La Frontière (Claretie)/I/I

La bibliothèque libre.
É. Dentu (p. 13-52).


I


— Petit, eh ! petit, dit le capitaine, — un renseignement !… Tu ne m’entends pas ?

L’enfant s’approcha, presque en tremblant, du commandant de la compagnie alpine, et, son bonnet de laine à la main, regarda le visage d’abord, puis l’uniforme de l’officier avec une sorte de curiosité craintive, ses yeux s’arrêtaient hypnotisés sur les galons, les boutons brillants de la tunique.

— Tu es du pays ? demanda le capitaine.

— Oui…

— Tu connais la montagne ?

— La montagne ?… Oui…

Ce nom : « la montagne », il l’avait prononcé avec une bizarre expression passionnée. La montagne ? Il ouvrait les narines, il semblait respirer la senteur des herbes fraîches, des lavandes… Il regardait, autour de lui, le paysage immense, près du ciel.

— Oui, oui, je la connais, la montagne !

— Eh bien ! continua l’officier, pourrais-tu me dire où se trouvait une borne qui a disparu, qui devrait être ici…

Le capitaine avait la carte de l’état-major à la main, — la carte d’ensemble du comté de Nice et de la rivière de Gênes, — et, dans les broussailles, au haut de la cime de la Pallu, cherchait la trace de la délimitation des deux pays : la France ici, l’Italie là-bas…

— Une borne ? répéta l’enfant.

— La borne-frontière. Enfin, oui, où est la frontière, exactement, le sais-tu ?

— La… la frontière ?

Il redisait la frontière comme, tout à l’heure, il avait répété : la montagne ; mais, cette fois, le mot visiblement semblait n’avoir aucun sens pour lui, n’évoquer aucune idée. Il résonnait, sans y rien faire vibrer, dans un cerveau obscur et vide…

— La frontière ?

— Oui, dit l’officier avec une vivacité un peu nerveuse, sommes-nous en Italie ici ou en France ? Il devait y avoir là une borne qu’on a renversée.

L’enfant balbutia, sur un ton de mélopée bizarre :

— Frontière… France… Italie…

Puis, doucement, tristement, comme si on lui demandait là des choses qui n’étaient pas faites pour sa compréhension à lui, la voix traînante, peureuse, avec le geste d’un être frêle qui redoute d’être battu :

— Je ne sais pas, moi, monsieur… Je ne sais pas !…


Alors l’officier regarda cet être débile qu’il avait rencontré là, sur ce sommet, assis sur une roche, les yeux perdus, et qui s’était levé à l’approche des soldats. Et le capitaine vit que ce n’était pas un enfant, ce corps tassé, noué ou rabougri, mais un pauvre être incomplet, à demi idiot, un de ces errants des montagnes plus près du chien qui rôde que de l’homme qui pense, une âme inachevée dans une prison de chair malade.

Petit, la tête énorme sur de larges épaules d’où pendaient deux longs bras très grêles, il se dandinait, comme piqué d’un commencement de danse de Saint-Guy, sur des jambes courtes et torses, des jambes de basset humain ; et des vêtements sans couleur, détrempés de pluie, rongés du soleil, d’un ton d’amadou comme ceux de quelque gitano d’Espagne, couvraient cette misérable carcasse dolente, que deux yeux, deux grands yeux profonds, très noirs, très doux, d’une infinie tendresse souffrante, éclairaient, illuminaient par en haut comme deux étoiles.

En les regardant, ces yeux plus sensitifs que pensifs, mais puissamment douloureux, l’officier se demandait s’il n’y avait pas, chez ce dégénéré, une étincelle encore d’intelligence humaine et il songeait à ces êtres frustes, les innocents, comme on les nomme dans les campagnes, et qui, plus rapprochés que les autres de la terre et des choses, connaissent, mieux que tous, les simples, les herbes, les vents, les nuages, cette nature dont ils semblent, n’entendant pas complètement la langue des hommes, comprendre l’immense, harmonieuse, berçante ou terrible voix ; êtres à la fois condamnés et privilégiés qui enfouissent une sorte de poésie latente dans leur corps de sauvage, dans leur cerveau déformé ou inachevé…

Ces yeux, ces yeux si tristes, de l’errant, troublaient l’officier qui les fouillait, les tisonnait en quelque sorte du regard pour en faire jaillir une étincelle, une autre expression que cet air de résignation morbide…

— Tu ne sais pas… Voyons, tu es de ce pays pourtant ?

— Ce pays ?

— Oui. Où es-tu né ?

— À Lescarine, après Sospel ! Je m’appelle Lantosque !

— Alors tu es Français ?

— Français !

Le débile hocha la tête :

— Français, oui !… Français !

Et maintenant le capitaine voulut savoir si quelque fibre vibrerait dans cet être à un nom qui, pour lui, résumait tous les amours, tous les devoirs : Patrie ! Il interrogea l’idiot sur ses parents, son enfance, sa vie quotidienne ; il lui demanda s’il aimait quelque chose de cette terre qui le nourrissait, de ces montagnes qui étaient justement, devenue tangible, cette idéale passion, cette autre famille : la patrie ! Et le pauvre être hochait la tête, avec ses yeux qui semblaient s’allumer, comprendre…

— Oui… oui…

Il répétait son oui éternel, — ce oui, consentement résigné du malheureux à toutes les fatalités ambiantes.

— Oui, oui, j’aime ça… Les fleurs, c’est bon, les fleurs… Et l’eau et la neige… blanche, blanche… Et l’air, et tout, tout ça… tout ça… Oui… oui…

Il étendait les bras au-dessus des fonds ; il aspirait de ses narines élargies l’odeur des herbes, l’herbe des Alpes, son lit embaumé, quand, parfois, fatigué, il s’endormait là, sous les étoiles ; il montrait à l’officier le paysage, les montagnes, au loin, l’horizon…

Et le oui, oui, accompagnait son hochement de tête, d’une tête qui maintenant semblait penser, avec ses prunelles noires…

— Eh ! bien, — dit le capitaine, — tout ça, les fleurs, les herbes, la neige, c’est la patrie !… Ici, la France, ton pays ! Là-bas, l’Italie !…

— Là-bas ?… Mais, — balbutia Lantosque, — j’y vais, là-bas !… Mêmes fleurs… La même eau… C’est à moi aussi, à moi… Tout ça…

— Vous n’en tirerez rien, capitaine, dit alors un lieutenant… Crétin c’est né, crétin ça mourra !

— Certes, mon cher Bergier. Et comme c’est drôle ! — je dis drôle, c’est ironique que je pense ! — : l’idée de patrie pour laquelle vous et moi nous nous ferions briser les os, et tous ces braves garçons avec nous, elle n’est pas entrée, elle ne pourrait pas entrer dans cette cervelle-là ! Et pourtant, tout de même, c’est un homme, ça !


Comme le capitaine Deberle regardait encore l’innocent dont le vague regard embrassait l’étendue « tout ça…, tout ça… », il se retourna vivement à l’appel d’un petit sergent qui s’écriait, sur le ton d’une alerte : « Mon capitaine… des Italiens… » Et il aperçut, grimpant au haut du col, suivi de quelques hommes, un lieutenant des compagnies alpines italiennes, qui, la main au schako, le saluait de loin et avec un léger accent du Piémont lui disait :

— Pardon, capitaine !… Mais vous êtes chez nous !

Le capitaine s’avança vers l’Italien, tandis que les chasseurs, encore groupés, la halte n’ayant pas été ordonnée, reprenaient leurs rangs ; et Deberle interrogea en souriant :

— Alors, violation de territoire ? Je vous en demande pardon.

— Oh ! dit l’Italien, le mal n’est pas grand, et la frontière est si enchevêtrée de ce côté qu’un géographe ne s’y reconnaîtrait pas… Seulement depuis quinze mètres au moins vous êtes en Italie ! Voilà !

— Eh bien ! répliqua gaîment le capitaine, nous allons évacuer.

Il fit un signe :

— Nous rentrons chez nous !

Les chasseurs français, l’arme à l’épaule, eurent bientôt, rétrogradant, atteint la limite où finissait l’Italie, où commençait la France ; et, lorsque la frontière fut franchie :

— Maintenant, halte ! commanda le capitaine, la voix haute.

Le lieutenant des compagnies alpines était demeuré à sa place, ses soldats autour de lui, tandis que l’idiot, tournant la tête, regardait, d’un groupe à l’autre, ces hommes, avec leurs fusils, leurs sabres, amusé de l’éclat du soleil sur le fer ou les galons, et ne distinguant rien entre ces uniformes, ni étrangers, ni compatriotes, tous ces hommes étant pour lui les mêmes, comme les cailloux des chemins, les filets d’eau des montagnes…

Ils étaient différents, pourtant, ces soldats, ceux de France et ceux d’Italie, chiens de garde de la frontière. Les chasseurs de France, pareils à des Basques, avec leur béret sur l’oreille, leur bâton ferré à bois recourbé, leurs guêtres de drap ; les Italiens, leur feutre recouvert de toile blanche, une double cartouchière à la ceinture, un bidon de bois au côté. Les Alpins de France plus semblables à des montagnards en marche, les Alpins d’Italie l’aspect plus théâtral, mais militaire aussi et mâle.

Et une idée vint au capitaine, qui, tout à l’heure, avait dépassé la limite des deux États, une idée de galant homme et de soldat ; il s’avança vers le lieutenant, salua :

— Monsieur, dit-il, c’est l’heure de notre halte. Il est tard. Vous avez déjeuné sans doute ?

— Non, capitaine, fit l’Italien. Nous avons, nous aussi, beaucoup marché sans nous arrêter.

— Êtes-vous seul avec vos hommes ?

— Ma compagnie et le capitaine sont à dix minutes d’ici !

— Eh bien ! lieutenant, votre capitaine et vos camarades me feront-ils l’amitié de partager notre déjeuner ? Je vous dois une réparation. Et, puisque nous avons été des visiteurs sans le savoir, soyez nos hôtes en toute cordialité. Nous mettrons le couvert sur la frontière même. Vous serez en Italie et nous resterons en France. Mais, assis à la même table, nous romprons le pain et partagerons le sel sans craindre un incident diplomatique. Voulez-vous ?

Le lieutenant sembla réfléchir un moment — très peu de temps — sourit gaiement, et dit :

— Permettez-moi d’avertir mon capitaine !

— De l’avertir et de l’inviter, lieutenant. De la part du capitaine Deberle, je vous prie !

Le lieutenant appela, du geste, un sergent, lui donna tout bas les ordres et les renseignements voulus, et, pendant que le sergent, d’un pas allègre de chasseur de chamois, descendait, en sautant de saillie en saillie, sur le roc, les soldats des deux nations s’apprêtaient à faire halte, sur ce pic, le pauvre idiot continuant à les regarder toujours tour à tour, distrait, attiré par ces uniformes comme un enfant par ses pantins.


Le capitaine Deberle causait avec ses lieutenants, enchantés, trouvant là le prétexte d’une sorte de vacances dans la rude vie des soldats de montagne. Il y avait comme l’attrait d’une rencontre romanesque dans ce dialogue de deux officiers, au haut des Alpes, en ce décor grandiose, presque au milieu des nuages. Et si le commandant de la compagnie italienne acceptait, c’était, tout à coup, dans les manœuvres harassantes, une trêve joyeuse, une anecdote de gaîté !

— Vous verrez, disait un lieutenant, vous verrez qu’il n’acceptera pas, le capitaine. Le petit lieutenant, là-bas, a l’air fantaisiste, l’idée l’amuse ; mais au fond ces gens-là nous détestent, et l’idée de trinquer avec des Alpins…

— Croyez-vous, Bergier ? fit le capitaine. Voyez…

Il montrait, apparaissant sur la crête, avec trois autres officiers, le capitaine italien, bel homme élancé, mince et sec, robuste, qui s’avançait vers son lieutenant, puis, celui-ci lui servant de guide, marchait vers les officiers français jusqu’à la ligne fictive qui délimitait la frontière.

Arrivé là, l’Italien salua militairement et attendit que le commandant des Alpins de France fît deux pas vers lui. Deberle alors, l’air délibéré, s’avança :

— Capitaine, vous voulez bien, j’espère, accepter notre proposition ?…

— Avec plaisir, capitaine, répondit l’Italien.

Les deux hommes se regardaient avec une courtoisie curieuse. Deberle, mince, blond, élégant, se tenant droit devant ce grand diable au nez d’aigle, avec des cheveux d’encre et un teint bronzé, de beaux nœuds hongrois en galons d’argent sur la manche. Et chez l’un et l’autre, très visible dans l’attitude des deux officiers, le même sentiment de rivalité chevaleresque, avec le contentement d’une occasion rompant la monotonie du service, donnant au devoir quotidien le piquant d’une aventure.

Oui, sur ce pic, là, dans la solitude et le silence, près des neiges, loin de tout ce qui est la vie commune aux autres hommes, ils allaient fraterniser un moment, ces chasseurs aux uniformes différents, envoyés là pour s’entre-regarder de façon presque hostile de chaque côté de la frontière et dont le devoir était de s’épier, comme à la veille d’une rencontre. Les Alpins avaient apporté, la plantant sur la ligne idéale, une longue table formée de quelques planches supportées par des piquets fichés en terre, et Italiens et Français l’avaient disposée de façon à ce que le centre en fût exactement placé sur cette ligne même : la moitié en France, l’autre moitié en Italie. Chacun chez soi, et les officiers des Alpini, assis sur des pliants, se trouvaient sur la terre italienne, tandis que Deberle et ses lieutenants s’étaient installés en terre française.

— Une même table et deux patries ! disait gaîment le capitaine. C’est assez curieux !

Une claire lumière enveloppait, sous un ciel doux d’un bleu tendre, ce repas improvisé, et les verres et les assiettes sonnaient gaîment, tandis que les soldats, rompant le pain, les fusils en faisceaux, examinaient du coin de l’œil ce groupe d’officiers entouré, ainsi que d’un immense cadre blanc, d’un horizon de neige, d’une neige vierge égayée de soleil.

Au loin, assis dans l’herbe, l’idiot, l’errant, que tout à l’heure avait interrogé Deberle, avalait gloutonnement une miche de pain dur et comme rivé à ce spectacle, contemplait lui aussi, ces belles choses.


Et ils causaient, les officiers. On leur avait servi des truites pêchées sur l’heure dans un coin de montagne, et l’air des Alpes aiguisait l’appétit de ces hommes jeunes, vigoureux, entraînés par la saine et rude vie de grimpeurs de sommets. Ils riaient, buvant à leur rencontre fortuite, heureux de cette fraternité d’une heure en plein ciel, presque dans la nuée.

Ils échangeaient leurs noms, leurs impressions, leurs souvenirs. L’Italien était Romain, Romain de Rome, fils d’un ancien combattant de 1849, Salvoni, réfugié en France pendant des années. Il avait, étant enfant, vécu un moment à Paris, et ce Paris lui était resté comme une vision merveilleuse, depuis ces lointaines impressions d’autrefois. Les lieutenants étaient l’un Piémontais, l’autre Napolitain. Le premier, Verga, avait eu son père tué à côté des zouaves du colonel Cler, à Magenta. Et c’était à Magenta aussi qu’un des lieutenants du capitaine Deberle avait perdu un frère aîné. La même ambulance — qui sait ? — les avait recueillis peut-être.

Deberle, lui, était né à Bayonne, comme beaucoup de ces hommes qu’il commandait, paysans pyrénéens, enfants du pays basque, trempés pour la vie de montagne comme les Piémontais du capitaine Salvoni. Toute la famille de ces Deberle avait porté l’épaulette. C’était une race de soldats. L’aïeul, le père, les oncles, avaient fait, le fusil sur l’épaule ou le sabre au flanc, les campagnes de la République et de l’Empire, les guerres d’Afrique et de Crimée, celles de France aussi. Il y avait plus d’une croix, au ruban jadis rouge, à présent défraîchi, suspendue dans la petite maison de Bayonne où la mère, veuve et seule, priait maintenant pour son fils. Croix d’honneur, sabre d’honneur, brevets de bravoure, ce mot « l’honneur » résumait l’histoire de cette famille de preux ; preux bourgeois et pauvres, ayant payé de leur personne un peu partout sur les champs de bataille du siècle de sang ; quelques-uns ayant, au cimetière de Bayonne, une pierre grise avec leur nom honnête suivi de quelque humble titre durement gagné, les autres n’ayant pas même de tombe, ayant laissé leurs os dans un coin de ce vaste pudridero qui est la terre d’Europe.

Comme ses ascendants, Louis Deberle avait revêtu l’uniforme. Il aimait le danger et la gloire. Romanesque à sa façon, c’était dans un vague appétit de sacrifice, dans un instinctif amour du péril bravé, une affection passionnée pour son métier, qu’il plaçait son roman, le roman de sa jeunesse. Et sa grande folie d’amour, c’était cette patrie dont il épousait la fortune. Vainement Mme Deberle avait essayé de le détourner d’une vocation en quelque sorte atavique. Elle aurait bien voulu, la mère, avoir toujours ce beau et fier garçon auprès d’elle dans la petite maison silencieuse d’où elle regardait couler l’Adour ; elle l’eût souhaité ingénieur, marié avec quelque jolie Basquaise et peuplant le logis quasi désert de petites têtes et de rires. Mais non, la renommée, le danger, la vie dure mais inflexiblement ordonnée, droite comme le devoir, la vie du soldat, et l’aventure, et la fatigue, et le labeur, et les balles, voilà ce qu’il rêvait, lui, se livrant tout à cette existence de sacrifice, tandis que la mère vieillissait, vieillissait, là-bas, dans le logis de Bayonne.

En sortant de Saint-Cyr, Deberle avait fait campagne au Tonkin, tout jeune, et, la paix signée, revenant en France pour y soigner une blessure, il demandait à passer dans les compagnies alpines, incapable de s’en tenir à la vie de garnison dans une ville de province. Il y avait des années maintenant qu’il évoluait dans ces montagnes, comme une sorte de sentinelle avancée surveillant l’horizon. Capitaine à trente-trois ans, la croix sur l’uniforme, très aimé, tenant dans sa main sa petite troupe, qui, sur un mot de lui, eût tenté l’impossible, passé de la neige dans le feu, — il ne souhaitait rien que des périls plus durs et des devoirs plus grands. Cette existence lui plaisait en pleine nature, comme si tout se trouvait supprimé autour de lui de ce qui n’était pas l’absolu ; — une vie de penseur actif, de quasi solitaire ou de moine mobilisé, sur les sommets, dans l’air libre qui élargit, lave à la fois les poumons et la pensée, l’air qui purifie, avec des impressions intenses et exquises de soirs silencieux, de nuits dans les étoiles, de réveils dans les lumières roses, des lueurs de féeries, et des hivernages aussi dans les huttes, de longues heures de nuit avec quelque livre aimé, des escalades de pics, des marches tracées dans la neige qui craque, des glissades dramatiques, des bourrasques blanches, une vie où tout l’effort humain est utilisé, toute la vigueur dépensée, et qui ne lui laissait ni regrets de bonheurs plus paisibles ni amertume de joies sacrifiées…

Il n’avait qu’un ennui : ne pouvoir, par quelque action d’éclat, ajouter à cette glorieuse monotonie de jours utiles le prestige d’un acte vraiment héroïque et personnel. Actif, nerveux, résolu, de toutes les vertus qu’il lui fallait pratiquer, celle qui lui pesait le plus c’était la patience. Bah ! tout arrive ! Il y aurait bien, un jour ou l’autre, quelque belle folie dans le monde. En attendant, il vivait de la vie alpestre, se reposant parfois des fatigues du soldat en allant embrasser la mère ou revoir les gars d’Ustaritz jouer à la paume, puis revenant vite au devoir, à l’entraînement de l’existence militaire, à ses soldats, à la frontière.

Les manœuvres, cette fois, l’avaient conduit en avant du col Saint-Martin, où il devait retrouver et replacer la borne abattue on ne savait par qui, — quelques faiseurs de contrebande ou quelques rôdeurs italiens. Et à l’heure de la halte, Deberle, trompé par l’espèce d’enclave du territoire italien en avant de la Riniera et de Ciriegia, s’étant heurté ainsi aux soldats du roi Umberto, trouvait galant de saluer, le verre à la main, ces amis d’hier, adversaires de demain peut-être, ces sentinelles d’Italie, vivant, à quelques pas des Alpins de France, de la même vie active, intense et mâle…


Et ç’avait été, pendant ce déjeuner inattendu, un feu roulant de gaîté, un bavardage de cordialité et de jeunesse. On se parlait, d’un bout de table à l’autre, d’une patrie à l’autre patrie, de tout ce qui était l’existence commune aux troupiers des deux nations : les exercices de nuit, les étapes forcées, les escalades, les fatigues, la qualité de la chaussure, question vitale pour le soldat, — et ce qu’il fallait éviter : les marches trop rapides, les repas trop lourds, l’eau trop froide.

Galamment, comme des tireurs vantant leurs fleurets avant l’assaut d’armes, Italiens et Français parlaient de leurs hommes, les braves gens dévoués, qui mettaient leur amour-propre à faire bonne figure militaire en ces solitudes où seuls les voyaient les yeux de leurs officiers.

— Ils risqueraient leur peau pour le plaisir d’arriver bons premiers !

— Des bersagliers, disait le capitaine Salvoni, ont accompagné la voiture du Roi au pas de course de Turin jusqu’aux Alpes : mes chasseurs en feraient autant !

— Il y a des acrobates au Cirque qui reculeraient devant la gymnastique de nos Alpins ! répondait Deberle. Et quand ils aperçoivent la plume de coq et le chapeau pointu de vos fantassins, je ne connais pas de coup de fouet pareil pour chasser la fatigue et dégourdir les jarrets !

— L’émulation, ah ! l’émulation et l’amour-propre, c’est le levain de l’héroïsme : il n’y a que cela pour les armées !

— Et pour les hommes !

— Messieurs, dit alors le capitaine Deberle en se levant le verre à la main, je bois à vos soldats, nos voisins, et à vous, Messieurs, que je n’ose appeler nos hôtes, puisque vous déjeunez en terre italienne. Mais voilà, du moins, une rencontre qui ne causera aucun ennui à nos ministres respectifs. À votre santé !

Les verres s’entrechoquèrent au bout des mains tendues, par-dessus la table et la frontière, et le capitaine Salvoni ayant fait signe à un sergent qui apportait une bouteille :

— Permettez-moi de vous offrir un peu d’Asti spumante ! Il ne vaut pas le champagne, mais le pas de nos mulets ne l’a point trop abîmé peut-être !

Et, comme le bouchon du vin d’Asti sautait en l’air, dans ce silence mystérieux et comme infini des choses où les voix d’hommes retentissaient plus claires, en quelque sorte écoutées et répercutées par la solitude, les officiers se levèrent, presque graves cette fois, cessant de causer et de rire :

— À nos camarades les Alpins de France ! dit lentement le capitaine Salvoni.

— À nos camarades d’Italie ! répondit Deberle, la voix profonde, un peu émue.

Encore une fois les verres se rencontrèrent ; mais leur choc, après ce toast qui montait, quasi religieux, dans la paix de ce coin de montagne, devant ces soldats accroupis sur l’herbe verte, fut plus lent, plus sourd, comme si quelque pensée sévère et triste succédait brusquement à ce repas improvisé dans l’insouciance d’une rencontre et d’une camaraderie de hasard.

Puis les officiers se rassirent, et les Alpins, qui faisaient la soupe, remarquèrent que les chefs, là-bas, parlaient moins et ne riaient plus.


Cependant au café les propos reprirent, et les heures passèrent dans cette fraternité d’aventure, dans ce bavardage d’une longue halte ; et, presque vers le soir, on se sépara en échangeant des poignées de mains d’abord, puis, comme si tout redevenait officiel brusquement, des saluts militaires. Alors les Italiens se retirèrent, descendant lestement le versant qu’ils avaient gravi le matin. Deberle les suivait des yeux, debout sur la crête ; il écoutait les bruits de voix, les cliquettements des armes. Les Italiens disparaissaient, reparaissaient au flanc de la montagne, suivant les lacets de la route, et se faisaient de plus en plus petits, là-bas, dans les fonds.

Quand il se retourna, les ayant perdus de vue, Deberle aperçut les tentes dressées de sa troupe, des feux allumés déjà sur l’Alpe verte, et dans la paix du soir, au-dessus du bivouac, les étoiles, les premières étoiles. Plus de bruit : çà et là quelques voix à l’accent gascon, provençal, limousin. Une chanson de campagnard, un refrain de café-concert. Des bruits de cuillers dans la gamelle, une sensation de repos, de bien-être et de vie.

Le capitaine était las ; il s’achemina vers sa tente, et, comme il faisait quelques pas, il remarqua à terre, accroupi et portant avidement à ses lèvres une bouteille, le pauvre idiot, qui passait sa langue rude sur le flacon d’Asti spumante pour y trouver une dernière gouttelette de vin. Lantosque avait aussi ramassé les débris tombés de la table des officiers, et, comme un chien emportant des os, il se faisait une provision de ces reliefs du repas.

— Ce n’est pas lui, pensa Deberle qui songe à demain ! Il est peut-être plus heureux.


Et dans le grand silence, entre deux couplets de chansons que fredonnait un de ses soldats, il dit tout haut, en regardant une dernière fois, du côté de l’Italie, dans la brume :

Chi lo sà ?