans les sermons. Elle a été trop souvent rappelée dans les cérémonies récentes pour la béatification du fondateur des mulotins, le père Grignon de Montfort. Je ne terminerais pas cette étude tout historique et dégagée de tout esprit de parti, comme M. Célestin Port termine sa préface, par un dithyrambe en l’honneur de la révolution ; mais j’aime moins encore les hosannas en l’honneur de la guerre civile.


EMILE BEAUSSIRE.

  1. Le second volume, qui embrasse toute la région de l’ouest, touche aussi aux guerres de la Vendée.
  2. Nous ne mentionnons pas les histoires générales de la révolution, non plus que les histoires particulières des guerres de la Vendée et les Mémoires. Nous ferons toutefois une exception pour les Mémoires de la marquise de La Rochejaquelein, dont le texte original vient d’être publié pour la première fois par son petit-fils. C’est, pour cette époque, le document le plus attachant et non le moins sûr.
  3. L’abbé Simonneau, Recherches sur le mot Vendée. (Annuaire de la Société d’émulation de la Vendée, 1886.)
  4. On ne sépare pas ordinairement les deux marais ; mais, à part l’analogie de la constitution du sol, ce sont deux régions entièrement différentes par le caractère, les mœurs, l’esprit général de leurs populations. Le marais méridional a été non-seulement étranger, mais hostile à l’insurrection vendéenne, et n’a rien, au point de vue religieux comme au point de vue politique, de ce qu’on appelle l’esprit vendéen.
  5. « Quand le catholicisme en révolte contre la révolution appela la Vendée aux armes, 50.000 habitans, descendant des Ratiates, se levèrent le même jour, depuis la Loire jusqu’à l’extrémité méridionale du pagus d’Herbauges et se rangeaient bientôt sous les ordres de Charette, un habitant du Pe-de-Ré (pays de Retz), pour faire face aux armées de la république française. Les courans qui entraînent les peuples dans les grands momens de crise ont toujours des sources lointaines. » (Benjamin Fillon, Poitou et Vendée : Ratiate et les pays de Rais, p. 7.)
  6. Nous prenons le nom de patriote comme nous prendrons plus tard celui de libéral dans le sens relatif que donne au premier depuis la révolution, et au second depuis la restauration, la langue politique.
  7. On trouvera un récit impartial et très exact de ces massacres, qui déshonorèrent à son début l’insurrection vendéenne, dans l’excellent livre de MM. Luneau et Gallet : Document sur l’île de Bouin. Nous signalerons, dans ce récit, la noble conduite des insurgés de la ville de Bouin. Non seulement ils ne prirent pas part aux massacres, mais ils réclamèrent la garde de leurs compatriotes prisonniers et les firent tous évader. Ils partirent eux-mêmes et ne revinrent plus à Machecoul tant que dura le massacre. Il dura plus d’un mois, du 12 mars au 23 avril 1793.
  8. Napoléon Ier à Montaigu. Extrait des Mémoires d’Antoine Tortat, par M. Eugène Louis. (Annuaire de la Société d’émulation de la Vendée, 1887.)
  9. Dans l’enquête de 1788 en Poitou, les paroisses étaient consultées sur les vices qui s’étaient glissés dans la répartition des impôts et sur les moyens d’y remédier. Dans plusieurs, on ne sut pas ce que cela voulait dire, et on répondit naïvement qu’on n’en connaissait pas. Dans d’autres, on ne se plaignit que d’abus locaux. Dans quelques-unes, on répond par tout un programme de réformes, mais c’est manifestement l’œuvre de bourgeois lettrés.
  10. La Vendée angevine, t. II, p. 332.
  11. Ibid., t. Ier, p. 344.
  12. De Lens à Vincennes, par M. le duc d’Aumale. (Revue du 15 juin 1888.)
  13. On a même, pendant longtemps, continué de lui payer certaines redevances abolies par la révolution. J’ai possédé, par héritage, une propriété qui restait ainsi grevée pour la conscience des fermiers, malgré les déclarations formelles et réitérées des propriétaires dans tous leurs baux.
  14. L’œuvre est digne de l’homme. Nous nous en sommes beaucoup servi dans tout le cours de cette étude.
  15. Il faut lire, dans M. Célestin Port, les rapports du Directoire de Maine-et-Loire à la Convention. Les mesures les plus énergiques y sont réclamées contre les ennemis de la révolution ; mais, en même temps, on ne craint pas de flétrir, dans les termes les plus forts, non-seulement Marat, mais Robespierre et Danton, au temps de leur plus grande puissance. — Voir aussi, dans M. Wallon, les protestations de la municipalité républicaine de Fontenay et des plus ardens patriotes, contre les excès commis par les colonnes infernales.
  16. L’abbé Fonderie (Annuaire de la Société d’émulation de la vendit pour 1887).