La France socialiste/XVIII

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F. Fetscherin et Chuit (p. 211-223).


XVIII

ANARCHIE


L’anarchie n’est plus aujourd’hui la vieille hydre des déclamations conservatrices. Ce n’est plus un fantôme dont on puisse effrayer le bourgeois timide. C’est un système social. Et quel système !

L’anarchie est la réalisation du fameux décret de Rochefort : « Il n’y a plus rien ». Dans la société anarchique, l’individu est « autonome », c’est-à-dire qu’il ne relève que de lui-même. Il n’est dominé par aucune législation, par aucune réglementation. Il vit libre, il fait ce qu’il veut, à sa guise. Il s’associe si bon lui semble et rompt l’association quand bon lui semble. Et nul n’a droit de trouver mauvais qu’il suive son caprice, chacun étant libre de s’abandonner au sien.

Tous les partis que nous venons d’examiner ont dans leur doctrine une certaine part de vérité. Les blanquistes, qui veulent révolutionner la France par la dictature de la Commune de Paris, ne sont pas dans l’absurde. On imagine encore une société collectiviste où, le capital étant la propriété commune, chacun devra contribuer à sa mise en œuvre dans la mesure du besoin collectif. Mais l’anarchie est l’incompréhensible.

Les anarchistes procèdent, quoi qu’ils en disent, du principe individualiste. C’est à contresens qu’ils se proclament communistes. Leur autonomie de l’individu, le droit à l’arbitraire qu’ils reconnaissent à chacun, même au détriment des autres, sont la négation de la solidarité sur laquelle seule peut se fonder une société communiste. Ne pas vouloir réglementer même le travail dans une société où la mécanique, à laquelle on demande chaque jour d’avantage, exige un service d’une ponctuelle exactitude, c’est vouloir se priver du concours de la mécanique ; c’est se condamner à périr. Si les anarchistes, à qui on ferait valoir cette nécessité de réglementer au moins le travail, consentaient à cette réglementation, ils cesseraient d’être anarchistes : au-dessus de l’autonomie de l’homme, ils placeraient donc une loi qui restreindrait dans son exercice la liberté individuelle.

Quelques nobles esprits ont vu l’anarchie dans un rêve. MM. Elisée Reclus et Kropotkine sont de ces grands visionnaires. C’est eux qui servent d’enseigne au parti anarchiste. Ils sont ses porte-respect, comme dans les banques véreuses l’ancien soldat, médaillé et décoré, qu’on place dans l’antichambre, couvre de sa respectabilité l’indignité des administrateurs.

Le parti anarchiste européen est d’origine slave. Michel Bakounine l’apporta de Russie, où l’absolutisme du czar, brutalement exercé par ses gendarmes, fait tant haïr l’autorité aux lettrés qui connaissent l’Occident, ses constitutions et ses libertés.

Par ambition, pour rivaliser avec Karl Marx, Bakounine systématisa l’anarchie. Il trouva en Suisse, dans ce pays de protestantisme sombre, où l’hypocrisie calviniste est si despotique, sous des mots de libre examen et de liberté de conscience, un bon terrain. L’anarchie, apportée de Russie, s’acclimata en Suisse. De la Suisse, elle déborda sur l’est de la France, sur la région lyonnaise, où elle poussa quelques racines. C’est seulement dans cette partie de la France qu’il y a des anarchistes.

On en a vu, à Paris, mais c’était moins des anarchistes que des frondeurs violents. Le premier anarchiste marquant que nous ayons eu dans notre pays, après M. Elisée Reclus, bien entendu, est M. Émile Gautier. M. Émile Gautier est un jeune homme d’une grande valeur, éloquent comme les dix meilleurs orateurs qu’il y ait en France, ambitieux et ombrageux.

Il était de ce petit groupe d’étudiants que connut M. Jules Guesde à son retour de Suisse. Il fut le seul peut-être qui ne voulut pas subir l’ascendant du prêcheur collectiviste. Il s’isola, cherchant sa voie, envieux de l’ascendant que M. Guesde prenait sur ses camarades, l’accusant d’ambition, l’attaquant même dans son honneur. Un duel au pistolet marqua les commencements de la rivalité du chef des collectivistes avec le fondateur de l’anarchisme en France. M. Émile Gautier, quand se fit le groupement révolutionnaire du parti ouvrier, créa dans le Ve arrondissement un groupe anarchiste. Il fut aidé par M. Arsène Crié, un jeune homme qui n’avait pas les mêmes arrières-pensées que lui et qui entra dans l’anarchie sans calcul, parce que c’était le groupe « le plus avancé ». C’est pour le même motif que le parti anarchiste recruta à Paris deux ou trois cents ouvriers. Quelques-uns de ces pauvres gens, voyant les chefs guesdistes et possibilistes se disputer sans cesse, allèrent au groupe où l’on disait : « Plus de chefs, ni Dieu, ni maître. » La police, on le sait maintenant, aida au recrutement anarchiste. Le premier journal anarchiste fondé à Paris le fut avec les fonds secrets du préfet[1]. L’an dernier le Cri du Peuple fournit la preuve que deux ou trois des plus violents orateurs anarchistes étaient des agents secrets des brigades des recherches. Le pouvoir introduisit ces « indicateurs » parmi les anarchistes pour augmenter la confusion que les compagnons avaient apportée chez les révolutionnaires. Les anarchistes, ennemis de toute autorité, insultaient tous les socialistes autoritaires, c’est-à-dire tous les socialistes. Ils troublaient les réunions publiques, s’y battaient, empêchaient les orateurs de parler, les résolutions d’être prises. Ils organisaient sur la voie publique des réunions illégales qui permettaient aux agents de faire du zèle, et qui donnaient prétexte à des arrestations, à des perquisitions. On comprend très bien que les préfets de police n’aient pas dédaigné de tels alliés et qu’ils aient envoyé parmi eux des agents chargés de les exciter dans leur œuvre de dislocation.


Mlle Louise Michel a été, pour le parti anarchiste, un grand renfort. Les anarchistes la circonvinrent, s’emparèrent d’elle. Ils la firent écrire dans ce journal d’espions : la Révolution sociale. Cette femme égarée, et dont les intentions sont honnêtes, crut que les vrais amis du peuple étaient parmi ces « compagnons » qui, certainement, n’avaient pas d’ambition, puisqu’ils voulaient détruire l’objectif de tous les ambitieux : le pouvoir. Elle n’examina pas si l’anarchie était possible. Elle trouva que là était le « bien », « le mieux ». On lui dit que l’anarchie était une société où tous les hommes seraient bons, où chacun ferait son devoir sans contrariété, par amour du devoir. Et elle alla à l’anarchie comme elle serait allée partout ailleurs à la poursuite de son idéal de justice[2].

Mlle Louise Michel est sincèrement anarchiste. Elle est peut-être seule sincère dans son parti, parce qu’elle n’a jamais dû chercher à savoir ce qu’il y a sous le mot anarchiste et sous la phraséologie des « compagnons. » Elle ne sait pas très bien ce qu’elle dit ni ce qu’elle fait. Mais jamais elle n’a une arrière-pensée intéressée. C’est une femme très charitable et très dévouée à ses amis, et qui commettrait, au nom de l’humanité et avec une entière « bonne foi », des atrocités. L’espèce de ces tendres bourreaux est assez nombreuse.

Les anarchistes, qui veulent supprimer tous les pouvoirs, ne sont pas candidats. Ils prêchent l’abstention. Ils ne comptent que sur la force. L’extrait suivant d’un manifeste anarchiste contient en quelques lignes l’exposé de leurs tendances politiques :

Les anarchistes, conséquents avec eux-mêmes, avec leurs revendications et leurs espérances, renient absolument la religion du bulletin de vote, et, loin de considérer le suffrage universel comme une panacée, comme un instrument d’émancipation, ils y voient, au contraire, un odieux instrument de domination, la plus grande mystification du siècle !

Le suffrage universel, en effet, n’est, au fond, que le droit de choisir nous-mêmes nos maîtres, de désigner la sauce à laquelle nous préférons être mangés.

Ne donnons donc pas à notre misérable condition, à notre infériorité subie, le caractère inexpiable d’une servitude volontaire, d’une misère acceptée, consentie, VOTÉE !!!

Ce n’est pas à nous de choisir des verges pour nous fouetter…

Voilà pourquoi les anarchistes sont partisans de l’abstention ; voilà pourquoi ils prêchent la grève électorale.

Entendons-nous !

Il ne s’agit pas de l’abstention stérile et lâche qui consiste à ne rien faire, et à tendre docilement le cou au joug et les mains à la férule.

Notre abstention s’arrête au bord des urnes.

Elle ne nous empêche pas de nous mêler à l’agitation électorale, mais seulement pour en démontrer l’inanité, pour préconiser nos idées et faire au tribunal de la foule le procès de tous les candidats et de toutes les candidatures.

Nous refusons de souscrire à notre propre asservissement, mais en revanche, nous voulons substituer à l’action parlementaire, qui fait des dupes et des sceptiques, l’action révolutionnaire qui fait des convaincus.

Ce que nous conseillons, c’est l’abstention active !

Au lieu de nous en remettre à d’autres du soin de notre salut, nous voulons accomplir nous-mêmes, directement et sans intermédiaires, nos revendications et notre affranchissement.

La souveraineté ne se délègue pas : elle s’exerce !

Les anarchistes ne voulant plus d’aucun pouvoir politique, d’aucune souveraineté, même nationale, au-dessus de l’individu, ne pouvaient pas conserver le mot de « citoyen », qui signifie proprement « homme libre dans l’État et participant à la souveraineté ». Ils ont adopté le mot « compagnon », qui n’a aucun sens politique. Quand on entend un orateur dire : compagnons, cet orateur est anarchiste.

Le parti anarchiste, en outre des quatre ou cinq personnes marquantes dont nous venons de parler[3], est la fraction la moins estimable du parti révolutionnaire. Les anarchistes sont en général des ouvriers grossiers, ignorants, complètement illettrés. Ils sont brutaux. Leurs discours n’ont pas l’étudié et le substantiel des discours des collectivistes, qui, eux, ne sont pas sans savoir. Ce sont de vulgaires, plates et violentes déclamations. Ils insultent et ne raisonnent pas. Les attentats inutiles sont le fait des anarchistes. La police, quand elle le voulut, les décida à disposer une boîte de sardines remplie de dynamite sous les pieds de la statue de M. Thiers, à Saint-Germain. Ils ont fait des explosions de dynamite, sans effet, à Lyon. Ces pastiches des procédés terribles des nihilistes russes constituent ce que les anarchistes appellent la propagande par le fait. Il y a dans la bande de bons farceurs. De ce nombre était certainement le chimiste qui donnait, dans les journaux anarchistes de Lyon, la recette pour fabriquer les « produits antibourgeois ».

C’est par ces procédés d’« épatement » que les anarchistes croient faire du terrorisme.

Il faut cependant établir une distinction entre les anarchistes parisiens et les anarchistes lyonnais. Si l’anarchisme, à Paris, est si mal composé, c’est parce que Paris est une ville gaie, peu haineuse, où les ouvriers s’amusent encore. Lyon, avec ses couvents, et grâce au voisinage de la Suisse, est plus triste. Le mouvement anarchiste y a pris pendant quelque temps une certaine importance. On a vu, dans le procès Kropotkine, quelques accusés qui ne manquaient ni de savoir, ni d’éloquence, ni même de courage.

Les anarchistes ont en France une soixantaine de groupes, qui portent tous des noms terribles ou burlesques. Cela va de la Panthère des Batignolles aux Criminels, en passant par les Indignés, les Révoltés, la Vengeance, la Révolte, l’Audace, les Cœurs de chêne, les Nihilistes, l’Éclair, le Tocsin, l’Aiguille, la Sentinelle, le Glaive, les Forçats, les Exploités, etc.

Chacun de ces groupes compte deux membres ou dix membres au plus. Bien qu’il existe entre eux une fédération, les groupes anarchistes n’ont jamais rien entrepris d’important.

Ils ont organisé deux ou trois fois des meetings sur la voie publique. Mais ces manifestations n’ont eu aucune influence sur le mouvement socialiste[4].




  1. La Révolution sociale. Voir les souvenirs de M. Andrieux, ancien préfet de police.
  2. Ce jugement sur Mlle Louise Michel étonnera peut-être quelques personnes ; mais l’auteur n’a pas écrit ce livre pour flatter les passions des lecteurs. On ne doit donc pas être surpris de lire ici que Mlle Louise Michel est une personne respectable, qui peut mériter des rigueurs, mais qui ne mérite pas une insulte.
  3. M. Émile Gautier n’est plus anarchiste depuis un an qu’il est sorti de prison ; il semble s’être rapproché du parti opportuniste. Il est correspondant de l’Akhbar, journal d’Algérie, et cherche l’obscurité.
  4. Les anarchistes les plus marquants sont les compagnons Emmery-Dufoug, Maria, Ferré, Duprat, Montaut, Tortelier. Les autres ne valent pas qu’on les nomme. C’est une cohue d’hommes rudes et violents. Une fois, en 1882, les anarchistes crièrent victoire. Ils avaient converti le citoyen Penet. Le citoyen Penet était conseiller municipal à Levallois-Perret. Il donna sa démission « pour se consacrer entièrement à l’action révolutionnaire et à la propagande par le fait. ». Penet est « le triomphe » des anarchistes. Leurs journaux de Lyon se glorifièrent longuement de la conversion de Penet.