La Frontière/04

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paru dans l’Excelsior (p. 29-38).

IV

Marthe et Suzanne, malgré la différence d’âge, s’entendaient bien. Marthe, indulgente envers son amie, qu’elle avait connue toute petite, sans mère et livrée à elle-même ; Suzanne, d’humeur moins égale avec Marthe, tantôt exubérante et câline, tantôt agressive et moqueuse, mais toujours pleine de grâce.

Lorsque Marthe eut achevé de défaire les malles, Suzanne voulut elle-même vider le sac de voyage et ranger sur la table tous les menus objets à l’aide desquels on cherche à rendre plus intime la chambre inhabitée, portraits d’enfants, buvards, livres favoris…

— Tu seras bien là, Marthe, dit-elle, la pièce est claire… un cabinet de toilette seul te sépare de Philippe… Mais comment se fait-il que tu aies voulu deux chambres ?

— C’est Philippe. Il a peur de me gêner le matin…

— Ah ! C’est Philippe, répéta la jeune fille… c’est lui qui a voulu…

Au bout d’un instant, elle prit un des portraits et l’examina.

— Comme ton fils Jacques ressemble à ton mari !… beaucoup plus que Paul… Ne trouves-tu pas ?

Marthe s’avança et, penchée sur son amie, elle regarda la photographie avec ces yeux de mère qui semblent voir, dans l’image inanimée, la vie, le sourire et la beauté de l’absent.

— Qui préfères-tu ? Jacques ou Paul ? demanda Suzanne.

— Cette question ! Si tu étais mère…

— Moi, c’est celui qui me rappellerait le plus mon mari que j’aimerais le plus. Pour l’autre, il me semblerait que mon mari avait cessé de m’aimer…

— Tu rapportes tout à l’amour, ma pauvre Suzanne ! Crois-tu donc qu’il n’y a pas autre chose que l’amour ?

— Il y a beaucoup d’autres choses. Mais toi-même, Marthe, ne voudrais-tu pas que l’amour tînt plus de place dans ta vie ?

Cela fut prononcé avec une certaine ironie dont Marthe sentit la pointe. Mais avant qu’elle eût le temps de répliquer, Philippe apparut sur le seuil de la porte.

Aussitôt Suzanne s’écria :

— Nous causions de vous, Philippe.

Il ne répondit pas. Il alla vers la fenêtre, la ferma, puis il revint vers les deux jeunes femmes. Suzanne lui offrit une chaise à côté d’elle, mais il s’assit près de Marthe, et Marthe vit à son air qu’il s’était passé quelque chose.

— Tu lui as parlé ?

— Non.

— Cependant…

En quelques phrases, il raconta l’entretien et l’incident de la brochure, et les mots que son père avait prononcés contre l’auteur de ce livre. Il les redit, ces mots, une seconde fois, avec une amertume croissante. Puis il se tut, réfléchit, et posant ses poings sur ses tempes, il prononça lentement, comme s’il se donnait à lui-même des explications :

— Voilà trois ans que cela dure… depuis sa lettre à propos de ma nomination et à propos de mon second livre sur l’idée de patrie. Peut-être aurais-je dû à ce moment lui écrire l’évolution de ma pensée et le changement formidable qu’apportait en moi l’étude de l’histoire et des civilisations disparues.

— Peut-être aurait-il fallu, en effet… approuva Marthe.

— J’ai eu peur, dit Philippe, j’ai eu peur de le faire souffrir… Il aurait tant souffert !… Et mon affection pour lui est si profonde !… Et puis, vois-tu, Marthe, les idées qu’il défend, et dont il est, à mes yeux, l’incarnation vivante et admirable, ces idées sont si belles que, quand on ne les partage plus, longtemps encore, toujours, on leur garde, au fond de soi, une sorte de tendresse involontaire. Elles furent la grandeur de notre pays, pendant des siècles. Elles sont fortes, comme tout ce qui est religieux et pur. On se sent un renégat à ne plus les avoir, et toute parole contre elles semble un blasphème. Comment dire à mon père : « Ces idées-là, que tu m’as données, et qui ont été la vie de ma jeunesse, je ne les ai plus. Non, je ne pense plus comme toi. Mon amour de l’humanité ne s’arrête pas aux limites du pays où je suis né, et je ne hais point ceux qui sont de l’autre côté de la frontière. Je suis de ceux qui ne veulent plus de la guerre, qui n’en veulent à aucun prix, et qui donneraient leur sang pour éviter au monde l’horreur de ce fléau. » Comment lui dire de pareilles choses ?

Il se leva, et, tout en marchant, il continuait :

— Je ne les ai pas dites. J’ai caché ma pensée comme une plaie honteuse. Dans les réunions, dans les journaux où je collabore à la dérobée, pour mes adversaires comme pour la plupart de mes compagnons de bataille, j’ai été M. Philippe, reniant mon nom et ma personnalité, donnant le mauvais exemple à ceux qui se taisent par prudence et par peur de se compromettre. Je ne signe pas les brochures que j’écris, et, depuis un an, le livre où je donne la conclusion de mon œuvre, ce livre est prêt sans que j’ose le publier. Eh bien, c’est fini. Je ne peux plus. Le silence m’étouffe. En m’abaissant moi-même, je rabaisse mes idées. Il faut que je parle à haute voix devant tous. Je parlerai.

Il s’était animé peu à peu, ému lui-même par les mots qu’il disait. Sa voix avait pris de l’ampleur. Son visage exprimait l’enthousiasme ardent, irrésistible, aveugle souvent, de ceux qui se dévouent aux causes généreuses. Et s’abandonnant à un besoin d’expansion, assez rare chez lui, il continuait :

— On ne sait pas, on ne sait pas ce que c’est, pour un homme, qu’une grande idée qui l’enflamme… que ce soit l’amour de l’humanité, la haine de la guerre, ou toute autre belle illusion. Elle nous éclaire et nous dirige. Elle est notre orgueil et notre foi. Il nous semble que nous avons une seconde vie, la vraie, qui lui appartient, et un cœur inconnu qui ne bat que pour elle. Et nous sommes prêts à tous les sacrifices, à toutes les douleurs, à toutes les misères, à tous les affronts… pourvu qu’elle triomphe.

Suzanne l’écoutait avec une admiration visible. Marthe paraissait inquiète. Connaissant à fond la nature de Philippe, elle ne doutait point que, en se laissant aller de la sorte, il ne fût pas seulement entraîné par un flot de paroles éloquentes.

Il ouvrit la fenêtre et respira, à pleine poitrine, cet air pur qu’il chérissait. Puis il revint et ajouta :

— Nous sommes prêts même à sacrifier ceux qui nous entourent.

Marthe sentit toute l’importance qu’il attachait à cette petite phrase, et, après un instant, elle prononça :

— C’est à moi que tu fais allusion ?

— Oui, dit-il.

— Tu sais bien, Philippe, qu’en acceptant d’être ta femme, j’ai accepté de partager ta vie, quelle qu’elle fût.

— Ma vie telle qu’elle s’annonçait, mais non telle que je vais être contraint de la faire.

Elle le regarda avec un peu d’appréhension. Depuis quelque temps déjà, elle avait remarqué qu’il se livrait encore moins, qu’il causait à peine de ses projets, et qu’il ne la tenait plus au courant de ses travaux.

— Que veux-tu dire, Philippe ? demanda-t-elle.

Il tira de sa poche une lettre cachetée dont il lui montra l’adresse : « Monsieur le ministre de l’Instruction publique. »

— Qu’y a-t-il dans cette lettre ? dit Marthe.

— Ma démission.

— Ta démission ! ta démission de professeur ?

— Oui. Cette lettre partira dès le moment où j’aurai tout avoué à mon père. Je n’avais pas voulu t’en parler jusqu’ici, par crainte de tes objections… Mais j’ai eu tort… Il faut que tu saches…

— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle… je ne comprends pas…

— Si, Marthe, tu comprends. Les idées qui m’ont peu à peu conquis, et auxquelles je veux me consacrer sans réserve, sont dangereuses pour de jeunes cerveaux. C’est la foi d’une époque que j’appelle de toutes mes forces, mais ce n’est pas celle d’aujourd’hui, et je n’ai pas le droit de l’enseigner aux enfants que l’on m’a confiés.

Elle fut sur le point, songeant à ses enfants à elle, que cette décision allait atteindre dans leur bien-être et dans leur avenir, elle fut sur le point de s’écrier : « Qui t’oblige au scandale ? Étouffe de vains scrupules et continue d’enseigner ce qu’il y a dans les manuels et dans les livres. » Mais elle savait qu’il était comme ces prêtres qui aiment mieux la misère et la malédiction de tous, que de prêcher une religion à laquelle ils ne croient plus.

Et elle lui dit simplement :

— Je ne partage pas toutes tes opinions, Philippe. Il en est même qui m’effraient… surtout celles que j’ignore et dont j’ai l’intuition. Mais quel que soit le but où tu nous mènes, j’irai les yeux fermés.

— Et… jusqu’ici… tu m’approuves ?

— Entièrement. Tu dois agir selon ta conscience, envoyer cette lettre, et, tout d’abord, prévenir ton père. Qui sait ! peut-être admettra-t-il…

— Jamais s’écria Philippe. Ceux qui regardent en avant peuvent encore comprendre les croyances d’autrefois, puisqu’elles furent les leurs quand ils étaient jeunes. Mais ceux qui s’accrochent au passé ne peuvent pas admettre des idées qu’ils ne comprennent pas et qui heurtent leurs sentiments et leurs instincts.

— Alors ?

— Alors on va se choquer, se faire du mal, et c’est une peine infinie pour moi.

Il s’était assis en un mouvement de lassitude. Elle se pencha sur lui :

— Ne perds pas courage. Je suis sûre que les choses s’arrangeront mieux que tu ne crois. Attends quelques jours… Rien ne presse, et tu auras le loisir de voir… de préparer…

Elle le baisa au front avec une tendresse profonde.

— Tout s’arrange quand tu parles, dit-il en souriant, et en se laissant caresser… Malheureusement…

Il n’acheva pas. En face de lui, il apercevait Suzanne qui les regardait tous deux. Elle était livide, une expression atroce de douleur et de haine tordait sa bouche. Il la devina prête à se jeter sur eux et à crier sa rage.

Il se dégagea vivement, et, s’efforçant de plaisanter :

— Bah ! qui vivra verra… Assez de jérémiades, n’est-ce pas, Suzanne ? Si l’on s’occupait un peu de mon installation ?… Mes affaires sont en ordre ?

Sa brusquerie étonna Marthe. Cependant elle répondit :

— Il n’y a plus que tes papiers, et j’aime toujours mieux que tu les ranges toi-même.

— Allons-y, dit-il gaiement.

Marthe traversa le cabinet de toilette et gagna la chambre de son mari. Philippe allait la suivre et, déjà, il touchait le seuil, quand Suzanne s’élança devant lui et barra la porte de ses bras étendus.

Ce fut si rapide qu’il eut un léger cri. De l’autre chambre, Marthe demanda :

— Qu’y a-t-il ?

— Rien, fit Suzanne, nous te rejoignons.

Philippe voulut passer. Elle le repoussa brutalement, et d’un tel air, qu’il céda aussitôt.

Ils s’observèrent quelques secondes, comme deux ennemis. Philippe maugréa :

— Et après ? Qu’est-ce que cela signifie ? Vous n’avez pas la prétention de me retenir indéfiniment…

Elle se rapprocha, et, d’une voix qui frémissait d’énergie contenue et implacable :

— Je vous attends ce soir… C’est facile… Vous pouvez sortir… À onze heures, je serai devant ma porte.

Il demeura stupéfait.

— Vous êtes folle…

— Non… Mais je veux vous voir… vous parler… Je le veux… je souffre trop… je souffre à mourir.

Elle avait les yeux pleins de larmes, un menton convulsé, et des lèvres qui tremblaient.

Un peu de pitié se mêla au courroux de Philippe, et surtout il sentait la nécessité d’en finir au plus vite.

— Voyons, voyons, petite fille, dit-il, employant une expression dont il usait souvent avec elle…

— Vous viendrez… je le veux… je suis restée pour cela… une heure, une heure de votre présence !… Si vous ne venez pas, c’est moi, c’est moi qui viendrai… quoi qu’il arrive.

Il avait reculé jusqu’à la fenêtre. Instinctivement, il regarda si l’on pouvait enjamber le balcon et sauter. C’eût été absurde.

Mais comme il se penchait, il aperçut, deux fenêtres plus loin, sa femme qui était accoudée, et qui l’avisa. Il dut sourire pour masquer son trouble, et rien ne pouvait lui être plus odieux que cette comédie à laquelle le contraignaient les caprices d’une enfant.

— Tu es tout pâle, dit Marthe.

— Tu crois ? Un peu de fatigue sans doute. Toi, de même, tu parais…

Elle reprit :

— Il me semblait que j’avais vu ton père.

— Il serait déjà revenu ?

— Mais oui, tiens, là-bas, au bout du jardin, avec M. Jorancé. Ils te font signe.

En effet, Morestal et son ami montaient le long de la cascade, tout en gesticulant pour attirer l’attention de Philippe. Et quand il fut sous les fenêtres, Morestal cria :

— Voici ce qui est décidé, Philippe. Nous dînons tous deux chez Jorancé.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais, on t’expliquera pourquoi. Je fais atteler la voiture, et Jorancé part en avant avec Suzanne.

— Et Marthe ? demanda Philippe.

— Marthe viendra si ça lui plaît. Descends. Nous allons combiner cela.


Lorsque Philippe se retourna, Suzanne était contre lui.

— Vous acceptez, n’est-ce pas ? dit-elle vivement.

— Oui, si Marthe vient.

— Même si Marthe ne vient pas… je le veux… je le veux. Ah ! je vous en prie, Philippe, ne me poussez pas à bout.

Il eut peur d’un éclat.

— Au fait, dit-il, pourquoi refuserais-je ? Il est tout naturel que je dîne chez vous avec mon père.

— C’est vrai ? murmura-t-elle… vous voulez bien ?

Elle paraissait soudain calmée, et sa figure prit une expression de joie enfantine.

— Oh ! je suis heureuse… Comme je suis heureuse ! mon beau rêve se réalise… Nous nous promènerons dans l’ombre, sans rien dire… Et je n’oublierai jamais cette heure-là… Vous non plus, Philippe… vous non plus…